Souvenirs de la Sicile/Avant-propos

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Impr. royale (p. ix-xx).

AVANT-PROPOS.


La Sicile, placée entre le 30.e et le 34.e degré de longitude, le 36.e et le 38.e degré 25 minutes de latitude, à l’extrémité méridionale de l’Italie, est l’île la plus considérable de la Méditerranée. Un détroit d’environ deux lieues la sépare du continent. C’est à sa forme triangulaire qu’elle dut jadis le nom de Trinacria. Son circuit est de six cent vingt-quatre milles d’Italie ; et sa longueur, du cap de Lilybée au cap Peloro, est de cent quatre-vingts milles. Trois jambes d’homme, placées en forme de rayons autour d’une tête, et un épi de blé entre chacune d’elles, désignent à-la-fois, dans les anciennes médailles de Sicile, et sa fécondité et ses trois promontoires les plus célèbres.

Tout porte à croire, avec Pline, que quelque tremblement de terre a séparé cette île de l’Italie. Les poètes se sont emparés de ce phénomène. Strabon et Diodore n’en parlent que comme d’un fait incertain, et dont l’époque se perd dans la nuit des temps. M. de Buffon assigne une autre cause à cette révolution d’une partie du globe, celle de l’accroissement subit de la Méditerranée, lorsque les barrières du Bosphore ne fermèrent plus le passage aux eaux de la mer Noire et de la mer d’Azof. Ce grand événement, dit-il, doit avoir été bien antérieur à ces fameux déluges de Deucalion et d’Ogygès, dont la fable seule nous a conservé la mémoire.

Peu de pays sont aussi montueux que la Sicile ; les monts Scuderi et Gemelli sont presque d’une élévation égale à celle de l’Etna, qui est l’une des plus hautes montagnes du monde, et peut-être le plus terrible volcan. L’Etna épouvante toute la Sicile ; et, quoiqu’il en ravage une partie, il n’est pas douteux que cette île ne doive à ce volcan le germe d’une inépuisable fécondité, ses bains sulfureux et ses eaux thermales si salutaires.

Cicéron, qui défendit si noblement la Sicile contre les déprédations de Verrès, donne le titre de mère nourrice de Rome à cette belle contrée. Elle éleva la première des autels à Cérès ; et Fazelli, historien sicilien, y voyait de son temps encore le blé germer de lui-même et atteindre un degré de parfaite maturité. La douce chaleur du climat, ce luxe de végétation, le miel si célèbre du mont Hybla, des vins exquis, de l’huile en abondance, des fruits savoureux, font de la Sicile une terre promise. La canna mele donne un sucre égal à celui des Antilles. Le coton de Sicile est préférable à celui de Salonique. On cultiverait avec succès dans cette île le café, l’indigo, la cochenille, la garance. Enfin ses montagnes fournissent du sel gemme et du soufre de première qualité.

On peut croire que les îles qui entourent la Sicile sont des émanations de l’Etna et que, comme Santorin et le Monte Nuovo, la mer les a vues sortir de ses flots. Le volcan de Stromboli est très-actif ; il lance presque continuellement des pierres enflammées.

Berceau de toutes les fables, cette terre de merveilles et de prodiges a inspiré tous les poètes, et en a vu naître plusieurs : Stésichore, que Denys d’Halicarnasse comparait à Pindaré, Aristoxène, Théocrite, Moschus, Épicharme, Empédocle, étaient Siciliens.

Platon fit plusieurs voyages en Sicile ; Xénophane et Zénon y moururent. Simonide eut pour ami ce Hiéron, roi de Syracuse, le modèle des princes. Parmi les orateurs que la Sicile dut à sa liberté, oublierions-nous Gorgias de Leontium, dont l’éloquence charmait Athènes, qui lui fit élever une statue ? Delphes décerna à cet orateur une couronne d’or, et, chose plus rare, du vivant même de Gorgias, sa patrie fit frapper une médaille en son honneur. Cicéron parle de trois historiens siciliens, Philiste de Syracuse, Timée de Tauromenium, aujourd’hui Taormine, et Dicéarque de Messine. Enfin Diodore, écrivain célèbre, contemporain d’Auguste, était natif d’Argyrium. Le nom seul d’Archimède suffirait à la gloire de la Sicile ; ce grand géomètre naquit à Syracuse la troisième année de la cxxiii.e olympiade, et s’ensevelit sous les ruines de sa patrie, le jour même où les Romains s’emparèrent de Syracuse.

Tout nous prouve que les arts furent aussi portés à un haut degré de perfection en Sicile ; mais rien ne parle mieux de sa grandeur passée que les proportions colossales de ses temples : et quel rivage offre de plus nobles, de plus grandes ruines que celles de Sélinonte, d’Agrigente et de Taormine ! Enfin la Sicile donna le jour à Démophile, et ce maître heureux eut Zeuxis pour disciple.

On peut étudier en Sicile des ruines de toutes les époques et de tous les styles : Troyens, Grecs, Africains, Romains, Goths, Sarrasins, Normands, Angevins et Aragonais, toutes ces dominations ont laissé là leur empreinte.

Thucydide dans le vi.e livre de son Histoire, regarde les Cyclopes et les Lestrygons comme ayant été les premiers habitans de la Sicile. Les Sicaniens y arrivèrent de l’Italie, et l’île perdit son nom de Trinacrie pour prendre celui de Sicanie. Quelques Troyens y abordèrent, et y fondèrent, dit-on, Éryx et Ségeste. Les Sicules, chassés de l’Italie, vainquirent à leur tour les Sicaniens, s’emparèrent de la partie méridionale et de la partie occidentale de l’île, et lui imposèrent le nom qu’elle a conservé jusqu’à ce jour. Trois cents ans après, les Grecs de Chalcis en Eubée fondèrent en Sicile Naxos, et y érigèrent l’autel d’Apollon Archagète. Archias de Corinthe fonde Syracuse ; Naxos fonde elle-même Leontium et Catana. Une colonie de Mégare débarque en Sicile ; elle y bâtit Trotilos et Thapsos : celles-ci construisirent Mégare, Hybla et Sélinonte. Une colonie crétoise fait naître Gela, qui, cent ans après, eut pour fille la riche Agrigente. Des corsaires de Cumes commandent dans le détroit ; ils fondent cette ville de Zancle, ainsi nommée de sa configuration, zancle signifiant faulx dans la langue des anciens Siciliens, mais à laquelle les Messéniens donnèrent plus tard le nom de Messène, et qui est aujourd’hui Messine. Himera dut son origine à Zancle ; Ara, Casmene et Camarina sont des colonies de Syracuse.

Ce que Thucydide rapporte de la Sicile finit à l’expédition que les Athéniens, sous le commandement de Nicias, tentèrent contre cette île. Les Athéniens sont repoussés ; Syracuse, riche, glorieuse, maîtresse de la mer, éveille la jalousie des Carthaginois ; ils appuient les habitans de Ségeste contre les Sélinontins, alliés de Syracuse. Sélinonte est prise d’assaut ; Himera, Agrigente et Gela sont occupées ; Syracuse est forcée par Carthage de conclure une paix désavantageuse. Le vieux Denys, qui tyrannisait alors Syracuse, reprit les armes bien moins pour venger une offense que pour distraire ses sujets du souvenir amer de la perte de leur indépendance. Les Carthaginois obtinrent d’abord quelques avantages ; mais la peste les força de regagner leur patrie.

Après une longue guerre et des succès variés, les carthaginois mirent à profit les troubles qui suivirent la mort de Denys, et consolidèrent leur puissance en Sicile : sans l’arrivée de Timoléon, les Africains demeuraient maîtres de Syracuse. Les victoires du héros de Corinthe les obligèrent à conclure un nouveau traité de paix. Cette paix fut de peu de durée : Agathocle, pressé de nouveau par eux, conçut et exécuta la pensée hardie d’aller mettre le siège devant Carthage. Pyrrhus, allié de cette ville, fait encore une fois de la Sicile le théâtre de la guerre ; il en est repoussé. L’occupation de Messine par les Mamertins est le prétexte de la première guerre punique ; la seconde rendit les Romains maîtres de la Sicile.

À la chute de l’empire d’Occident, les Goths s’emparèrent de cette île, que les victoires de Bélisaire rendirent de nouveau à Justinien I.er Elle était, en 828, sujette des empereurs de Constantinople, lorsqu’un Sicilien, nommé Uphemius, y attira les Sarrasins de l’Afrique. Ceux-ci en furent chassés, en 1061, par les Normands. Les Suèves s’étaient rendus maîtres de ce royaume, lorsque l’empereur Henri VI en fit la conquête en 1194. Mainfroi fut vaincu et tué par Charles I.er, duc d’Anjou, en 1266. Le 31 de mars 1282, les vêpres siciliennes délivrèrent la Sicile du joug des Angevins, et les princes aragonais en demeurèrent les maîtres jusqu’en 1516. Ferdinand le Catholique réunit alors la Sicile à la couronne d’Espagne. Le traité d’Utrecht de 1713 la donna au duc de Savoie, Victor-Amédée. Cette belle île, conquise et perdue encore une fois depuis par les Espagnols, est possédée depuis 1734 par la branche des Bourbons qui règne en Espagne, et dont un enfant est aujourd’hui roi de Naples et de Sicile.

La Sicile, sous le gouvernement d’un vice-roi, est à présent divisée en vingt-trois districts, ainsi qu’en sept intendances, Palerme, Messine, Catane, Syracuse, Trapani, Girgenti et Calta Nisetta.