Souvenirs de la vie militaire en Afrique/01

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UNE


CAMPAGNE D’HIVER


SOUVENIRS DE LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.


Séparateur


Durant dix années d’hésitations et de cruelles expériences, nous avions cherché à dominer l’Algérie avec de lourdes colonnes et de gros canons. Aussi nos succès restaient-ils sans résultat : nous battions l’ennemi, mais nous ne l’avions pas dompté, lorsque M. le maréchal Bugeaud mit en pratique ce système mobile et hardi qui enlaçant dans un réseau de fer le pays tout entier, amena la soumission et la paix générale. Cette dernière période de la guerre est peut-être la moins connue et pourtant la plus curieuse. Rarement la patience et l’énergie de nos soldats furent mises à une plus rude épreuve. Il n’y eut plus de saisons : pluie ou soleil, neige ou vent du sud, rien n’arrêta nos colonnes. La terre devint le lit de chaque jour, le bivouac le seul asile du repos, et l’on compta les heures que l’on passait aux casernes.

La pénible campagne de 1845 à 1846 semble le couronnement de cette longue série d’efforts et de marches incessantes. La révolte s’étendit alors sur l’Algérie entière : il fallut toute l’activité de M. le maréchal Bugeaud et l’héroïque bravoure de nos troupes pour la comprimer ; mais enfin nous sortîmes victorieux de la lutte. Quelques souvenirs de la campagne si habilement conduite et si heureusement terminée donneront peut-être une idée de ces rudes combats, de ces razzias aventureuses, par lesquels se préparait la pacification de l’Algérie. Il n’est pas d’ailleurs aujourd’hui sans à-propos de dire au milieu de quels travaux, de quels périls quotidiens se sont trempés et aguerris nos soldats et nos officiers d’Afrique. Nos orages politiques ont mis en relief quelques-uns des hommes formés à cette âpre école, et fait apprécier l’esprit de ces vaillantes colonnes dont le dévouement vigilant assura et conserve encore à la France une magnifique conquête. Se retourner vers les temps de fatigues et de luttes qui ont précédé en Algérie le régime actuel, ce n’est donc pas se distraire tout-à-fait du présent : il y a là tout un passé que nos discordes civiles ne sauraient nous faire oublier, et qu’elles doivent même nous porter à interroger avec plus de curiosité.


I.

On touchait à l’automne de 1845. Depuis quelque temps déjà, une légère fermentation s’était manifestée parmi les Flittas[1] : l’impôt ne rentrait qu’avec difficulté ; des assassinats avaient été commis, et de nombreux rapports arabes signalaient les menées sans cesse renaissantes du chériff Bou-Maza. M. le général de Bourjolly, commandant la subdivision de Mostaganem, jugea nécessaire de se porter au centre du pays pour mettre fin à ce commencement de désordre. Rien, du reste, n’indiquait que l’on dût rencontrer la moindre résistance. Au dire de ceux qui se prétendaient les mieux renseignés, quelques amendes et la présence des troupes auraient bientôt fait rentrer tout le monde dans le devoir, et nous devions revenir à Mostaganem sans avoir tiré un coup de fusil.

Douze cents hommes d’infanterie, cent quarante chevaux du 4e chasseurs d’Afrique et deux pièces d’artillerie de montagne bivouaquaient donc, le 18 septembre 1845, sur le territoire des Béni-Dergoun, au pied des plateaux des Flittas, dans un endroit connu sous le nom de Touiza, et, le lendemain 19, à trois heures du matin, les clairons et les trompettes, en sonnant la diane, faisaient retentir les échos de la vallée. À la première fanfare, tout s’éveilla. Le fantassin, à peine debout, roula sa petite tente sur son sac déjà fait, pendant que le chasseur d’Afrique, salué par les joyeux hennissemens de son cheval, allait retrouver ce fidèle compagnon de ses fatigues et lui porter la provende du matin. Les mulets patiens se laissaient gravement charger de leurs fardeaux. Tout s’agitait avec calme. Encore quelques instans, et la ville improvisée allait disparaître. Déjà le froid du point du jour se faisait sentir sans nous piquer trop vivement. Assis au coin d’un feu improvisé, nous pestions contre le général, qui, après nous avoir réveillés de si grand matin, ne donnait pas encore le signal du départ. En ce moment, le colonel Berthier revint de l’état-major. « Messieurs, nous dit-il, faites charger les armes ; je ne sais trop quelles sont les nouvelles, mais il paraît que les Flittas, soulevés par Bou-Maza, se disposent à nous disputer le défilé de Tifour. La colonne suivra en effet ce chemin, pendant que la cavalerie passera par Zamora, ainsi que le goum[2] du khalifat Sidi-el-Aribi[3]. Le peloton de M. Paulz d’Yvoie restera seul avec le général et lui servira d’escorte. Allons, messieurs, hâtons-nous, et, dans dix minutes, en marche sans sonneries. »

Ceux d’entre nous qui connaissaient l’histoire de cette partie de l’Afrique ne furent pas étonnés de la menace des Flittas. Toujours remuans, agités, indociles au joug, même au temps des Turcs, ils n’avaient jamais reconnu qu’avec peine l’autorité de la France. Constamment excité par les prédications fanatiques des Cheurfas, cet esprit de lutte et de haine trouvait un puissant secours dans les difficultés dont le pays des Flittas est hérissé. Pour arriver à ces hauts plateaux formant la plus grande partie de leur territoire, mamelons sans fin de terres admirables et fertiles au-delà de tous les rêves, il faut traverser des défilés boisés du plus difficile accès : buissons de lentisques mêlés de chênes verts offrant partout un abri et une embuscade ; ravines et déchiremens de terrain où se peuvent cacher des milliers d’ennemis. Vous avez vu à Versailles ces arbres touffus, arrondis par le ciseau des jardiniers de la vieille école française : eh bien ! dans le pays des Flittas, Dieu est le seul jardinier ; mais, pour le plus grand tourment des généraux qui doivent y mener des colonnes, il a donné aux lentisques la forme des plus parfaits quinconces des jardins de Louis XIV. À l’est, une partie de ce territoire que l’on nomme Guerboussa est presque impénétrable : c’est la citadelle, le repaire, où pendant long-temps les Flittas, ces rebelles incorrigibles, ont toujours trouvé un refuge. Montagnes affreusement déchirées, ravines succédant aux ravines, partout des bois épais, des cavernes aux entrées étroites disparaissant au milieu des taillis et des terres grisâtres, voilà le Guerboussa.

Les Arabes ont un dicton : « Quand la queue des chevaux se hérisse, c’est signe de poudre ! » La veille, nous faisions en riant cette remarque, et aujourd’hui le hasard ou la fortune donnait raison au proverbe guerrier. Toujours est-il que nous battre était pour nous une grande joie. Tout fut bientôt prêt, et, suivant au trot le goum du khalifat Sidi-el-Aribi, nous voilà, le cœur gai et alerte, prenant la direction de Zamora. À la fontaine de ce nom, pendant une halte d’un instant, chaque officier passa l’inspection de son peloton. Les chevaux furent resanglés ; on revit le paquetage ; on examina l’amorce des fusils, puis, toutes choses en bon ordre, on sonna la marche. Soixante-dix chevaux dans chaque escadron, ni plus, ni moins, composaient notre force régulière ; mais c’étaient de vrais chevaux, de vrais soldats que conduisait un vaillant capitaine, le colonel Berthier.

Déjà l’on entendait, du côté de la route que suivait la colonne, les coups de fusil d’abord rares et incertains, bientôt plus nombreux, se succédant sans interruption, puis les obus dominant tout ce tapage de leur grosse voix. Quant à nous, toutes les parties du bois que nous traversions étaient d’une fraîcheur délicieuse. Les oiseaux, effrayés par le bruit de nos pas, s’enfuyaient seuls en poussant de petits cris d’alarme et allaient porter plus loin leurs chansons et leur gaieté. Dans la direction de Tifour, la fusillade redoublait toujours, et, malgré l’aspect tranquille du bois, nous nous tenions sur nos gardes dans la crainte d’une surprise, quand tout à coup les gens du khalifat s’en viennent au galop nous annoncer que l’ennemi est devant nous. Alors nous prenons le trot et, lui courant sus au milieu du fourré, nous dispersons un parti de deux cents chevaux qui s’en venait de Calah pour rejoindre Bou-Maza. Notre marche, plus rapide que celle de la colonne, qui avait été obligée de s’entourer d’un réseau de tirailleurs, nous eut bientôt portés sur les plateaux qui précèdent Dar-ben-Abdallah[4]. Un magnifique spectacle nous attendait sur ces hauteurs.

Rangés en bataille, nous dominions la colonne, calme et en bon ordre au milieu des ennemis qui la harcelaient de tous côtés. Le bois semblait devenu une fourmilière. On ne voyait que cavaliers qui s’agitaient, courant, galopant, Kabyles aux bras nus, se glissant de buissons en buissons pour tirer plus juste et de plus près. C’étaient des cris aigus semblables aux cris des bêtes fauves. Déjà l’odeur de la poudre portait à nos têtes son ivresse irrésistible. Un beau soleil jetait ses étincelles sur les armes et semblait sourire à ce désordre sanglant. En ce moment, la colonne s’était arrêtée sur un plateau découvert. Le général, que l’on reconnaissait de loin à son fanion, faisait placer en batterie deux petites pièces d’artillerie. Nous vîmes les obus tracer dans l’air leur sillon de feu et porter la mort jusqu’au fond des ravins.

Sur l’ordre du colonel Berthier, on prit le trot pour rejoindre le général. À peine étions-nous formés en bataille, que le peloton de M. Paulz d’Yvoie, qui venait de charger, appuyé par une compagnie de tirailleurs indigènes, vint se rallier à nous. La charge avait été vigoureuse ; vaillamment conduits, les trente hommes commandés par M. Paulz d’Yvoie avaient dignement soutenu l’honneur du 4e chasseurs. On n’a pas oublié le dévouement et le courage de ce brave Geffines, qui, après avoir dégagé et relevé le fourrier Parizot sous une grêle de balles, sauve, au péril de sa vie, un autre de ses compagnons d’armes, le chasseur Mazères, court au drapeau agité fièrement par un cavalier arabe, le saisi après une lutte acharnée, et tombe enfin criblé de blessures, mais serrant sur son cœur ce drapeau[5], trophée de sa gloire !

La vigoureuse offensive de nos chasseurs donna un peu de repos à la colonne. On en profita pour attacher les morts et les blessés sur les cacolets qui se tenaient à l’arrière-garde, attendant leur charge funèbre. Le chasseur Mazères, un des vaillans compagnons de Geffines, n’était pas encore mis sur son mulet, que déjà sa préoccupation, sa seule pensée était son cheval. C’est là une des marques auxquelles on reconnaît un digne et brave soldat. Celui-là seul peut savoir ce que vaut un bon cheval, qui a veillé et combattu sur lui et qui bien souvent s’est dit : « Sans ces quatre jambes nerveuses qui galopent à mon ordre, où serais-je maintenant ? »

Les morts et les blessés avaient été emportés, les armes, les harnachemens des chevaux soigneusement enlevés. Seul, un blessé restait sur le champ de bataille : c’était un soldat indigène, un Turc. Penché sur la blessure de cet homme, un de nos chirurgiens, sans s’inquiéter des balles, l’examinait avec soin. La gravité de la plaie était telle que l’on ne pouvait tarder ; si l’on voulait sauver le blessé, l’amputation immédiate était nécessaire. Le général donna aussitôt l’ordre à l’arrière-garde de tenir. À gauche du chemin se trouvait un gros caroubier ; on y porta le soldat, et sous l’ombrage séculaire, au milieu des balles, l’opération fut entreprise par nos chirurgiens militaires, pendant que, sur la droite, à dix pas, deux petites pièces d’artillerie, commandées par M. de Berkheim, se plaçaient en batterie, entraînant dans leur bruit les gémissemens du blessé. Un peu plus loin, en bataille derrière un pli de terrain, nous étions prêts à charger, si besoin était, tandis qu’une ligne de tirailleurs indigènes tenaient bon pour que leur camarade fût sauvé. En moins de cinq minutes, l’homme était amputé, placé sur une litière, et nous poursuivions notre marche en avant.

Cependant l’ardeur de l’ennemi s’était ralentie. Dès que nous fûmes sur un terrain découvert, les cavaliers seuls vinrent tirailler de loin sur nos hommes, et nous pûmes, sans nouvelles fatigues, nous établir au bivouac sur les bords du Menasfa, la cavalerie au centre, les quatre faces formées par l’infanterie. À notre arrivée, les premiers soins furent donnés aux blessés ; on étendit, sous des tentes d’ambulance dressées à la hâte, des couvertures de laine, et on porta nos pauvres soldats sur ce lit bien dur. La guerre est un rude métier ; celui même que la balle a déchiré doit s’attendre le plus souvent à n’avoir d’autre lit que la terre. Il était trois heures du soir, les grand’gardes furent placées de tous côtés ; puis ceux que le service ne réclamait pas se disposèrent à passer le plus gaiement possible la fin d’une journée sans lendemain pour plusieurs, chacun se laissant aller à cette insouciance de gens qui n’ont pas la responsabilité d’eux-mêmes.

Le général, sans nul doute, était moins tranquille. La colonne n’était approvisionnée en vivres et en munitions que pour une course de quelques jours dans un pays où personne au départ ne s’attendait à rencontrer toute une population fanatisée par la présence du chériff. L’heure était solennelle, les circonstances étaient graves : à en juger par la vive attaque de cette matinée, par les feux que l’on voyait au loin sur les collines, nous allions avoir sur les bras la révolte du pays tout entier ; nous allions être obligés de nous retirer devant l’insurrection, de regagner la plaine par une marche périlleuse pour aller chercher au camp de Bel-Assel les vivres, les munitions, les renforts devenus nécessaires. Le plus grand sujet de crainte du général, c’est qu’en partant de Mostaganem il avait donné l’ordre au commandant Manselon de quitter le Khamis[6] des Beni-Ouragh sur le Riou, avec un bataillon et cinquante chevaux, et de venir le rejoindre. Ces troupes devaient traverser une partie du Guerboussa, et il fallait les soustraire aux dangers d’une embuscade. L’ordre fut donc que, le lendemain, la moitié de nos forces resteraient au camp, pendant que soixante-dix chevaux et le reste de l’infanterie partiraient avec le général pour aller au-devant du commandant Manselon.

Notre camp était établi à cinq cents pas du Menasfa, sur une petite colline de forme allongée, dans une bonne position militaire. Tout autour de nous de grands horizons gris ; pas un arbre, pas un buisson, car les dernières collines nous cachaient les bois que nous venions de traverser. Sur cette terre profondément crevassée par un soleil de quatre mois, on ne voyait que les chaumes et de grands chardons desséchés. Seulement, sur les bords du ruisseau, des buissons de lauriers-roses en traçaient le cours sinueux ; on eût dit une rivière de fleurs.

La petite colonne partie avec le général traversa le Menasfa, monta la colline, et bientôt disparut à nos regards. Un instant après, nous entendîmes quelques coups de feu ; puis bientôt le bruit de la fusillade se perdit dans le lointain. Peu à peu les hauteurs devinrent menaçantes, chaque heure du jour nous amenait de nouveaux ennemis. De cette multitude armée nous venait un bourdonnement sourd mêlé de cris aigus. Qu’on figure le frémissement de la mer quand la houle l’agite et que de temps à autre la vague vient se heurter au rivage. Pendant que nos grand’gardes redoublaient de surveillance, nous nous abandonnions tranquilles et confians au grand charme de ce pays, à la beauté du jour. Nos blessés étaient bien ; ils avaient eu notre première visite à leur réveil. Le brave Mazères, que l’on venait d’amputer, était calme et gai ; mais son sourire avait je ne sais quoi de noble et de triste, on voyait qu’il savait souffrir. Assis près de Geffines, il lui donnait à boire de temps à autre, et, s’oubliant lui-même, il cherchait par ses soins à rendre plus douces les souffrances de son camarade. Quand l’on sort des tentes d’ambulance, on a toujours le cœur attristé. Ce sang qui coule, ces figures hâves et fatiguées, cette révolte de la jeunesse contre la douleur, ces pansemens au milieu des armes, ce mélange de guerre et d’hôpital, donnent à la gloire même une irrésistible apparence de tristesse et de deuil. Cet appareil de la douleur militaire a pourtant sa grandeur. À peine entendez-vous quelques mâles gémissemens empreints d’une dignité toute virile ; on se meurt en silence, loin des siens, patient et résigné.

Le bruit et l’agitation augmentaient à chaque instant dans la fourmilière arabe ; les cris devenaient de plus en plus insolens ; déjà nous entendions le tam-tam, et nos grand’gardes échangeaient des coups de fusil, quand la tête de colonne partie le matin se montra sur les hauteurs du Menasfa. Une demi-heure après, tous étaient de retour, ramenant quelques morts, un plus grand nombre de blessés, et, chose heureuse, le détachement du Khamis.

Le dîner fut gai, si cela peut s’appeler un dîner ; on but à la santé des camarades qui nous avaient rejoints ; on se raconta ces mille et une histoires de sous-lieutenans qui font la joie de la halte, si bien que, lorsque le colonel Berthier vint nous retrouver, il était près de six heures ; le soleil allait disparaître ; déjà cette teinte brune et chaude d’Afrique commençait à s’emparer de la terre et du ciel. Le colonel ne partageait ni notre sécurité, ni notre joie. Sa grande et longue figure semblait préoccupée et inquiète. Il voulait paraître enjoué ; un instant il se mêla à nos gais propos, sa tristesse l’emportait toujours, et, en nous quittant, il nous avait laissé une impression pénible. À la nuit tombante, on apporta l’ordre : le départ était fixé pour le lendemain au jour ; un des escadrons formait l’arrière-garde avec les chasseurs d’Orléans ; le reste de la colonne devait marcher d’après les indications données ; puis chacun se sépara jusqu’au lendemain.

Déjà tout dormait dans le grand silence de la nuit : on n’entendait que le pas régulier des sentinelles qu’éclairait la lueur vacillante des feux qui s’éteignaient ; au loin, de temps à autre, le vent nous apportait une vague rumeur, et le silence retombait sur tout ce repos. Seule, une lumière brillait encore dans une tente : c’était celle du bureau arabe. J’entrai et je m’assis dans un coin. Le chef du bureau achevait d’écrire une lettre. Égrenant son chapelet avec un bourdonnement monotone, le vieil agha Djelloul à la barbe blanche, au teint blême, au regard éclairé par la fièvre, était à demi couché au fond de la tente. On eût dit un solitaire de la Thébaïde chrétienne. Deux jeunes gens à l’œil intelligent et vif attendaient debout l’ordre du chef : c’étaient les messagers qui allaient porter cette dépêche à Mostaganem. On la roula presque imperceptible dans un des nombreux plis des haïks grossiers qui entouraient leur tête ; en même temps on leur donna leurs instructions. Ils devaient attendre que la lune eût disparu pour gagner le bois ; une fois dans le fourré, il leur serait facile d’éviter l’ennemi ; enfin si, de bon matin, ils arrivaient à Bel-Assel, une forte récompense leur était promise. Ils sortaient, et déjà ils avaient gagné la porte de la tente, quand tout à coup, revenant sur leurs pas et dans une attitude pleine de dignité modeste : « Père, dirent-ils à l’agha en s’inclinant, c’est notre première entreprise ; nous courons risque de la vie ; que ta bénédiction nous vienne en aide et soit notre force. » Et ils se mirent à genoux, tandis que le vieillard leur imposait les mains et appelait sur eux la bénédiction de Dieu.

Je sortis du bureau arabe et je rentrai sous ma tente, pénétré d’une religieuse émotion. Le lendemain, au point du jour, la colonne se mit en marche dans la direction de la basse Mina. Les chasseurs d’Orléans, sous les ordres du commandant Clerc, et un escadron de chasseurs d’Afrique devaient former l’arrière-garde. M. le colonel Berthier était resté avec cet escadron. La brume du matin n’était pas encore dissipée que déjà les éclaireurs ennemis nous saluaient de leurs balles. À mesure que le jouir grandissait, les Arabes se pressaient plus nombreux, il en venait des collines et des clairières, il en sortait de tous côtés, si bien qu’à peine arrivés à l’entrée du bois, nous eûmes sur les bras quinze cents cavaliers et six mille Kabyles. Deux charges vigoureuses et bien conduites les tinrent d’abord en respect ; mais bientôt l’attaque recommença plus vive. On voyait les Arabes passer à travers le fourré, sautant comme des chevreuils. Les cavaliers arrivant au galop tiraient leurs coups de fusil, puis disparaissaient de toute la vitesse de leurs chevaux ; le Kabyle, criant et hurlant, s’enivrait de ces cris que le bruit de la poudre ne pouvait dominer. Nous cependant, prêts à tout, nous marchions au pas, attendant les ordres.

Sur notre route s’élevait un plateau de deux cents mètres environ, que la forêt bordait de trois côtés. Le chemin traversait ensuite une ravine boisée, longue de mille pas à peu près ; au-delà de cette ravine se dressait un plateau presque semblable au premier. La colonne avait presque franchi la ravine et se massait du côté opposé ; par malheur, l’escadron de chasseurs, sur un ordre mal interprété, s’était engagé dans un chemin creux, et il ne restait plus à l’arrière-garde que deux compagnies de chasseurs d’Orléans sous les ordres du commandant Clerc. Nous étions déjà à mi-chemin, lorsque nous entendîmes deux feux de peloton, puis, du même point, des coups de fusil plus rares. Au même instant, nous sommes rejoints par le capitaine adjudant-major Guyot. « Mon colonel, dit-il au colonel Berthier, hâtez-vous ; le commandant Clerc est serré de près, ses hommes ont usé toutes leurs cartouches ; seul, il ne peut pas quitter sa position et s’engager dans le bois : il demande du renfort ! » Il parlait encore que déjà nous faisions demi-tour au galop, le sabre en main. Au même instant, non loin de la sortie du bois, le colonel Berthier, suivi du docteur Bécœur et de trois chasseurs, tournait deux grands buissons de lentisques pour gagner la tête de colonne. Il avait à peine disparu derrière les premiers arbres, que du fourré se font entendre les cris Au colonel ! au colonel ! Un peloton s’élance, tandis que le reste de l’escadron suit M. Paulz d’Yvoie. Malheureusement il est déjà trop tard. À deux pas de la route, nous voyons un corps étendu à terre que soutient le docteur Bécœur. Le brigadier Vincent et deux chasseurs le défendent. Autour d’eux sont étendus les cadavres de cinq Arabes. Le colonel Berthier venait d’être frappé d’un coup de feu en pleine poitrine, au moment où il perçait de son sabre un Kabyle embusqué derrière le fourré. L’infortuné était tombé de son cheval, une lutte s’était engagée sur son corps, et les cadavres couchés sur le sable rendaient témoignage de la violence du combat. Le peloton se porta immédiatement en avant, et repoussa l’ennemi qui revenait plus nombreux pour s’emparer du corps : ainsi fut protégé l’enlèvement du colonel, que l’on porta respirant encore vers l’ambulance.

Ce triste devoir accompli, nous courûmes rejoindre l’escadron de M. Paulz d’Yvoie, qui s’était élancé au secours de l’arrière-garde. Eux aussi avaient été témoins d’un terrible spectacle. Les chasseurs d’Orléans, la lèvre noircie par la poudre, la baïonnette rouge de sang, tenaient bon, quoique entourés d’une vingtaine de leurs camarades tombés sous les balles ennemies. C’était un affreux pêle-mêle d’armes brisées, de chevaux morts, de blessés, de mourans arabes et français, étendus sur le même sol trempé de sang. En face des cavaliers arabes, qui les attaquaient avec une ivresse sauvage, les chasseurs restaient calmes, impassibles, serrés les uns contre les autres ; ils semblaient avoir emprunté à leur digne commandant quelque chose de sa sérénité et de son sang-froid. Par une charge vigoureuse, M. Paulz d’Yvoie et ses cavaliers les eurent bientôt dégagés ; puis, s’établissant à trente mètres en avant, ils formèrent une ligne de tirailleurs qui permit d’attendre le bataillon de secours. Certes, il fallait une vieille troupe comme celle-là pour rester impassible au milieu de ces balles qui tombaient comme tombe la grêle. Toujours en mouvement, ils offraient des points de mire incertains. Les blessés étaient envoyés près des chasseurs d’Orléans, les autres restaient fermes au devoir. Chacun sentait que du courage de tous dépendaient sa propre vie et son propre honneur ; chacun avait à cœur d’ajouter une belle page à l’histoire du 4e. Déjà, depuis dix minutes, les chasseurs faisaient tête à l’orage ; mais de semblables minutes peuvent compter pour des heures, quand enfin le général arriva lui-même avec un bataillon de secours. C’était le bataillon indigène commandé par M. Valicon. Aussitôt nous nous replions, on charge les morts, on emporte les blessés, on enlève les armes et l’on serre sur la colonne. Alors seulement on s’aperçut qu’une balle avait broyé le genou du commandant Clerc. Depuis vingt minutes à cheval, sans pousser une plainte, il ressentait d’atroces souffrances ; mais il craignait la moindre hésitation dans ce moment de péril, et il avait fait taire la douleur.

Dès que nous eûmes rejoint la colonne, nous accourûmes près de notre colonel pour nous informer de son état. On l’avait placé sur une litière, un buisson le protégeait contre l’ardeur du soleil. Réunis autour de lui, nous écoutions silencieusement ses derniers râles, tandis que le docteur Bécœur et deux chirurgiens cherchaient, mais en vain, à se donner une espérance. Bientôt, la respiration devint plus oppressée et ce vaillant homme rendit à Dieu son dernier soupir. Ce n’était pas l’heure de pleurer. À peine mort, sa litière fut placée sur un mulet : de l’autre côté, un chasseur, qui avait la cuisse cassée, faisait contre-poids. Puis les trompettes sonnèrent, les tambours battirent, la colonne reprit sa marche. Nous entrions dans le défilé de Tifour, tandis que le bataillon indigène supportait à son tour le poids de la journée.

Monté sur un cheval blanc et toujours à la première ligne des tirailleurs, le capitaine Valicon, qui les commandait, semblait avoir fasciné les balles. Opposant ruses à ruses, fourrés à fourrés, embuscades à embuscades, nos tirailleurs indigènes se coulaient entre les buissons comme des serpens et répondaient vigoureusement aux Arabes. Les officiers, les premiers au danger, leur donnaient l’exemple. Un de ces tirailleurs s’était glissé derrière une grasse touffe de lentisques ; un Kabyle s’approche, le coup part, le Kabyle est mort ! Le tirailleur recharge son arme et il attend. L’instant d’après, vous eussiez vu un second Kabyle s’avancer à pas comptés : il regardait à droite, il regardait à gauche ; puis, ne voyant personne, il s’approchait pour enlever le corps selon l’usage arabe. Un coup de fusil l’étend raide mort. Bref, le tirailleur en abat quatre, et, l’œuvre accomplie, il regagne la colonne, tout fier de son adresse et de son sang-froid.

Cependant on approchait de cet endroit nommé Touiza, d’où nous étions partis si gaiement il y avait trois jours : c’était là que nous devions de nouveau bivouaquer. Il était trois heures quand nous nous y installâmes. Les Arabes avaient pris position sur une colline voisine, d’où leur bourdonnement et le bruit du tam-tam arrivaient jusqu’à notre camp. Chacun de nous avait retrouvé la place qu’il occupait avant le départ. La tente du colonel Berthier fut dressée à l’endroit même où elle avait été une première fois élevée. Là, son corps fut entouré de silence et de respect : deux factionnaires veillaient nuit et jour à ce lit de mort. Six grandes tentes étaient remplies de blessés ; deux autres renfermaient les cadavres de ceux qui avaient succombé. À la nuit, l’on creusa dans l’intérieur du camp des fosses pour enterrer nos morts, hélas ! trop nombreux, après quoi on alluma de grands feux sur ces tombes qu’il fallait dérober aux profanations des Arabes, et, ce devoir accompli, chacun regagna sa tente.

Le lendemain fut un jour de halte : on donna aux chevaux le peu d’orge qui restait dans les sacs, et ce fut là, pendant vingt-quatre heures, leur seule nourriture jusqu’à ce que nous eussions rencontré dans la plaine quelque provende à dévorer. On se disposait à ramener le corps du colonel Berthier à Mostaganem, afin que sa tombe fût placée près de son régiment, disons mieux, près de sa famille ; mais on avait compté sans le soleil de septembre, et il fallut embaumer le cadavre. Le ruisseau qui coulait près de nos tentes était rempli d’aromates ; on en recueillit une grande quantité, et, dans la journée, l’embaumement fut achevé. Le colonel fut revêtu de ses vêtemens de guerre, enveloppé de son manteau, roulé enfin dans sa tente, digne linceul ! Une mule vigoureuse, franchissant vingt-cinq lieues en un jour, devait transporter ce funèbre dépôt à Mostaganem.

Cependant, pour ne pas rester oisifs, les Arabes étaient venus tirailler sur nos grand’gardes, et le lendemain, au départ, tous ces cavaliers nous suivaient, mais d’assez loin. À partir de Touiza, la vallée s’élargit jusqu’aux dernières collines, qui vont mourir, à deux lieues de là, dans la grande plaine de la Mina. Le nom de cette plaine lui vient d’une rivière qui prend sa source sur les hauts plateaux du Sersous, traverse le pays des Sdamas, côtoie les Flittas et débouche au sud-ouest de cette grande plaine, coulant en ligne presque droite, pendant trois lieues et demie, jusqu’aux montagnes de Bel-Assel. Là, obliquant à droite, elle suit, trois lieues durant, cette nouvelle direction jusqu’à ce qu’elle se jette dans le Chéliff, qui arrive, en sens opposé, de l’est et tous deux ont leur embouchure, à quinze lieues de là, dans la mer. Dans cette plaine immense, vous ne rencontrez pas un arbre, pas un abri ; çà et là seulement quelques buissons de jujubiers sauvages, de légères ondulations de terrain, un lac salé : le morne paysage est encadré dans de vastes horizons dénudés et vaporeux ; plusieurs parties de la plaine, profondément ravinées par les pluies, sont impraticables en hiver. La Mina elle-même coule dans des bords à pic de vingt-cinq pieds de profondeur que les eaux des crues d’hiver ont élargis. La fertilité de cette région de la plaine qu’on nomme la basse Mina est proverbiale. Le sol, formé de terres d’alluvion, peut en partie être arrosé, grace au barrage du fleuve que les Turcs avaient établi à Relizann et que les Français ont relevé. Quelque jour, cette Beauce africaine se couvrira des plus belles cultures ; mais, en 1845, elle retentissait des coups de fusil des Arabes ennemis. Nos obus, tirés à ricochet, les eurent bientôt rejetés à une distance respectueuse ; puis, tandis que les blessés prenaient la direction de Bel-Assel, la colonne, faisant un à-gauche, gagnait Relizann.


II.

Les coureurs ennemis, descendus dans la plaine à notre suite, se répandaient à droite et à gauche, cherchant le pillage ; mais quoi piller ? Les tentes[7] du khalifat Sidi-el-Aribi s’étaient repliées vers le Chéliff. Alors, pour ne pas perdre leur journée, les maraudeurs mirent le feu aux meules de paille. En un clin d’œil, l’incendie éclata et gagna les grands chaumes et les herbes desséchées par quatre mois de soleil. À la nuit, la plaine entière n’était qu’un océan de feu. Durant de longues heures, nous vîmes les nuages se teindre en rouge et renvoyer au loin ce reflet de mauvais augure : on eût dit la bannière de la révolte se levant sur le pays entier, un signal de sang annonçant à tous que le jour de la délivrance était arrivé.

Le lendemain, nous recevions les nouvelles de Djemàa Ghazaouat. Le soulèvement des Flittas n’était pas une révolte partielle : de la frontière de l’ouest jusqu’au-delà des Kerraïch, les tribus s’étaient soulevées comme un seul homme ; chaque instant de ces heures difficiles apportait au général une nouvelle fâcheuse : une tribu de plus avait déserté notre cause ; tous, jusqu’aux gens de la plaine, passaient à l’ennemi, et de ses nombreux cavaliers Sidi-el-Aribi lui-même ne conservait guère que ceux que les liens du sang attachaient à sa fortune.

Cependant de nombreux renforts nous étaient arrivés de Mostaganem. Rejoints par le colonel Tartas, nous avions maintenant deux beaux et bons escadrons de cavalerie, vaillante troupe qui ne demandait qu’à prendre sa revanche. Il est vrai que notre inaction forcée avait excité l’audace de Bou-Maza, et avec son audace ses forces s’étaient augmentées. Le 3 octobre, Bou-Maza avait mis le feu à la maison du khalifat, et le lendemain il tentait une razzia sur l’autre rive de la Mina. Ce fut alors que le général de Bourjolly se décida à quitter Relizann et à se replier sur Bel-Assel. À une heure donc, on levait le bivouac, et, à la moitié de la route, l’ordre fut donné au colonel Tartas de prendre à droite avec la cavalerie, et de marcher dans la direction du confluent du Chéliff et de la Mina. Réunissant à sa petite troupe les cavaliers de Sidi-el-Aribi, qu’il devait rencontrer en route, le colonel Tartas avait mission d’observer Bou-Maza et de lui reprendre, si faire se pouvait, une partie de son butin.

Malgré les quatre jours d’orge et les quatre jours de vivres dont nos chevaux étaient chargés, nous prîmes le trot dans la direction donnée, et nous allions bon train, lorsqu’à une demi-lieue du confluent du Chéliff et de la Mina nous vîmes accourir le khalifat Sidi-el-Aribi à la tête de ses cavaliers, la figure animée par le combat, son grand cheval alezan tout couvert d’écume ; on eût dit un chevalier banneret du moyen-âge. Il salua le colonel, et vint se placer à ses côtés. Il était cinq heures ; le soleil d’Afrique, ce soleil qui, au dernier instant du jour, répand sur la terre ces teintes brunes et chaudes inconnues au pays du nord, nous éclairait de ses derniers rayons. Nous pressions nos chevaux, et nos regards se portaient en avant ; encore un pli de terrain, et nous allions voir l’ennemi. L’obstacle fut bientôt franchi, et nous aperçûmes devant nous, aussi nombreux que les sables de la mer, les cavaliers ennemis nous attendant de pied ferme. Au centre flottait un immense drapeau vert, et les deux ailes, formant le fer à cheval, semblaient prêtes à nous envelopper. Au pas ! s’écrie aussitôt le colonel Tartas, et nous allons au pas le sabre dans le fourreau. De sa grande voix de manœuvre, le colonel alors commande, et les escadrons se forment ; chacun garde une division de soutien. Entre les deux escadrons marchaient le colonel et son fanion ; à ses côtés, le khalifat ; derrière lui, une petite escorte ; sur nos deux ailes, quelques cavaliers arabes restés fidèles. « Où est le ralliement ? demande l’adjudant-major. — Derrière l’ennemi, à mon fanion, » répond le colonel, et, liés comme par une chaîne, les escadrons prennent le trot, le sabre au fourreau. Quand nous sommes à portée de fusil : Sabre-main ! crie le colonel, et les deux cent cinquante sabres sont tirés ensemble, comme par une seule main. Cent pas plus loin, nous prenons le galop, unis toujours comme une muraille. Tout à coup, en voyant cet ouragan de fer qui s’avance vers eux, si calme et si fort, ces ennemis innombrables hésitent ; un bruit sourd, le bruit du flot dans la tempête, s’élève du milieu de cette multitude. Ils se serrent les uns contre les autres, flottent un instant indécis, et soudain disparaissent, semblables à la poussière que chasse le vent d’orage. Au bout d’un quart d’heure, nous nous arrêtâmes. Cent de nos ennemis étaient à terre, et les cavaliers du khalifat, poursuivant les fuyards, s’emparaient de nombreuses dépouilles. Pour nous, sans ambulance, sans troupes pour nous appuyer, à trois lieues et demie de tout secours, la moindre hésitation nous eût perdus sans retour. Le calme et l’audace nous sauvèrent, et là où tout notre espoir était de mourir avec gloire, nous obtînmes un succès.

Cette charge était, depuis notre sortie des Flittas, notre première offensive, notre première bonne fortune. Serrés autour du colonel Tartas, près de son fanion que deux balles avaient traversé, tous ces hommes de grande tente[8], tous ces chefs arabes au teint bronzé, aux yeux animés par l’émotion de la poudre, le remerciaient comme un sauveur. À leur tête, Sidi-el-Aribi, avec cette dignité majestueuse qui ne l’abandonnait jamais, lui prodiguait les paroles de reconnaissance, et autour d’eux, comme pour encadrer la scène, ces chevaux écumans, ces chasseurs penchés sur leurs selles, ces armes, ce je ne sais quoi dans l’air qui sentait la victoire, ces grands vêtemens flottans, ces chevaux que l’on ramenait à chaque instant, les têtes même que quelques-uns des Arabes avaient attachées à l’arçon de leur selle, tout contribuait à donner à ce spectacle quelque chose de la noblesse et de la grandeur sauvage des temps primitifs.

Sur ces entrefaites, la nuit était venue ; il fallait songer à reprendre le chemin du camp. Les trompettes sonnèrent la marche, et nous nous dirigeâmes vers Bel-Assel au milieu des gais propos et des chansons. À dix heures du soir, les chasseurs rentraient au bivouac. On tendait les cordes, on attachait les chevaux au piquet ; on attendit quatre heures encore, jusqu’à ce que l’on eût dessellé, le signal d’un repos dont on avait grand besoin.

Ce succès fut comme la première halte de l’insurrection dans cette partie du pays. Malgré les fièvres et les marais, on séjourna long-temps à Bel-Assel. La position militaire était bonne, et nous attendions l’arrivée de la colonne d’Orléansville pour pénétrer de nouveau chez les Flittas. Plusieurs razzias furent faites avec succès. On partait le soir, on marchait toute la nuit, et au jour on châtiait quelques insoumis. Chaque matin, les jours ordinaires, la cavalerie s’en allait au fourrage avec toutes les bêtes de somme. Quelquefois elle était inquiétée par les cavaliers ennemis ; mais alors, dans ces belles plaines, le combat devenait un brillant exercice : on faisait l’école des tirailleurs comme au Champ-de-Mars, et c’était un spectacle animé, une vraie partie d’échecs. D’autres fois on sortait pour enlever le grain des silos, afin d’approvisionner la colonne ; alors le ban et l’arrière-ban des tribus amies étaient convoqués ; vieillards, femmes, enfans, tout arrivait, les uns avec de méchans ânons et leurs sacs de laine, d’autres avec des mulets. Une fois sur le lieu des silos, chacun de sonder la terre avec des baguettes de fusil. Venait-on à sentir le vide dans ce terrain mouvant, aussitôt on creusait avec la pioche, et pour que la veine fût bonne, on rencontrait une ouverture de la grosseur d’un homme, qui allait en s’évasant : là, enfoncés dans la terre, on trouvait le blé et l’orge à foison. Ainsi sont construits ces greniers d’abondance. Dans chaque tribu, les mêmes familles sont chargées de construire les silos, conservant par tradition cet art que leur ont enseigné leurs pères. L’ardeur que les soldats mettent à leurs recherches est vraiment curieuse. Il faut voir leur empressement à se glisser dans l’étroite ouverture, remplissant, à moitié accroupis, les premiers sacs, jusqu’à ce que le vide soit fait et permette à leurs camarades de leur venir en aide. Et aussi comme ils sortent de terre tout couverts de sueur et de poussière, mais toujours rians et contens ! C’est que tous comprennent que la nourriture de leurs chevaux est la grande affaire ; que, si le cheval manque au cavalier, celui-ci sera forcé de faire à pied une longue route, sans compter l’heure du combat, qui peut se présenter chaque jour.

Deux cents cavaliers arabes, presque tous Medjihers ou Bordjias[9], formaient notre marghzen, sous le commandement de Mustapha-ben-Dif, leur chef. Marghzen, en arabe, veut dire magasin, arsenal ; de là le nom donné aux cavaliers de l’état. C’est la force sur laquelle l’autorité s’appuie. Parmi ces deux cents cavaliers, il y en avait de médiocres ; mais cinquante au moins étaient d’intrépides compagnons, vivant de la guerre et familiarisés avec tous les dangers. Mustapha-ben-Dif leur imposait son autorité et son courage. À le voir, dans la vie de chaque jour, doux et simple, on eût pris Mustapha pour un bon bourgeois du Marais ; mais au premier danger, à la première colère, lorsque, selon l’expression arabe, la poudre avait parlé, soudain ces yeux calmes se dilataient affreusement, ces veines se gonflaient sous la pression ardente d’un sang impétueux ; le sauvage reprenait ses instincts, le lion retrouvait ses fureurs.

La colonne d’Orléansville vint enfin nous rejoindre, nous amenant, avec une belle et bonne infanterie, deux escadrons de chasseurs et un escadron de spahis ; cette vaillante troupe, sous la main vigoureuse du capitaine Fleury, avait gagné en discipline sans rien perdre des précieuses qualités de l’Arabe. Dévoués à leur capitaine, ils le suivaient sans hésiter et se jetaient en avant, ne doutant jamais ni d’eux-mêmes ni de lui. Quand ils passaient debout sur leurs étriers d’argent, montés sur leurs bons chevaux, les haïks flottans et le burnous rouge jeté par-dessus l’épaule, on eût dit ces hommes d’armes dont les vieilles chroniques nous font de si merveilleux portraits. La moitié de l’escadron avait été mis hors de combat en moins de six mois ; c’était le meilleur brevet d’un courage dont nos spahis allaient bientôt nous donner des preuves nouvelles. Nous avions là de vigoureux renforts, et nous pouvions prendre notre revanche sur les Flittas.

Dans le courant d’octobre, les deux colonnes réunies se remirent en marche vers le pas des Flittas, et allèrent s’établir au bivouac de Touiza. L’on y fit un séjour qui permit au général de Bourjolly d’envoyer la cavalerie au fourrage sous l’escorte d’un bataillon d’infanterie.

À peine sorti de la plaine de la Mina, vous entrez dans la vallée que l’on appelle la Touiza des Beni-Dergoun, du nom de la tribu qui l’habite. Cette vallée précède les montagnes des Flittas parallèles à la mer, et va en s’évasant du côté de l’est, où elle forme entre ces montagnes un bassin d’une assez grande étendue, couvert de lentisques, coupé çà et là de clairières et de champs de blé. Au sud, et faisant face à Touiza, se trouve le défilé de Tifour ; à l’ouest, à deux lieues, s’ouvre le passage de Zamora ; à l’est, dans le fond de ce grand bassin naturel, serpente un chemin qui coupe la montagne et conduit à l’Oued-Melab dans la direction du Gerboussa. C’est le chemin qui aboutit au khamis des Beni-Ouragh. Sur les hauteurs, à notre gauche, nous devions trouver de la paille. Bientôt, en effet, nous aperçûmes les petites buttes de terre qui indiquent les meules ; car, pour empêcher que le vent n’emporte la paille hachée sous le pied des chevaux lorsqu’on dépique le blé, les Arabes en forment des tas de trois ou quatre pieds de circonférence environ sur cinq pieds de haut, et recouvrent le tout d’épaisses mottes de terre, ce qui la met à l’abri du vent et de la pluie. Une heure suffit à construire un grenier sur le champ qu’ils ont récolté. C’est au moins l’usage des Kerraïch et des Flittas.

Nous étions en train d’arracher les mottes de terre et de remplir les sacs de campement, tandis que les hommes en vedette surveillaient l’ennemi, au fond du bois, sous nos pieds, lorsque du camp même (on le voyait à notre droite avec ses tentes blanches) nous entendîmes partir de nombreux coups de fusil. En même temps, des broussailles voisines surgissait un immense hurlement. Bientôt, au fracas des tambours, l’infanterie, chargeant à la baïonnette, balaya les collines voisines, tandis qu’au loin les obus délogeaient les Arabes du fourré. À cette rude attaque, le colonel Tartas fît aussitôt sonner à cheval, et, jetant nos sacs, nous courûmes couper la retraite à l’ennemi ; puis, faisant un à gauche, spahis et chasseurs, tous en bon ordre, malgré les accidens du terrain, nous les poursuivîmes deux lieues durant jusqu’aux montagnes. Alors on sonna le ralliement, et nous revînmes au pas, un peu inquiétés par leurs coups de fusil, mais en ayant laissé bon nombre sur le terrain.

Le lendemain, la colonne, marchant dans la direction du Guerboussa, passait le défilé et venait bivouaquer sur l’Oued-Melab. Plusieurs courses furent tentées à droite et à gauche avec plus ou moins de succès. Un jour, entre autres, les chasseurs d’Orléans furent chargés de fouiller une montagne boisée. Sur le revers se dressait un rocher à pic de cinquante mètres. À trente pieds du bord s’ouvrait l’entrée d’une caverne qui, d’en bas, paraissait un point noir. Là, disait-on, les Arabes s’étaient disposé un repaire ; ils y cachaient leurs effets les plus précieux, et quelques-uns d’entre eux y avaient probablement cherché un refuge. La chose était curieuse et valait la peine d’être éclaircie. On eut d’abord l’idée d’employer à cette exploration un prisonnier qui irait le premier sonder la caverne et savoir ce qu’elle renfermait. L’idée était bonne, seulement le pauvre diable d’Arabe refusa tout net, et non pas sans quelque juste motif tiré de sa sûreté personnelle, disant qu’on l’envoyait à la mort, si par hasard il se trouvait un Arabe caché dans la caverne. Pour toute réponse, et sans perdre le temps en discours inutiles, on fit approcher deux soldats, dont la pantomime, pleine d’expression, eut bientôt fait comprendre au prisonnier récalcitrant que le plus sage était encore pour lui de tenter l’aventure. Cette éloquence toute militaire le décida enfin, et, bon gré mal gré, deux cordes furent passées sous ses bras ; puis on le descendit dans l’abîme, tandis qu’à l’aide de ses mains il s’accrochait à quelques buissons qui couraient le long du rocher. Enfin, il arrive à l’entrée de la caverne et disparaît. L’instant d’après, il nous faisait signe que le rocher était vide et que l’on pouvait descendre. Aussitôt dit, aussitôt fait ; c’était à qui parmi nos soldats se précipiterait dans cette caverne d’Ali-Baba. Bientôt haïks, tapis, burnous, provisions de toute sorte, même des tam-tam et des plats de bois, furent hissés et enlevés, puis les soldats reprirent leur course aérienne, et la colonne rentra au camp, ramenant le bétail et les prisonniers qu’elle avait ramassés dans le bois.

Quelques jours plus tard, nous bivouaquions à Dar-ben-Abdallah, dans une admirable position militaire. Le Menasfa, qui la contourne en coulant dans un ravin de rochers, la défend de trois côtés ; de là, nous étions à portée des silos des Flittas, et nous pouvions faire une rude guerre à leurs greniers. L’ennemi était, en effet, devenu insaisissable ; il avait disparu comme par enchantement, et nous n’avions plus devant nous que le calme extérieur, le calme du vide. La plupart des Flittas s’étaient réfugiés dans les bois avec leurs troupeaux ; il nous fallait recommencer ces chasses à courre que l’on nomme razzias, faire la guerre aux grains et aux troupeaux, la seule fortune de l’ennemi. C’est, en effet, par la possession ou l’anéantissement de ces deux biens que l’on arrive à avoir influence et action sur les Arabes. La razzia tant reprochée à l’Afrique, ce vol organisé, comme on l’appelait dans le style déclamatoire à l’usage des grands orateurs et des grands journaux de l’opposition, c’est tout simplement ce qui se passe en Europe sous une autre forme. Qu’est-ce que la guerre ? La chasse aux intérêts. En Europe, une fois maître de deux ou trois grands centres, le pays tout entier est à vous ; mais, en Afrique, comment atteindre une population qui ne tient à la terre que par les piquets de ses tentes ? Par quelle force, par quel châtiment, par quelle invasion venir à bout de ces hommes sans villes, sans maisons, pareils aux Scythes qui traînaient tout avec eux,

… Quorum plaustra vagas
Rite trahunt domos ?

On n’a d’autre moyen que de leur prendre le blé qui les nourrit, le troupeau qui les habille. De là la guerre aux silos, la guerre au bétail, la razzia.

Maintenant donc que l’ennemi avait perdu de son audace, nous reprenions la vie de partisans. Quelques épisodes caractéristiques suffiront pour donner une idée de cette vie si pleine de charme et d’imprévu sous le ciel de l’Afrique. Un jour que nous nous étions mis en chasse et en quête de très grand matin, nous pénétrâmes dans une affreuse ravine qui s’étend à l’ouest de la ligne de partage des eaux jusque vers la Mina. Le chemin que nous suivions n’avait pas deux pieds de large, et s’en allait le long des pentes rapides d’une colline, aboutissant au fond de la ravine qu’il côtoyait à gauche. Les chênes verts, les lentisques et les ronces recouvraient ce terrain dangereux. Au centre du bassin, les eaux s’étaient creusé un large fossé à travers les terres végétales, une ravine même dans la ravine. Pendant l’hiver, les eaux sans frein se précipitent furieuses de toutes ces montagnes, se frayant un passage, entraînant arbres et terres, creusant des conduits souterrains pour arriver plus vite à cette grande artère de cinquante pieds de large et de trente pieds de profondeur ; mais l’été venu, quand cinq mois il n’est pas tombé du ciel une goutte de rosée, il est facile de pénétrer dans ces issues souterraines. En ce moment, si nos rapports étaient fidèles, ces catacombes devaient contenir une grande partie du butin et des richesses d’une fraction des Flittas. On ajoutait même qu’un grand nombre s’y était réfugié, et nous étions bien décidés à nous en assurer ; plusieurs cachettes furent explorées inutilement, mais enfin, vers le milieu de la ravine, deux soldats qui se présentaient en rampant à l’un de ces orifices souterrains reçoivent deux balles qui leur cassent la tête. Au même instant, à notre droite, à notre gauche, comme par autant de meurtrières, les balles tombent sur nous, plus pressées que la grêle. Certes, la situation était difficile. Comment s’en tirer ? Attaquer de front, c’était aller en procession à la mort ; tourner l’ennemi, impossible, et pourtant, à tout prix, il nous fallait venir à bout de cet obstacle. En vain on les menace, en vain on leur promet la vie sauve, ils ne veulent rien entendre. Que faire alors ? Employer l’éloquence d’action, la plus persuasive de toutes, enfumer le renard dans son terrier. Nous voilà donc faisant des fascines : en guise de prologue, on en jeta deux ou trois enflammées à l’entrée de la caverne, puis la conversation fut reprise avec aussi peu de succès que la première fois. Ils refusaient de sortir. Force fut alors de jeter d’autres fascines enflammées, puis l’on attendit. Il faut rendre justice à ces braves gens, que, tant qu’ils eurent un peu d’air à respirer, ils résistèrent. Enfin, le feu et la fumée furent les plus forts, et la caverne se rendit à merci. Alors moutons et chèvres, femmes, hommes et enfans, sortirent de dessous terre et vinrent se remettre en nos mains.

Fort heureusement pour nous, à ces scènes terribles il en succédait souvent de gracieuses. C’était tantôt une excursion commencée avec l’espoir de rencontrer l’ennemi, et qui, au lieu de se terminer par un combat, nous conduisait dans quelque fraîche oasis ou dans quelque pittoresque cité arabe. Tantôt encore c’étaient de longues et paisibles soirées passées entre des pipes et du café, sous les tentes de nos auxiliaires indigènes. Un soir, entre autres, nous entrâmes chez Mustapha-ben-Dif. Mustapha occupait une grande tente de laine blanche, la grande tente de guerre et de voyage des chefs. Trois poteaux de neufs pieds la soutenaient, et deux cordes, partant des sommets extérieurs, la maintenaient contre le vent ; on eût dit les deux ancres d’un navire. Il y avait ce soir-là une réunion nombreuse sous la tente de Mustapha. Le maître de la maison, à demi couché sur d’épais coussins, présidait, la pipe à la main, à cette réunion silencieuse. Près de lui étaient assis deux maréchaux-de-logis de spahis de l’escadron d’Orléansville, l’un jeune et alerte, l’autre vieux et à la barbe grise, mais d’une vivacité toute juvénile ; ce dernier avait nom Mohamed. Dans le fond se tenaient les serviteurs, les intimes. Des selles, des harnachemens, des armes, étaient la décoration de cet appartement princier. Tous écoutaient avec une attention nonchalante les faciles improvisations d’un de leurs poètes. Son récit se composait naturellement de la gloire présente et des amours d’autrefois. Il chantait, ou plutôt il parlait, disant ces merveilleux poèmes : Antar et les Mille et une Nuits, les fées et les génies, les coursiers fameux et les guerriers célèbres. Tel est le fond uniforme de ce canevas éternellement chargé de mille broderies éphémères. Quand j’entrai sous la tente de Mustapha, le poète terminait ainsi son chant guerrier : « Chacun son tour entre ennemis ; aujourd’hui pour toi, demain pour moi. Le moulin tourne pour tous, toujours en écrasant de nouvelles victimes. La mort est pour le guerrier un sujet de joie et de triomphe. Qu’est-ce que le péril ? Un fantôme. Qu’est ce que le bonheur ? Un cheval et des armes. Après le sifflement des balles, rien de plus charmant que le frémissement des haleines du jour au murmure d’une source cachée. Rien n’est plus mélodieux que la voix de ma bien-aimée, sinon les hennissemens de mon cheval quand il frappe la terre de son pied violent en disant : Allons ! » Lorsque le chanteur, à bout d’émotions, eut recueilli son tribut de louanges méritées, le vieux maréchal-des-logis de spahis d’Orléansville se mit à raconter la mort de l’agha de l’Ouarsenis. « C’était le 20 juillet de cette année, disait-il ; Hadj-Hamet était allé, avec son goum et vingt spahis, pour chercher à Mazouna la fiancée de son fils. Son cœur était dans la joie, et le bonheur régnait autour de lui, quand on lui remit la jeune fille. Aussi, après une nuit de réjouissance, l’escorte de fête se mit en route. Comme on arrivait à l’Oued-Meroui, nous vîmes au loin un goum d’Arabes, Hadj-Hamet crut que c’était l’agha des Sbehhas qui s’avançait avec ses cavaliers pour faire la fantazia devant la mariée, et, sur un geste, les gens de sa suite se placèrent sur deux rangs afin de leur laisser le chemin libre. La troupe arriva au galop ; elle se lança entre les cavaliers ; puis, se tournant contre eux, elle leur envoya à bout portant une décharge. C’était Bou-Maza en personne. À cette attaque imprévue, les cavaliers du goum se débandèrent ; seuls, les spahis tinrent bon près du viel Hadj-Hamet, qui défendit sa fille tant que son sang, qui coulait déjà de plusieurs blessures, lui en laissa la force. Enfin il tomba mort. Sur les vingt spahis, dix avaient succombé ; tout était fini ; ils se frayèrent un passage et parvinrent à gagner Orléansville.” Ce récit achevé, l’improvisateur éleva la voix pour chanter le premier couplet d’une nouvelle chanson ; amant alterna Camœnœ ! mais cette fois le chant était accompagné des accens de la flûte arabe, la flûte antique, un roseau et quelques trous. Chacun écoutant en fumant, à moitié assoupi. Au bout d’un instant, nous nous retirâmes pour aller dormir à notre tour en attendant l’inconnu du lendemain.

III.

Notre campagne, commencée par des combats, allait s’achever par ces courses d’hiver qui peuvent compter parmi les plus pénibles travaux de la guerre d’Afrique. Pendant que les deux colonnes réunies opéraient dans les Flittas, l’insurrection avait gagné les environs d’Orléansville. À ces nouvelles, M. le colonel de Saint-Arnaud se hâta de retourner dans sa subdivision. Fort heureusement pour nous, la révolte éclata de ce côté au moment même où M. le maréchal Bugeaud, qui s’en venait d’Alger par Teniet-el-Had, arrivait dans le pays. Comme sa cavalerie n’était pas en nombre, M. le maréchal prit avec lui les escadrons du général de Bourjolly, qui devait faire venir des renforts de Mostaganem, puis il partit dans la direction de Thiaret.

Les rigueurs de l’hiver étaient venues nous apporter un surcroît de fatigues. À l’horrible chaleur avait succédé un froid glacial sur ces hauts plateaux qui dominent de six cents pieds le niveau de la mer. Nous avions déjà reçu la première pluie d’automne, celle que les Arabes appellent la pluie des agneaux. Un mois se passa, puis vinrent les pluies aux larges gouttes, les pluies d’hiver ; les mauvais jours allaient commencer.

Nous étions alors dans le pays des Kerraïch. M. le maréchal devait gagner le haut Riou, tandis que, par une marche de nuit, nous allions essayer de surprendre Abd-el-Kader, qui se trouvait dans nos environs. On partit au soir, sous les ordres du général Yousouf, par un temps couvert ; toute la nuit fut employée à traverser les montagnes et les défilés. La marche était pénible, et sur les trois heures une pluie fine, de ces pluies hypocrites qui mouillent sans dire gare, vint nous geler sur nos chevaux, qui glissaient dans des sentiers de deux pieds de large. Au petit jour, on fit halte ; un de mes camarades et moi nous nous blottîmes dans une touffe de palmiers nains, et nous bûmes sournoisement un peu d’eau-de-vie, trésor précieux en pareil cas. Déjà nous cédions à ce sommeil de plomb qui s’empare de tous vos sens quand, après une nuit de fatigues, une nuit sans sommeil, le premier froid, précurseur du point du jour, se fait sentir. Malheureusement la halte fut courte. Au bout d’une heure, il fallut remonter à cheval, et par des ravines affreuses, par la pluie et la grêle, regagner la colonne du maréchal Bugeaud. Vers les quatre heures, nous débouchâmes sur les hauteurs du Riou, que nous descendîmes par un sentier étroit et glissant, à demi tracé le long de ces collines de terre glaise. Enfin, après mille peines, nous atteignîmes le bivouac du maréchal, et les cordes furent tendues dans des terres détrempées, car à cette heure il pleuvait comme il pleut en Afrique, et le ciel s’était changé en torrens. Pendant six jours, nous fûmes exposés à ce déluge ; la pluie et la pluie encore et toujours la pluie, et pas une étoile, pas un espoir ! Les averses tombaient sans interruption, et rendaient en tombant sur les tentes ce bruit sec qui vous glace. Sous cette pression funeste, les fortes terres de la vallée, pareilles aux terres de la Brie se changeaient en une boue liquide. Bien hardi eut été celui qui eut osé mettre le nez hors de sa tente. Vous faisiez un pas, vous enfonciez jusqu’aux genoux. Nous n’étions plus des soldats en belle tenue, nous avions toute l’apparence de sauvages, et c’est une des cruautés de la vie au bivouac que cette absence de netteté et d’élégance. Aussi malheureux que leurs maîtres et non moins à plaindre, nos pauvres chevaux, l’oreille basse, la tête entre les jambes, présentaient au vent et à la pluie leur croupe frileuse. Tout cela nous ennuyait fort ; pour comble de malheur, l’orge commençait à manquer. Maîtres et chevaux, du reste, étaient à l’unisson, nos provisions s’épuisaient, bientôt nous allions être réduits aux vivres de guerre. En Afrique, il faut tout prévoir avant le départ et ne pas compter sur le hasard ; or, depuis tantôt deux mois, aucun ravitaillement ne nous était parvenu. Déjà nous n’avions plus de vin ; l’eau-de-vie diminuait d’une façon effrayante ; heureusement il nous restait du sucre et du café. Il faut prendre son parti de toutes choses, et la pluie, la boue, le froid, la disette menaçante, ne pouvaient venir à bout de notre joyeuse philosophie. Nos chevaux étaient moins patiens que nous-mêmes, et nous devions les nourrir coûte que coûte. On se mit donc à la recherche des silos à travers des chemins affreux, des sentiers glissans, le long des pentes les plus escarpées. On en trouva bien quelques-uns, mais en quantité insuffisante, et pendant quatre jours nos pauvres bêtes n’eurent qu’une poignée d’orge ; en revanche, boue, grêle et pluie.

À chaque instant, il arrivait des nouvelles de cet homme tant cherché, d’Abd-el-Kader. Au dire des espions, il était non loin de nous, dans le pays des Flittas ; on pouvait facilement le joindre. Il tombait toujours beaucoup d’eau, mais le baromètre remontait, et les savans de la colonne prétendaient que la lune allait se montrer miséricordieuse. Par-dessus tout, et quel que fût le temps, il fallait agir ; laisser Abd-el-Kader en repos si près de nous était une trop grave imprudence. Aussi l’ordre fut-il donné à la cavalerie de se tenir prête à marcher, et une demi-heure avant le jour nous quittions le bivouac mouillés jusqu’aux os. Pendant que nous étions en course, M. le maréchal descendait le Riou et venait camper au confluent de cette rivière et de l’Oued-Teguiguess. C’était là que nous devions le rejoindre. Deux heures après le départ, la pluie cessa, le vent d’ouest balaya les nuages. On marchait vite ; les chevaux, épuisés par le mauvais temps et le manque de nourriture, avaient grand’ peine à se tirer d’affaire dans ces terres grasses, beaucoup y laissèrent leurs fers ; mais il fallait arriver : les vedettes ennemies avaient averti l’émir de notre approche ; tant pis pour qui reste en chemin. Une vingtaine d’hommes ne purent suivre, et furent laissés en arrière.

Ainsi clopin-clopant, épuisés, haletans, nous arrivâmes à Temda, juste à temps pour voir déboucher d’une colline, enseignes déployées, les cavaliers réguliers d’Abd-el-Kader. Au centre de ses escadrons flottait le grand drapeau blanc, à la main brodée, signe du commandement ; aux deux ailes s’élevaient de petits fanions de différentes couleurs. Tous ces cavaliers arrivèrent d’abord comme pour nous charger ; nous, de notre côté, nous prîmes le galop pour les mieux recevoir, mais nos prévenances eurent peu de succès. Faisant un à-gauche, ils gagnèrent en hauteur, non sans avoir fait feu de toutes leurs armes. Nous les poursuivîmes l’épée dans les reins, mais nos chevaux épuisés perdirent le souffle et refusèrent d’aller plus loin. Après une halte d’une heure et les premiers soins donnés aux blessés, nous reprîmes la direction de l’Oued-Teguiguess, observés à distance par quelques cavaliers. Nous suivîmes le plus long-temps possible la route parcourue le matin dans l’espoir de rallier les hommes laissés en arrière. La nuit nous surprit dans des gorges de rochers. Les trompettes sonnaient à toute volée et à temps égaux ; dans ce silence de l’obscurité, quand les plus alertes ce matin encore allaient tête basse et fatiguée au milieu de ces crêtes rocheuses, ces trompettes, qui tout à coup déchiraient de leur bruit aigu le silence des solitudes, produisaient une singulières impression. On eût dit autant de cris d’alarme répétés par les échos pour évoquer les morts. À dix heures du soir, nous arrivâmes au bivouac du maréchal Bugeaud. Un de nos blessés, Barthelmy, avait reçu cinq coups de feu pour sa part. Ce Barthelmy est un des héros de notre odyssée. Le matin, une balle le jette à bas de cheval ; la colonne chargeait et le laisse à terre. Des fourrageurs ennemis s’approchent et lui envoient deux autres balles. Lui cependant, il fait le mort. Les Arabes mettent pied à terre, lui enlèvent son ceinturon, puis laissent là ce cadavre immobile. L’un d’eux, un de ces malfaiteurs de la guerre qui s’acharnent aux cadavres (et il y en a malheureusement plus d’un, même parmi les Français), qui ne sont courageux que contre les morts, lui applique son fusil sur la tempe. C’en était fait, mais le cheval de l’Arabe s’écarte, le coup part, la balle mal dirigée rase le front du chasseur et va se perdre dans la terre. Le même soir, Barthelmy disait dans son style de soldat, au chirurgien qui le pansait : « C’est égal, major, je leur ai tiré une fameuse carotte ! »

Le lendemain, 24 décembre, M. le maréchal fit former, avec la cavalerie et six cents hommes d’infanterie d’élite du colonel Molière, une petite colonne légère dont le commandement fut confié au général Yousouf. Nous devions d’abord gagner Thiaret pour y chercher de l’orge et du fourrage, et, nos chevaux refaits, nous mettre à la poursuite d’Abd-el-Kader. Notre joie fut grande, au premier bivouac, de nous voir rejoints par les braves gens que nous avions laissés en arrière la veille et que nous croyions perdus. Retirés dans un marabout, ils s’y étaient retranchés tout d’abord ; à la fin de la journée, ils avaient entendu la sonnerie de la colonne, et ils nous avaient rejoints sans obstacles, car, fort heureusement pour eux, ils n’avaient pas été aperçu par l’ennemi.

Aux approches de Thiaret, le pays change complètement d’aspect. Aux longues silhouettes grises et nues des collines amoncelées succèdent des bois de chênes verts, quelques cèdres, de grandes prairies et des sources. Un troupeau de gazelles s’enfuit devant nos chevaux, tantôt bondissant à travers les arbres, tantôt s’arrêtant comme pour nous provoquer, et bien vite disparaissant dès qu’elles se voyaient sérieusement poursuivies. De temps à autre, le soleil, entre deux nuages, venait nous réchauffer et jeter sa pâle lumière sur une partie du bois, tandis que la longue montagne de Thiaret prolongeait l’ombre de ses murailles à pic. À la fin, nous atteignîmes le passage de Guertoufa, et alors s’ouvrit devant nous, à deux cents pieds de haut, l’échancrure par laquelle nous devions passer. Pour l’atteindre, il faut franchir une cascade de pierre et gravir en zig-zag le flanc de la montagne. Des aigles planaient majestueusement au-dessus de nos têtes. On n’entendait que le bruit de nos chevaux sur la pierre sonore ou les sabres retentissant contre les parois du rocher. En présence de ces obstacles, l’ame se réveille, et la grandeur de cette vue remplit le cœur de nobles pensées ; puis, quand nous eûmes atteint ces sommets infranchissables, quel spectacle imposant et magnifique ! À nos pieds se déroulait, immense et lumineuse, cette cascade de rochers que nous venions de franchir, et sur laquelle étincelaient encore les baïonnettes de l’infanterie ; plus loin, ces bois, cette verdure, ces prairies ; plus loin encore, des collines sans fin succédant aux collines. Le regard se perdait dans ces longues silhouettes nues et grisâtres, pareilles à des vagues qu’une force inconnue aurait fixées au moment de la houle. À la dernière limite du Guertoufa, éclairées par les rayons du soleil, se dressaient, au milieu des vapeurs bleuâtres, les hautes montagnes de Bel-Assel. Un peu sur la droite, les deux pitons de Terguiguess s’avançaient comme ferait un promontoire, et cette houle de terre se prolongeait et allait frapper, à vingt lieues de là, dans la direction de l’est, le pied de l’Ouarsenis, dont la longue crête grandit isolée, dominant tout le pays à soixante lieues à la ronde. À sa forme d’obélisque dentelé, on l’aurait pris pour une cathédrale antique surmonté par un dôme majestueux. Il y avait dans ce paysage une grandeur et un calme qui reportaient la pensée vers les âges primitifs.

Le défilé se prolonge sur un espace de cinq cents mètres, puis l’on est à Thiaret. Ce poste est bâti sur la limite du Tell et du petit désert en belles pierres de taille. Thiaret est renommé pour la saveur de ses eaux. Le Tell est la mère nourricière de l’Afrique, la terre qui produit le blé, de même que le Sersous nourrit d’innombrables troupeaux. Il semble que Dieu ait voulu établir une barrière entre ces deux terres, dont l’une est l’esclave de l’autre, celle-ci séparée de celle-là par un rempart de montagnes. Les montagnes de Thiaret sont les plus élevées de toute cette chaîne, et on ne peut les franchir que par trois passages. De Thiaret on découvre une partie du Sersous. Sous vos regards s’étend une plaine de petits mamelons rocailleux ; entre chaque mamelon s’échappe une source, et, grace à ces eaux bienfaisantes, poussent vigoureusement des herbages épais et substantiels qui nourrissent d’immenses troupeaux de moutons.

La guerre avait depuis long-temps empêché les marchands de ravitailler Thiaret. À notre arrivée, nous y trouvâmes une grande misère : il n’y avait plus que les vivres de campagne. Une bougie semblait une merveille ; on se rappelait vaguement avoir bu autrefois du vin. Heureusement l’orge et le fourrage ne manquaient pas, et, pendant deux jours, nos chevaux s’en donnèrent à cœur joie. Après ces deux jours, il fallut quitter Thiaret pour reprendre, malgré le froid et la glace, notre chasse à l’émir. Nous eûmes, pendant cette excursion, de longues et cruelles journées : point de bois, pas d’abri contre les vents ; quelques chardons, de la fiente desséchée, avec lesquels on faisait cuire les alimens, et, chaque matin, nos tentes raidies par le givre et les glaçons ; pour tout intermède, la pluie. En ce moment se montrait, pâli par l’abstinence et la désolation, le premier jour de l’année 1846 : c’était à nous surtout qu’il eut fallu souhaiter un bon jour et une bonne année, car enfin nous manquions de tout. Le sucre était mangé, l’eau-de-vie était bue, nous n’avions plus même un grain de café à mettre sous la dent. Sevrés des nôtres, loin du monde habité, loin de tout depuis trois mois, nous étions comme les passagers d’un navire. La colonne était devenue la patrie, la tente remplaçait la maison, l’escadron la famille ; les heures passaient actives, occupées, sans cesse en arrêt sur une émotion nouvelle, toujours remplies par l’attente d’un danger. Malheureusement la pluie et le vent, le froid et la grêle, nos grands ennemis, étaient les seuls qui ne nous fissent jamais faux bond : on eût dit que le 2 janvier ils s’étaient tous donné rendez-vous pour célébrer la fête de l’orage. Le 2 janvier fut un grand jour de tempête dans toute l’Afrique : quatre cent hommes périssaient dans la neige, à Sétif, le même jour où, en marche pour retourner à Thiaret, nous recevions une pluie de glaces, de neige fondue mêlée de grêlons énormes, poussée par un horrible vent de nord-ouest qui nous courbait sur nos selles. Quand nous arrivâmes à Thiaret, il fallut porter à l’hôpital six hommes qui avaient les pieds gelés ; pour les autres, ils se hâtèrent de faire de grands feux, et, dans chaque tente, un trou creusé en terre reçut des charbons ardens. On dîna, on se réchauffa, on dormit comme on put.

Vers le mois de février, nous avions rejoint déjà depuis quelque temps la colonne de M. le maréchal, lorsque nous prîmes la direction de l’est. Abd-el-Kader s’était porté, disait-on, du côté des Oued-Naïl : il fallait prendre une position qui permît de surveiller ses mouvemens dans le sud, en restant maître de se diriger vers l’est ou l’ouest. Les sources du Narh-Ouessel, à huit lieues au sud de Teniet-el-Had, remplissaient toutes ces conditions. Aussi, à peine ravitaillée, la colonne se mit-elle en marche pour le Narh-Ouessel, ne gardant pour toute cavalerie que les escadrons du 4e chasseurs d’Afrique ; les autres furent envoyés se refaire au dépôt. L’arrivée d’une troupe à demi morte de faim et de misère était une bonne fortune pour les marchands de Teniet-el-Had. Nous allâmes camper à cinq lieues de ce poste, au pied des montagnes, à la limite du Sersous, près de la fontaine d’Aïn-Tekria. Aussitôt que l’on sut l’arrivée de tant de gens affamés, ce fut, autour de nous, comme un grand marché de toute sorte de denrées, de vêtemens, de comestibles ; alors descendit de Teniet-el-Had une procession de chameaux chargés de pommes de terre, d’oignons, de vivres de toute espèce, tandis que les bœufs porteurs arrivaient de leur côté avec leurs deux caisses sur les flancs, retenues par des cordes de laine. Puis, tout autour du camp, les boutiques de s’installer sous des tentes, en plein vent, se faisant un rempart de leurs caisses de sapin. Je les vois encore ces spéculateurs empressés, le juif au turban sale, aux yeux brillans et aux doigts crochus, le colon européen vendeur d’eau-de-vie criant, pestant, jurant et débitant en grande hâte ses provisions que l’on s’arrachait au prix fixé par le tarif de l’état-major général, pendant que l’administration recevait dans des sacs plombés de cinquante kilogrammes les vivres de guerre. Quand toutes les provisions furent faites, l’on se remit en marche.

Petite pluie abat grand vent, dit un proverbe français ; la grande pluie abat le grand vent en Afrique, et après les mauvais jours de novembre, avant les giboulées du mois de mars, les belles journées reparaissent comme par enchantement. Or, nous étions précisément à cette époque de l’année. Chaque matin, un clair soleil sans nuage nous venait apporter la chaleur et la joie. La route était belle, l’on nous annonçait de grandes chasses dans le Narh-Ouessel : que nous fallait-il de plus pour être en joyeuse humeur ?

Au Narh-Ouessel, en effet, dans un espace d’environ une lieue carrée, les eaux de belles sources sont retenues sur une hauteur de près de trois pieds. D’innombrables roseaux y poussent de tous côtés, et là s’ébattent comme dans leurs domaines naturels des milliers de canards sauvages. En s’échappant, les eaux traversent de vastes prairies coupées de buissons de tamarins. Ce fut près de ces prairies où nous trouvions un bois et quelque pâture pour nos chevaux, que l’on établit le bivouac. En ce beau lieu, la chasse devint notre grande affaire, chacun de nous courut au marais comme à la terre promise ; M. le maréchal tout le premier se donnait souvent ce passe-temps, et malheur au canard qu’il avait visé ! Dans un de nos escadrons, il y avait un trompette, ancien braconnier de son état : que n’y a-t-il pas dans un escadron ! or, le braconnier s’en donnait à cœur joie. On lui confiait la poudre et le plomb, un bon fusil de chasse, et chaque soir il s’en revenait avec une magnifique provision de gibier. Comme il rentrait au bivouac un peu mieux chargé que d’ordinaire, le maréchal Bugeaud le rencontra par hasard. Aussitôt, il l’interroge ; l’autre raconte son histoire ; de là une belle discussion sur la chasse, un grand art dans lequel M. le maréchal était passé maître, mais le braconnier ne l’était pas moins. De discours en discours, le maréchal fut enchanté du braconnier, et, le nommant son grand pourvoyeur, il l’attacha à sa personne. Voilà pourtant à quoi tiennent les destinées ! un canard de plus ou de moins, et la fortune du braconnier était au fond de l’eau.

Les tribus du sud, que le maréchal Bugeaud attendait depuis long-temps, arrivaient enfin. Pendant plusieurs jours, leurs immenses troupeaux de moutons défilèrent devant nous ; venaient ensuite les cavaliers, vêtus de burnous blancs (pendant l’hiver, les gens du Tell portent le burnous noir), escortant leurs femmes hissées sur des chameaux, ornées de banderoles de laine et cachées à tous les yeux par un grand palanquin. Ces grandes précautions ne disent pas toujours ce qu’elles veulent dire. Telle tribu qui cache ses femmes sous un grand voile porte, dit-on, l’hospitalité au-delà de toute limite. Nos Arabes nous saluaient d’un salut amical ; ils étaient en règle avec la France, ils avaient payé l’amende, ils avaient payé les impôts, ils étaient les ennemis très déclarés d’Abd-el-Kader, dont ils nous signalèrent la présence dans l’est. Nous devions donc quitter le Narh-Ouessel pour prendre la direction des Ouled-Naïl ; mais il était urgent de nous ravitailler. Des chevaux sans fers, des hommes à peine vêtus, ne font que médiocre besogne ; on nous dirigea donc auparavant sur Boghar.

Boghar, sous le méridien d’Alger, ou peu s’en faut, s’élève, comme un nid d’aigle, à l’entrée d’une vallée qui conduit à Médéah. Abd-el-Kader y avait établi naguère une fonderie et des établissemens importans. Nous en avons fait un poste avancé dans la province d’Alger, une halte, un lieu de rafraîchissement et de repos pour les colonnes qui opèrent de ce côté. Sans nous arrêter à Boghar, nous partîmes pour Médéah, où nous devions trouver les objets de rechange dont nous avions grand besoin, et former la cavalerie d’une petite colonne confiée à M. le colonel Molière. La vallée que nous suivions était belle et fraiche. À notre droite, à notre gauche, les collines étaient couvertes de bois. Plus nous approchions de Médéah, plus le terrain devenait accidenté. Enfin, après avoir suffisamment couru autour des collines, autour des montagnes, nous aperçûmes tout à coup Médéah perchée sur une crête qui, du côté opposé, s’en va formant un long plateau. Vous avez encore plus de deux heures à marcher avant d’arriver aux grands arbres qui ombragent la fontaine des Réguliers et la magnifique pelouse qui précède la ville ; là était établi le bivouac.

Après tant de privations, nous arrivions à Médéah pour enterrer le carnaval et le jour même du dernier bal masqué. Nous n’avions pas un habit présentable, raison de plus pour aller à ce bal, où tous les costumes du monde connu et inconnu étaient admis, excepté l’uniforme. Quelle joie ! venir de si loin, à travers tant de dangers et de fatigues, pour s’habiller en ours ou en pacha, en marquis ou en débardeur ! Quel repos ! danser toute la nuit des danses furibondes à la lueur d’une douzaine de quinquets, vénérable et primitif luminaire emprunté aux anciens salons de Mars et d’Apollon, l’antique ornement des barrières de Paris ! Nous n’avions pas le droit, pour le moment, de nous montrer trop difficiles en fait de gaieté et de bonne humeur ; nous étions sevrés depuis trop long-temps de danse et de musique pour ne pas trouver toutes ces fêtes charmantes et de bon goût. La pluie et la neige, le vent sous la tente, la boue et la poussière, nous avaient merveilleusement disposés à savourer le pain blanc, le vin frais, un bon souper, chaudement servi. Oui ; mais, au point du jour, la voix obéie, absolue, la voix du chef se fit entendre. L’ordre était formel, le départ inévitable ; il fallait partir. Le premier pas seul coûte, dit-on ; ce fut notre histoire. À peine dans la rue, chacun s’en alla gaiement reprendre son harnais de guerre. Or, voici la cause de ce prompt départ : notre grand ennemi, Abd-el-Kader, jaloux sans doute de nos plaisirs et de nos fêtes, avait fait une razzia sur le territoire des Issers, à dix lieues d’Alger, et nous nous mettions en marche, au sortir du bal, chasser ce trouble-fête.

Nous marchions vers l’est, parallèlement à la haute chaîne de montagnes qui borde la Mitidja, et dans la direction du Jurjura. Bientôt nous eûmes atteint le pays des Beni-Seleyman et des Arib. Toutes ces vallées étaient charmantes ; la rivière s’en allait doucement sur un lit rocailleux entre deux haies d’aubépines et de lauriers-roses. Çà et là de grands peupliers de Hollande jetaient au loin leurs naissans ombrages, pendant qu’à notre gauche les rochers nus s’élançaient dans les airs. Les beaux jours arrivaient ; déjà se faisaient sentir les premières brises printanières, mais nous avions encore de rudes momens à passer.

Toutes les troupes s’étaient concentrées vers l’est ; c’était là qu’il fallait porter les derniers coups à l’insurrection. Tandis que le maréchal Bugeaud s’avançait dans les montagnes de l’Isser, les différentes colonnes appuyaient ces mouvemens. Tout allait bien, mais nous avions compté sans le mauvais temps. La pluie encore, la neige et la grêle nous accablaient comme aux jours passés. Partout des torrens impétueux, des chemins impraticables, et il fallait marcher. Nous garderons longtemps le souvenir de la belle vallée de l’Isser. Nous traversâmes soixante-seize fois la rivière en deux jours. Il y avait trois pieds d’eau, et d’eau glacée ; mais la bonne humeur nous soutenait, et, quand on approchait de l’eau, vous eussiez entendu des bataillons entiers imiter le cri des canards et s’égayer aux dépens des maladroits.

Au bout de deux jours, nous fûmes enfin sur un bon terrain : bien séchés autour de feux énormes, nous trouvâmes la route singulièrement embellie. Sous la main industrieuse des Kabyles, tout le revers des montagnes s’était couvert de cultures. Les oliviers, les noyers, les arbres de toute espèce, étaient entretenus avec soin ; les villages étaient pour le moins aussi bien bâtis que nos villages de France. À mesure que nous avancions, le printemps marchait d’un pas rapide, semant sur sa route les fleurs, les parfums et la verdure. Nous étions alors sur l’Oued-el-Aziz ; la rivière courait, profondément encaissée entre deux murailles de rochers, et contournant le camp de deux côtés, elle nous servait de remparts. Nos tentes se dressaient sur une pelouse verdoyante, entre des buissons de lentisques aux formes arrondies. On eût dit un bivouac dans un jardin anglais. Au nord, un énorme rocher attaché au flanc de la colline dressait sa masse noire, et les sentinelles de la compagnie de grand’garde se dessinaient sur l’horizon. Comment faire comprendre le charme de ces premières journées du printemps d’Afrique ? Lorsque le crépuscule arrive, vous vous étendez sur un tapis, et vous aspirez le tabac parfumé, vous laissant aller au plaisir d’être heureux. D’où viennent cette joie et ce calme ? Qu’importe ? tout est riant, tout charme ; on admire, on se souvient, on espère. L’on entend le printemps chanter en son cœur toutes les chansons heureuses de la jeunesse : douce ivresse sans fatigue, sans regret ; ainsi passent les heures, ainsi la nuit s’avance, et vous vous endormez bercé par ces doux rêves.

Cependant la révolte était calmée ; chaque jour nous apportait une soumission nouvelle ; le pays agité rentrait dans le devoir, l’insurrection était étouffée, et ce grand résultat était dû au chef illustre qui nous avait conduits en personne pendant toute la dernière partie de la campagne, à M. le maréchal Bugeaud.

Quand la révolte avait éclaté comme un coup de foudre de l’ouest à l’est de l’Algérie, le maréchal Bugeaud était en France. À la première nouvelle de nos revers, il hâta son retour, et, sans perdre un instant, de nombreuses colonnes, obéissant à une impulsion uniforme et correspondant entre elles, sillonnèrent par ses ordres le pays tout entier. On châtia les traîtres, on protégea les faibles, mais surtout on suivit sans relâche l’ame de l’insurrection, Abd-el-Kader. À peine avait-il le temps de poser son bivouac, que nos têtes de colonne le forçaient à fuir. En vain, comme dernière ressource, l’émir chercha-t-il à jeter l’inquiétude du côté d’Alger : le vieux maréchal, malgré les rigueurs du temps, le suivit au milieu des montagnes et le chassa de ce dernier repaire ; enfin, après une année de fatigues inouies, il eut la joie de voir son œuvre consolidée, et la paix, prix de tant d’efforts, acquise pour long-temps à l’Algérie.

On ne frappe de tels coups, on n’obtient de tels résultats qu’avec une armée qui a pour son chef plus que de la confiance, qui lui porte de l’affection et du respect. Tels étaient, en effet, les sentimens que M. le maréchal Bugeaud avait su inspirer à ses soldats. Qui de nous a pu oublier cette noble figure et ce noble cœur ? Dans leur langage familier, les soldats l’avaient surnommé le père Bugeaud, et ils avaient raison, car sa sollicitude pour eux était grande comme son affection. Facile et communicatif, il se sentait heureux parmi ses troupes comme au milieu d’une famille ; son langage plein de bonhomie allait droit au cœur du soldat. Tous lui savaient gré de savoir parfois oublier son haut rang, et le respect qui l’entourait en était plus grand encore. C’est qu’à l’heure du danger le chef reparaissait tout entier. En ces momens-là, tous les regards se tournaient vers lui, sûrs de trouver une direction, des ordres précis, et, si le péril devenait impérieux, le salut de tous. Un roi de Castille, vaillant guerrier, a dit : Murio el ombre, mas no su nombre (l’homme meurt, mais son nom vit). M. le maréchal Bugeaud est du petit nombre de ceux qui survivent aux générations ; bien plus, qui laissent un souvenir dans le cœur de tous ceux qu’ils ont commandés.

Le moment était venu de donner quelque repos aux troupes après la laborieuse campagne de l’hiver de 1846. L’ordre nous vint donc de reprendre la route d’Alger, ou nous devions nous arrêter quelques jours avant de regagner Mostaganem. De Médéah nous atteignîmes Blidah en passant par la gorge de la Chiffa, une des merveilles de l’Afrique, une des beautés du monde. Figurez-vous, dans une coupure à pic de cinq lieues de long, une magnifique route de vingt-cinq pieds de large, conquise tantôt sur le rocher que la mine a dompté, tantôt sur le torrent qui cède une partie de son lit séculaire. Les lichens, les herbes de toute espèce poussent dans les fentes des rochers. Dans les places plus favorisées où la terre végétale n’a pas été enlevée, de véritables forêts se dressent sur vos têtes. La Chiffa s’est frayé, à travers ces rochers, un chemin tortueux ; elle reçoit dans sa course vagabonde les cascades qui tombent des sommets escarpés. Tout à coup enfin l’horizon s’élargit vous sortez de cette prison, et vos yeux éblouis s’arrêtent sur les longues collines de la Mitidja, sur la mer qui se montre par la coupure du Mazafran, et sur cette immense plaine, si belle quand on la voit de loin. Une heure après, vous êtes à Blidah. Mohamed-ben-Yousef, le voyageur dont les dictons sont restés populaires en Algérie, a dit de Blidah : « On vous appelle une petite ville, moi je vous appelle une petite rose. » Rien n’est plus exact. Blidah se dresse avec une grace ineffable dans ses bois d’orangers, dont les parfums la trahissent au loin. Les Français l’ont embellie, à ce qu’ils disent, avec un art tout français ; eh bien ! malgré leurs embellissemens, Blidah est restée une ville charmante, la petite rose de Mohamed-ben-Yousef.

Enfin, après trois cents lieues de route et six mois de bivouac, nous atteignîmes notre bonne ville d’Alger. Le matelot n’est pas plus heureux quand il touche la terre après la tempête. La vie d’Alger, c’était pour nous une véritable renaissance ; nous ne pouvions nous rassasier du spectacle que nous avions sous les yeux. La vie et le mouvement d’un peuple affairé, ces maisons de pierre, ces cafés, ces journaux, ces bruits de la France, ces lettres qui nous attendaient au retour, ce sont là des émotions qu’il nous serait impossible de raconter, tant est grande la joie intime du devoir dignement accompli, tant la privation ajoute à la jouissance ! Si vous rencontrez jamais des gens blasés sur les jouissances de la vie, envoyez-les faire une campagne d’hiver en Afrique.

Dans cette ville d’Alger, où l’on retrouve à la fois la grace de Paris et le charme de l’Orient, il y a surtout une certaine terrasse qui rappelle les enchantemens des Mille et une Nuits. Là, quand le poids du jour est tombé, vous allez respirer les brises rafraîchissantes, tout en contemplant cette mer et ses mille étincelles, tandis qu’au-dessus de vos têtes se dressent comme suspendues toutes ces maisons aux blanches murailles, et dans la baie même d’Alger ces collines de roses et de verdure, ces montagnes, ces horizons vaporeux qui vont se perdre au pied du Jurjura, dont les crêtes dénudées viennent couper la ligne bleue du ciel. Avec quel charme nous nous abandonnions à la contemplation de ce splendide paysage, et aussi, il faut l’avouer, à d’autres joies plus bruyantes ! comme la vie nous paraissait douce ! Mais est-il besoin d’ajouter que notre bonheur fut de courte durée ? La vie militaire est ainsi faite, et l’heure du départ y suit toujours de près l’heure de la halte. Huit jours après être entrés à Alger, nous nous remettions en marche pour courir à de nouveaux hasards.

Pierre de Castellane.
  1. Les Flittas sont une grande et puissante tribu dont le territoire commence à quinze lieues au sud de Mostaganem. Ce territoire touche d’un côté à la plaine de la Mina, de l’autre aux limites du Tell. Les Flittas sont divisés en plusieurs fractions, dont l’une, les Cheurfas, habitant les terrains les plus difficiles, doit à son fanatisme d’avoir une grande action sur le reste de la tribu.
  2. Réunion des cavaliers irréguliers du pays.
  3. Ouled-Sidi-el-Aribi, notre lieutenant arabe pour tout ce pays. Il appartient à l’une des plus anciennes familles de la contrée.
  4. Le nom de Dar-ben-Abdallah désigne l’emplacement occupé autrefois par une maison dont il reste quelques pierres pour tout vestige. En Afrique, un arbre, un champ, reçoivent souvent un nom particulier, sans qu’il y ait même en cet endroit la moindre trace d’habitation permanente.
  5. Ce drapeau est au cercle des officiers du 4e chasseurs d’Afrique à Mostaganem, entre les deux tambours des réguliers de Ben-Allall, prix par les escadrons du même régiment.
  6. Khamis des Beni-Ouragh. Nom d’un poste-magasin situé dans le pays des Beni-Ouragh.
  7. La tente en Afrique, est une expression collective indiquant la maison, la famille.
  8. On appelle ainsi en Afrique les hommes de grande race. C’est ainsi que nous dirions en France : Il est de bonne maison.
  9. Les Medjihers et les Bordjias sont des tribus arabes des environs de Mostaganem.