Souvenirs de la Sorbonne en 1825

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SOUVENIRS


DE LA


SORBONNE EN 1825.





DÉMOSTHÈNES ET LE GÉNÉRAL FOY.




….. Nil-ne salit lævâ sub parte mamillæ ?

(PERS. In Satir.)


Dans le temps où, un peu reposée de l’empire, la France avait, depuis quelques années, retrouvé deux tribunes politiques et des hommes de cœur et de talent pour y monter, un de ces hommes, le plus populaire peut-être et certainement le plus agréable à l’esprit français par l’origine de sa renommée, les souvenirs de sa vie, la grâce loyale de son langage et tout son aspect militaire et spirituel, le général Foy, étant un jour apparemment fort de loisir, sans séance de la chambre, sans réunion dans les bureaux, avait pris la route du quartier latin. Il venait assister au cours vulgairement appelé d’éloquence française, qui se faisait dès lors à la Sorbonne, et qui attirait grande affluence, surtout pendant l’interruption temporaire d’un célèbre enseignement de philosophie ancienne, que récemment, pour plus de sûreté, on a supprimé tout à fait.

La leçon commençait à peine dans cet amphithéâtre du concours général, dont les deux grandes tribunes étaient ouvertes et remplies jusqu’au faîte, comme la salle. Soudainement un immense cri est répété, coup sur coup : Place au général Foy! vive le général Foy! La foule debout dans les corridors se presse et se resserre, la foule assise se lève pour saluer, et entre deux rangs épais qui se fendent à grand’peine, porté, soutenu sur les bras, le général Foy arrive dans l’hémicycle, et est déposé sur le banc d’honneur, à la place où siège, à certains jours solennels, M. le préfet de la Seine, tout cela au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens et d’acclamations.

Le professeur, assez déconcerté de cet incident, je m’en souviens, après quelques efforts inutiles pour obtenir un moment de silence et apaiser cette tempête d’enthousiasme, réussit enfin à dire, de manière à être entendu : « Messieurs, ici nous ne devons applaudir que les orateurs antiques, et nous n’avons de couronne à décerner qu’à Démosthènes. » Puis, se raffermissant, le moins mal qu’il peut, contre ce choc subit d’une popularité si éclatante, dont la présence accablait la parole pacifique de la Sorbonne, en même temps qu’elle la compromettait, il reprend enfin son discours interrompu et sa thèse du jour. Elle portait épisodiquement sur la Rhétorique d’Aristote et sur les grands principes de morale et d’art que l’élève indépendant de Platon et le précepteur d’Alexandre avait recommandés à l’éloquence de tous les temps et par conséquent à la nôtre.

Mais ce sujet, un peu éloigné du titre même de la chaire et choisi par la circonspection du professeur, devait paraître, en ce moment, bien technique et bien froid pour la passion de la jeunesse, toute distraite et tout agitée par un nouvel auditeur qui semblait lui-même la vive image de l’éloquence militante, au milieu de tous ces souvenirs de gloire patriotique et de liberté, seule âme de la parole, et laissant si fort en arrière la scolastique de l’art et la science des rhéteurs. Ce n’est pas tout : à part l’émotion du public, la personne même du général, l’air de supériorité naturelle empreint dans tous ses traits, l’expression de sa physionomie, toujours en mouvement comme sa pensée, rendait fort périclitant de parler devant un esprit d’une si pénétrante et si vive nature.

Ayant à peine dépassé le milieu de la vie, quoique d’apparence moins jeune que son âge, non pas fatigué ou refroidi, mais cicatrisé par la guerre, le général Foy, avec son front large et chauve, où retombaient de loin quelques mèches de cheveux blanchis, son profil ouvert et martial, et surtout le feu incessamment mobile de ses regards, portait en lui une sorte de fascination, de séduction impérieuse, donnée bien rarement à l’homme de tribune, et sous laquelle j’avais vu souvent ailleurs s’incliner l’esprit de parti, et se courber, en frémissant, l’intolérance politique.

Par momens, sur ce visage sévère et fier, et aux deux coins de cette bouche expressive, passait un sourire à glacer l’improvisateur le plus confiant ou le plus modestement résigné aux vicissitudes de la parole. Promptitude d’esprit et hauteur d’âme, merveilleuse facilité à tout saisir, impatience naturelle de toute lenteur et de toute faiblesse dans autrui, c’était, au premier abord, la disposition imminente et comme l’irrésistible instinct du général Foy. Ajoutons que l’ardeur d’opinion commune alors, le mouvement public vers des institutions de liberté, un certain zèle libéral répandu dans l’air tournait les esprits à n’estimer que l’éloquence vigoureuse et pratique servant à la défense des intérêts nationaux, ou parfois à la passion calculée qui simulait habilement cette défense.

Quoi qu’il en soit, même devant cette préoccupation générale, et pour cette époque animée d’une si généreuse ardeur de droit et de l’égalité, il pouvait y avoir plus d’un attrait, piquant alors, dans l’étude de la grande Rhétorique d’Aristote, et surtout dans ce qu’on pourrait nommer sa psychologie politique, dans son analyse originale et profonde des caractères nationaux et individuels, des mœurs et des passions sur lesquelles doit agir la parole oratoire. En dehors de cette monnaie courante de la parole banale si fort usitée dans le gouvernement des états modernes, libres ou non, paraissaient là, gravées et rangées par la main d’un sage, comme autant de médailles de la nature humaine, reconnaissables après deux mille ans. Ces types de vérité, choisis et définis par le grand philosophe, comme la matière vivante que doit connaître à fond et dominer l’orateur, en ramenaient sous nos yeux quelques autres, épars dans les historiens et surtout dans Thucydide, homme de guerre, homme d’état, et proscrit politique avant d’être historien, et comme pour s’y préparer.

Rien, par exemple, ne pouvait paraître alors moins suranné, et n’est plus instructif pour tous les temps que le portrait tracé par Thucydide du peuple dont les orateurs d’Athènes se disputaient la conduite, de ce peuple mobile avant tout, ardent, découragé, fier, humble, vif, ingénieux, inerte, se laissant lourdement tromper, de ce peuple esclave ou tyran, dont Aristophane se moquait en face, et qu’un peintre, Parrhasius, selon Pline[1], avait représenté sous les traits prodigieux d’un personnage qui réunissait tous les contrastes imaginables de caractères et de passions, tous les extrêmes d’élévation et de bassesse. Le portrait qu’en avait fait Thucydide était plus grave et moins satirique, sans être moins vrai.

« Les Athéniens[2] sont grands faiseurs de nouveautés, également vifs à concevoir et à réaliser par l’exécution ce qu’ils ont conçu. Vainqueurs de leurs ennemis, ils vont à tout; vaincus, ils s’abattent au dernier degré; ils usent de leur corps au service public, comme de la chose qui leur est le plus étrangère, et de leur esprit, comme d’une propriété qui appartient à la patrie et doit sans cesse être en action pour elle. N’emportent-ils pas ce qu’ils ont projeté, ils se croient dépouillés d’un bien à eux. Saisis de ce qu’ils poursuivent, ils en font peu de cas, par comparaison aux chances à venir. S’ils échouent au contraire dans quelque entreprise, ils ont aussitôt rempli ce vide en se faisant une espérance inverse. Seuls en effet, la chose dont ils ont l’idée, ils la possèdent, en même temps qu’ils l’espèrent, par leur promptitude de main à exécuter ce qu’ils résolvent, et tout cela, ils le font à travers des labeurs et des périls soufferts toute la vie. Ils jouissent peu des biens présens, par cela qu’ils y voient possession toujours uniforme, et que pour eux il n’y a de jour de fête que celui où ils achèvent une œuvre nouvelle, ne regardant pas la tranquillité sans trouble comme un moindre mal que l’agitation sans relâche, de sorte que, si quelqu’un, les prenant en masse, disait qu’ils sont mis au monde pour n’avoir jamais de repos, et pour n’en laisser jamais aux autres hommes, il dirait juste. »

Ces paroles, fidèlement copiées de l’original et librement redites, si près de nos grandeurs et de nos revers, dans un temps où le souffle de la France, même en paix, semblait encore agiter l’Europe et semer partout les révolutions, en Grèce, à Naples, en Espagne, en Piémont, ces paroles toutes historiques intéressaient vivement le public d’alors, et nos jeunes Athéniens de 1825 n’étaient pas fâchés de croire s’y reconnaître.

D’autres leçons, bien anciennes, mais toujours oubliées, sortaient de cette étude de l’homme dont Aristote a fait si justement le fondement de l’art de persuader, ce grand art, le premier de tous chez un peuple libre et éclairé, mais le plus inutile et par conséquent le plus abandonné sous la conquête, ou sous le pouvoir absolu, qui n’est que la conquête à l’intérieur.

On écoutait donc avec ardeur, dans cette studieuse assemblée, la reproduction exacte de quelques-unes de ces pages antiques, qui ne sont devenues des lieux communs que parce qu’elles sont des vérités profondes. Le portrait de la jeunesse surtout attacha le jeune auditoire, si souvent alors ému par les passions et les controverses du temps : «Les jeunes hommes[3] sont d’humeur changeante et promptement dégoûtés dans leurs désirs; ils souhaitent fortement et se lassent bientôt. Leurs volontés sont vives, elles ne sont pas grandes; elles passent comme les soifs et les faims des malades.

« Impétueux, ardens, emportés par leur fougue, ils ne se gouvernent point ; passionnés pour ce qui honore, ils ne supportent pas d’être comptés pour rien, mais s’indignent, s’ils se croient offensés ; ils aiment les distinctions, surtout celle de la victoire, car la jeunesse est jalouse de prééminence, et la victoire est une prééminence. Ils ressentent ces deux ambitions, bien plus que la convoitise d’argent ; ils sont très-peu avides, parce qu’ils n’ont pas fait encore l’essai du besoin. Leur disposition naturelle n’est pas malveillance, mais candeur, parce qu’ils n’ont pas encore eu le spectacle de nombreuses perversités, et de même ils sont confians, parce qu’ils n’ont pas encore été souvent trompés ; ils sont prompts à l’espérance, parce qu’ils sentent en eux une ardeur venant de nature qui les anime, comme des gens échauffés par le vin, et aussi parce qu’ils n’ont pas encore éprouvé beaucoup de mécomptes.

« Ils vivent surtout dans l’avenir. L’espérance appartient à l’avenir : le souvenir fait partie lui-même des choses passées. Or, chez les jeunes gens, l’avenir est vaste, le passé fort court. Aux premiers jours de la vie, il leur semble qu’ils n’ont à se souvenir de rien, mais qu’ils doivent espérer tout, et par là même, ils sont faciles à décevoir, car ils espèrent aisément : ils en sont plus hardis à entreprendre, étant chauds de cœur et bien présumant des choses : deux conditions dont l’une ôte la crainte, et l’autre donne l’audace, car l’homme ardemment excité ne redoute rien, et celui qui s’attend à quelque avantage est entreprenant. Ils sont sensibles à la honte, parce qu’ils ne savent pas encore prendre pour belles les choses qui ne le sont pas, et qu’ils n’ont encore reçu que l’enseignement de la loi. Ils ont l’âme généreuse, car ils n’ont pas encore été rapetisses par la vie, et ils n’ont pas l’expérience des nécessités du monde : et puis, la générosité d’âme, c’est de s’estimer soi-même digne de ce qui est grand, et cela va bien avec l’espérance. Ils aiment mieux aussi faire ce qui est beau que ce qui est utile, car ils vivent de sentiment plus que de raisonnement ; or le raisonnement relève de l’intérêt, le sentiment ne relève que du beau moral.

« Ils ont, plus que les autres âges, le goût de l’amitié, de la camaraderie, par l’attrait de vivre ensemble, et aussi parce que, habitués à ne porter encore nulle part une vue d’intérêt, ils n’en portent pas non plus dans le choix des amis. En tout, ils pêchent par l’ardeur et l’excès, à l’encontre de la maxime du sage : ils font toutes choses trop ; ils aiment trop, ils haïssent trop, et de même pour tout le reste ; ils croient tout savoir, et ils dogmatisent. Cela même est la cause de l’exagération qu’ils mettent en tout ; s’ils font quelque mal, c’est plutôt insolence que malignité. Ils sont sensibles à la pitié, sous une impression qui les porte à croire tous les hommes honnêtes et bons, car ils jugent autrui par l’innocence d’intention qu’ils ont eux-mêmes, de telle sorte qu’ils croient volontiers que les autres souffrent injustement. Ils aiment à rire, et partant, ils sont moqueurs; la moquerie est de l’insolence bien élevée. Voilà, ce me semble, en général les caractères des jeunes gens. »

Pour concevoir l’effet direct, l’involontaire allusion que pouvait offrir, il y a plus d’un quart de siècle, ce calque fidèle d’antiques observations gravées, il y a deux mille ans, par le génie, d’après le peuple le plus civilisé du monde, il faut se reporter à notre France de 1824 et de 1825, à l’ardeur d’étude, à l’émulation publique et privée, au goût, aux habitudes de discussion qui régnaient alors, grâce au jeu libre des institutions et au mouvement des esprits, plutôt excité qu’amoindri par les tendances ou les velléités contraires du pouvoir.

Cette peinture de la jeunesse semblait être la peinture même de la nation dans le noble travail dont elle était préoccupée, et qui, de la tribune éclatante et libre, rejaillissait sur tout le pays tranquille et animé, industrieux et savant, réunissant au même degré les profits du commerce, la splendeur du luxe et l’élégante activité des arts. L’illustration des grands talens dont brillaient les chambres, l’écho prolongé de leurs débats, la liberté quelque peu contenue mais réelle des discussions extérieures, l’avènement d’une école nouvelle en littérature, et l’heureuse inspiration de quelques-uns de ses chefs, inspiration plus durable et plus vraie que leurs théories, tout concourait à élever le niveau de la pensée française et à entretenir la nation dans un progrès d’émulation et d’espérance. Ce qu’il pouvait y avoir de résistances et de vœux rétrogrades dans une partie de la société n’arrêtait pas un si noble et si naturel élan. Ce que la pratique et la prospérité même du gouvernement parlementaire amenaient çà et là de vues intéressées et de corruptions ne détruisait pas les germes heureux que la liberté jetait dans les âmes. Le mot profond, littéralement traduit d’Aristote : « Ils ont l’âme généreuse, car ils n’ont pas encore été rapetissés par la vie, » fut senti vivement du jeune auditoire, qui semblait se l’appliquer volontiers, par maligne comparaison à quelques exemples, en ce temps-là célèbres, de désertions et d’apostasies bien effacées depuis, il faut en convenir. L’esprit français alors se croyait, se sentait, se voulait prédestiné à la possession d’un gouvernement libre et régulier, fondé sur l’intérêt de tous, la participation effective dans les affaires de la classe indépendante et éclairée, l’extension laborieuse et continue de cette classe, et la promotion de l’expérience et du talent, sous les yeux du public et avec l’assentiment de l’opinion.

La France jouissait déjà d’un grand nombre de réformes obtenues au milieu de ces controverses spéculatives et pratiques qui sont la vie morale des peuples; en dix ans de gouvernement représentatif incomplet d’abord, elle s’était remise des plus grands désastres que les fatalités de l’esprit de conquête aient jamais attirés sur un peuple, et e le était parvenue à un point élevé de bien-être et de liberté réunis.

Il ne faut donc pas s’étonner que le sentiment, le reflet, l’effervescence même de cette vie publique, si heureusement réalisée dans les grandes choses, pénétrât partout, se produisît sous toutes les formes et se mêlât presque aux études comme aux affaires. S’il restait encore quelque trace des rancunes militaires ou des réminiscences démagogiques qui, par voie d’affiliations ou même de complots, avaient paru menacer d’abord l’heureuse forme de gouvernement inaugurée pour la France par la charte de 1814, ces souvenirs et ces obstacles semblaient s’affaiblir chaque jour et se perdre dans le progrès d’un ordre légal affermi. Dégoûtée de l’esprit de trouble et d’impatience révolutionnaire qui s’était réveillé après 1815, la jeunesse n’était pas lasse. Dieu merci, de l’esprit d’émulation et de liberté que légitimait la constitution même de l’état.

En vue de ce noble avenir, tout ce qui dans cette jeunesse était distingué par le talent naturel, aidé par la fortune ou stimulé par la pauvreté, se livrait avec ardeur à de laborieuses études, et, mettant à cette ambition scolaire une sorte de patriotisme, se croyait destiné à vivre et à s’élever sous de libres institutions, dont ses efforts serviraient un jour à garantir et à marquer honorablement la durée. Cette pensée répandue dans l’élite de la jeunesse (et le mot d’élite ne s’appliquait pas alors par privilège à la profession des armes), cette pensée, dis-je, pouvait être encore exagérée ou mal comprise, et aboutir parfois à des démonstrations imprudentes; mais le caractère général, l’esprit dominant de la société nouvelle était de plus en plus analogue aux institutions espérées et méritées par la France.

On sentait surtout cette conviction utile et vraiment morale, que la liberté politique n’est pas seulement une force, un droit, une puissance du grand nombre, qu’elle est une science qu’il faut acquérir et perfectionner par l’étude, une vertu qu’il faut maintenir par le caractère, et au besoin par les sacrifices. Ainsi l’idée du devoir était entrée dans l’esprit de la jeunesse avec les idées de liberté constitutionnelle. L’amour de la patrie, inséparable de l’orgueil pour la patrie (car on n’aime que la patrie dont on s’honore), se fortifiait par la pensée du grand rôle que la France paisible et libre avait en Europe. On se disait que ce peuple guerrier, qui pendant quinze ans avait troublé ou dominé le monde de ses victoires et de sa dictature, et n’avait pu parler que par les sanglans bulletins et les décrets absolus de son chef, il était beau de l’entendre aujourd’hui reprenant la parole, pour faire assister tous les peuples à l’œuvre législative de fondation et de bien-être national qui s’accomplissait dans son sein. On savait que partout, à l’étranger, les yeux étaient fixés sur la France, les esprits attentifs aux délibérations de ses assemblées, au caractère d’équité, de modération, qui parfois, en dépit des hommes, par la force des institutions, par la vertu de la tribune publique, se communiquait à nos lois nouvelles.

De nos jours, ce n’est guère l’usage de flatter le passé, à moins que le présent n’y soit intéressé : nos souvenirs ne peuvent donc être suspects d’exagération ; mais quelle ne fut pas alors, quelle n’avait pas été, dès 1819, l’influence extérieure de la législature de France ! Quels n’avaient pas été surtout l’éclat et l’enseignement des mémorables discussions touchant la liberté de la presse et l’organisation légale de l’armée ! Quel ne fut pas, en 1823 et dans les deux années qui suivirent, le retentissement des débats sur l’expédition d’Espagne, sur les réfugiés espagnols, sur les lois électorales, sur la formation des listes du jury, enfin sur les flux et reflux divers d’une liberté plus développée ou plus restreinte, mais toujours du moins garantie par la publicité et la loi ! Quelle célébrité, quelle autorité n’avaient pas obtenue dans toute l’Europe les noms des Laine, des Royer-Collard, des Camille Jordan, des de Serre ! N’était-ce pas, en quelques années, comme un titre nouveau acquis à l’esprit français ? Quelle lumière semblait au dehors portée dans l’administration et dans les finances de la France par la parole intègre et précise d’un Benjamin Delessert, le fondateur charitable de l’institution des caisses d’épargne, ou par la polémique instructive et piquante de M. Casimir Périer et de M. Laffitte lui-même !

De toutes parts éclatait, pour ainsi dire, une noble rénovation de l’esprit français. Des hommes qui, entraînés et comme absorbés dans la dévorante activité de l’empire, y avaient silencieusement occupé de grands emplois, rendu de grands services, déployaient, à l’air libre de la France constitutionnelle, un autre ordre de talens, une supériorité meilleure, et les Pasquier, les Mole, les Daru, faisaient apprécier au loin, avec l’habileté politique et la science des affaires, l’ascendant, nouveau pour eux, de la discussion publique et de la parole applaudie. Le problème d’une double assemblée à fonder dans ce pays d’extrême égalité était résolu par l’éclat intellectuellement aristocratique dont brillait l’assemblée où siégeait, à côté de M. Molé, M. le duc de Broglie, armé d’une science de publiciste si élevée et si exacte, et d’une parole si forte avec simplicité, et où, près des traditions variées et de l’esprit supérieur avec grâce de M. de Talleyrand, se rencontrait le duc de Fitz-James avec sa vive éloquence, M. de Tracy, le courageux Lanjuinais, et la splendeur oratoire de M. de Chateaubriand.

Là souvent la discussion la plus approfondie et même les opinions les plus généreuses corrigeaient l’apparente inégalité de faveur populaire entre les deux chambres, et donnaient à la pairie judicieuse et modératrice plus de crédit que n’en avait l’impétuosité de zèle monarchique prédominante dans la chambre élective.

Ainsi, malgré les difficultés de toute restauration, malgré les entraînemens inévitables de tout parti vainqueur après une longue attente, même sous une administration fréquemment abusive et sans grandeur, la France, libre et prospère, était le spectacle de l’Europe. L’activité, la richesse, le mouvement général des intelligences et l’esprit de légalité s’y développaient à la fois, et la nation reprenait, par l’ascendant heureux de ses lois, plus d’autorité morale qu’elle n’en avait exercé par ses victoires.

L’arbre cependant était piqué au cœur, et il y avait un défaut grave, un péril prochain dans le grand succès qui suivit la guerre d’Espagne, et qui permit, quelques années après, l’expédition d’Alger; mais ce péril, cet écueil caché, si redoutable à la monarchie restau- rée, ne semblait pas menaçant pour la nation même, que l’on vit, à la suite des secousses profondes de 1830, reprendre et mûrir encore, avec l’active habileté du gouvernement représentatif, tous les avantages de la paix, et tous les genres de prospérité qui s’accroissent par l’ordre et la liberté. Ce danger prochain et non soupçonné de la monarchie en 1825, c’était le triomphe même de ses dernières entreprises, le progrès apparent de sa force, et la tentation pour elle de s’affranchir un jour, comme d’un obstacle, de la constitution qui lui était une contrariété et un appui. Pour tout pouvoir en effet, il y a deux sortes de dangers : la lutte intérieure, les résistances à vaincre, les ennemis à désarmer, puis la pleine et excessive victoire, sans obstacles survivans et sans libres remontrances. De ces deux périls, le premier n’est pas le plus grand.

La pensée que la restauration, puissante dans le cercle des lois, ayant comprimé ou découragé ses ennemis, relevé et indemnisé ses amis, aspirait encore au-delà, et voulait se délivrer un jour de la charte, cette pensée, vraie ou supposée, était le poison du règne de Charles X. Il s’y mêlait cette considération relative aux personnes, toujours si capitale dans les chances qui décident du sort des états, la vieillesse et l’esprit à la fois léger et opiniâtre du roi, le peu de supériorité du dauphin, le peu de popularité de son héroïque et sainte épouse.

Il y avait donc à la fois en France beaucoup de bonheur et point de sécurité, beaucoup d’ordre matériel et une grande agitation des esprits.

Le général Foy, le moins conspirateur des hommes, était cependant très accessible à cette anxiété publique, et souvent il l’excitait par la vivacité de son langage et ses colères de tribune; dans les abus d’administration qu’il combattait et dans l’action permanente de la majorité dite royaliste, il voyait un danger continu pour les intérêt de révolution et de liberté, et il aimait, comme les hommes populaires de ce temps, à s’appuyer contre cette crainte des manifestations extérieures de la jeunesse, des journaux, de la littérature, de tout ce qu’on appelait alors l’opinion politique. Il sortit donc de la Sorbonne singulièrement satisfait et flatté de cette ovation accidentelle que quinze cents jeunes gens, destinés pour la plupart à recruter les professions savantes de la société, avaient improvisée pour lui autour d’une chaire qui, toute scolastique et innocente qu’elle était, leur paraissait, en quelque sorte, faire partie des habitudes légales et des mœurs nouvelles de la France.

Mais, aux yeux de certaines personnes importantes, les choses ne pouvaient se passer ainsi. On fit grand bruit de cette séance, et du fanatisme littéraire et politique de la jeunesse pour le général Foy.

Quelques esprits extrêmes voulaient la suppression immédiate du cours; d’autres, l’interdiction future des cours publics à toute personne étrangère aux études; d’autres, le changement du professeur. L’affaire fut discutée à fond; mais d’après le décret du 17 mars 1808 et même une ordonnance de 1815, les professeurs étaient alors réputés inamovibles, et de plus le ministre de l’instruction publique et des cultes était un homme considérable, un évêque d’un caractère grave et doux, célèbre pour avoir lui-même parlé en public avec mesure et dignité dans des jours de défiante oppression. Il écouta peu les plaintes et les exclamations des personnes zélées, et il se contenta de répondre que « le professeur d’éloquence française aurait mal fait son devoir, si les jeunes gens qui l’écoutaient, et qu’on ne pouvait pas empêcher de lire les journaux monarchiques et libéraux, n’avaient pas pris un goût très vif pour la parole brillante du général Foy. » Le mot scandalisa certains politiques qui se plaignirent de la faiblesse de M. l’évêque d’Hermopolis, et insinuèrent avec tristesse qu’il était d’ailleurs malheureusement un peu gallican; mais on lui en sut gré dans la minorité de la chambre des députés, et à la discussion, très longue alors, du budget, lorsque vint le chapitre jusque-là très attaqué du ministère de l’instruction publique et des cultes, M. Casimir Périer, un des rares adversaires que l’opposition fort réduite pouvait mettre en campagne contre le ministère, combattit le prélat-ministre avec une expression particulière d’égards et une courtoisie vraiment édifiante, où la majorité vit avec satisfaction un signe du progrès religieux.

Cependant, dès les premiers jours, le général Foy, un peu grondé par M. Royer-Collard sur l’explosion inévitable de ses visites en Sorbonne, et se la reprochant lui-même avec cette chaleur de bienveillante inquiétude qui lui était innée, était venu voir le professeur, qu’il craignait d’avoir compromis. Celui-ci parut assez confiant, cita les décrets de 1808 et de 1810, l’article 26 de l’ordonnance royale de février 1815, qui déclare les professeurs de facultés nommés à vie, et du reste il affirma qu’il n’avait entendu parler de rien, hormis une dénonciation très violente dans quelques journaux ultra-monarchiques. Le général Foy, calmé sur son scrupule d’affectueuse bonté, se livra tout entier au plaisir que lui avait fait cet élan cordial d’une jeunesse studieuse.

« Quel noble pays, disait-il, que cette terre qui donnait, il y a quinze ans, de si vaillans conscrits pour les champs de bataille d’Espagne ou de Russie, de si intelligens officiers après un an de Fontainebleau, et qui aujourd’hui, sans que nous ayons de moins braves gens dans nos armées de paix et de police monarchique au dehors, peuple nos écoles d’une si brillante jeunesse! Avec quelle émotion je les voyais se lever, se pencher de toutes parts vers moi ! Quels auditeurs! combien de bon sens et d’esprit dans leurs approbations et parfois dans leurs silences! Il y aura là des gens qui vaudront mieux que nous, déjà vieux ou demi-jeunes. Quels avocats! quels magistrats! quels futurs députés dans cette jeunesse ainsi nourrie de grec, de latin, d’histoire, de droit public, à l’occasion du droit civil, et tout entretenue d’Aristote et de Bossuet! Vous faites bien de ne les occuper que de l’admiration des grands écrivains. Comme disait l’empereur, « il n’y a que les grands esprits qui forment les « grandes nations. » Malheureusement, lui, il ne voulait pas que les esprits, grands ou petits, fussent libres le moins du monde, de sorte que dans tout son empire il n’y avait ou il ne restait de grand esprit que le sien. Cela ne nous a pas profité, car un seul ne suffit jamais à tout.

« Mais revenons à ce temps-ci, continua-t-il. Que j’aime la jeunesse de vos écoles! et que ne deviendra pas ce pays lorsqu’il aura seulement, par-dessus nos souvenirs de révolution et de gloire militaire, vingt ou trente ans de bonne liberté constitutionnelle! Ce qui doit y préparer surtout, ce sont les sérieuses, les opiniâtres études. Rien n’est meilleur pour élever et pour discipliner l’âme.

«Voilà ce dont je sais gré à votre Université. Je suis sûr que. bien des jeunes gens ne sortent de vos cours publics que pour aller aux bibliothèques demander de vieux livres, et s’y accouder pour le reste du jour. C’est là où je les aime. Il y a deux ans, à l’époque des escobarderies sur la loi électorale, j’étais désolé quand je voyais des encombremens d’étudians, qu’on appelait des émeutes, entassés autour de la chambre et sur le pont, et j’étais impatienté plus que je ne puis dire le jour où Benjamin Constant faisait écho à ces démonstrations et nous parlait de cette jeunesse vénérable que repoussaient assez brutalement les agens de police. Ce sont là de ces ridicules de parti que je ne subis pas, et de ces vaines provocations que je déteste; mais qu’après de fortes études dans les lycées, des études concentrées et vigoureuses comme les voulait l’empereur, il y ait de grands cours publics librement suivis où, pendant les trois ou quatre années des inscriptions de droit et de médecine, et pendant le premier stage du barreau et parfois de la magistrature, on se fortifie dans les connaissances générales de philosophie, d’histoire et de lettres anciennes ou modernes, cela me charme, cela me paraît la vie morale et la perpétuité croissante d’un peuple.

« Dans nos temps modernes, pour aimer la liberté et pour en bien user, il faut beaucoup savoir, beaucoup comparer, beaucoup juger.

« Que l’éducation prépare à cela, il ne restera plus qu’à supprimer cette barrière des quarante ans, qui ne nous laisse passer que trop vieux, et attarde nos successeurs; alors, quel que soit le mode électoral, ce pays d’esprit et de travail donnera d’excellens députés. Ah! je ne puis vous dire combien je suis heureux de ce que j’ai vu. On serait bien coupable et bien maladroit de vouloir, par esprit de réaction et de défiance, ôter à la France un tel avenir, et on n’y réussirait pas, du moins pour longtemps. »

Tout ceci n’est qu’une bien faible image des expressions mêmes du général Foy dardées de sa voix et de son regard, avec cet air de franchise et de passion qui faisait sa physionomie. — Déjà cependant la fatigue de cinq ans de tribune, succédant à plus de vingt ans de guerre continue, était fort sensible en lui, et mêlait par momens une impression de souffrance à cette parole vibrante et forte, à cette intonation toujours émue et rapide, où semblaient retentir les battemens trop précipités de son noble cœur. Je l’écoutais, je le regardais, et, muet devant lui, j’avais l’air sans doute d’avoir appris de mémoire les paroles que je disais naguère en Sorbonne, avec assurance, devant un si nombreux auditoire. Subjugué ainsi, j’éprouvais en toute humilité l’ascendant de l’éloquence effective et virile sur la spéculation studieuse : c’est ce que Pascal exprimait si bien, quand il parlait de la satisfaction d’avoir devant soi, non pas un auteur, mais un homme.

Je me bornai enfin à remercier le général Foy de la bonne opinion qu’il avait, du bon augure qu’il tirait de nos études classiques ainsi prolongées, puis je hasardai là quelques souvenirs, qui m’étaient déjà familiers, sur la forte éducation et l’éloquence savante, quoique libre et pratique, des orateurs anglais.

Le général Foy avait médiocre sympathie pour eux; ce qu’il en avait lu, me dit-il, était trop technique, trop local, trop peu marque de cette philosophie généreuse, de cet esprit d’humanité, autant que de patriotisme, qui lui semblait à bon droit l’honneur de la tribune française. «C’est un grand pays, disait-il, que l’Angleterre, mais c’est un pays de droit coutumier; oh ! si la France pouvait être régulièrement libre et stable pendant un ou deux règnes constitutionnels, comme elle établirait mieux le droit et l’égalité! Et puis, ajoutait-il, je sortais de l’école d’artillerie de La Fère en 1792; j’ai vu la première invasion et la terreur, et, jeune lieutenant, je dis en face son fait au proconsul Joseph Lebon, sauf à être guillotiné quelques jours après, s’il n’était survenu le 9 thermidor. Je ne pouvais tenir à cet excès d’horreur; mais aussi j’ai gardé du même temps grande aversion pour la politique anglaise. M. Pitt, si froid et si dur, est pour moi Machiavel à la tribune. »

« — Ce jugement est bien sévère, général, essayai-je de dire; le discours de M. Pitt pour l’abolition de la traite des nègres, ses touchantes paroles sur le malheur des indigènes arrachés à la côte d’Afrique, ce rapprochement si pathétique entre le sort des races encore barbares et opprimées — et la splendeur sociale de cette Angleterre qui, du temps de César, conquise et sauvage elle-même, ne semblait pas, nous dit Cicéron, capable d’envoyer au marché de Rome un esclave intelligent : cela me semble animé d’un souffle sublime de morale et d’éloquence. Que j’aime dans la discussion sur la traite des noirs, à la fin de cette longue séance de nuit dominée par la parole de M. Pitt, ce beau souvenir de Virgile qui se rencontre avec le lever du jour, et qui semble l’image allégorique du réveil alternatif des peuples et de la pitié secourable qu’ils se doivent l’un à l’autre !

Et nos primus equis oriens afflavit auhelis;
Illic sera ruhens accendit lumina Vesper. »

« — Bien, bien, dit le général en riant, vous êtes trop candide; c’est là de la rhétorique fort belle, j’en conviens, comme M. Pitt, premier ministre à vingt-deux ans, en apportait au parlement; c’est de l’humanité ostensible et bruyante, comme il lui en fallait pour se recommander à la grâce divine des méthodistes et de M. Wilberforce. Que les Anglais abolissent la traite des blancs dans l’Inde! qu’ils n’aient pas gardé Malte contre les traités, incendié Copenhague sous la caution de la paix, et soldé quatre coalitions pour forcer une révolution égarée à devenir atroce, et un grand capitaine, digne d’être un législateur, à se perdre dans une guerre à mort contre l’Europe! alors je croirai à leur pieuse philanthropie... Non, continua-t-il avec impatience, j’aime la liberté anglaise, l’industrie anglaise, la valeur anglaise même, telle que je l’ai vue de près en Espagne, en Portugal et à Waterloo; mais tout cela, je le tiens bon pour l’Angleterre, et je veux les mêmes choses autrement et plus grandement encore pour la France.

« Ce n’est pas à leur mesure qu’il faut régler nos discours, pas plus que nous ne marchons de leur pas ; je n’aime ni qu’on les cite sans cesse, ni qu’on les imite trop. Nous ne datons pas du bill des droits, mais de 1789, et des grands intérim nationaux qu’avait remplis la royauté sous Henri IV, sous Richelieu, sous Louis XIV. La France, au lieu du gouvernement par vieux précédens parlementaires et par influences aristocratiques, doit avoir une tribune éclatante, agissant directement sur l’opinion du pays, et une administration tirant toute sa force et son meilleur titre de cette tribune. Avec cela, de très grandes choses seraient encore possibles, même pour la vieille dynastie des Bourbons, même avec quelques émigrés dans le ministère, pourvu qu’ils soient éloquens comme de Serre, et loyaux et honnêtes comme ce bon M. de Corday... »

Et le général, s’animant, allait tomber tout à fait dans la politique, et bien loin de la distraction qu’il avait cherchée dans la visite dont il m’honorait; mais, s’arrêtant tout à coup, avec un demi-sourire : « Je disais donc, reprit-il, que votre littérature anglaise, vos orateurs anglais, leurs énormes discours, leurs démonstrations sans fin ne sont pas à notre usage. En France, on ne sait pas s’ennuyer, bien que cela arrive souvent. Il faut une parole plus agile, plus prompte à l’assaut, plus vive à la riposte, comme la course de nos vélites, qui emportaient une redoute avant que Wellington n’eût, en arrière, déployé toute sa ligne. Le modèle que je souhaite à nos orateurs, l’inspiration efficace, après l’étude profonde des choses s’entend, c’est l’éloquence antique; c’est pour cela que j’aime les fortes études des lycées de l’empire, bien que le maître ne songeât guère à ce résultat en les fondant; c’est ce que j’approuve encore dans la jeunesse actuelle, et ce qui me fait lire avec une extrême satisfaction les écrits de nos jeunes publicistes, de nos jeunes historiens, de votre ami Thierry, éloquent avec des lambeaux de chroniques barbares, et qui a pour moi découvert le moyen âge, comme Colomb l’Amérique, de mon ami de Barante, si touchant et si neuf dans ses Mémoires de Mme de La Rochejacquelein, de Philippe de Ségur, vraiment admirable et d’un intérêt qui dévore dans son récit de Moscou, enfin de deux jeunes gens de notre bord, qui ont grand succès et grand avenir, je crois, Thiers et Mignet, avec leurs Histoires de la Révolution tant soit peu polémiques, selon la loi du temps, mais singulièrement intelligentes et instructives, ou par l’analyse habile qui concentre les choses, ou par la narration facile et complète qui les déploie.

« J’apprécie surtout à ce titre les solides et nerveux écrits de Guizot. Voyez comme l’antiquité lui sert, même pour la polémique du jour. Par exemple, dans sa brochure de la Peine de mort en matière politique, quelle citation et quel commentaire de Tacite! et par-là comme la controverse est élevée à la hauteur du droit éternel et de la morale ! Jusque dans une simple notice, celle du colonel Edmund Ludlow, on sent sous sa plume un coloris tout empreint de cette vigueur classique des anciens. Nous l’attendons à la tribune en personne et pour son compte, et je ne doute pas qu’il n’y grandisse, trouvant là autant de matière à la passion sérieuse qu’il apportera de savoir et de talent.

« Les anciens, ajoutait-il, outre le génie, avaient l’âme libre et haute, même sous l’empire. Je suis persuadé que, malgré toutes les différences de conditions sociales et de mœurs, l’étude des anciens est encore aujourd’hui la plus excitante et la plus nourrissante pour notre tribune de France. Où voulez-vous qu’on se prépare à cette éloquence mâle et sensée que demande le bon gouvernement d’un état libre? car c’est là qu’il faut aboutir. Sera-ce dans Voltaire, qui se moque de tout, qui sape et mine, même sans vouloir abattre, et qui pensait pouvoir n’ôter du monde que la foi et le respect, le christianisme et l’honneur, sauf à garder d’ailleurs tout l’ancien régime, y compris les maîtresses de princes et les gentilshommes de la chambre? Sera-ce dans Rousseau, qui voit si souvent faux, qui déclame tant et qui confond perpétuellement le despotisme du nombre avec la souveraineté de la justice? Sera-ce même chez Montesquieu, que je relis sans cesse, que j’admire passionnément, mais qui, dans son style si fort et si brillant, ne donne guère que la raison du passé, ne célèbre que ce qui n’est plus, et nous ouvre si peu de voies nouvelles, si peu de perspectives sur l’avenir, sauf son fâcheux pronostic, que je ne veux pas admettre : L’Europe se peindra par les gens de guerre ?

« Je ne parle pas de notre XVIIe siècle, aussi grand, mais non pas plus grand dans l’éloquence et les lettres que dans la science de la guerre et dans le gouvernement : il est admirable, mais il vivait d’une autre vie que la nôtre; il met la grandeur dans le pouvoir absolu corrigé par le sentiment de la gloire. Ce n’est pas là ce qu’il nous faut, ni ce qui est possible aujourd’hui. Il fait coexister la dignité des classes, l’honneur des individus, le génie des écrivains et la toute-puissance du monarque. Aujourd’hui, sans liberté parlementaire et civile, nous n’aurions que la nullité des classes, la servitude intéressée des individus, et le despotisme onéreux au dedans et sans force à la frontière. Inspirer en France l’esprit de justice et de liberté, faire des hommes publics, créer une génération dévouée à la défense et à la science des intérêts de l’état, c’est là l’œuvre du patriotisme, et l’intérêt bien entendu de la royauté, dont je suis fort partisan, vous le savez, pourvu qu’elle soit française et libérale. « Pour cela, le XVIIIe siècle ne nous donne rien, quoiqu’il ait eu par momens, à la tête des affaires, de grands hommes de bien, Turgot, Malesherbes. Mais ce n’étaient pas des hommes de bien assez armés en guerre; ils n’auraient pas vécu dans le feu des débats publics; ils n’auraient pas discipliné une assemblée par l’ascendant de la raison munie d’éloquence. Mirabeau seul était capable de cela; mais la maison était en ruine, quand on l’appela pour la soutenir; il ne parut lui-même qu’un homme de destruction. Parlement, noblesse, royauté qu’il voulait garder, il abattait tout à coups de hache, et il mourait au milieu de cette démolition, sans qu’on voie ce que vivant il aurait pu faire pour en relever quelque chose. Par-là, ses discours ont peu d’application pour nous. Lorsqu’il n’était que véhément ou emporté par le souffle du temps, il nous paraît déclamateur. Que nous fait aujourd’hui d’ailleurs la déclaration des droits de l’homme et la constitution civile du clergé? Qui concevrait le droit de paix et de guerre comme Barnave ou Mirabeau retendaient ou le resserraient? Il nous faut maintenant quelque chose de plus précis et de plus pratique. Il ne s’agit pas des droits de l’homme, mais de garanties légales bien déterminées pour le citoyen; pas de tribunaux d’exception, commissions militaires ou autres : personne distrait de ses juges naturels; le jury pour tous les crimes ou délits politiques, et les délits de la presse compris dans cette catégorie : tout cela est simple et d’une logique usuelle; tout cela se coordonne et se tient. De Serre a posé là-dessus les vrais principes, et, il faut en convenir, admirablement. Je ne connais rien, en débats législatifs, au-dessus des mémorables discussions sur la loi de la presse en 1819 : ce sont des vérités acquises. Un peuple serait bien à plaindre de les oublier jamais. Il peut y avoir ensuite des réactions, des reviremens de majorité, des mutilations partielles du droit; mais le principe est fondé, et ce qui en reste ramènera tôt ou tard ce qu’on a perdu.

« Quant au droit de guerre et de paix et à toutes les formes de droit extérieur, nul doute que cela n’appartienne à la royauté, quand il y a royauté ; mais par le fait aussi, tout cela relève indirectement des chambres par le vote de l’impôt et la fixation des dépenses et des recettes de l’état, car on ne fait la guerre qu’avec de l’argent, beaucoup d’argent, et les chambres seules peuvent donner l’argent du pays.

«La monnaie est marquée à l’effigie du prince; mais c’est le peuple seul qui bat monnaie, ou qui du moins par son travail fournit le lingot d’or.

«Mais ne faisons pas de polémique actuelle. Ce que je vous disais donc, c’est que sauf l’imprévu, toujours à prévoir en France, malgré la réaction commencée dès 1820, malgré la guerre d’Espagne votée contre nous et mieux conduite que nous ne l’aurions cru, les principes constitutionnels s’enracinent chaque jour en France, et que ces principes, trop souvent déclamatoires et destructeurs au temps de Mirabeau, sont aujourd’hui précis, sensés, conservateurs. C’est à la science positive, à la connaissance approfondie des affaires, au bon sens parlant juste et bien, qu’il appartient de les accréditer de plus en plus et de les perpétuer. — La France, comme me disait l’empereur au retour de ma mission à Constantinople, a toujours besoin de commander, par les armes ou par l’esprit, et souvent par tous deux; si on lui ôtait l’un et l’autre, elle ne se reconnaîtrait plus, et elle se croirait morte.

«Dieu merci, ce péril est loin; mais il n’est pas impossible. Malgré le juste orgueil de notre renaissance constitutionnelle après 1815, malgré le spectacle de laborieux progrès que donne aujourd’hui la France et l’influence électrique de sa parole dans l’Europe, je ne me fais pas illusion sur l’état général du monde; j’ai souvent regardé d’un œil fixe, dans le cabinet de mon camarade Haxo, cette carte topographique des accroissemens de la Russie depuis un demi-siècle, qui en dit plus que tous les livres. Je vois distinctement cette puissance d’organisation, ces forces immenses amoncelées au nord de l’Europe, et avancées d’un siècle sur nous par la folie de notre grand capitaine. Je me figure de quel œil, là, on doit suivre notre travail de liberté et l’ébullition constitutionnelle des états du Midi. Par momens, je me dis que nos efforts sont peut-être en pure perte, et que nous courons risque de ressembler à ces villes grecques du temps de Philippe[4], qui discutaient admirablement sur la place publique, pendant que de la Macédoine et de la Thrace s’acheminait la phalange organisée qui devait les asservir; mais je me réponds bien vite à moi-même qu’une Athènes qui a trente millions d’âmes et peut mettre en campagne douze cent mille soldats est invincible, à moins qu’elle n’ait à jour donné, par une fatalité singulière, réuni tous les peuples contre elle. Son généralissime, son empereur a pu être renversé par la coalition des rois entre eux et des nations avec les rois; mais hors de là, elle seule, avec un drapeau libre et des lois sensées qui lui rallieraient la moitié du monde, elle est inexpugnable. »

Et le général, en achevant ces mots, se levait, marchait à pas précipités, avec un feu d’expression dans les regards inoubliable comme ses paroles.

«Mais, continua-t-il, comme il arrive toujours après de longues guerres, comme il est arrivé en Europe après les conquêtes et les revers de Louis XIV, nous sommes, je le crois, destinés à une longue paix, troublée tout au plus par de courts incidens, par des expéditions de police monarchique, telles que le principe d’intervention en autorise aujourd’hui. Avant que les masses de l’Océan se déplacent de nouveau, avant qu’on revoie au grand complet des états-majors de souverains en campagne et des conscriptions de peuples, il faut bien des années de repos, et qu’une ou deux générations soient mortes ailleurs qu’au bivouac.

«Malgré les fanfares parlementaires de Canning, je crois donc que, de notre vivant, nous n’assisterons pas de rechef à la grande guerre, et tant mieux pour la liberté! mais cette liberté, il faudrait qu’elle se hâtât de former en France des âmes fortes et fidèles, des esprits animés d’un sentiment sérieux du droit et du devoir légal. Des bras, des cœurs de soldat, il n’en manquera jamais! cette terre de France les produit dans chaque sillon. Des esprits patriotes autant qu’éclairés, une succession d’hommes publics poursuivant la même voie, nourris dans les mêmes doctrines, les défendant, les honorant, et ne les exagérant pas, cela est plus difficile! Que de fois nous avons changé (on ne peut presque y penser, sans que la tête ne tourne) ! De la convention au directoire, du directoire au consulat, du consulat à l’empire, de l’empire aux cent jours, et des cent jours aux phases diverses de la restauration, que de principes proclamés, rejetés, repris! que de masques plusieurs fois empruntés! Il est temps que la lumière continue de la vie publique nous donne, par conviction ou du moins par pudeur, des caractères plus fixes, des hommes voués à une cause, à une vérité. Je suis frappé de ce que, sous ce rapport, malgré les misères du temps et les misères de l’homme en général, le régime constitutionnel a déjà fait pour nous, des corruptions publiques qu’il a réprimées ou déshonorées, de la clarté qu’il a portée dans les finances, de l’élan généreux qu’il communique aux esprits, de l’élévation qu’il rend aux lettres, et je reviens à mon dire : qu’à l’enseignement des chambres et du débat public se joigne une forte éducation de la jeunesse, et nous aurons une grande époque de fondation et de durée! Je mets en premier rang, pour cela, ces études approfondies de lettres et de sciences dont l’empereur faisait ses draperies de couronnement, et que je demande pour étais de notre édifice légal.

« Ce n’est pas l’élégante parole de Regnault qui nous convient; ce n’est pas non plus l’avocasserie bruyante de Bedoch ou de Dumolard; c’est la vraie parole politique, une parole grave, nourrie de la connaissance intime des faits, et étendue, enhardie par la méditation philosophique et l’histoire. C’est là le grand ascendant, la prédominance morale de Royer-Collard dans cette chambre, où nous avons tant d’hommes d’affaires habiles et de parleurs diserts. Mais quelles études cet homme a faites toute sa vie ! quel travail de lecture et de réflexion ! J’en suis honteux pour nous, réquisitionnaires de 1792, toujours en campagne depuis, et qui, jusqu’à Waterloo, n’avions pas eu même un seul quartier d’hiver tranquille, pour étudier un peu. »

Le général Foy se calomniait ou se vantait en exagérant ainsi son défaut de savoir. Malgré sa vie errante et guerrière dès l’âge de dix-huit ans, peu d’hommes étaient plus instruits, avaient plus ajouté aux premières études une assidue variété de lectures et d’observations, et mieux saisi les principales parties des grandes connaissances. Nul esprit de notre temps peut-être n’était plus promptement sagace et plus attentif. La science militaire, liée à l’étude de l’histoire, avait été sa passion de jeunesse. Les récits d’Arrien, de Polybe et de César lui étaient présens, comme les campagnes de Turenne et de Napoléon. La plus belle littérature avait charmé sa vive imagination, comme elle colorait son langage.

Depuis son entrée dans la vie sédentaire, ou, comme il disait, dans la rude milice de tribune, nul n’avait appliqué à l’examen approfondi des questions et à l’art de les exposer un travail plus ardent et plus opiniâtre. Je le savais par lui-même, car ce noble esprit était au-dessus de toute dissimulation vaniteuse : malgré les heureux accidens de sa parole soudaine, ses discours le plus librement, le plus hardiment jetés, étaient le fruit d’une laborieuse préparation. Il disait parfois avec modestie qu’il était obligé de suppléer ainsi à ce qui lui manquait d’art et de science générale ; mais en réalité, il ne faisait là que ce que veut la perfection même de l’art en si haute matière. Seulement, par la vivacité de sa nature, son travail solitaire, sa préparation était dévorante, comme la lutte même. Fortement étudié dans tous les documens matériels, médité longtemps, dicté avec ardeur, déclamé à quelques oreilles amies, et souvent à sa noble et spirituelle femme, chacun de ses discours était ainsi un rude et passionné labeur qui se reprenait et s’achevait enfin à la tribune, où le général ne récitait pas de mémoire, mais retrouvait d’instinct et d’enthousiasme tout l’ordre de ses pensées, ses mouvemens, ses images, suppléant de verve à ce qui pouvait manquer encore ou paraître trop faible dans le feu de l’action même.

Je savais tout cela très bien, et j’avais lu quelques pages de ses remarquables récits de la guerre d’Espagne ; je pouvais donc contredire le général, et je le fis en peu de mots. « Oui, me dit-il alors, je me donne beaucoup de peine ; je respecte la tribune, je respecte cette grande mission de traiter en public les intérêts de l’état, de servir ses concitoyens, de les éclairer, de les modérer, car tout cela est dans le mandat étroit du député. Je voudrais donc que, comme en Angleterre, mais par le droit du travail, au lieu d’un privilège de naissance et de fortune, on se préparât de bonne heure à la vie politique; que les études dans la jeunesse, la profession dans l’âge adulte, la manière d’être avocat, propriétaire, industriel, officier, magistrat, concourût à faire des hommes de choix pour la députation, ce but de la notabilité et du patriotisme, cette force incessante du pays, où le pouvoir gouvernant doit trouver tout ce qui fait régner, conseil, action, crédit extérieur, adhésion populaire, et dont il doit par conséquent se servir et non se défier, qu’il doit mettre en vue, et non en cage.

«Quant aux études premières qui peuvent conduire à cette noble vocation, et qui sont si péniblement remplacées plus tard, je cherche parfois quel est le meilleur mode de les fortifier et de les prolonger. Franchement, je ne crois pas que ce soient nos petits clubs de jeunes gens aristocrates ou libéraux. On y fait plus d’esprit de parti que de besogne, et on obtient des succès trop aisés en prenant la facilité, accrue par l’exercice, pour cette improvisation, la seule bonne, qui, lentement nourrie de faits et d’idées, trouve, sous le coup de la nécessité et de la passion, le mot nécessaire. Pour arriver là, j’estime bien plus, je regarde comme bien plus efficace l’étude solitaire, laborieusement faite, l’étude de nos grands anciens.

«Rien ne prépare à la facilité que l’effort. on ne parle puissamment que lorsqu’on a beaucoup médité. Cicéron, Démosthènes, les grands historiens de l’antiquité, voilà les maîtres qu’il faut encore de nos jours aux orateurs politiques. Je l’avouerai seulement, Cicéron a pour moi trop de longueries d’apprêts, comme disait Montaigne; il me paraît trop beau, trop pompeux; il me semble M. Lainé devenu correct et grand écrivain. Je crois que j’aimerais mieux Démosthènes; je dis Démosthènes tel que je le pressens, tel que je le conjecture, car toutes les traductions me le changent et le gâtent plus que de raison, j’en suis sûr. Où est-il donc? Où le trouver dans son langage comme dans sa puissante méthode, dans son attitude et sa physionomie comme dans ses os et ses muscles, que je sens partout ?

«Je ne sais si c’est la faute des mots de notre langue; mais on me le fait lourd et long, même dans un discours assez bref, et j’affirme que sa parole était vive comme son raisonnement, qu’elle saisissait, qu’elle entraînait, qu’elle broyait. Autrement, eût-il été ce que nous dit l’antiquité? eût-il vécu et fût-il mort, comme il a vécu et comme il est mort? « Je crois donc de foi à un Démostbènes dont j’admire la stratégie, l’ordonnance, l’opiniâtre courage, mais dont je ne puis entendre la voix et reconnaître le cri de guerre.

« Voyez, me dit-il alors en jetant la main sur une tablette de mes livres : je ne prendrai point un traducteur vulgaire, ni trop éloigné de nous; je ne choisirai ni le bon abbé Auger, ni Toureil, qui appelle les Athéniens messieurs. Je m’arrête à un de nos maîtres modernes, à un critique justement célèbre, qui, de 89 à 93, avait entendu des orateurs politiques et des hommes éloquens à faire trembler; je le prendrai dans le chapitre où, plein d’admiration pour l’éloquence de Démosthènes, il nous le montre, dans un discours à la fois judiciaire et politique, revendiquant sa vie et tous ses actes de tribune contre les calomnies d’un rival. Eh bien! je l’avouerai, je ne puis me faire à cet exorde, comme l’appelle M. de La Harpe, du plaidoyer de la couronne. Dans Athènes, dans cette ville des grands monumens et des immortels exploits, je cherche un langage digne de l’héroïsme des uns et de la majesté des autres; je cherche, j’attends l’âme de ce Démosthènes qui a lutté dix ans contre Philippe, qui lutte encore contre Alexandre, qui n’est dompté au dedans de lui-même ni par la défaite de Chéronée, ni par la conquête de l’Asie, et qui réclame de ses concitoyens une couronne publique pour son patriotisme, comme un désaveu de leur faiblesse et une protestation contre leur servitude. Le cœur me bondit à cette pensée; j’ouvre la traduction, et je lis : « Je commence par demander aux dieux immortels qu’ils vous inspirent à mon égard, ô Athéniens! les mêmes dispositions où j’ai toujours été pour vous et pour l’état; qu’ils vous persuadent, ce qui est d’accord avec votre intérêt, votre équité et votre gloire, de ne pas prendre conseil de mon adversaire pour régler l’ordre de ma défense. Rien ne serait plus injuste et plus contraire au serment que vous avez prêté d’entendre également les deux parties, ce qui ne signifie pas seulement que vous ne devez apporter ici ni préjugés ni faveur, mais que vous devez permettre à l’accusé d’établir à son gré ses moyens de justification. Eschine a déjà dans cette cause assez d’avantages sur moi; oui. Athéniens, et deux surtout bien grands. D’abord nos risques ne sont pas égaux : s’il ne gagne pas sa cause, il ne perd rien[5]. »

« Où sommes-nous? s’écria vivement le général en interrompant sa lecture. Plaidons-nous une affaire de mur mitoyen? Établir à son grè ses moyens de justification, gagner ou ne pas gagner sa cause, est-ce là ce que j’attends de cette lutte à mort entre deux ennemis, sur leur politique, leur vie entière, leur part à chacun dans la gloire ou l’oppression d’Athènes? On aura beau me dire :

Que le début soit simple et n’ait rien d’affecté;

je cherche là Démosthènes et ne le retrouve pas, même à cet état de dignité calme et de méditation imposante qui précède l’ardeur de la parole. J’éprouve le même mécompte dans la suite du discours; je me perds dans les décrets et les dépositions de témoins cités et commentés par l’orateur; je cherche cette parole de feu qui incendiait la Grèce.

«— En vérité, général, repris-je alors, votre indignation de bon goût m’instruit plus que toutes choses et me prouve ce que je soupçonnais : que le seul art pour traduire Démosthènes serait, en le lisant beaucoup, d’arriver à le sentir, à le prendre sur le fait, comme vous le devinez, vous autres orateurs, puis de le traduire bien littéralement, avec des mots expressifs qui rendent, s’il est possible, l’ordre, le mouvement, la couleur de ses paroles et comme l’accent de sa voix. Ce mot à mot, par exemple, vous choquerait-il? ajoutai-je en prenant quelques pages retravaillées bien des fois :

« Avant tout, ô hommes athéniens! je supplie dieux et déesses ensemble que le bon vouloir dont je suis animé sans cesse pour la ville et pour vous tous, je le retrouve en vous tout entier pour moi au combat de ce jour; puis, ce qui importe souverainement à vous, à votre religion et à votre gloire, que les dieux vous inspirent de ne pas prendre mon adversaire pour conseil sur la manière dont vous devez m’entendre (ce serait une bizarre injustice), mais de consulter les lois et votre serment, où, parmi toutes les autres conditions de justice, est écrite aussi celle d’écouter semblablement les deux adversaires. Et cela ne consiste pas seulement à n’avoir rien présumé sur eux et à leur partager également votre bienveillance, mais encore à les laisser chacun disposer son ordre d’attaque et de défense, comme il l’a voulu et l’a prémédité. J’ai dans ce combat plusieurs infériorités devant Eschine, deux surtout, ô hommes athéniens! deux grands désavantages : l’un de ne pas lutter pour un prix égal; car ce n’est pas chance pareille aujourd’hui, pour moi de déchoir de votre faveur, ou pour lui de ne pas emporter son accusation. »

« — Bien, me dit le général. Mon admiration n’est plus dépaysée par quelques méchans mots. Je ne suis plus au greffe de la Tournelle; je sens l’air libre et le jour de la place publique d’Athènes. Jusqu’à cette invocation aux dieux et aux déesses ne m’étonne pas trop devant les statues sublimes du Jupiter olympien et de la Minerve éloquente et guerrière. Mais poursuivez, je vous prie.»

Je repris alors ma lecture. «Moi, si... Mais je ne veux pas commencer par une parole de fâcheux augure. Lui, au contraire, bien à l’aise, n’expose rien, en m’attaquant. Mon second désavantage, c’est que par nature il appartient à tous les hommes d’écouter volontiers sur autrui le blâme et l’invective, et d’être fatigués de ceux qui se louent eux-mêmes.

« De ces choses donc, celle qui plaît et attire lui a été donnée, et moi, pour dire le mot, celle qui est importune à tous m’est laissée en partage. Et si, par précaution contre ce danger, je ne raconte pas les choses que par moi-même j’ai faites, je paraîtrai n’avoir ni de quoi repousser les accusations qu’on m’intente, ni de quoi justifier mes titres à vos honneurs; et cependant, si je touche à ce que j’ai fait, à mes actes politiques, je serai contraint à parler souvent de moi.

« Je tâcherai donc de le faire le plus modérément qu’il est possible, et cette nécessité, que la situation même m’impose, celui-là seul en est justement responsable, qui a voulu établir un tel combat; mais vous, ô juges, vous reconnaîtrez, je crois, que ce combat m’est commun à moi autant qu’à Ctésiphon, et que ce n’est pas de ma part qu’il mérite moins d’efforts. Se voir dépouillé de tout est en effet une intolérable souffrance, surtout si elle nous arrive par la main d’un ennemi, surtout encore si c’est votre bienveillance et votre affection qu’elle nous enlève, et d’autant plus que les avoir acquises est le plus grand des biens. La lutte étant donc engagée sur cela même, je vous adjure et vous supplie tous également de m’écouter avec équité, comme les lois l’ordonnent, ces lois que Solon, d’abord qu’il les fonda dans un esprit tout affectueux pour vous et tout populaire, voulut rendre souveraines, non pas seulement par l’inscription publique, mais par le serment que vous leur prêtez tous avant de juger. Il ne se défiait pas, en cela, de vous, je le crois; mais il voyait que, contre les griefs et les calomnies dont s’arme l’accusateur par l’avantage de parler le premier, il n’est pas possible à l’accusé de prévaloir, à moins que chacun de vous qui jugez, gardant fidèle respect aux dieux, n’accueille avec même bienveillance les choses justes dans la bouche de celui qui parle le dernier, et, donnant à l’un et à l’autre audience également favorable, ne forme ainsi son jugement sur le débat entier.

« Ayant donc aujourd’hui, comme il me semble, à donner le compte de toute ma vie, et aussi des choses que j’ai faites en commun avec l’état, je veux, ainsi qu’au commencement, invoquer de rechef tous les dieux, et en face de vous, je les supplie d’abord que tout le bon vouloir dont je suis animé sans cesse pour la ville et pour vous tous, je le retrouve en vous pour moi, au combat de ce jour; puis, ce qui doit profiter à votre bonne renommée, à la religion de chacun de vous, que les dieux vous inspirent de le discerner dans cette accusation. » « — A la bonne heure, dit le général, j’entrevois Démosthènes : il y a bien encore çà et là quelques paroles qui languissent et que je mets à votre compte; mais en principe vous devez avoir été écho fidèle, car vous m’avez ému. Quel cœur de citoyen on sent là! quelle gravité, quel calme dans la véhémence! quelle puissance de mépris !

« Ah! je conçois la grandeur qu’aura cette défense d’un homme où est enfermée l’apologie d’un peuple et la justification des derniers et stériles combats qu’il a livrés pour la liberté de la Grèce. Au fond, c’est Athènes qui va juger si, dans sa défaite, elle mérite encore une couronne. Pour Athènes, Chéronée était mieux qu’un Waterloo, car elle y combattait aussi l’étranger, mais pour elle-même et non pour un maître intérieur. Et cependant nous aussi, nous avons mérité la couronne civique au pied du mont Saint-Jean, sous ces pics hérissés de feu, sous ces batteries plongeantes, car ce n’est pas le succès, mais le dévouement qui fait la gloire; et ce que nous défendions là, c’était le sol et le-drapeau, la substance et le signe extérieur de la patrie. Que n’avions-nous alors à défendre aussi des lois, des institutions, des mœurs publiques, une liberté ancienne et inviolable! Cette garde-là ne serait pas tombée à Waterloo; elle se fût relevée dans chaque village français. De la Loire au Rhin, elle eût couvert et revendiqué le sol de la France. Mais j’ai tort, dit le général; pas de regards en arrière, à de si courtes distances; pas de ces revues d’un passé récent qui importune comme un remords inutile, qu’on touche presque et qu’on ne peut changer. Soyons encore dans l’antiquité.

«A travers ce bon abbé Auger que j’ai voulu lire cent fois, comme on cherche impatiemment à déchiffrer, sous une mauvaise écriture, une nouvelle qui intéresse, j’ai présent le squelette de Démosthènes, sa nerveuse méthode, son bras tendu pour écarter les vains obstacles; je le crois bien, il n’accepte pas pour commencement de son discours les questions de forme et de droit; il court à ce qu’il a de commun avec le peuple, son juge : la question de courage et de liberté, l’entreprise, même malheureuse, pour l’indépendance de la Grèce. On dirait qu’il ne daigne pas même s’occuper de son honneur privé jusqu’à ce qu’il ait relevé l’honneur public d’Athènes, le drapeau de la guerre sainte contre Philippe; mais revoyons, je vous prie, un peu au vrai, s’il est possible, avec quelles couleurs il a retracé cette division des Grecs, présage de leur servitude, ces accroissemens de Philippe, despote et conquérant, et cette corruption qui est de tous les temps, et qui achemine si facilement les peuples au pouvoir absolu. Il y a, sous ce rapport, dans Démosthènes mille traits historiques toujours contemporains, toujours applicables. Il n’y a plus là d’antiquité. L’intérêt égoïste, la corruption, cela est toujours vieux, toujours jeune, toujours vrai. Cherchons le passage sur l’abaissement et l’accaparement des villes grecques par Philippe, sur les trahisons des principaux et la servitude de tous, pour le loyer de vente de quelques-uns. »

Je tournai quelques feuillets, et je lus le passage suivant[6] :

« Les villes de la Grèce étaient alors malades, ceux qui avaient le gouvernement et l’action étant gagnés par des présens, corrompus à prix d’or, et les particuliers, la foule, d’une part sans prévoyance de l’avenir, et d’autre part leurrée à l’attrait du repos et de l’inertie, tous enfin affectés de l’un ou de l’autre de ces maux, chacun croyant d’ailleurs que le danger ne viendrait pas jusqu’à lui, mais qu’aux dépens du péril des autres, il garderait en sûreté ce qu’il possède, pourvu qu’il le voulût sérieusement. Mais bientôt il advint, ce me semble, que les peuples, pour prix de leur grande et inopportune indolence, perdirent leur liberté, et que les chefs, ceux qui croyaient avoir tout vendu, hormis leur personne, comprirent qu’ils s’étaient tous vendus eux-mêmes les premiers; car, au lieu de ces noms d’amis et d’hôtes dont ils étaient salués quand ils s’étaient livrés pour argent, désormais ils s’entendent appeler sycophantes, ennemis des dieux, et autres noms qui leur vont si bien. C’est justice, car personne, ô hommes athéniens, à l’heure où il donne de l’argent, n’a en vue l’intérêt du lâche qui le reçoit. Personne, une fois maître de ceux qu’il a achetés, ne prend le traître pour conseil sur ce qui reste à faire. Autrement il n’y aurait rien de plus fortuné que le traître; mais il n’en va pas ainsi, non, il n’en va pas ainsi! Comment donc! il s’en faut de tout.

« Aussitôt que celui qui aspire à dominer s’est mis en possession des affaires et se sent maître des hommes qui les lui ont vendues, connaissant bien leur corruption, alors surtout, alors il les hait, les soupçonne et les crosse du pied. Soyez bien attentifs à cela, car, si le moment de semblables transactions est passé, le moment d’en bien connaître est toujours là pour les esprits sensés. Lasthenès était nommé l’ami de Philippe jusqu’au jour où sa trahison livrait Olynthe, Timolaüs jusqu’au jour où il perdait Thèbes, Eudic et Simos de Larisse jusqu’à ce qu’ils aient mis la Thessalie sous Philippe. Après cela, chassés, outragés, en butte à tous les maux, de ces traîtres la terre a été remplie. Qu’est devenu Aristrate à Sicyone et Périlaüs à Mégare? Ne sont-ce pas les balayures de la terre? Et de là peut se voir clairement que qui défend le mieux son pays, qui résiste le mieux à de tels hommes, celui-là, ô Eschine, vous ménage, à vous autres traîtres et mercenaires, l’occasion d’être payés, et c’est grâce au nombre et à la fermeté de ceux qui, contredisent vos projets que vous êtes maintenus en sûreté et en salaire; car, abandonnés à vous-mêmes, dès longtemps vous seriez perdus. »

— «Quelle peinture! quelle leçon! interrompit vivement le général. Quelle image de tous les temps! L’avidité des corrompus, l’apathie de la foule, le calcul de quelques habiles, et finalement l’ingratitude très-juste des corrupteurs : on ne dira pas, j’espère, qu’il n’y a rien là de pratique pour nous; que c’est un autre monde, une autre société. Je tiens cela pour vrai dans le présent, pour vrai dans l’avenir; mais, franchement, cela m’intéresse moins, par l’excès même de la ressemblance. Ce qui me ravit dans l’antiquité, ce que je saurais gré de voir exhumer, comme une statue dont les belles proportions nous étonnent, c’est ce qui s’éloigne de notre égoïsme moderne, de notre esprit mercantile, sujet à passer trop vite de l’intelligence des arts utiles au trafic des personnes. Demandons aux anciens de préférence ce qui est rare parmi nous, les illusions de gloire et d’enthousiasme, illusions bien justement appelées ainsi du temps de Démosthènes, car elles ne purent rien sauver, rien prévenir. Et cependant ce n’est que lorsque ces illusions-là sont tout à fait mortes qu’un peuple tombe en décadence. Nous en sommes loin, j’espère, si la liberté se conserve en France. Mais voyons aujourd’hui cette noble inspiration dans l’homme qui ne voulut pas survivre à la liberté de son pays.

— « Mon travail, peu digne de Démosthènes et de vous, n’est pas achevé, dis-je au général : j’aurais besoin de votre aide. J’ai lu quelque part qu’un livre des Sections coniques d’Apollonius, perdu dans l’original grec, ne s’étant retrouvé que dans une version arabe, un célèbre mathématicien, Viviani, qui ne savait pas un mot d’arabe, et un honnête arabisan, Abraham Echellensis, qui ne savait pas un mot de mathématiques, se réunirent pour interpréter ce texte unique, et qu’il s’en fit ainsi une très bonne traduction. Il faudrait de même, général, pour donner l’idée de cette magnanimité de Démosthènes, joindre à mon grec de collège votre âme oratoire, ou, pour dire plus, votre âme guerrière et les épreuves de votre vie; car, je le crois, ce Démosthènes tant calomnié, dont la jeunesse, avant d’être toute dévouée à la patrie, est mêlée de quelques faiblesses ou de quelques obscurités, fut un cœur héroïque. Je ne sais s’il s’est mal battu à Chéronée; mais il y avait plus de courage et de péril à faire décréter la guerre et à l’organiser, qu’il n’y en aura jamais dans aucun combat, et vous savez d’ailleurs comment il est mort.

— «Voyons, dit le général, ce qu’il a dit dans cette dernière défense de sa vie publique : prenons votre traduction, et ne comptez pas sur la nôtre. La chose fût-elle possible, je n’en ai pas le temps; je suis pour cela trop occupé à mettre en pièces les marchés Ouvrard sur le dos de M. de Villèle. »

Et, feuilletant avec rapidité mes pages incomplètes, il tomba, comme d’instinct, sur le passage mémorable où Démosthènes, après avoir résumé, comme il résume, tout ce qu’il avait espéré, conseillé, machiné pour la guerre contre Philippe, déclare avec serment que, si la défaite eût été prévue comme infaillible, il aurait encore fallu tenter l’entreprise et livrer la bataille. Il y attacha les yeux avec passion, et, se levant, il lut à haute voix, pour un seul auditeur, ce que Démosthènes appelait le paradoxe de son discours, la pleine revendication du projet de guerre après la défaite :

« Puisque cet homme[7] insiste tant sur le hasard des événemens, je veux lui opposer en réponse un hardi paradoxe : et, par Jupiter et tous les dieux, que nul de vous ne s’étonne en cela de mon exagération! mais que chacun considère avec bienveillance ce que je dis! Si les choses de l’avenir nous avaient été manifestes à tous, si tous les avaient sues d’avance, et que toi, Eschine, tu nous les aies prophétisées et attestées avec tes cris et tes beuglemens, toi qui n’as pas soufflé mot, alors même Athènes n’aurait pas dû se départir de la voie qu’elle a suivie, pour peu qu’elle tînt compte de sa gloire, de ses ancêtres et de la postérité. Aujourd’hui, en effet, elle paraît avoir échoué dans une entreprise, ce qui est la chance commune à tous les hommes, quand la Divinité le veut ainsi; mais alors, après s’être elle-même jugée digne de se mettre à la tête des autres, elle eût encouru le reproche d’avoir ensuite abandonné la place et livré tous les peuples à Philippe.

«Si elle eût quitté de tels biens sans combat, lorsqu’il n’est pas de périls que nos ancêtres n’aient affrontés pour les défendre, quel homme ne t’aurait pas conspué? Car le mépris ne serait pas retombé sur Athènes ni sur moi; mais alors de quels yeux, par Jupiter! oserions-nous regarder les hommes qui arrivent dans cette ville si, les choses en étant où elles en sont aujourd’hui, et Philippe élu général et maître de tout, le combat, pour qu’il n’en fût pas ainsi, eût été soutenu par d’autres, en dehors de nous, et cela lorsque la ville d’Athènes, dans les temps qui ont précédé, n’avait jamais, un seul moment, préféré une sûreté sans honneur aux périls cherchés pour la gloire?

« Qui des Hellènes, qui des barbares ignore que, soit les Thébains, soit les Lacédémoniens, maîtres avant eux, soit même le roi des Perses, auraient concédé volontiers de tels biens à la ville d’Athènes, avec la liberté de prendre la part qu’elle eût voulue et de garder ce qu’elle avait, pour peu qu’elle eût consenti d’obéir et de laisser à un autre la domination sur la Grèce? Mais cela n’était pas, à ce qu’il parait, dans les usages héréditaires des Athéniens d’alors, ni supportable pour eux, ni conforme à leur génie, et dans toute la durée des âges il ne fut jamais au pouvoir de personne de persuader à cette ville de se tenir, sous la main d’oppresseurs puissans et injustes, dans un tranquille esclavage. Mais lutter sans cesse, aventurer son salut, pour les plus nobles prix de l’honneur et de la gloire, voilà ce que, dans tous les temps, Athènes a fait avec constance. Et cela, vous le jugez si digne en soi, et si d’accord avec nos mœurs, que vous réservez surtout vos éloges à ceux de nos ancêtres qui l’ont pratiqué. C’était justice : qui n’admirerait, en effet, la vertu de ces hommes capables de quitter la patrie et la ville, montant sur des galères, pour ne pas se soumettre, alors que, Thémistocle leur ayant conseillé ce départ, ils l’élurent aussitôt pour chef, et Cyrcile, au contraire, leur parlant d’obéir, ils le lapidèrent sur place, et non pas lui seulement, mais vos femmes, la sienne; car les Athéniens d’alors ne cherchaient pas l’orateur ni le général grâce auquel ils pourraient jouir d’une heureuse servitude : ils ne croyaient pas même digne d’eux de vivre, s’il ne leur était donné de vivre libres. Chacun d’eux pensait qu’il avait été mis au monde non pas seulement pour son père et pour sa mère, mais aussi pour son pays. Quelle différence y a-t-il entre ces deux choses? La voici. L’homme qui se croit né seulement pour ses parens attend la mort fixée par l’ordre du destin et venant d’elle-même à son heure; mais celui qui se croit aussi né pour sa patrie veut mourir pour ne pas la voir esclave, et il juge plus affreuses que la mort les humiliations et les injures qu’il faut subir dans une ville asservie.

« Si donc je me hasardais à dire que c’est moi qui me suis mis en avant pour vous inspirer des pensées dignes de vos aïeux, il n’est personne qui ne dût avec raison me prendre à partie; mais aujourd’hui, moi, je confesse que de telles déterminations étaient les vôtres, et je prouve qu’avant moi Athènes avait à elle cette manière de penser. Une part d’action auxiliaire dans chacune des choses qui ont été faites, voilà ce que je dis m’appartenir aussi. Mais cet homme, au contraire, qui incrimine tout, et vous ordonne d’être implacables pour moi, comme pour l’auteur des alarmes et des dangers de la ville, en même temps qu’il aspire à me dépouiller, dans le présent, d’un titre d’honneur, il vous arrache à tout jamais votre gloire; car, si par cette considération que ma politique n’a pas été la meilleure vous condamnez Ctésiphon, vous paraîtrez avoir failli vous-mêmes dans le passé, et non pas seulement avoir succombé à la malignité de la fortune. Mais il n’en est pas ainsi : non, vous n’avez pas failli, hommes athéniens, en ayant choisi le côté du péril à braver pour l’indépendance et le salut de tous. Non, je le jure par ceux qui s’exposèrent les premiers à Marathon, et par ceux qui étaient rangés en bataille à Platée, et par ceux qui combattirent à Salamine et aussi à la journée d’Artémise, et par beaucoup d’autres gisant aujourd’hui sous la pierre dans nos monumens publics, vaillans hommes que la ville, les jugeant dignes du même honneur, a tous également ensevelis, ô Eschine! et non pas ceux-là seulement qui avaient réussi ; elle était juste en cela, car l’œuvre des hommes de cœur, tous l’avaient accomplie; mais ils avaient eu la part de destinée que le Dieu avait faite à chacun d’eux. »

J’écoutais, sous la voix grave et passionnée du lecteur, ce serment immortel, reconnaissant à peine mes faibles paroles françaises, que remplaçait l’accent d’une âme antique, et, suspendu entre le souvenir de l’original qui retentissait tout bas en moi et l’expression vivante qui m’en rendait le sens véritable et toute la grandeur, je sentais pour ainsi dire dans chaque son une sympathie, une complicité généreuse de l’éloquent général avec l’héroïque orateur de la liberté grecque. Ce sentiment d’un périlleux effort tenté sans succès, et qu’il aurait fallu tenter malgré la certitude du revers, jaillissait comme un cri du cœur, et confondait, à deux mille ans de distance, deux douleurs patriotiques dans un même élan de résignation enthousiaste.

Je restais muet d’admiration devant l’œuvre de Démosthènes ainsi interprétée, ainsi retrouvée : la lecture inspirée avait anéanti la traduction, à peu près comme une admirable harmonie, jetée par l’artiste sur les lignes d’un libretto, remonte, par-delà les paroles, à la pensée première, à la passion du personnage, à son agonie de douleur ou à sa crise de délivrance, et traduit directement par la musique ce que la langue n’avait pas exprimé.

« Que cela est beau! reprit lentement le général, comme épuisé par ce court, mais complet effort. De quelle main cet homme relève le peuple auquel il s’associe ! et à quel degré il se relève lui-même en se rendant indépendant de la destinée, et en se proposant un but moral plus haut que le succès et qui n’en a pas besoin ! A la guerre, dans le monde, dans la vie publique, partout, il faut ainsi se faire un idéal de devoir et d’honneur, en dehors de tout calcul sur les chances de succès, et même avec la chance contraire volontairement choisie. De cette sorte, on n’est jamais trompé, car dans l’amertume des revers, il reste au cœur la satisfaction et la justice de l’entreprise. Les peuples, comme les individus, doivent ainsi se faire une perspective dominante, un horizon de gloire. De nos jours, près de nous, nous voyons tomber et avorter bien des tentatives de liberté. Vaudrait-il mieux cependant qu’elles n’eussent pas été faites? et l’essai même n’est-il pas une protestation, et la protestation un accroissement du droit?

« Je ne suis pas encore, ajouta-t-il, pleinement assuré des progrès continus de la France dans la noble carrière où elle est entrée. Ce n’est pas l’étranger que je redoute pour elle : sans lui, elle peut pécher par excès ou par inconstance; mais qui voudrait, n’importe l’avenir, que la France n’eût pas donné un si bel exemple? Qui voudrait qu’elle n’eût pas travaillé à cette œuvre glorieuse du gouvernement constitutionnel, de l’impôt librement voté, de la loi librement faite, du droit individuel garanti, de l’arbitraire aboli, du droit public fondé sur la liberté de chacun et la puissance de tous, dans les limites de la loi? »

En achevant ces mots, le général prit congé de moi, pour aller à la chambre, me laissant sous une impression bien souvent présente depuis à mon souvenir, mais qu’aucune parole de moi ne peut assez rendre. Peu de jours après, à l’occasion des comptes de la guerre d’Espagne, et d’une de ces liquidations financières, conclusion finale de la gloire dans nos temps modernes, il prononçait son dernier et en même temps son meilleur, son plus simple, son plus austère discours. Quelques mois encore, et il n’était plus : la tribune avait consumé ce noble survivant de la guerre; à cinquante ans à peine, le général Foy, dans toute la vigueur de son talent, dans le progrès de sa raison politique, au milieu d’une estime justement croissante et d’une admiration salutaire à l’esprit public, était enlevé, je ne dirai plus à son parti, mais à la France, qu’il eût servie dans toutes les épreuves avec non moins de modération et d’énergie honnête que Casimir Périer; et il laissait seulement, dans le spectacle inouï jusqu’alors de ses obsèques vraiment nationales, une grande leçon trop tôt perdue pour notre oublieuse patrie.


VILLEMAIN,

Membre de l’Académie Française.

  1. Plinii Historiœ naturalis lib. XXXV, c. 36.
  2. Thucyd, Hist, lib. Ier, § 70.
  3. Aristot, Rhet, lib. II, c. 12.
  4. « Lorsque le colosse russe aura un pied aux Dardanelles, un autre sur le Sund, le vieux monde sera esclave; la liberté aura fui en Amérique. Chimères aujourd’hui pour les esprits bornés, ces tristes prévisions seront un jour cruellement réalisées, car l’Europe, maladroitement divisée comme les villes de la Grèce devant les rois de Macédoine, aura probablement le même sort. » (Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers, tome VIII, p. 448.) Cette réflexion confirme l’inquiétude et le parallèle qui se présentaient à l’esprit du général Foy, et nous regrettons qu’elle ne soit pas, chez le célèbre historien, accompagnée du démenti motivé que le général opposait, sur ce point, à ses propres craintes.
  5. Cours de Littérature ancienne et moderne, par La Harpe, t. II, p. 220.
  6. Demosth. Oper, t. 2.
  7. Orat. grœ. ; t. I, p. 294, 295, 296.