Souvenirs de la Nouvelle-Grenade/03

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SOUVENIRS
DE LA
NOUVELLE-GRENADE

III.[1]
SANTA-MARIA, CARTHAGÈNE


I

Après neuf mois de caravanes ininterrompues, de chevauchées et de navigations dont je n’ai prétendu noter en ces pages que trois épisodes, je redescendais ce grand fleuve, ce Magdalena roulant maintenant à pleins bords, grossi de l’hiver recommencé, de toutes les pluies jetées dans son cours. Et il roulait aussi, en se hâtant vers la mer, comme la notion même du temps oublié ; l’impatience du voyageur, subitement retrouvée, se mêlait à la sienne. Son cours, tourné vers le Nord, indiquait par extension les régions plus froides, l’Europe si longtemps absente.

Pourtant, l’on a beau être un touriste pressé, se sentir dans les moelles tous les effluves électriques du vieux monde, rien ne saurait vous absoudre de quitter la Colombie sans une visite à ces deux villes littorales peu distantes, sœurs par l’histoire et des plus anciennes entre toutes celles du Sud-Amérique : j’ai dit Santa-Maria et Carthagène, ces vestiges jumeaux, du passé, deux linceuls de pierre, berceaux et tombeaux de deux conquêtes.

De Barranquilla, une nuit de bateau à travers les innombrables caños qui forment le delta intérieur du Magdaléna, nous mène à la première ; une nuit à la belle étoile, sur le pont transformé en dortoir, avec une atmosphère gris-violet très spéciale, très électrique ; et chaude, à l’ombre de ces voûtes d’arbres penchées sur les eaux noires. Des silhouettes tragiques de cocotiers défilent courbées dans une menace d’orage et dans les souffles moites qui secouent au plafond les fumeuses lampes vagabondes, qui tordent en flammèches sur la sangle des catres les cheveux mal assujettis des femmes. Fréquemment un timbre strident, bing ! Le bateau a le nez dans la berge ; et, tandis que les gaffes des mariniers le rejettent à l’inconnu des nappes sombres, les branches l’accrochent au passage, le frôlent longuement, de bout en bout, avec, un froissement de feuilles, comme des mains de ténèbres qui voudraient le retenir dans sa course.

A part cela, une navigation inexprimablement silencieuse. C’est un vol de chat-huant, dans l’air mort, dans l’air étouffe d’une pesanteur de tempête, mais qui va merveilleusement s’alléger, se sublimer au jour.

L’aurore, en effet, tombe à la fois sur trois choses superbes inopinément découvertes : l’immensité verte et rose de la Cienaga où l’on vient de déboucher, le liséré délicat des forêts à l’infini, la colossale silhouette d’ombre de la Sierra-Nevada, surplombant le tout. Parmi la première allégresse muette de la matinée, sous la serre d’or posée au faite des montagnes, le spectacle est inexprimable.

Dans l’écartement de deux gorges vient de poindre le bord rougi, mystérieux du soleil. Comme d’une blessure toute fraîche, un jet de sang jaillit, en avant, sur la Cienaga. Et tout autour de cette pluie de pourpre, s’arrondit un halo d’or, de violet, d’outremer, éblouissant au-dessus des ténèbres gris-bleu qui restent massées à sa base.

Dans un institut, ce triangle babélique, haut comme un Mont-Blanc et demi, va se couper de nuages argentés par en dessous, va prendre toutes eus fantasmagories successives de Cordillère, dont mes yeux sont exténués. Pour le moment, ce n’est qu’une énormité bleuâtre, échancrée de braises et que reflète, irradiée à la surface de la lagune et semée d’îles de feuillage, une moire prise à toutes les décompositions de la lumière ; épaisseur glauque, vert profond et végétal, formé de ces millions de spores qui faisaient courir la fièvre sur les étangs de la Guinée. Mais les buées montent, montent le long de la nuit accumulée sur ces pentes infinies, et, pendant que se tasse, que s’épaissit leur lourd plafond, les crêtes résolument se sont transformées, précisées, avec une finesse pâle, claire et proche, et la Sierra Nevada complète, la reine littorale de la Colombie, profile définitivement ses deux antithèses superposées, sa sereine gloire et son épouvante.

La colossale pyramide se dresse, il est vrai, sur un désert d’une tristesse rare et qui s’accuse en avançant ; prolongemens desséchés de la Ciénaga, steppes lagunaires, désolations grises, stériles, fuyant à perte de vue du pauvre village de Pueblo Viejo jusqu’à l’horizon de Rio Frio et de Savillana. Ce Pueblo Viejo, — groupe de quelques cahutes de pêcheurs assez antiques, en effet, — m’a pourtant semblé pendant une heure l’Eldorado lui-même. Au-devant, la Cienaga s’arrondit et se ferme ; et derrière, séparée seulement de celle-ci par une mince digue de sable noir, tenace pourtant et solide, se retrouvait inopinément, haute, déferlante tout le long de sa ligne incurvée, la mer, la mer !

Ah ! l’Océan, la chose froide, comme dit Loti, le champ d’illusions et de songes, dont on ne se passe plus, — quand on a, tant de mois, peiné dans les hinterlands fermés et farouches, dans ces forêts tombales, ce n’est pas sans une accélération des artères, sans un peu de feu aux joues qu’on se fait souffleter par ses embruns, qu’on marche à lui, tout vêtu, qu’importe, pour en reprendre possession, non plus au nom d’un tyran, connue Liai boa, mais au nom des rêves qui sont les vrais rois et des espérances qui sont les vraies reines.

Enfin, de Sevillana à Santa-Marta, des Américains ont installé une voie ferrée, d’intérêt très particulier, assure-t-on, destinée surtout à drainer, grâce à d’excellens tarifs, les produits de leurs immenses bananeraies installées sur tout ce versant de la Sierra Nevada. Les régimes verts, amenés à quai par trains, sont chargés, deux fois la semaine, sur des vapeurs uniquement consacrés à ce fret et vont, huit jours plus tard, grossir à New York les arrivages considérables du Costa Rica, du Honduras, du Mexique, de Cuba, de Porto-Rico, de tout le golfe du Mexique, asservi maintenant à fournir le dessert des Yankees.

Ce railway, que les voyageurs de Barranquilla prennent à San Juan de la Cienaga, se précipite sans transition, de la plaine affreuse, dans les zones de végétation les plus extraordinaires et charmantes. Ces sous-bois ont des tons légers, légers. Des arbustes, des fouillis d’arbustes, mais desséchés, gris, morts, avec des feuilles jaunes en manteau sur le sol et tout ce deuil pitoyable que la sécheresse jette sur la nature sénégalaise. Au milieu, et surprenans à leur tour, des cactus géans, de ces cactus arborescens élevant sur un tronc noirâtre un faisceau de colonnes bleues, digitées. Enfin, par touffes, des jaillissemens d’autres arbustes, qui ne sont pas mourans, ceux-là, mais jolis, menus, d’une fraîcheur de printemps, d’un vert de mai dans cet embroussaillement de squelettes végétaux. Et le ciel, de ce bleu que Flaubert a drapé sur Cartilage, apparaît souriant, au travers de leurs dentelles tristes.

— Notre Cote d’Azur, à nous ! me disait le général D…, en me montrant, de fait, les mêmes versans un peu poussiéreux, un peu sauvages, dévalant jusqu’à l’écume blanche où l’on croirait encore boire le songe de la Méditerranée parmi le feuillage étalé des pins parasols. Je retrouvais la flore délicieuse des lentisques, des lauriers et des aloès accrochés par une chevelure de racines aux éboulis pierreux des ravins ; et à droite, c’étaient presque encore les mêmes perspectives de montagnes toutes proches, à la nuance si étonnamment violette sous leur rideau transparent, effacé, de buissons rôtis.

Par exemple, il est impossible de rendre l’angoisse qui vous serre le cœur quand, au sortir de ces vieillots et bucoliques paysages, le wagon s’arrête soudain parmi une torpeur de décadence, de tristesse et de soleil, le long de murs rongés et mornes qui ont pris la couleur innommable des nécroses, des lèpres de la pierre à la patine des siècles ; quand on se voit environné de toutes ces bâtisses sans âge de Santa-Maria chauffées à blanc par une lumière de four électrique et surmontées d’un aire chauve de collines pelées, lugubres et revêches jusqu’à l’invraisemblance.

Certes, on ne se le demande pas longtemps, nous sommes bien ici en plein passé, en plein souvenir de gloire et d’aventure resté tel quel, auquel on n’a pas ajouté une pierre depuis les épopées de la conquête. On en a laissé tomber, plutôt, et personne n’a pris la peine de les relever. A parcourir une telle ville, on ne peut guère prendre de meilleur compagnon que son imagination ; on y croise plus d’ombres et de fantômes que de vivans. On n’y sent même pas l’animation, la vie que donne la proximité de la mer. C’est à peine si l’on s’aperçoit qu’il y a un port ; et que ce port est vaste, profond el sûr comme aucun au Ire sur cette côte. Une jolie petite place s’offre pourtant, tout empanachée de lauriers et de fleurs. Mais, autour de cette oasis, de cette couronne souriante, il faut subir encore, et plus ternes, plus morts ici que partout ailleurs, les damiers de maisons blanches, basses, toutes pareilles, avec leurs grandes fenêtres défendues de grilles de fer aux enroulemens graciles, effrités aujourd’hui, dévorés par l’air marin. Et leur mélancolie spéciale, presque indicible, s’accroît des ruines laissées par le cyclone d’il y a quatre ans et que personne, bien entendu, ne songe à relever, — des immenses places désertes, saharas brûlans et rectangulaires que le vent balaie de ses tourbillons de poussière blanche ; — et des vieux canons, espagnols ou français, fichés la gueule en terre aux angles des rues, leurs inscriptions en lettres carrées et saillantes : le grand Robert, 1669 ; la Jacqueline, 1703, — et de ce je ne sais quoi, enfin, que laisse après soi une histoire trop légendaire et trop pompeuse pour être jamais recommencée !

Ce je ne sais quoi trouve son expression dans cette éternelle brise hurlante accourue de la mer, la grande ululation désolée, vent qui n’apporte pas d’air, qui soulève, sans la rafraîchir, l’atmosphère de plomb ; ou bien encore dans la nuée qui passe comme celle des Orientales, qu’on espère, qu’on supplie et qui continue son chemin sans pitié, pour aller crever plus loin, plus loin toujours…

Car voilà, pourtant, sinon la première ville que les conquistadors fondèrent dans le Nouveau Monde, du moins la plus ancienne qui nous témoigne d’eux, des « héraldiques splendeurs de leurs rêves. » Panama, non point la Panama actuelle élargie à coups de millions sur la molle anse du Pacifique, mais Panama-la-Vieja, l’opulente et trafiquante cité que le boucanier Morgan brûla le 28 janvier 1671, la passait seule en antiquité et importance. Et, entre parenthèses, comme deux siècles d’abandon à la forêt vierge opèrent un travail de nivellement que n’obtenaient pas les conquérans asiatiques eux-mêmes avec leurs charrues et le sel semé sur les ruines, c’est à peine s’il reste de cette première Panama de 1518 quelques vestiges méconnaissables. « Aujourd’hui, dit Jalbay, une végétation luxuriante abritant des pumas, des alligators et des serpens, cache l’endroit d’où Pizarre et ses compagnons partirent à la conquête du Pérou. »

Pour Santa-Maria, ce ne fut qu’en 1725 que, Rodrigo de Bastidas y planta les premières habitations européennes. Sans doute, il n’eut point l’éclatante fortune du fondateur de Carthagène ; il n’eut point surtout le sac prodigieux, le butin fantastique d’un Sinu pour l’aider à frapper son blason redoré de quelque golfe d’azur à la caravelle d’argent. Mais c’est peut-être précisément parce qu’il apparaît comme un éclipsé, comme un déshérité, ce bâtisseur de ville, qu’il nous intéresse du fond de son inconnu, que nous aimerions à trouver sa colichemarde, joyau obscur d’un musée poudreux, la dalle où quelque part son nom doit être couché, avec l’épitaphe grandiloquente que Juan de Castellanos nous rapporte dans ses Elegias de Varones Ilustres de Indias :


Hic tumulus condit Bastidæ ; saucia membra
Quæ fixit gladio nuper acerba manus.
Ipse, quia dives et late robore præstans,
Dux Sanctæ Martæ primus in orbe fuit.


Puis, par degrés, à promener circulairement ainsi ses yeux sur cette agglomération croulante, surannée, comme lasse d’avoir porté tant d’énergies et de bravoure entre les bravoures ; à embrasser ce cirque roussâtre de montagnes où se sont heurtés un jour les regards dévorans de Quesada ; à arpenter cette plage où ont débarqué les héros, d’où tant de fureurs d’être riches et de jouir se sont ruées au pillage et à la tuerie, on en vient tout naturellement à évoquer les ressorts secrets, la psychologie de cette vaillance. Combien curieux, sans doute, les mobiles profonds d’une âme d’Adelantado ! Sans doute, l’amour irrefréné de l’or, la folle vanité d’être, soi aussi, un jour, vicomte ou marquis, de se faire traîner en carrosse ; après avoir cheminé pédestrement, fier gueux de la Manche ou de l’Estramadure, dans le pourpoint troué de Lazarillo de Tormès, de s’asseoir sur les tabourets de la Cour ; la belle confiance du : pourquoi pas ? qui fait bondir les cœurs d’aventuriers. Mais tout ce qu’on ne saura jamais, ces drames de l’amour, les résolutions désespérées qui atterrirent en ce Nouveau Monde pour y jouer leur suprême coup de dés ; ou encore l’expiation du crime inconnu résolue dans le débat secret et la justice muette de la conscience. L’histoire qu’on écrirait, chronique secrète, un peu à côté, sans doute, mais poignante, si jamais l’on pouvait connaître toutes les passions qui s’agitaient sous la cuirasse de ces rudes envahisseurs ! Y mêlaient-ils enfin, tel ou tel d’entre eux, la foi de la croisade ? Bien qu’ils aient usé et abusé d’un masque si commode, leur procès, qu’on n’achèvera jamais d’instruire complètement, laisse un recours ouvert à tous les septicismes.

Et, après tout, qu’importent à une telle valeur les raisons ultimes ? C’est en soi et pour soi qu’il est admirable, cet élan, par exemple, d’où est sortie la conquête de Bogota, cette épopée dont je foule en ce moment même le berceau, où périrent six cent soixante des huit cent vingt risque-tout qui l’avaient tentée, chapitre de Xénophon illustré par Salvator Rosa. Il faut être ici, il faut l’avoir refaite après eux, avec toutes les commodités modernes, cette route de deux cents lieues qui vient aboutir à la Mequeta des Muyscas, pour se rendre vraiment compte de ce qu’avait d’héroïque, d’insensé, une telle marche de onze mois en forêt vierge pour cette poignée d’aventuriers aux ordres d’un homme courageux, mais sans nulle expérience des armes et frais émoulu du barreau. Non seulement il convenait d’avoir l’âme chevillée au corps, mais quel superbe, quel farouche vouloir ! Et elles parlent mieux, ensuite, ces armes que lui donna, au retour, le roi d’Espagne : un lion tenant une épée ; une montagne sur des flots semés d’émeraudes ; des arbres sur champ d’or.

Du départ de la côte à la fonda lion de Santa-Fé sur les ruines de l’indienne Bacata, que de misères, et quel orgueil lyrique on devine sous la plume des chroniqueurs du temps, de Pierahita, de Gomara, de Castellanos ! Il y a surtout une page angoissée, une page où l’on sent que toute la ténacité valeureuse des hommes va être obligée de plier devant l’impossible ; c’est au moment de l’arrivée harassée à Tamalameque et de la perte de la flottille qui devait coopérer par la voie fluviale à la découverte des terres. Alors la lassitude, la défection, sont les plus fortes, crient bien haut, menacent de tout entraîner, de briser le plan de fer de l’Adelantado. El puis, ô prodige ! il suffit d’un rien, d’un simple pagne de coton bleu trouvé par hasard, indice de la civilisation prochaine, pour rendre ces lions à eux-mêmes, pour les galvaniser à nouveau. La fortune leur revient avec la pointe hardie du capitan San Martin et de ses deux compagnons, jusqu’au pied des montagnes de l’Opon, suivie bientôt après du combat de Nemocon, le premier que Quesada ait livré aux Chihchas. Puis voici la traversée de la Savane à l’hallali des Panches qu’on dit posséder de l’or, la défaite de ces malheureux, l’exploration aux mines d’émeraudes de Somondoco, l’entrée sur les territoires du zaque de Tunja qu’on capturait et dont on pillait les trésors, quand les soldats enthousiasmés criaient en marchant : Peru ! Peru ! señor general ! Il se passa là, du reste, des scènes aussi déconcertantes, aussi scandaleuses et d’un retentissement aussi suffocant dans l’âme indienne que l’avaient pu être deux siècles auparavant, pour la chrétienté, la conduite sacrilège de Philippe le Bel envers Boniface VIII. Ce zaque, grand vassal de l’empereur ou Zipa, possédait sur son territoire le sanctuaire d’Iraca, la « Rome des Muyscas, » située sur l’emplacement de la Sogamoso boyacéenne, et siège alors du gouvernement théocratique de l’empire, but des offrandes et des pèlerinages. Le grand pontife, — je résume Pereira, — était choisi par quatre puissans caciques portant le titre d’ « électeurs. » Il officiait dans le Temple du Soleil, tuile d’or et d’émeraudes, dit la légende, en tous cas, le plus somptueux, après celui de Cuzco, que renfermait le Nouveau Monde. Dès leur arrivée dans le pays, les conquérans avaient laissé percer une hâte si brutale de s’emparer des trésors qu’il contenait que les Indiens se méfièrent ; et, appelant à leur secours la vieille ruse, plus efficace que les flèches, réussirent à dépister les premiers tout en mettant à l’abri les seconds. Quesada en eut vent et frappa un coup. Il s’assura de la personne sacrée de Quimuinchaleca, le roi. Celui-ci s’était tellement identifié avec la majesté de son dieu que, comme Boniface, souffleté par le gantelet de Nogaret, il mourut de douleur et de saisissement. Premier et décisif coup de hache donné aux croyances indigènes ! Pour les Espagnols, ce n’était que le signal du sac. Iraca prise, le temple pillé s’écroulait bientôt dans les flammes sous la rage de ces Erostrates.

Le reste ne figure plus qu’épisodes secondaires, expédition sur les llanos et Neiva, retour vers les plateaux, la concentration des troupes à Mequeta pour l’attaque de ces bois de Facataliva où Tisquesuza, fuyant, devait trouver la mort. C’est enfin son malheureux successeur Sazipa consentant, après quelques succès sur ses adversaires, à se soumettre, sans que cette abdication pût le sauver d’un sort trop affreux et trop prévu. Mis aux fers, en 1538, malgré les murmures des soldats, il expire dans les tortures, cinq ans après Atahualpa, seize ans après Guatimozin, sans avoir, plus qu’eux, révélé le secret de ses trésors. Ainsi devait finir le dernier des zipas, comme étaient mort le dernier Inca et le dernier Aztèque.

Et pourtant, c’est vrai, l’on ne peut s’arrachera tout sentiment d’admiration, pour la frénétique témérité des protagonistes de ces crimes. Notre jeunesse contemporaine désireuse, assure-t-on, de « professeurs d’énergie » et soucieuse d’expatriations fécondes, devrait, avec la critique voulue, s’instruire à leur exemple, retenir d’eux ne fût-ce que cette indestructible confiance en soi-même qui fait de leur histoire le plus passionnant des romans. Cela dilate, malgré tout, la poitrine, de respirer après eux cette époque magnifique et folle de chevalerie, de férocité, d’inextinguible ambition où la lie des salons et des faubourgs d’Espagne venait sonner ici un hallali sans pitié, et, après avoir bataillé pour tant de fortunes, finissait par se massacrer elle-même. Cortez au Mexique, Pizarre au Pérou, Almagro au Chili, Francisco César dans le Cauca, Orellana sur l’Amazone, Quesada ici, quels âges, quelle histoire ! Il semblait qu’ils eussent tous pris pour devise le cri du marquis de Pescara fonçant sur les Français à la bataille de Pavie : « Ea, mis leones de España, hoy es el dia de matar esa hambre de honor que siempre tuvisteis ; y, para eso, os a traido Dios tanta multitud de pecoras ! Çà, mes lions d’Espagne, voici l’heure d’assouvir cette faim de gloire que vous eûtes toujours ; pourquoi Dieu a mandé vers vous une telle multitude de ces pécores ! »

Et mille songeries pareilles, pleines d’épées brandies, de strophes rouges et de heurts d’années, vous assaillent ainsi, tyranniquement, quand on se promène le long de cette grève où la mer épique a le soir une lamentation mystérieuse et douce, comme le hurlement d’âmes blessées.


Outre ce parfum concentré d’histoire, Santa-Marta offre encore deux attraits, deux voisinages captivans : celui de la Sierra Nevada, et celui de l’habitation rustique où s’éteignit Simon Bolivar, le libérateur de l’Amérique.

Pour goûter le premier, il est indispensable d’organiser une petite expédition, de ne point lésiner sur le temps et enfin d’avoir fait preuve antérieure d’alpinisme. La deuxième, de ces conditions me, manquant partiellement, j’avais dû renoncer à m’aventurer sur l’incertaine piste qui s’en va, dit-on, de lacet en lacet, finir aux moraines des glaciers ; j’abandonnais le projet, cependant caressé, de campement au désert sous la huile indienne, — si haut et si loin que, seules, quelques pauvres tribus y vivent, dominant tous les paysages de la terre et de la mer, devant un des plus beaux songes réalisés, paraît-il, qui aient jamais frappé une prunelle humaine. A vrai dire, je ne perdais point toutefois le bénéfice entier de ce spectacle, et, s’il m’était refusé de le dominer par six ou sept mille mètres d’altitude, du moins en avais-je pu pressentir quelque chose, de bas en haut, le matin de notre arrivée sur ces cotes, quand l’admirable montagne, vue de la pleine mer, dégradant ses couleurs du vert des vallées aux neiges de ses crêtes, s’était dressée, totale dans le soleil, en nous arrachant un cri de joie…

Obligé de limiter mes pas, j’avais donc opté pour une simple excursion vers l’ « Escalera de los Indios, » en m’arrêtant au retour devant le site historique vénéré par tous les Colombiens.

C’est encore au milieu de ces bois, de ces bois légers, diaphanes, rayés de soleil, issus d’une terre poudreuse, de cette plaine forestière toute rase où, dès le soleil levés les heures sont lourdes et brûlent. Il y fait un grand silence, naturellement, peuplé, par compensation, d’hôtes gracieux. Une quantité incroyable de palombes y a élu domicile ; et, quand elles ne se faufilent pas à travers ces ramées légères, elles sont charmantes, trottant menu sur la cendre du chemin devant le promeneur, pour finir toujours par s’envoler au terme de leur course. Avec ces doux oiseaux qui remplissent l’air de leur roucoulement caché, d’autres habitans inquiets se trahissent, détalent éperdument sous vos pas ; par exemple, des espèces de gros iguanes bleus, lézards d’un âge disparu, qui traversent, en courant, les fourrés, les yeux tournés vers vous, la queue relevée comme celles d’un faisan.

Voilà le cadre délicieux et désert où tout à coup une éclaircie se fait dans les feuillages, — enclos incertain, circonscrit de fil de fer, et où surgit, très simple, mais inattendue, une hacienda abandonnée. Trois petits corps de logis carrés, isolés, d’un style passé et d’une époque purement espagnole, avec, entre deux cocotiers, une haute statue de marbre blanc qu’environne un rectangle de grilles. Instantanément, c’est tout un coin d’évocation ou de souvenirs qui jaillit là, devant cette modeste finca de San-Pedro retombée aujourd’hui au silence et à la ruine et où, pourtant, finit, ses jours, l’Affranchisseur, el Liberlador, comme ils l’appellent tous, aujourd’hui, tardivement reconnaissans à sa mémoire.

Et cette destinée météorique s’éclaire mieux par le contraste de la thébaïde actuelle, oubliée sous les verdures, où l’imposante silhouette de pierre fraîche met une tache surprenante pour ce cadre si tristement, si mélodieusement désert. Tout cela est humble à souhait, si dissimulé sous les frondaisons, comme si le héros avait voulu se faire pardonner, en ses dernières heures, d’avoir trop longtemps commandé à l’attention des hommes ! Tel le sage antique sur le pas de sa porte, il y a regardé, disent ses contemporains, tomber paisiblement le soir de sa vie. Sous ce bouquet de gros arbres courts, en parasol, il est venu asseoir ses songeries, ses amertumes et le souvenir de ses batailles. Ses regards fatigués s’y sont reposés du soleil de Junin et de Boyaca. Encore enveloppé de l’uniforme qu’il avait tant promené sur la terre des Andes, quand il poursuivait son impossible rêve de fraternité : toujours svelte, malgré les ans ; glabre et chauve, avec sa tête à la Moltke, il y a connu, résigné, les déboires de la vieillesse, l’ingratitude et l’effondrement de ses calculs. On raconte qu’assistant aux premiers déchiremens de cette Amérique nouvelle qu’il avait fondée, il eut un jour ce don de prophétie octroyé au génie, et que, prophétisant, il annonça à sa patrie un sort plus affreux que celui auquel il venait de l’arracher. Sans doute la mort vint pour lui comme une délivrance, — comme une ère posthume de réparation surtout, s’il est vrai qu’il laisse, dans l’impartiale histoire, le profil d’un vrai patriote et d’un grand homme.

Vraiment ce fut un coin de sable prédestiné qui vit tour à tour atterrir tant de galions rapaces et s’éteindre celui qui les rejeta à l’Océan. L’Espagne aborde ici, et d’ici elle étend sa serre sur sa proie ; au moment où elle croit la tenir, la proie enfante un vengeur, et c’est ici qu’à son tour ce redresseur de torts vient expirer en regrettant son œuvre !

Voilà qui ramènerait bien aisément, par la naturelle pente des idées, à maints épilogues sur cette guerre de l’Indépendance dont j’ai foulé, à Santa-Marta, l’un des principaux théâtres. Quel dommage qu’il faille se borner ; car elle n’est ni moins dramatique que la conquête, ni moins grosse de ruse, d’héroïsme et de férocité, cette lutte nombreuse, disséminée, cette guérilla de buisson et de clocher dont les scènes capitales n eurent point, du reste, l’ampleur qu’on serait tenté de leur prêter, mais se rattrapèrent par des prodiges de ténacité, d’adresse indiennes, par le dévouement individuel, par l’horreur des représailles, le combat singulier, la palpitante embuscade. Il n’y avait que sept mille combattans seulement à la bataille de Boyaca, gagnée par l’Emancipateur sur le général espagnol Barreiro et qui sonna l’affranchissement de la Nouvelle-Grenade ; mais il y eut, entre temps, les fusillades des cent vingt-cinq patriotes de Bogota et des vingt-deux patriotes de Carthagène. Il n’y en avait que neuf mille à la bataille d’Ayacucho où le maréchal Sucre décida de la liberté péruvienne ; mais vainqueurs et vaincus avaient pris soin antérieurement de s » ; déshonorer par le sac de Sorata et les folies de carnage qui le payèrent.

Et elle me parait presque incroyable à présent, cette paix suprême et exquise de l’hacienda de San Pedro, qui a fini par se faire ; sur tout cela, à laquelle ont abouti, fatalité’ des lassitudes humaines, tant de commotions et d’égorgemens. Dire que, si tant de poitrines ont râlé, si tant de larmes et de sang ont arrosé la généreuse glèbe andive, c’était simplement pour que, quatre-vingts ans plus tard, cinq ou six arbres géans, (vieux, verts et adorables, pussent renverser leur ombre sur un jet rigide de marbre blanc et semer, pour le plaisir des écureuils, leurs graines brunes sur le tapis des mousses…


II

En mer, une fois encore, par la pleine nuit noire, glissant plutôt que voguant vers la ville fabuleuse qui sera la dernière étape de mon pèlerinage.

Mon pèlerinage… Non, le mot n’est presque pas trop fort ; il tient compte de cette disposition aux émotions rétrospectives qu’imposent, un peu tous les jours, dix mois de caravanes à travers ces chemins historiques, de cabotages sur ces côtes où chaque baie, chaque promontoire, les estuaires comme les îles, vous racontent quelques pages de la Grande Geste, gardent quelque indélébile souvenir, généralement consacré dans le sang. Quel sortilège fait donc qu’à la longue, de tous ces chapitres, horribles ou grandioses, pleins de ténèbres ou de gloire, il ne se dégage plus qu’une vague impression d’ensemble, attachante et comme un peu religieuse, résumée en quelques traits solennels, synthétiques, les Andes, la croix, l’or, l’épée… Dans l’ombre violente que fend le vaisseau et qui, si volontiers, se peuplerait de fantômes, dans cette ombre où la crainte presque superstitieuse de perdre ; le premier trait du spectacle attendu, me tient éveillé sur les mains courantes du spardeck, elle passe, elle se résume plus saisissante que jamais, cette époque où l’on tombait agenouillé sur les rivages promis à tous les massacres ; où le moine-soldat portait une cotte de mailles sous sa bure, le chevalier un cilice sous sa cuirasse ; où l’on combattait, heaume en tête et bardes en croupe, aux soleils écrasans des Tierras adentro, non moins vaillamment qu’à Pavie ; où la blanche hostie s’élevait inévitable aux mains du prêtre, sur les orgies de carnage, où dans des bocages exotiques, des peuplades nues, ceintes de plumes, entouraient, étonnées, des armures, aujourd’hui rouillées dans nos musées. Non, en vérité, elle ne se pourrait nulle part mieux évoquer, cette ère de splendeurs et de tyrannies, que devant les rives jadis parcourues par les Nicuesa et les Bastidas, le long de cette côte obscure indiquant à peine sur le ciel ses monolithes noirs, et épie ; l’Altaï serrait silencieusement tout à l’heure, sans un chant à bord, sans une apparence de mouvement, tel qu’un traître et muet oiseau de nuit cherchant sa proie aux anses des rochers.

Cependant, voici le petit jour des matins de la mer, frileux et humide, verdâtre et vaporeux, découpant, dans l’eau encore plus huileuse, des langues de terre sans orientation apparente tout d’abord : petits môles naturels multipliés surtout vers la gauche, avec, entre eux, des demi-lunes, des criques profondes, tout un système capricieux au creux desquels les « missions dernières de l’Océan viennent se blottir, glacées d’une grande paix verte et plus immobiles qu’un miroir. Un peu reculés par derrière, des bancs de brumes que le soleil va faire rapidement s’évanouir, laissent percer des collines dont ils estompent les arêtes. Tous ces lointains emmitouflés et zébrés d’aurore couvent une allégresse voilée encore, énigmatique et indolente. La forte salure marine, qui asperge l’air intrépide, dépose aux lèvres ce goût de larmes et de voyages savoureux dans la courte fraîcheur de l’aube. Enfin, sur la droite, d’autres escarpemens de vapeurs, d’autres incertitudes montueuses se profilent pour disparaître dans le Sud. Le plan de ce paysage difficile se définit. La première rive est celle d’une île, la seconde celle du continent, et la ville de Pedro de Heredia est bâtie à cheval sur l’une et l’autre, au bout de ce chenal majestueux, du triomphal bras de mer où notre bateau s’avance, seul, avec son frôlement de cygne.

Et, avec ce petit jour et ce décor, là-bas, dans le Nord-Est, à notre gauche, vient d’apparaître quelque chose d’artificiel, une blancheur rose qui détonne dans tout ce vert et tout ce bleu, qui s’approche rapidement au milieu des balises plantées çà et là pour marquer la route aux navires. Cela devient un groupement géométrique de murs jaillis au milieu même de cette avenue marine et reflétant dans la nuance plombeuse et bleuâtre des eaux, ses arêtes de vieille forteresse espagnole, encore vives, mais moins menaçantes, trop creusées par les tarets et les mousses pour reprendre sérieusement son air matamore d’autrefois.

Et, en effet, successivement nous en découvrons tous les aspects, le petit château central, la longue ligne basse de créneaux à fleur d’eau, donnant l’impression d’une maison inondée ; nous passons à quelques mètres de ces facettes de tuf, toutes patinées, tout incrustées de sel ; nous rasons ses angles fermés du côté de la mer, fiers de leur sveltesse étroite, régulière, adamantine, fiers de leur chute à plomb, dans les profondeurs insoupçonnées. Le soleil, qui les caresse à présent, les fait idéalement roses. Et il paraît singulièrement triste et attachant ainsi, ce Castillo de San Felipe que les conquérans plantèrent là, dès le début de leur établissement en ce pays, et dont la construction coûta des sommes folles : onze millions de piastres, disent les comptes authentiques, somme disproportionnée, incroyable, en effet, pour un tel travail, mais qui révèle la mesure des rapines et l’audace des vols dont, en Espagne même, ces colonies si lointaines furent le prétexte. La terre était là, toute proche, à deux cents mètres peut-être ; quel but pouvait se proposer cette recherche du tour de force dans l’inutile, sinon de nourrir des comptes exorbitans à la faveur des difficultés et des aléas de l’entreprise ?

D’instant en instant et de tous côtés, les buées se déchirent, laissent apercevoir des groupes de maisonnettes blanches, de ruines espagnoles, non seulement sur la terre, que le rétrécissement du chenal fait de plus en plus voisine, mais encore sur les îles semées en avant-garde, on sentinelles, et dont le vert frais contraste avec la teinte morne, violâtre, poussiéreuse, des serranias lointaines. Et des cocotiers d’abord isolés, puis des lignes sans fin de cocotiers, puis des plantations touffues de cocotiers dont la masse rappelle un peu, de loin, les forêts de pins sur certaines plages françaises, peuplent le grand silence des rives toutes muettes sous la grande menace commençante de la lumière et de la chaleur. Déjà l’on retrouve avec un peu de lassitude la lourde féerie coutumière, ces dentelures embrumées de l’horizon qui s’abaissent, ces lointains roux de la terre flottant dans une torpeur incendiée ; tandis que la large baie prolonge son chapelet interminable d’élargissemens et d’augusties comme des vasques successives s’ouvrant l’une dans l’autre ; que le soleil, libéré de voiles, étincelle sur le plus immense et le plus fatigué paysage.

Et soudain,… soudain, une grise et rose petite ligne barrant l’horizon, une minuscule raie d’abord presque incertaine, mais qui s’épaissit très vile, qui violente l’attention, surgit par-delà l’éblouissement, le miroitement intolérable des eaux. Une blancheur verticale pointe, un quai gris se détache ; et Cartagena-de-Indias m’apparaît à son tour, telle qu’au temps de Pointis et de Drake, dans tout le fabuleux de sa légende et dans tout le chatoiement de ses rivages.

C’est elle ; avec son grand air, elle est bien comme je l’attendais, comme la chantaient des vers dorés, au fond de ma mémoire ; elle se présente si fièrement, avec une si noble couleur, du moins aperçue de cette distance, avec ses constructions caressées d’un adorable rayon rose, avec les tours et les clochetons de ses églises, et les rides de ses créneaux qu’on commence à apercevoir, et la mer encore par-dessus, par-dessus le rétrécissement de la terre de gauche qui, bien décidément, n’était qu’une longue et mince île ; avec, enfin, tout cet aspect de Saint-Malo équatorial dont elle a, du reste, étrangement, quelque chose de la silhouette et de la destinée.

Carthagène ! Rendre l’intime magnificence de ce nom ! Carthagène ! Tout le sauvage repaire est resté. Ni quatre sièges, ni les convulsions de l’histoire, ni les boucaniers, ni Durel, ni Morgan, ni l’Indépendance ne l’ont pu entamer. Le rêve fixé dans la pierre par le premier Heredia demeure intact encore ; le nid, solide et défiant les siècles, paraît attendre ses hôtes, comme si les gerfauts, partis pour une longue expédition, faisaient seulement durer leur absence quelques années de plus.

On sait que Cartagena d’Espagne fut fondée par Hasdrubal comme boulevard avancé des campagnes futures et de l’ambition puniques. Ainsi la nommait-il pour rappeler, devant l’azur gaditain, parmi les émois des camps, les murs de l’antique Byrsa, les Aqueducs et Khamon et la Voit ; des Tombeaux, les Mappales, chères aux Riches, Malqua où l’on cuisait les cercueils d’argile. Les soldats qui s’en vinrent, sous le Desnarigado, vers cette Amérique merveilleuse, se souvenaient, en plantant leur nouvelle patrie, des orangers qui fleurissent sous le ciel de Murcie et de la mer Baléare, bleue un peu à la façon de celle-ci… ; et une autre Carthagène, née par enchantement du saphir des Antilles, prolongea jusqu’ici la pensée tyrienne. Et quand les fils de cette troisième Carthage remontèrent le Cauca en quête d’une aire plus vaste à leur serre d’aiglons, ils fermèrent le cycle en évoquant ensemble la vieille cité tyrienne où hennissaient les chevaux d’Eschmoûn, les rouges murailles nées du génie d’Hasdrubal, la ville de proie éclose au soleil des Indes, et, de leur nouvelle demeure, ils firent, une fois de plus, Carthago.

Encore ne sait-on point exactement qui fut le réel « descubridor » de ce point, ni même qui lui donna son nom, dans les premières années du XVIe siècle. Francisco de Gomara, dans son Histoire des Indes, raconte qu’en l’an IV, Juan de la Cosa, « natif de Santa-Maria-del-Puerto et pilote de Rodrigo de Bastidas, ayant armé quatre caravelles avec l’aide financière de Juan de Ledesma, de Séville, et de quelques autres, s’étant d’ailleurs nanti d’une licence du roi, à qui il avait offert de réduire les Caraïbes de cette terre, » débarqua en un point qu’il nomma Cartagena, pour consacrer la ressemblance de l’île indienne de Codigo, qui en fermait le port, avec celle qui, dans la Carthagène espagnole, remplit le même office de môle naturel en avant de la baie. Là, s’étant réuni à un certain « capitan Luis Guerra, » il « avait multiplié les férocités, pris six cents personnes, battu toute la contrée à la chasse de l’or et finalement trouvé dans les alluvions du golfe d’Uraba les premières parcelles de ce précieux métal que le Nouveau Monde offrit au roi d’Espagne.

Ce qui est positif, c’est qu’en 1533. Pedro de Heredia, un Madrilène retour d’Amérique, obtenait audience de Charles-Quint. Castellanos nous le présente avec emphase : « C’était un gentilhomme bien connu de Madrid… Les médecins lui taillèrent des narines de rechange dans le mollet… » En tous cas, type du partisan aventureux, borrascoso, disent ses biographes, il avait été un intrépide lieutenant-général de Pedro Badillo à Santa-Maria. Ses explorations l’avaient familiarisé avec les rivages pittoresques qui s’étendent jusqu’au Darien et auxquels il avait donné le nom, point trop immérité, de la Nouvelle-Andalousie. Le roi, avec ce geste superbe et heureux qui, en ces temps de légende, prenait couramment hypothèque sur des pays parfois même ignorés, mais dont toujours, en effet, une chance de joueur réalisait après coup les fictions enchantées, le roi les lui donnait en adelantamiento, terme dont il faut renoncer à traduire la hardiesse épique, la magnifique et insolente assurance. (Adelante, en avant.) Presque point de conditions, sinon l’appareillage immédiat avec deux cent cinquante hommes dont le conquistador choisit les trois cinquièmes sur liste, parmi ses proches d’abord, ses amis, puis entre la pègre oisive des rues de Séville, et qu’il compléta en relâche à l’Ile Espagnole (Porto-Rico). C’était, un fier vol de faucons que la bourgade indienne de Calamar vit ainsi, le matin du 15 janvier 1533, s’avancer par cette même Boca Grande où nous glissons aujourd’hui, ancrer son vaisseau de guerre et ses deux caravelles, dûment pourvus, notent, les narrateurs, d’une artillerie sans réplique. La bande s’enorgueillissait, entre tant de noms plus sonores que la bourse de leurs porteurs, des Sébastian de Heredia, cousin de l’Adelantado, des Alonso de Montes, des Portugais Hector de Barros et Francisco César, un vrai héros, celui-là, des Martin Yafiez Tafur, des Nuño de Castro ; — tous mériteraient d’être cités. Six jours après, — le soleil comptait peu, alors, — commençait la construction de la ville nouvelle. On s’était rendu compte, sur-le-champ, de la nécessité de la retrancher fortement ; l’œuvre des murs fut donc confié spécialement à Francisco de Murga, le célèbre mestre de camp, qui les édifia d’après les règles des places fortes en honneur à l’école des Flandres.

Et l’histoire de cette première implantation est encore guerrière, amusante et ingénieuse comme une chronique de Froissart ; c’est le moment des premières luttes avec les Turbacos, et l’on y voit l’éveil soudain de la soif aurifère, quand les conquérans trouvent chez un vieux cacique une toute petite plaque d’or, source infinie, cause minuscule et décisive de tant de larmes et d’atrocités, — avec les histoires du chef Carex et de l’interprète Cominche, les deux expéditions successives de Heredia vers l’Eldorado, la première et la plus fructueuse à Zamba Calera, simple promenade militaire qui lui rapporta, sans autre dommage qu’un homme tué, la somme vraiment coquette de 1 500 000 ducats d’or. (Dans sa « Lettre de relation » à Charles-Quint, il n’accuse, prudemment, que 20 000 piastres d’or, environ.) C’est là que les brigands trouvèrent un dieu d’or ciselé représentant un porc-épic et pesant cinq arrobes ou soixante-deux kilos et demi, la plus grosse masse de métal précieux trouvée dans le Nouveau Monde. Ils remportèrent, indignés, déclarant ne pouvoir tolérer de pareilles idolâtries. La seconde équipée, forte de deux cents hommes, avait pour objectif le cimetière du Zénu ; plus pénible, plus guerroyante, poursuivie jusque sur les hauteurs du Panxenu et du Zenufana, elle ne laissa point d’être profitable encore, puisque, défalcation faite de la Quinte royale, les soldats survivans eurent à se partager 400 000 piastres d’or, soit 330 000 francs par tête. Et Acosta, qui rapporte ces détails, ajoute mélancoliquement : « Ils auraient pu retourner vivre si heureux, si tranquilles jusqu’à la fin de leurs jours sur leur petit lopin de terre, là-bas, en Espagne ! Mais non, toutes ces richesses furent dilapidées à Carthagène même, en buveries et en fanfreluches ! » El c’est vrai ; ainsi s’évanouit, sans profit pour personne, symbole puissant de cette immense partie de baccarat que fut la conquête, le plus énorme gain que, Pérou et Mexique compris, ait jamais rapporté à ses conquérans le Nouveau Monde. On se rappelle, par comparaison, les murmures qui accueillirent la remise à chaque compagnon de Fernand Cortex des cent piastres lui revenant sur le trésor de Montezuma.

Pendant ces chevauchées, qui devaient, d’ailleurs, finir plus tard en déroute, s’élevaient lentement, pierre par pierre, et charriées à force d’hommes, les formidables murailles. Le nombre d’indigènes qui y furent employés, variable du reste suivant les récits, relève, par ses proportions fantastiques, plutôt des comptes de Khéops et des conducteurs de travaux de la Dix-huitième dynastie, que de l’histoire critique et prouvée. Les légendes l’évaluent, diversement entre trente et cent mille. La vérité reste qu’il dut être énorme. Au demeurant, cette enceinte, justement fameuse, n’attendit point d’être achevée pour abriter le fruit des rapines que je viens de dire. Quelques armées encore, et elle aura à circonscrire une terre d’exécutions et d’horreurs ; c’est ici que le fanatisme des Dominicains abordera sur la terre de Colomb ; c’est ici qu’on Amérique, l’Inquisition allumera son premier bûcher.

Et, non plus quelques années, mais quelques lustres après, ce sera le commencement des luttes acharnées, le pillage de 1544, les sièges et les prises successives, en 1583 par Drake, en 1586 par les pirates encore, en 1697 par les Français du baron de Pointis, en 1741 par les Anglais de l’amiral Vernon qui laisseront sur le carreau 7 000 des leurs ; ce sera Carthagène entrepôt de l’or et de l’argent dans l’Amérique du Sud ; Carthagène, Reina de las Indias et Reina de los mares, avant de devenir la Ciudad Heroica, voyant affluer derrière ses casemates, par les artères du Magdalena, du Sinu, de l’Atrato, les vingt-huit milliards et demi que, de 1502 à 1775, suivant Robertson, la Colombie, l’Equateur, le Pérou et la Bolivie s’arrachèrent des entrailles pour satisfaire la cupidité conquérante, les huit milliards dont les seules mines de Potosi expédièrent en Espagne les barres marquées, disent les chroniqueurs, du sang de quinze cent mille Indiens. Enfin c’est d’elle que, le 11 novembre 1811, partira, avec une insolente déclaration d’indépendance, le premier signal de liberté qui volera de proche en proche sur les sommets des Andes et mettra le feu à toute la péninsule, avant de remplir ses propres rues de mourans et de cadavres, lors du terrible assaut de 1815.

Tandis que je me récitais ces strophes d’épopée, nous étions parvenus à l’entrée de la baie qui vit jadis tant de fois filer, toutes voiles dehors, ou rentrer craquantes les caravelles des pirates, lourdes du sac de toutes ces côtes. On imaginerait difficilement plus délicieux ensemble. Carthagène se dresse au fond de sa conque, le pied dans l’eau comme la sultane qui descend à ses bains de marbre un beau jour d’été. Lignes infiniment moelleuses ! Ensemble mauve, blanc et doré, dont l’ordonnance rappelle certaines médailles commémoratives et leurs architectures glorieuses ! La seule tâche est, s’avançant à gauche sur l’eau lourde et métallique, le môle de bois gris bleuté où l’on aborde et qui se soutient au moyen de pilotis grêles, pattes de faucheux amassant l’ombre, par contraste avec la splendeur allumée là-haut sur les chaudes murailles d’ocre jaune, les campaniles pâles, les clochers el le ciel.

On n’y arrive d’ailleurs qu’en passant devant un rang de créneaux encore et toujours à ras de l’eau, mais noirs de salissures, noirs de pluie et de poudre peut-être, bien qu’indemnes de brèches, vides des terribles gueules de bronze qui y aboyèrent jadis. Elle étale, cette batterie, sa vieillesse charmante, hantée et environnée d’oiseaux, sous sa ceinture de cocotiers. Au-dessus, en second plan déjà très reculé, flottant dans la vapeur, un haut mamelon d’un vert passé supporte la ruine poudreuse, la silhouette éclopée du Castillo de San-Lorenzo, invalide glorieux sous d’innombrables blessures et drapé de ses murs démantelés, parmi l’éblouissement de là-haut, comme un gueux de Castille héroïquement engoncé dans ses haillons.

Et, dans l’extrême droite, enfin, une montagne gris-roux, la Popa, qui se détache à notre rencontre, laissant apercevoir à son sommet de petits profils blancs, les toits rouges d’un couvent de nonnes exilé dans les solitudes du ciel. Si haut, dominant avec une incomparable majesté la ligne non moins expressive et continue des cocotiers vert sombre, elle rond puissamment, cette colline, l’impression de gigantesque éperon de navire qui la fit nommer, d’un grand vaisseau ancré à terre et ensablé par le temps, comme la nef même qui porta la fortune de Carthagène. Mais surtout, émanée de la grisaille absolue des bâtisses et des murs, des lointains aux nuances fatiguées, des longues lignes penchantes de ces palmes que nulle brise ne fait frémir, de ce silence à quoi sont tombées la rumeur et l’agitation d’autrefois de l’immuabilité même de cette ville figée dans son passé comme une morte restée pétrifiée et debout, quelle perception, quelle leçon de ce destin de décrépitude et le mort auquel rien n’échappe ici-bas, ni les cités les plus florissantes, ni les hommes ! Rarement il m’avait été donné de la respirer à un tel degré, l’atmosphère spéciale d’écoulé ; et d’irréparable, l’oppression un peu douloureuse, mais douce et caressante quand même, fille des antiques pierres, de ces vieilles eaux donnantes qui sont peut-être là, sans bouger, depuis cent ans !… C’est vrai,


Aujourd’hui le requin poursuit en paix les scombres ;


le grillon chante dans les ravenelles et les saxifrages desséchés des murailles ; il y a longtemps que les galions n’appareillent plus vers Palos de Moguer, remportant dans leurs flancs évasés la fortune cruciale de l’Espagne, tribut de ses capitaineries ; et Carthagène, pourtant affranchie, semble toujours en deuil de cette animation partie ; elle regarde l’horizon, la mer bleue et calme, par-dessus ses bastions déserts, elle porte comme un deuil éternel à la voix mélancolique de ses cloches, le long de sa grève ; blanche aux croassemens tristes, sous cet ardent soleil de la côte caraïbe, funèbre à force d’accablement…

Du reste, elle ne doit pas se plaindre, si tant de grandeur défunte ajoute encore le plus poignant prestige à cette sensation de capitale ; que ne donne ainsi aucun autre port de la côte ferme. Quelque chose comme du respect vous effleure, à franchir les solennelles murailles par la poterne sombre, le corps de garde où les soldats de Pointis et de Vernon ont dû, plus d’une fois, se relever de faction ou gratter de la guitare, les bottes à chaudron embarrassées dans leurs épées. Le contraste vous prépare le mieux du monde à l’agréable aspect de la ville, à ces rues fraîches, ombrées, un peu capricieuses mais bien détendues contre l’ennemi, la terrible chaleur de ce pays plat et aride, calles nettes et soignées que dominent les hautes demeures à, balcons paiement, multicolores. Réellement on ne les eût pas attendues en entrant, toutes ces vérandas qui, même avec leurs vieilles grilles de fer centenaires, grêles el rouillées, restent si gaies à l’œil, si propres, si pittoresques par leur diversité. C’est là en effet, ont eu soin de me prévenir les monographies locales, qu’il faut chercher le cachet moderne et la joliesse de Carthagène, peut-être un peu hypocrites à tout prendre, puisqu’ils n’empêchent point les apparitions assez fréquentes de la fièvre jaune. Les descriptions intéressées annoncent pareillement des places nombreuses et bien entretenues. De fait, sur celle, triangulaire, qui porte le nom illustre et infortuné de Christophe Colomb, on se sent presque soulagé dans son besoin intime de réparation et de gratitude en s’arrêtant un instant sous la statue de marbre du navigateur, supportée par des rostres de navire, sa main inspirée dirige un gouvernail. Et une toute petite Amérique indienne est agenouillée à ses pieds, candide et priante, la tête enserrée dans le diadème de plumes.

Devant la cathédrale, c’est mieux encore : la parure d’un beau square. Mais comment dire l’espèce de malaise, le sinistre rappel qui émane de cette belle et hautaine maison séculaire dressée sur le plus grand côté, cette Casa de la Inquisicion à laquelle le peuple a conservé son vieux nom horrible, el Quemadero, le brûloir, pendant de cet autre quemadero si bien conservé et qui fit de si rude besogne à Lima. A ses balcons et à ses acrotères, à sa façade plate et pompeuse dans ce style que les jésuites ont popularisé par tout le sud-Amérique, à son dôme d’un blanc éblouissant, déformé sous les couches de chaux neigeuse, celui-ci joint pourtant bien un trait séduisant. C’est, au milieu de la large paroi blanche, un panneau oblong d’ocre pâle ; et, au milieu de ce panneau, enchâssé sous une double voussure, l’écusson d’Espagne que ceint le collier de la Toison d’Or. En marges, naturellement, on retrouve ces motifs, les enroulemens de ces rinceaux que le génie, monastique de la Péninsule, un peu emprunté aux arabesques des Maures, sculptait en hauts reliefs ronflans, sur le plan raide de ses murailles.

Mais, dans l’axe même du monument, et occupant le centre des lauriers et des chèvrefeuilles, sur le terre-plein même où jadis hurlèrent les suppliciés de la sainte Hermandad, — comme pour marquer mieux l’avènement d’une pensée nouvelle sur une autre qui a fait son temps, — une statue encore, la centième peut-être, de Bolivar, se profile, équestre celle-ci, dans une altitude de conquérant rentrant en sa capitale sur les tisons de la guerre civile. Au-dessous du bronze verdi, la paroi de marbre rappelle, en quelques paroles empruntées à la vie publique du Libérateur, que, si Caracas lui donna le jour, c’est à Carthagène qu’il reçut le baptême de la gloire. Et il salue, le chapeau très bas, comme pour faire descendre son geste jusqu’à la postérité.

Ai-je besoin de dire, au surplus, que l’intérêt supérieur, poignant, de Carthagène résidait pour moi beaucoup moins dans ses édifices à proprement parler, dans ses statues, ses écoles, même dans cet autel colossal en marbre blanc que contient l’église San Juan de Dios et dont les habitans sont fiers comme du plus beau qui se dresse sur tout le continent, que dans ces murailles justement fameuses, aussi étonnantes par leur masse que par leur valeur de symbole ; c’était assez peu la ville quelconque, moderne, beaucoup plus l’aire inexpugnable d’autrefois que j’étais venu voir. J’y devais rassasier toutes mes hantises d’évocation. De jour, de nuit, à la pointe de l’aube connue à celle du crépuscule, mes promenades délicieusement solitaires ont pris possession, dans ses moindres nuances, d’un des tableaux les plus saisissans qu’on puisse voir et sur lequel je me suis à jamais reconnaissant d’avoir dit adieu à la Colombie.

D’abord, malgré tant de luttes, elles sont admirablement conservées, ces fortifications d’il y a trois siècles et demi, bâties dans une matière indestructible ; et l’on éprouve encore presque un petit frisson de sécurité à leur abri, — cette joie d’épidémie que devaient éprouver les boucaniers du Morgan en s’y retrouvant enfin après telles courses aussi profitables que dangereuses. Mais surtout, c’est du large chemin de ronde protégé par leur parapet qu’on a la vue d’ensemble la plus exquise sur le vieux repaire et sur l’Océan. Les murailles se dressent, en effet, au moins sur leur plus grand côtés, presque au bord de la mer dont elles suivent le rivage ourlé d’écume blanche, en y découpant leurs saillans. Et c’est vraiment, d’une mélancolie indicible, les zigzags géans de cette large chaussée abandonnée où, pourtant, pas un saxifrage, pas une giroflée n’a poussé, ces zigzags plaqués tout gris sur ce fond tout bleu, avec leurs angles nus, leur carrelage crevassé el leurs guérites de pierre où, depuis tant d’années, les sentinelles ne se relèvent plus. Je ne crois pas qu’on puisse contempler nulle part une telle majesté de constructions défuntes déployée sur l’immuabilité de l’azur, — deux nuances éteintes si idéalement songeuses, si intimement complétées l’une par l’autre.

La largeur habituelle de ce rempart accuse vingt-cinq pieds ; mais, par intermittences, elle passe brusquement à cinquante et même à soixante-dix. Alors le pas résonne en s’aventurant sur elles, et l’on remarque en même temps l’étoile de petites rigoles convergeant à un minuscule impluvium carré. Là-dessous dorment les citernes qui seules, aujourd’hui, alimentent d’eau Carthagène, en sorte qu’un obus « bien placé » suffirait à la réduire par la soif. Pendant l’hiver, la totalité des pluies qui tombent sur ces immenses terrasses viennent ainsi s’accumuler à l’intérieur dans cette ombre où des sonorités singulières traversent la fraîcheur, el la quantité en est assez considérable, paraît-il, pour parer éventuellement aux rigueurs d’une pleine année, de sécheresse continue.

Longtemps, de la sorte, on peut errer de plain-pied, faire, au sommet de ce mur, le tour des quartiers excentriques de la ville, plonger son regard dans les bouges, dans les coulisses de l’activité urbaine. Presque en face des citernes, justement, s’arrondit l’abside de l’antique église du Rosario, complètement noire, salie comme à dessein, comme à plaisir, par la crasse des siècles, avec ses environs de faubourg pauvre, où fillettes et garçons, dans la nudité du Paradis terrestre, jouent, aux heures d’ombre, sur le seuil des portes. Un peu plus loin encore, a un nouvel élargissement démesuré de la terrasse, on connaît qu’on passe sur les Bovedas, les Voûtes, lesquelles sont des prisons où Espagnols et pirates s’incarcérèrent successivement les uns les autres, à moins qu’ils n’y entassassent leurs prises ; sortes de Plombs de cette Venise équatoriale.

Puis, du redan du Cabrero, où l’on arrive enfin, à l’extrémité Nord des fortifications, et au point le plus élevé, le mieux défendu, l’on a encore une vue inoubliable, amollissante, sur tout l’ensemble sur la mer, d’abord, arrêtée là-bas par l’ourlet rosaire de la terre qui fait retour en une courbe enchantée ; sur le pullulement des maisons, coupé d’un bras de mer immobile entre ses rives comme un morceau de cristal glauque. Mais on revient plus longuement à cet horizon de l’Atlantique, à cette fuite de la côte vers les moelleux lointains qui est d’une douceur de lignes sensuelle et consolante. En se penchant un peu, tout au pied des courtines, et enveloppée d’un bosquet touffu de cocotiers, gît la petite villa, endormie à la plainte marine, où Nuñez a fermé les yeux. Puis se retournant, invinciblement une dernière fois, les yeux vont encore par-dessus la ruine hautaine de San-Lorenzo, chercher la Popa, dernier écran de la vue plus haute et superbe aperçue d’ici, presque théâtrale dans son isolement d’orgueil.

De toutes les villes de la Colombie, aucune, décidément, ne se serre dans un cadre aussi heureux, qui sollicite mieux la sensation et la rêverie. Toute cette forte et amère grâce des défenses monumentales et moyenâgeuses où les cocotiers inclinent leurs houppes bleues, comme les palmes par-dessus les terrasses d’Egypte ; cette tristesse sonore de l’Océan qui a bu tant de larmes et reflété tant de tragédies, qui expire, immuable, sur les mêmes rivages ; la grandeur de cet horizon tropical, de ce soleil qui rend tout épique, qui magnifie tout, les événemens et les hommes ; quelle atmosphère presque irréelle, circulant sur tout cela, quel décor de demi-illusion très charmeuse à emporter, charmeuse comme les pays de chimère où l’on fait voyager les tout petits enfans… Et c’est inévitablement, quand j’arrive à l’angle Nord de ces formidables constructions militaires, que m’envahit toujours, je pourrais dire coïncidant avec la même dalle, la notion certainement approchante de tout l’effort déployé dans la réalisation de ce plan cyclopéen. Matière indestructible soit, mais chèrement payée. On reste un peu effaré malgré ; tout, quand d’authentiques calculs vous l’ont passer sous les yeux une addition de 59 millions de piastres ou 236 millions de francs ainsi engloutis en architectures.

La légende veut que Charles-Quint, lorsqu’on lui présenta ce compte exorbitant, saisit une lunette et, la braquant par-dessus l’horizon pierreux et désolé de San-Yuste, murmura avec une ironie désenchantée : « Peut-on les voir, ces murailles ? Elles doivent être bien hautes pour ce prix-là ! »

Ah ! leurs Indes occidentales ! Tout ce qu’elles ont valu de soucis, de découragemens, de nuits d’insomnie à ces rois d’Espagne qui ont successivement étendu leur sceptre sur elles ! Impuissans, malgré leur immense pouvoir, à se rendre compte personnellement de ce qui se passait si loin, cherchant sans cesse à se renseigner, à contrôler les uns par les autres, mais toujours circonvenus, sollicités, trompés, aussi bien par les rapports des conquistadors que par ceux des Visiteurs qu’ils envoyaient pour mettre les premiers à la raison, pressentant pourtant les perfidies, les trahisons, les férocités, les abus de la force, les massacres, soupçonnant certainement beaucoup, mais n’arrivant à la certitude que des années après, lorsque le crime était devenu irréparable et le criminel descendu dans la tombe… Sans parler des disgrâces d’un Colomb, d’un Fernand Cortex, saura-t-on jamais combien de ces satrapes de fortune partis en haillons pour l’Ultramar et revenus inopinément afficher une richesse non moins insolente que scandaleuse, se sont dû voir attirer par le monarque dans l’embrasure d’une de ces grandes fenêtres ouvrant sur les tristes lointains du Guadarrama, et cingler au visage de deux mots plus douloureux que la malédiction de leurs victimes ? Non, ce ne devait pas être une destinée enviable que de gouverner cet empire sur lequel ne se couchait pas le soleil. Sous ces dehors de gloire, que d’incurables plaies, que de bouleversemens en préparation continuelle ! La grande faute de l’Espagne fut de penser que l’épée, ou, à son défaut, la croix, suffirait toujours dans la balance. Durant quatre longs siècles, ce n’est qu’une seule poussée, incessante, à l’intérieur de la marmite où bout le brouet espagnol, et ce, malgré le gantelet de fer comprimant le couvercle. Tout n’a qu’un temps, dit l’Ecclésiaste. La folie de domination par la force n’y échappe pas. On peut avoir souscrit aux 18 000 exécutions du duc d’Albe, mais on perd les Flandres ; on peut avoir grillé Guatimozin, mais on perd le Mexique ; on peut avoir réduit les mères indiennes à égorger leurs enfans pour leur épargner l’esclavage, mais on s’aliène la Nouvelle-Grenade ; on peut avoir saigné le Pérou, mais le Pérou, même épuisé, vous rejette ; on peut endosser allègrement les tortures des reconcentrados, mais Cuba vous renvoie chez vous avec la cendre de vos grands hommes…

… Je passe sur les flâneries de mes quelques jours ici, occupés en grande partie à des furetages, des brocantages, d’ailleurs peu fructueux, en quête de souvenirs authentiques, de ces reliefs du passé qui auront bientôt disparu tout à fait avec les razzias de certains amateurs. On en rencontre cependant encore, mais par miracle : pièces d’or à la croix, qui sont de vieux ducats espagnols aux bords déchiquetés, martelés à la hâte pour les premiers besoins de la conquête ; rarissimes écus de l’Antioquia, é tri ers de bronze des conquistadors, massifs et déstructure étrange, qu’on fondait grossièrement dans le pays même, avec des paillettes de cuivre lavées aux torrens du Cauca.

Dans leur fabrication, on lit la nécessité fiévreuse du temps, l’impatience des reitres qui les attendaient à la porte du forgeron pour monter en selle. La fonte en est restée baveuse ; on y chercherait en vain un coup de lime ; et pourtant, rapidement buriné dans la pâle, il y a presque toujours, oh ! un détail, un rien, arabesque. Fleur ou rinceau, qui trahit, là encore, l’incoercible besoin d’art de ces générations.

Ou bien, çà et là, un bijou, une croix, des pendans d’oreille, en filigrane d’argent ou d’or, tels qu’on continue à en fabriquer de nos jours, sur les côtes d’Algérie, du Maroc ou de la Tunisie, et charmans tout de même, par leur mièvrerie et leur fragilité arabes.

Mais en vain l’on chercherait les belles épées à la garde picaresque, les cuirasses évasées aux hanches en corsets Médicis, les mousquets évasés à la gueule comme des tromblons, les harnois de fer, tous les trophées que promenèrent sous ce ciel torride les compagnons de Balboa ou de Pizarre. Détruit, dispersé, vendu, tout cela ; des rouilles, plus corrodantes par la salure de la mer, ont déformé le peu qui en reste ; et anéantis aussi les canons de bronze de la place, que les vainqueurs de l’Indépendance mirent aux enchères à un réal la livre.

Ainsi, les lourdes après-midi de soleil et de poussière nous rencontraient généralement, quelques compagnons de hasard et moi, errant à travers la vieille cité de proie qui ne donne plus aujourd’hui que la sensation d’une paisible préfecture maritime française, avec ses grandes places solitaires, ses façades un peu effritées, la tristesse de ses constructions centenaires, le bassin de l’arsenal où la mer clapote à peine contre les perrés envahis par l’herbe brûlée. Que de fois nous avons arpenté, dans le flamboiement dansant de la lumière, cette place de la Demi-Lune où l’on voit dressés, en double ligne, comme une sorte de Champs-Elysées, les bustes de marbre des vingt-deux fusillés de 1816 ! Tantôt encore, traversant en barquette, en caiuco, le morne ensommeillement du port, nous gagnions la belle route qui conduit au pied de la Popa, à ce petit quartier de maisonnettes perdues dans des jardinets de fleurs. Tout en haut, flamboyaient les vitres du couvent qui fut, lui aussi, un château fort. Chaque pas, presque, nous disait davantage de quel amour cupide ses maîtres l’avaient aimée, cette Carthagène ; chaque point de l’horizon révélait un vestige de ce qu’ils avaient fait pour elle. N’était-ce point encore près d’ici, au-dessous de l’île de Baru, qu’il débouchait, ce canal du Dique, creusé par eux à travers 135 kilomètres de forêt vierge, pour amener directement du Magdalena à l’abri de ses forts, ces barques de gemmes, d’or et d’argent, ces trésors venus par voie fluviale ou andine du fond même du Pérou, en crainte de la fortune de mer et des corsaires anglais du Pacifique ? Car tel était le but de ces gigantesques travaux d’édilité ou de protection. On reste confondu en essayant de se représenter quels efforts et quelles colonnes il fallait pour convoyer le lingot d’or lavé dans les alluvions du Pilcomayo, parmi les forêts impénétrables qui couvrent les dernières pentes amazoniennes de la Bolivie, pour le transporter, dis-je, à travers 4 000 kilomètres de Cordillères, de nevadas, de torrens furieux, de cataractes et d’abîmes, le désert d’Oruro, le lac Titicaca, la chaussée des Incas, la vallée magdalénienne, jusqu’à cette embouchure tranquille et dormante du Dique où commençait sa suprême et grande aventure maritime.

Mais le titanesque labeur mis de côté, n’est-ce pas presque plus de stupéfaction encore qu’a veut de pareils moyens, des réserves de corruption, humaine presque, inépuisables, qu’ayant sous la main la grotte d’Aladdin, l’Espagne ou l’Empire n’ait pas acheté l’Europe d’alors, levé d’irrésistibles armées, frété dix Armadas, subjugué le monde ? Où passaient-elles, ces sommes irrevables, en quels gaspillages inouïs, en quelles prodigalités païennes ou dévotes, pour que Philippe II lui-même, dès la seconde moitié de son règne, n’ait pu épargner ce suprême affront à sa signature royale, d’être refusée par les banquiers ? Retours immanens, insondables, mais nécessaires, diront les sages,

El maintenant, j’arrête enfin, sur le Quien sabe ? espagnol, parent du Makhtoub ! arabe ; , le cours trop long de ces rêveries. A quoi bon d’ailleurs remâcher tant de choses, puisque au fond rien ne sert jamais à rien et que tous les exemples d’hier n’empêcheront point demain de lui ressembler, s’il le faut, ni l’humanité de compenser chaque jour par une nouvelle tare quelconque ses bruyans progrès dans le plan matériel ? Mais, à travers les zones successives de la vie, c’est peut-être la seule utilité véritable que d’aller ainsi, explorant et notant, par goût d’artiste et sans but. Déjà un autre horizon va s’ouvrir, en échange de celui que je commence à perdre ; et qu’il fallait bien quitter une heure ou l’autre, ce soir, demain ou après. Et alors, voici qu’avec mon affinité complaisante pour toute cette jeune Amérique, pour tout ce vieux monde féodal, passionné et cruel, laissés derrière moi, je me reporte, non sans un peu d’émotion, à ma longue chaîne de lieues parcourues, à mes innombrables étapes, maussades ou heureuses et que, sans doute, jamais plus, je ne referai.

Du pont lisse et effilé du bateau qui se hâte à présent vers la Jamaïque et New York, perdu dans une contemplation profonde, je regarde Carthagène lentement s’éloigner. La fin de la belle après-midi projette encore là-bas, sur la soie du ciel, sur les constructions blanches, sur la campagne chaude et poudreuse, ces nuances colorées, ces fantasmagories du réel qu’on croirait empruntées à une toile de Ziem. Puis c’est la fuite, rapidement accélérée, du petit môle gris-bleu, de la baie raccourcissant sa courbe, entraînant peu à peu la tache mauve de Carthagène vers les dessous de l’horizon, derrière le scintillement apâli des eaux. Seule la haute silhouette grise et fière du Vaisseau nous accompagne encore sur la gauche, très loin, quand déjà a disparu le dernier clocher de San-Francisco, cette église bizarre, synoptique, qui offre la façade d’un temple et les murs latéraux d’une forteresse. Bien après que le dernier flamboiement de vitre s’est éteint, un temps incroyablement long, il reste, il veille, ce guetteur naturel, ce cap de montagne bienveillamment jeté vers nous comme pour nous dire adieu, comme pour prolonger encore sur notre route le souvenir, l’illusion de ces Cordillères où, dix mois durant, j’ai erré ; — jusqu’à ce qu’enfin la montagne se retire, elle aussi, et que le petit polygone blanc de son sommet se perde dans la nuance violet sombre des lointains.

Bientôt, de tout ce qui fut pour moi la Colombie, ne survit plus qu’une masse indécise de rives montueuses, à la limite de la glauque mer plus obscure également et comme surhaussée, bombée, en s’enfuyant vers elle. Mais, à la fois, voici que, neutralisant presque ce que j’oserai appeler la douceur empoisonnée du retour, commence déjà, — ô contrastes de la nature humaine ! — cette demi-appréhension, vaguement oppressante, effrayée, de la fiévreuse vie des civilisés, une nostalgie inexprimable des tranquillités du rivage, du calme reposant de ses grandioses lointains, de la liberté du désert. On voudrait revenir en arrière, ne pas s’en aller tout à fait encore…

Et l’Amérique va disparaître, mince ligne d’indigo exagéré, elle sombre d’instant en instant avec le soir, elle s’enfonce au-delà des vagues, elle s’est anéantie tout à fait…

Alors, oui, c’est un regret soudain, que je n’aurais pas prévu à ce point, une tristesse un peu souffrante et affaiblissante de tout ce là-bas, comme de ces visages trop accoutumés dont la séparation vous révèle la tendresse qu’on avait pour eux… Adieu, ô terre chérie, rêve escarpé des Andes, sol béni de lumière et de fertilité : adieu, Grenade nouvelle, où d’errantes destinées oui trouvé leur secret, — ce secret dont les cils baissés de les filles récompensent parfois ceux qui te comprirent, — un sourire de ton ciel, une fleur de les montagnes…


PIERRE D’ESPAGNAT.

  1. Voyez la Revue des 15 novembre et 15 décembre 1900.