Souvenirs de la vie militaire en Afrique/09

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SOUVENIRS


DE LA


VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.





LE KHAMIS DES BENI-OURAGH.





I.

Le pansage du soir venait d’être terminé dans le peloton du 4e chasseurs à cheval d’Afrique, laissé depuis trois semaines par la colonne de Mostaganem à trente lieues de la côte, dans les montagnes des Beni-Ouragh, pour renforcer la petite garnison du poste-magasin du Khamis. Ce poste se nommait ainsi d’un marché où le khamis, — le cinquième jour, c’est-à-dire le jeudi de chaque semaine, — la puissante tribu kabyle des Beni-Ouragh venait, comme autrefois les gens des fiefs dans notre vieille France, échanger les nouvelles et causer des affaires publiques, tout en se livrant au commerce. On était en juillet 1845, à la veille de la grande révolte. Depuis deux mois, une agitation sourde se faisait remarquer parmi ces populations sauvages : les coupeurs de route avaient reparu; des messagers envoyés de l’ouest s’en allaient, de gourbi en gourbi, porter les paroles de révolte, les lettres du sultan, de l’Hadj-Abd-el-Kader. Le général de Bourjolly crut nécessaire de raffermir notre autorité en enlevant les fauteurs de désordre au moment même où ils tenteraient de semer l’agitation dans le pays. Deux cents grenadiers d’élite et vingt-cinq chevaux reçurent donc l’ordre de rejoindre au Khamis le chef de bataillon Manselon, de la légion étrangère, commandant le cercle. Cette force n’était pas assez considérable pour exciter la défiance, et, réunie à la petite garnison du poste, elle permettait, si l’occasion se présentait, d’exécuter des coups de main de nuit, de châtier par des marches rapides ceux qui donneraient asile à nos ennemis.

Après plusieurs mois de courses, pendant que nos camarades, revenus à Mostaganem, se reposaient et respiraient la brise de la mer. nous avions tendu les cordes du bivouac au pied des murailles du fort du Khamis, sur un petit plateau exposé à l’ardeur du soleil et au vent brûlant qui arrivait de la vallée de l’Oued-Riou. Un carré de murs entouré de fossés, ayant à chaque angle un bastion; dans l’intérieur, des magasins, quelques baraques en planches et en pisé, — tel était le poste du Khamis, où trois cents hommes d’infanterie, gardant cent mille rations, vivaient durant l’année entière. Le Riou, torrent effroyable en hiver, ruisseau de trois pouces de profondeur et de dix pieds de large en été, rasait le pied du mamelon et arrosait un beau jardin, où la garnison cultivait, à l’ombre des grenadiers et des figuiers, les chous et les carottes destinés à l’ordinaire de la troupe. Les montagnes, du côté de l’est, étaient couvertes de bois de pins maigres et rabougris; à l’ouest, les collines de terre, verdoyantes au printemps, grises maintenant et crevassées par le soleil, offraient un triste spectacle; mais, vers le sud, l’œil, en remontant dans la vallée, n’était arrêté que par le rideau de montagnes où l’on distinguait, comme dans un nid d’aigle, la demeure du vieux Mohamed-bel-Hadj, le chef respecté de tout ce pays. Dans la direction du nord pourtant, l’étendue embrassée par le regard était plus grande encore : une pente douce conduisait du petit fort à une plaine de forme ovale, où se tenait le marché; à droite, un ruisseau bordé de lauriers-roses, arrivant d’une vallée qui menait à Orléansville par les terrains difficiles des Sbéahs, les hardis voleurs, mêlait ses eaux à l’Oued-Riou. Deux lieues plus loin, la rivière tournait, et semblait, tant les crêtes de montagnes se rapprochaient, disparaître sous une voûte; des murailles de terre s’étageaient à l’horizon, et les arêtes dentelées se détachaient du ciel bleu, où, depuis trois mois déjà, l’on ne voyait plus un nuage.

Dès que la trompette eut sonné le demi-appel, les chasseurs replacèrent les brosses et les étrilles dans leurs musettes. Tandis que le maréchal-des-logis Leretz venait prendre les ordres pour le lendemain, un homme de chaque tribu (les chasseurs appelaient ainsi leur association de route) s’en allait aux cuisines chercher la soupe du soir. On nommait cuisine le trou creusé en terre où brûlait le feu et bouillait la marmite, posée sur deux pierres. C’étaient là les nombreux fourneaux de nos chasseurs. Chevet, en les voyant, eût souri de pitié; mais ils suffisaient, je vous assure, pour cuire le morceau de bœuf, le riz et le haricot réglementaires. — Rien de nouveau, mon lieutenant, me dit le maréchal-des-logis, et, selon l’usage militaire, il attendit, le carnet à la main, que je lui fisse connaître les ordres.

— C’est bien, répondis-je; demain soir, à l’appel du pansage, je passerai une inspection générale.

— A quelle heure, reprit-il lorsqu’il eut fini d’écrire, la corvée du fourrage?

— Elle aura lieu en même temps que celle du poste. L’adjudant de la légion vous informera de l’heure prescrite par le commandant. Un tiers des hommes restera; vous veillerez à ce que les autres choisissent du bon chaume et bourrent bien les sacs. Il faut profiter du repos pour remettre nos chevaux en état. Nous avons eu deux cents rations d’économie dans les deux premiers mois du trimestre, nous n’avons pas à craindre le trop perçu[1] : vous forcerez donc le prochain bon de fourrages, et l’on donnera un quart d’orge de plus aux chevaux que je désignerai demain après l’inspection. Quel est le brigadier de jour?

— C’est Jacquet.

— Vous lui direz de faire une ronde cette nuit à une heure; il me réveillera et m’en rendra compte.

— Vous n’avez pas d’autres ordres, lieutenant?

— Aucun.

Portant alors la main à son phécy, petite calotte rouge qui remplace le bonnet de police dans les régimens de chasseurs d’Afrique, le maréchal-des-logis passa le long des tentes pour prévenir les chasseurs, afin qu’ils pussent commencer dès ce moment, si bon leur semblait, à mettre leurs effets en ordre. Ayant jeté un dernier coup d’œil sur notre bivouac, je traversai la planche qui servait de pont pour pénétrer de ce côté dans l’intérieur du poste. — Tout autour d’une cour carrée, ayant au centre pour unique ornement un débris de colonne romaine et un cadran solaire, on avait construit des baraques où l’infanterie couchait dans de mauvais hamacs, les trois chambres réservées aux officiers, et le petit pavillon composé de deux pièces, pompeusement surnommé le palais du commandant supérieur. Les magasins et l’hôpital se trouvaient dans une seconde cour, près de la rivière. Le lieu, comme on le voit, était loin d’être gai. Seul, un grand arbre, soigneusement conservé, reposait un peu le regard et abritait la maison du commandant. Cet arbre était devenu le rendez-vous général, le salon du camp. Là, tout en buvant l’absinthe, boisson favorite de l’armée d’Afrique, les officiers de la légion étrangère venaient, le poids du jour passé, échanger les nouvelles, les anecdotes, et aussi les médisances, car au Khamis des Beni-Ouragh, comme à Paris, la langue humaine va son train.

Quand j’entrai dans la cour du poste, plusieurs de ces messieurs étaient déjà réunis, les uns officiers français, les autres brevetés au titre étranger, tous d’une origine aussi disparate que les soldats placés sous leurs ordres. La légion étrangère présente une singulière physionomie. Ils sont là de tous les pays, de tous les coins du monde. Les uns, sortis on ne sait d’où, après avoir mené une vie d’aventures, erré comme le Juif errant, viennent chercher le repos en courant l’Afrique. Un grand nombre, bien nés, bien élevés, mauvaises têtes, enfans prodigues de l’Europe entière, ayant encore de toutes leurs folies sauvé du cœur, demandent sous un nom supposé au drapeau de la France protection et appui contre eux-mêmes. Aussi, quand les recherches d’une famille pour retrouver un des siens ont été vaines, lorsque toutes les polices du monde sont en défaut, il reste encore une ressource dernière : écrivez au colonel de la légion étrangère : presque toujours il vous rendra celui que vous désirez. J’ai vu, pendant que j’étais au Khamis, le fils d’un conseiller antique de l’empire, le neveu d’un cardinal, le fils d’un banquier de Francfort, retrouvés ainsi presque en même temps. Dans cette Babel, le chinois seul n’est pas parlé. Italiens, Prussiens, portugais, Russes, Espagnols, ont des représentans. Il faut une main de fer pour plier dans un même moule des élémens si divers ; aussi la discipline ne connaît pas l’indulgence. Malheur à qui désobéit ! le conseil de guerre est sans miséricorde, et la justice prompte.

Des trois officiers qui m’avaient précédé sous l’arbre, un seul servait au titre français : c’était M. D…, le frère d’une personne à laquelle des succès de théâtre et des aventures de tribunaux ont donné un certain renom, taciturne, rarement de bonne humeur, fort brave soldat, bon camarade, assurait-on. L’autre arrivait en droite ligne de Perse, d’où, un beau malin, ennuyé du service du chah, il était parti, emportant pour toute fortune la décoration du Soleil. Comme il avait rendu, en ces pays lointains, des services à la France, il reçut un brevet d’officier étranger dans la légion. Petit homme aux cheveux châtains, à la barbiche d’un blond ardent, le nez gros, les traits forts, ayant deux yeux bizarres et une cervelle plus étrange encore, il discutait, il disputait sur toutes choses. La politique pourtant avait la préférence. Déjà il se déclarait républicain, et il pratiqua avec tant de conviction les maximes des frères et amis, que l’on dut, même après la révolution de février, le prier de s’éloigner de la légion. Quant au troisième, celui-là avait une distinction de manières et de figure toute particulière : de beaux cheveux noirs, un teint charmant, le nez régulier, l’œil limpide et brillant, plein d’intelligence. Un léger accent le faisait reconnaître pour Irlandais. Curieuse existence que celle de ce jeune homme, qui, d’Angleterre et de l’Inde, où il avait fait la guerre, se retrouvait au Ktiamis des Beni-Ouragh officier dans la légion étrangère, lui le fils d’un grand poète, le filleul de Byron, l’enfant de Thomas Moore! Par quel accident était-il arrivé là? Je crus le deviner alors en le voyant bien souvent regarder un portrait de femme admirablement beau, en rapprochant quelques paroles échappées dans nos longues causeries: un enlèvement, je crois, l’obligation de s’éloigner durant plusieurs années, et le bienveillant appui du roi Louis-Philippe, qui lui avait ménagé un asile dans notre Afrique! Mais le lieutenant Moore espérait bientôt revoir sa patrie, rejoindre celle dont il était séparé. Hélas! quand il me parlait alors de ses espérances, il s’animait, son regard étincelait; moi j’écoutais avec terreur la toux sèche succédant à ces éclairs; je voyais avec effroi les plaques rougeâtres qui couvraient les pommettes de ses joues. Tous l’avaient en affection, et il s’accommodait à tous. Depuis mon arrivée au Khamis, nous ne nous quittions guère. J’aimais son esprit rapide et prompt, les poésies de son père, qu’il me récitait, et les vieilles histoires d’Irlande qu’il racontait souvent.

Comme j’arrivais sous le grand arbre, notre maître d’hôtel, ou, pour parler plus vrai, le soldat attaché au service de la cantine, vint nous avertir que le dîner était prêt. Un grand hangar, chambre à coucher de trois de ces messieurs, servait de salle à manger. Nos camarades nous avaient précédés et s’asseyaient déjà autour des morceaux de bois à peine équarris et des planches de caisses à biscuits qui formaient la table. Quant aux cuillers de fer étamé, elles étaient brillantes de propreté, les assiettes bien lavées, et les ragoûts, malgré nos modestes ressources, dignes du maître coq, un certain Bavarois de naissance, ancien premier aide de cuisine chez M. de Talleyrand. Fier de sa noble origine culinaire, de temps à autre ce grand cuisinier tentait encore des expériences, afin, assurait-il, de se conserver la main. Il est vrai que le vin, en tombant sur les serviettes, laissait une large tache d’un bleu indigo admirable; mais estomacs et appétits étaient trop jeunes pour que ces petites misères fissent grande impression. Somme toute, si le dîner laissait parfois à désirer, le café était toujours à point, la soirée superbe, le tabac kabyle excellent, et nous passions à le déguster de fort bonnes heures. Le commandant Manselon, homme de manières affables, juste, intelligent, énergique, passait ordinairement la soirée avec nous. Ceux-là seuls qui sont allés dans les pays du midi pourront comprendre le plaisir de nos veilles, les douceurs de la nonchalance, le bonheur que l’on éprouve à respirer quand la nuit arrive. Il est si bon de se sentir vivre, sans souci, sans inquiétude, éprouvant un bien être ineffable! Que de fois, ainsi étendu avec Moore sur un tapis auprès de ma petite tente, à côté de mes chevaux, j’oubliais les heures durant ces nuits admirables où le ciel d’un bleu sombre resplendit de la clarté de millions de pierres précieuses! La lumière transparente de la lune répandait le calme sur la vallée, sur la montagne, tandis que par momens ses mobiles clartés donnaient aux grandes arêtes de terre la mystérieuse apparence de fantômes. Tout alors, jusqu’au pas régulier de la sentinelle veillant enveloppée de son manteau blanc, portait à la rêverie. Il fallait, je vous l’assure, se faire violence pour regagner sa tente Le matin, en revanche, un rayon ardent du soleil perçant la toile se chargeait bien de nous jeter à bas du petit châssis sur lequel on prenait son repos. Avec le point du jour commençaient les devoirs du service, les mille soins nécessaires dont chacun comprend l’importance, car ils vous assurent une bonne troupe dans la circonstance critique. Là-bas, ces détails minutieux ne sont point pénibles comme en France; on s’y livre avec intérêt. Les officiers ressemblent aux chasseurs qui préparent soigneusement eux-mêmes l’arme à l’aide de laquelle ils abattront le gibier. Rien n’échappe à leur attention. Après le déjeuner, on allait faire la sieste dans un beau jardin, sous les figuiers, dans des hamacs suspendus aux branches; puis, le dîner fini, commençaient ces soirées si belles qui duraient l’été entier.

Telle était, pendant la paix, l’existence au poste du Khamis. Une semblable vie, s’écoulant ainsi dans un petit fort, situé comme au centre d’une coupe, d’où l’on n’aperçoit que les montagnes et le ciel, paraîtra sans doute monotone. Il n’y avait pas trace de luxe. Le drapeau planté sur la muraille dont la garde était confiée à notre honneur rappelait seul la France; mais l’isolement, la solitude même, cette terre d’Afrique enfin, semblent vous apporter des sentimens élevés, une vertu mystérieuse qui pénètre. L’ordre et la fermeté dont vous êtes entouré sont une source de contentement. Du partage du danger avec les hommes que l’on commande naissent une mutuelle estime, un attachement véritable. Bien souvent alors je me suis rappelé l’histoire de Samson racontée dans la Bible : elle me semblait la plus belle allégorie militaire. — Sans la tête qui les porte, les cheveux de Samson ne sont rien; sans les cheveux qui couvrent sa tête, Samson est privé de force : — ainsi du chef et du soldat.

Notre bivouac faisait d’ailleurs plaisir à voir : deux cordes, à chacune desquelles s’attachaient les entraves de douze chevaux, étaient tendues parallèlement au fossé du fort; derrière les rangs, chaque cavalier avait sa chambre, c’est-à-dire les six pieds de long et les deux pieds de large nécessaires à l’homme pour dormir sur la terre nue. Les chasseurs étaient partagés en réunions ou tribus de quatre hommes vivant ensemble sous des tentes de toile hautes de trois pieds. Ces tentes se divisaient en quatre morceaux, afin de rendre dans les marches la charge plus légère, A l’arrivée, les morceaux de toile étaient réunis, les piquets fixés en terre ; l’on étendait de la paille ou des branchages ; les selles servaient d’oreillers ; puis, la nuit venue, les chasseurs, se serrant les uns contre les autres, dormaient, ma foi, mieux que beaucoup dans un lit de plume. Tout léger que soit cet abri, il a sauvé bien des soldats en les préservant des rosées humides de la nuit et des pluies torrentielles de l’hiver. Les faisceaux bien formés, les tentes alignées, les chasseurs toujours propres, donnaient de la coquetterie à ce bivouac. Jamais on n’eût rencontré un des hommes de ce corps dont le pantalon de corvée ne fût pas d’une blancheur irréprochable. C’était une tradition du régiment. Les officiers avaient l’ordre d’y veiller avec le plus grand soin : rien, en effet, n’influe comme le manque de soins et la mauvaise tenue sur le moral et la vigueur d’une troupe.

S’il en était ainsi les jours ordinaires, pour les inspections chacun faisait merveille, et le lendemain, lorsque je passai, suivant l’ordre donné au maréchal-des-logis, la revue du peloton, je n’eus pas une observation à faire. Chaque cavalier seulement plaidait en faveur de son cheval, le déclarant maigre et mal portant, afin d’obtenir pour son ami le supplément de ration. Tous, jusqu’aux animaux attachés à la suite, étaient d’une tenue irréprochable.

C’est là encore un des traits du caractère de ces hommes : vous ne trouverez pas une troupe qui n’ait son chien choyé, fêté comme l’enfant de la maison. Celui du peloton, gros comme les deux poings, tout blanc, avec une large tache noire sur l’œil gauche, était bien le plus rusé, le plus charmant enjôleur que j’eusse jamais rencontré. Des mines impayables, des agaceries sans fin, tiraient toujours M. Tic-Tac d’embarras. Que la marche fût trop longue, Tic-Tac aboyait et grossissait si bien sa petite voix, qu’un chasseur, quittant son étrier, tendait le pied ; alors Tic-Tac s’élançait, et en deux bonds avait gagné la selle. Là, debout sur l’arçon, fier comme un roi, il semblait narguer les chiens d’infanterie, qui s’en allaient tirant la langue, traînant la patte. Quand Tic-Tac se voyait oublié dans la distribution des vivres, il se plaçait devant une gamelle, et prenait la position du soldat qui présente les armes. La grimace était si drôle, que chacun partageait son biscuit avec ce s…. Tic-Tac, comme ils disaient. On rira sans doute. Pourtant c’est avec ces riens-là, ces amusemens d’enfans, que les esprits se maintiennent alertes et dispos, qu’une troupe conserve la santé et la vigueur. Par tous ces moyens, en Afrique, on cherche à tenir les soldats en belle humeur. Le soir, vous eussiez vu les hommes de notre petite garnison jouer comme de vrais collégiens au chat et à la souris. Deux soldats, les yeux bandés, étaient attachés par deux cordes d’égale longueur à un même piquet. La souris tient dans sa main deux petits morceaux de bois qu’elle frotte sans cesse l’un contre l’autre, le chat est muni d’un gros tampon. La souris doit chercher à l’éviter, le chat s’efforce de l’atteindre; mais, comme ils sont aveugles l’un et l’autre, ils se prennent dans leurs cordes, se rencontrent, se culbutent, tout cela aux grands éclats de rire de la galerie, qui fait cercle et se tient les côtes. D’autres fois, un loustic répétait les pantomimes de la foire, ou bien tous écoutaient les chœurs de chanteurs que l’on avait organisés dans la légion. Sous la direction d’un ancien musicien, ils exécutaient en partie des morceaux d’opéra, de vieux chants religieux, des lieder allemands, et peut-être jamais musique ne m’a fait plus grand plaisir. L’on évitait ainsi la nostalgie, mal épouvantable qui décime les régimens, lorsqu’une fois il s’empare d’une troupe. L’été, la chose était facile, le climat venait en aide; mais l’hiver, lorsque durant des mois entiers la pluie tombe sans interruption, sans répit, il fallait inventer mille ruses, et surtout on changeait la garnison plus souvent.

Les officiers, outre la chasse, avaient une ressource précieuse : ils pouvaient lire et travailler. Par les soins du ministre de la guerre, et sur l’avis du conseil de santé des armées, une bibliothèque militaire avait été établie dans chaque poste. Composées de quatre cents volumes environ, sciences, littérature ou beaux-arts, de ces livres que l’on retrouve toujours avec plaisir, ces bibliothèques firent disparaître les nostalgies qui ravageaient les postes avancés; mais cette mesure utile eut aussi un autre effet : elle donna à quelques officiers le goût des travaux sérieux, la culture de l’esprit à un degré que l’on ne rencontre point ordinairement parmi les gens de guerre. Les uns poursuivaient des recherches scientifiques, étudiaient les antiquités, rédigeaient des mémoires; les autres s’efforçaient de connaître la langue, les mœurs et les choses du pays. Il va sans dire qu’au Khamis ces derniers, — et j’étais du nombre, — avaient pour ami le vieux Mohamed-bel-Hadj, le rusé montagnard qui, sous l’autorité de la France, commandait toute la contrée.

Pendant de longues années, Mohamed-bel-Hadj mena ses gens brûler la poudre contre nous; mais enfin, vers 1843, fatigué de la lutte, il vint, entouré des vieux de la tribu, faire sa soumission au maréchal Bugeaud. — «J’ai été ton ennemi le plus acharné; tu m’as vaincu, lui dit-il. Je me soumets franchement à toi, monseigneur maréchal, et tu peux compter que je serai aussi fidèle à la parole que je te donne, que je l’ai été à Abd-el-Kader. Si tu es humain envers les populations qui m’obéissent, je serai à toi pour toujours. Sache que la parole d’un Beni-Ouragh est proverbiale, tous les Arabes savent ce qu’elle vaut. Je dirai à Abd-el-Kader que je lui ai sacrifié six fils morts dans les combats, que la tribu entière lui a sacrifié ce qu’elle possédait, que maintenant nous ne pouvons rien faire pour lui, puisqu’il ne peut plus nous protéger contre toi, que nous t’avons donné notre foi, et que nous voulons y rester fidèles. »

Mohamed-bel-Hadj mentait avec l’impudence d’un Beni-Ouragh en parlant ainsi, car la mauvaise foi de cette tribu est aussi notoire dans la plaine que la mission du prophète. Malgré ses mensonges, je l’aimais. Son œil gris à demi voilé, son sourire de bonne humeur, plein de finesse, lui donnaient l’air de l’un de nos paysans normands. Cupide, souple, retors, courageux avec cela, hardi même au besoin, avare et parfois prodigue, enveloppant enfin tous ses vices d’un voile de bonhomie candide, — tel était ce vieux drôle, chargé de mauvaises actions et d’années. Il nous amusait, surtout quand il commençait ses lamentations et parlait de la douleur que lui causaient ses fils, car il lui en restait encore trois. — L’aîné ressemblait d’une façon singulière à l’émir. C’était le bras droit de Bel-Hadj, son repos, son espoir, la consolation de ses vieux jours; mais Djilali, qui faisait de l’opposition à son père, et Caddour, le plus jeune, ceux-là avaient été conçus dans un jour de malheur : ils étaient l’opprobre de sa famille, le fiel de sa vie, que sais-je encore? — Le fait est que Djilali faisait par son ordre le métier des princes héritiers en Europe; en cas de revirement de fortune, Bel-Hadj croyait prudent de rester en bons termes avec nos ennemis, et Djilali lui servait d’intermédiaire. Quant à Caddour, il le mettait parfois réellement en colère, bien qu’il le fit aussi souvent rire, parce que Caddour, mauvais sujet, toujours sans argent, venait sans cesse frapper à sa cassette, puis vendait les chevaux, les mules, et il fallait les remplacer. Le fils de Bel-Hadj, le Montmorency des Beni-Ouragh, ne pouvait marcher à pieds comme un mendiant. Un matin, je vis Caddour rôder autour de ma tente. — Bon! me dis-je, il vient chercher quelque chose, et j’attendis sans avoir l’air de m’apercevoir de son manège. Un instant après, Caddour était assis près de moi, et demandait du feu; je lui en fis donner. Il resta silencieux ; enfin :

— Ton père a-t-il de beaux chevaux dans ton pays?

— Oui.

— Plus beaux que ceux du mien?

— Ils sont d’une autre race.

— pourquoi ne t’en envoie-t-il pas un ?

— Il faudrait traverser la mer.

— C’est vrai.

Il y eut alors un nouveau silence. pour moi, dès les premières paroles, rien qu’à ses détours (car un Arabe se croirait perdu, on pourrait presque dire déshonoré, s’il allait droit au but), je vis que Caddour voulait vendre son cheval. Comme l’animal était excellent, je résolus de l’acheter. Quand le Kabyle eut aspiré une dizaine de bouffées de tabac, il reprit, en me montrant du doigt un de mes chevaux attachés tout près de nous :

— D’où vient ton cheval gris?

— Du Cheliff.

— Les chevaux du Cheliff sont bons, mais ceux de la montagne valent mieux; ils sont plus lestes et plus adroits.

— Tu dis vrai.

— Pourquoi n’en achètes-tu pas un?

— Ceux que l’on amène au marché sont mauvais.

— Veux-tu que je t’en cherche?

— Non. j’ai le temps.

Il y eut encore un nouveau silence, pendant lequel Caddour sembla de plus en plus occupé de sa pipe; enfin, comme moi aussi j’avais l’air de songer à autre chose, il fallut qu’il parlât,

— Si je te trouvais un cheval semblable à mon cheval bai, tu donnerais bien deux cents douros[2]?

— Non, ton cheval et ta mule ne valent pas plus de cent vingt douros, et le cheval seul n’en vaut pas quatre-vingts,

— Quoi ! Par ma tête, ton œil pour les chevaux a donc un voile? La jument du prophète n’en a jamais enfanté un dont le pied fût plus sûr. Il sait attendre l’eau des journées entières; c’est un de ces chevaux au jarret vigoureux qui disent à l’aigle : « Descends, ou je monte vers toi. »

Pendant que, sous prétexte de défendre l’honneur de son cheval, il me disait toutes ces belles paroles, je fis signe à mon ordonnance de m’apporter un sac d’argent que je destinais à l’achat d’un cheval. Quand le chasseur me le remit, je le laissai tomber comme par maladresse, et les douros roulèrent sur le tapis. Les yeux de Caddour étincelèrent.

— Tu as là beaucoup d’argent. Qu’en veux-tu faire?

— Tu te trompes; il n’y en a pas beaucoup. J’envoyais ce sac au commandant; mais, grâce à ma maladresse, le voilà sur le tapis. — Puis, comme me ravisant, moitié riant, moitié sérieusement : Ma foi, si tu le veux, je prends ton cheval et ta mule; toi, tu prendras cet argent.

— Combien y a-t-il?

— Compte, si cela t’amuse; pour moi, je le sais.

Caddour se mit à compter les pièces une à une, les touchant avec délices, se grisant à la vue de l’argent, et quand il eut fini et répété entre ses lèvres : Cent vingt douros! — il me dit :

— Mon cheval et ma mule valent deux cent cinquante douros.

— Tu crois? Moi, je ne pense pas. S’il en est ainsi, tu aurais tort de les vendre. Au reste, cela m’est égal, je n’en ai pas besoin. Parlons d’autre chose.

Je dis alors au chasseur de remporter l’argent. Caddour ne quittait pas le sac des yeux; quand il vit le chasseur s’éloigner bien réellement, il me prit le bras, et, me regardant :

— Je les donne comme tu l’as voulu; fais apporter l’argent.

— Soit. Envoie-les chercher; quand ils seront là et que je me serai assuré de leur état, je te les paierai.

— Ils sont là.

Un de ses serviteurs les tenait en effet à quelques pas. Les bêtes étaient en bon état : je les payai, et elles furent attachées à ma corde. Il n’y avait pas une heure que le marché venait d’être conclu, quand Mohamed-bel-Hadj arriva lui-même à son tour et tout éploré.

— Qu’as-tu fait là, me dit-il, toi que je tenais pour mon ami? Tu as acheté le cheval de mon fils Caddour; c’est le meilleur cheval des Ouled-Rhouidem.

— Si c’est le meilleur cheval des Ouled-Rhouidem, je suis bien aise de l’avoir; mais laisse-moi tranquille. Caddour est assez grand pour vendre ou acheter des chevaux, si bon lui semble. Je suis de mauvaise humeur; ainsi ne me fatigue pas de tes lamentations.

Celui que je traitais ainsi était le chef qui, sur un signe de son doigt, pouvait mettre tout le pays en armes, dont les Kabyles baisaient avec respect le burnous. Comme il s’était tu : — Tiens, repris-je, prends ces deux foulards, je les ai fait venir de Mostaganem pour toi.

Le moyen était infaillible. J’aurais pu à ce prix acheter en paix tous les chevaux de Caddour, car Bel-Hadj, malgré son âge, venait de se remarier. Il était amoureux fou d’Aïcha, sa jeune femme, toujours en quête de surprises pour elle, et ces foulards allaient servir à la parure de celle qu’il aimait. pour un foulard de plus, il se serait, je crois, fait battre volontiers; il m’aurait baisé la main, lui que j’avais vu trois semaines auparavant venir avec un si grand air à la tête de sa tribu apporter la diffa à la colonne qui bivouaquait au Khamis. Dans cette occasion solennelle, Bel-Hadj était arrivé à cheval, accompagné de ses chaous, suivi de trois cents hommes à pied, portant, embrochés à de grands bâtons, des moutons rôtis tout d’une pièce; trois cents autres s’avançaient ensuite avec d’énormes plats de noyer remplis de couscouss cuit à la vapeur de viande; puis venait une suite immense chargée de ragoûts, de pâtisseries de toute sorte. Depuis ce fameux dîner donné dans les contre-allées des Champs-Élysées à huit régimens qui passaient à Paris en revenant d’Iéna, jamais soldats ne tirent meilleure chère. Il n’y avait pas, comme autrefois à Paris, Palu, le célèbre maître d’hôtel de la ville, et ses vingt maîtres d’hôtel aides-de-camp, toujours au galop sur la chaussée, veillant à ce que rien ne manquât au service; mais les chaous du bureau arabe avec leurs bâtons surent fort bien se tirer d’embarras et faire arriver à chaque corps les mets qui lui étaient destinés, tandis que Bel-Hadj, ses fils et leur tribu rendaient ainsi hommage à la souveraineté de la France.


II.

L’influence de Mohamed sur les Beni-Ouragh était due autant à une conduite habile qu’au prestige des souvenirs de race. Le jeudi de chaque semaine surtout, le patronage de ce chef s’exerçait dans sa plénitude, sous la surveillance de l’autorité française, et un observateur attentif pouvait, durant cette journée de marché, tout en assistant à l’un des plus curieux épisodes de la vie arabe, se rendre compte du double but atteint par l’établissement des postes-magasins. Le petit fort du Khamis, dépôt de munitions et de vivres, construit, comme tous nos postes de l’intérieur en Afrique, sur une ligne parallèle à la mer, permettait à nos colonnes de s’avancer durant la guerre sans traîner à leur suite un lourd convoi; il les rendait enfin aussi mobiles que l’ennemi. Placés sous le commandement d’officiers choisis, ces postes servaient d’éclaireurs pendant la paix. Se trouvant au centre des nouvelles et des rapports, ayant une police spéciale, les officiers devaient rendre compte des moindres symptômes d’agitation qui pouvaient se manifester parmi ces turbulentes populations des montagnes. Aussi tous les postes avaient-ils été établis près d’un marché, car en Afrique le marché n’est pas seulement un lieu de transactions, c’est surtout le bazar des nouvelles, et pas un Arabe ou un Kabyle ne manque d’y assister. Le jour du marché, quittant leur repos et leur silence, on les voyait, Kabyles et Arabes, arriver de tous côtés, des montagnes, des vallées, de chaque sentier, les uns conduisant des moutons, d’autres des bestiaux, plusieurs amenant des charges de blé, les fèves, la laine ou l’étoile fabriquée, mais tous en armes, beaucoup même venant seulement avec leurs fusils et ce bâton noueux dont un seul coup rompt les têtes les plus dures. Le Juif au turban sale poussait, lui aussi, ses mulets écorchés, et déballait ses caisses à la place que le caïd préposé à la police lui faisait indiquer, dressant sa petite tente en mauvaise toile de coton pour les mettre à l’abri du pillage. Presque toujours les premières heures étaient uniquement consacrées aux transactions du commerce. Les bouchers dépouillaient les moutons qu’ils avaient égorgés en prononçant la formule du Koran, besmelah, louange à Dieu, et suspendaient les chairs a leurs étaux formés de trois petits sapins, dont les branches coupées à deux pouces du tronc servaient de crochets. Les propriétaires de bestiaux se tenaient accroupis auprès de leurs bêtes, attendant l’acheteur. Le marchand de poules, de blé, de maïs, de fèves, le vendeur de sel, criaient, parlaient, se disputaient pour un sou; mais le plus affairé, celui dont on entendait toujours la voix et les lamentations, c’était encore le Juif. Comme partout intermédiaire des transactions, tour à tour il brocantait, vendait, volait. Le Juif est en Algérie le marchand de cotonnades, le fournisseur de poivre, de clous de girofle, de sucre et de café; il tient le noir d’antimoine dont les femmes s’entourent les yeux, la feuille de henné qui teint en rouge les ongles des élégantes; forgeron, il raccommode les armes; il est ressoudeur d’anneaux et fabricant de bijoux; c’est lui encore qui cisèle les plaques d’argent suspendues aux selles des chefs. Aucun commerce ne lui est étranger : le Juif rampe entre tous les gains. Vous le voyez se presser, s’agiter, tendant sans cesse sa main sale et avide, se querellant, rossé, malmené, revenant sans jamais se lasser, et, si la dispute est sérieuse, allant demander justice au cadi, dont le tribunal est toujours établi pour trancher les procès, couper court à toutes les difficultés. Le caïd, responsable de l’ordre dans le marché, se tient ordinairement près du cadi pour lui prêter main-forte, si besoin était; mais le respect de la décision rendue est si grand parmi ces hommes, que tous l’acceptent sans mot dire. L’instant d’auparavant, deux avocats du barreau auraient été battus en volubilité, en faconde, en exclamations : le cadi a prononcé, et les plaideurs s’éloignent sans murmurer.

Les premières heures passées, les transactions presque finies, le bourdonnement de tous ces discoureurs, qui de loin ressemblait au bruit de la mer, devenait plus fort. Les groupes se rapprochaient; chacun, libre des affaires, commentait et discutait, soit les actes de l’autorité que le crieur public venait de faire connaître, soit les chances de paix ou de guerre, la grande préoccupation de tons, ou bien encore les disputes de tribu à tribu et les querelles de particuliers. Les envoyés de l’émir, porteurs de paroles d’encouragement et d’espérance, se glissaient souvent parmi la foule qu’attirait chaque jeudi le marché du Khamis. Les frères des ordres religieux, qui se reconnaissaient à leurs signes mystérieux, échangeaient les messages confiés à leur fanatisme. Ces associations religieuses sont au nombre de sept en Algérie. Tandis que l’islamisme est venu de l’est, ces ordres, à l’exception d’un seul, ont pris naissance au Maroc; mais tous, quelles que soient les différences de leurs règles et de leurs tendances, ont une même origine : l’amour du merveilleux et l’enthousiasme de la foi religieuse, — traits communs à ces populations d’une nature parfois si diverse. Presque toujours le fondateur de l’ordre est visité en songe par un envoyé du prophète qui lui montre la voie dans laquelle il doit conduire ses fidèles. Au dire des récits populaires, la plupart de ces fondateurs d’ordres furent des gouths, c’est-à-dire des hommes puissans par la souffrance. De ces ordres religieux dépendent les zaouias, sorte d’écoles ou de monastères qu’entretiennent les donations pieuses et une dîme prélevée sur les fidèles. Les zaouias ne relèvent point toutes cependant des ordres religieux, il y en a de séculières, si l’on peut parler ainsi; mais, asiles inviolables, les zaouias, séculières ou religieuses, reçoivent les réfugiés, recueillent les infirmes, soignent les blessés. Dans toutes, on étudie les trois grands livres, fondement de la foi pour un bon musulman : le Koran, Sidi-Boukari et Sidi-Krelil[3].

Il est facile de comprendre combien sont dangereux les hommes des zaouias, réunissant le caractère de juge et d’homme de Dieu, ayant sous leur autorité une suite nombreuse d’affiliés prêts à exécuter leurs ordres. Aussi, dès que les circonstances semblaient favorables pour un soulèvement, ils se répandaient dans les marchés, ranimant les tièdes, exaltant les fanatiques. Cependant un de ces ordres religieux, celui en honneur dans les montagnes des Beni-Ouragh comme dans presque toute la province d’Oran, l’ordre de Mouley-Taieb, tout en conservant sa haine contre les chrétiens, minait sourdement la puissance de l’émir. Si-el-Aribi, de la race royale du Maroc, en était le chef; le fondateur, un de ses ancêtres, fit à ses disciples cette prédiction qui se transmet de bouche en bouche : « Vous dominerez un jour tous les pays de l’est, toute la contrée du royaume d’Alger vous appartiendra; mais, avant que cette parole s’accomplisse, il faut que cette contrée ait été possédée par les Beni-el-Cefeur (les enfans du jaune). — Ce sont les Français que les musulmans nomment ainsi. — Si vous vous en emparez maintenant, ils vous enlèveront votre conquête; mais si, au contraire, ils prennent ce pays les premiers, l’heure viendra où votre main brisera leur puissance. » Il ne faut point chercher d’autre origine à la confiance des Marocains lors de la bataille d’Isly. Tel est aussi le motif de l’opposition que les frères de Mouley-Taieb, sous l’influence de la famille régnante au Maroc, ne cessaient de faire à l’Hadj-Abd-el-Kader. C’est à cette croyance encore que Ben-Marabet, leur chef respecté parmi les Beni-Ouragh, devait le repos dont nous le laissions jouir dans sa retraite, à quatre lieues du poste. Il ne la quittait jamais, et Mohamed-bel-Hadj se croyait obligé d’aller lui rendre ses devoirs, Mohamed-bel-Hadj, qui ne daignait point se déranger, même lorsqu’une zaza venait à éclater parmi les milliers de Kabyles qui couvraient le terrain du marché !

Zaza signifie en arabe le tumulte soulevé par les voleurs, quand ils veulent faire un bon coup et piller le Juif. Ce dernier est ordinairement le tondu en ces sortes d’affaires. Pour exécuter une zaza, les coupeurs de route simulent une rixe entre eux : on prend parti pour l’un, on prend parti pour l’autre ; la foule tourbillonne, une première tente est renversée, chaque Kabyle couvre de son corps ses poules ou ses moutons ; le Juif, battu, rossé, pousse des hurlemens, voit ses marchandises pillées, et les cavaliers du caïd du marché, qui presque toujours ont reçu de l’argent pour arriver trop tard, achèvent de mettre la confusion en distribuant des coups de bâton à tort et à travers. Quand leur bras est fatigué, ils viennent reprendre leur poste près du chef, qui n’a pas bougé. C’est au reste encore une singulière milice que ces cavaliers de l’autorité, du marghzen. Ils ressemblent assez aux chiens de berger, mais à des chiens qui mordent, emportent toujours le morceau, et font ainsi grande chère. Quant à Bel-Hadj, lorsque le bruit de ce tumulte, où souvent il y a mort d’homme, arrivait jusqu’à la petite maison construite pour tenir sa cour plénière, sous les murailles du fort, à huit cents pas du marché, parfois il se tournait vers un de ses chaous, disant négligemment : Ouachta hada (qu’est-ce que cela) ? question à laquelle le chaous, après s’être avancé jusqu’à la porte, répondait toujours par ces mots : Atta hadjà, Ioudi zegou (ce n’est rien, des cris de Juif). Que lui importait une cervelle de plus ou de moins ? La longue file de ceux qui se rendaient auprès de lui n’en serait pas moins nombreuse. Bel-Hadj exerçait l’autorité politique sous notre surveillance, de lui émanaient les décisions dans tous les rapports des Kabyles avec le gouvernement ; aussi, bien que la salle où le chef donnait des audiences ne ressemblât guère au cabinet d’un ministre d’état, il s’y tramait autant d’intrigues qu’autrefois chez le cardinal Mazarin, avec cette différence que le cardinal achetait les consciences, tandis que Bel-Hadj vendait un peu la sienne.

Un jour de marché, j’entrai avec Moore chez Mohamed. Il se faisait tard. Le vieillard avait passé la journée entière assis au fond de la pièce, les jambes croisées sur une natte, le dos appuyé à la muraille, égrenant son chapelet d’un mouvement machinal, tout en écoutant gravement les paroles que les gens accroupis près de lui murmuraient à son oreille. Quand nous entrâmes, quelques groupes restaient à peine dans la salle, et la vallée avait repris son grand silence. Dès que Bel-Hadj nous vit, il congédia les derniers qui attendaient, et, demandant du café, nous fit place sur sa natte.

— Quel est ce cavalier? lui dis-je en désignant l’homme qui me présentait la tasse, un grand gaillard sec et décharné, ayant trois doigts de la main gauche enlevés; n’a-t-il pas été blessé, il y a deux ans, lorsque la colonne d’Alger est venue dans ton pays?

— Oui, reprit-il; au jour de la rencontre avec le maréchal, une balle lui a broyé la main. C’était le chaous de mon fils Ahmet, qui fut tué le lendemain.

Après s’être tu un instant, Mohamed reprit : — La jeunesse est encore ton partage, le bonheur est ton ombre; rappelle-toi les paroles d’un homme déjà vieux : fuis le chagrin, il ronge plus l’homme que la fièvre.

— Oui, reprit le khodja (secrétaire) assis à côté de Bel-Hadj, fuis-le comme la morsure de la vipère, et porte toujours sur ta poitrine le talisman qui l’éloigne.

Comme un sourire s’était glissé sur nos lèvres, le khodja reprit en fixant sur nous son regard :

— Vous autres fils de l’erreur, vous ne connaissez que le doute, et cela parce que notre seigneur Mohamed ne vous a pas donné sa lumière. Le vrai croyant, lui, est comme le voyageur qui retrouve la source du ruisseau en remontant le fil de l’eau. Grâce aux paroles saintes, nous savons l’origine des choses et le moyen d’éviter le mal.

— Tu pourrais m’enseigner l’origine du chagrin?

— Oui, le taleb mon maître me l’a apprise.

— Et quelle est cette origine?

— Les génies, reprit le khodja d’un air grave et pénétré, sont les pères du chagrin; ils l’envoient afin de se venger. Écoute et retiens ma parole. — Lorsque le puissant eut jeté les nôtres dans l’espace, Eve, notre mère commune, se trouvant pour la première fois enceinte, tomba dans la tristesse, car la curiosité la dévorait, et elle voulait lire en son sein. Alors elle appela un démon nommé Aret, et celui-ci lui promit que, si la créature renfermée dans son sein recevait le nom de serviteur d’Aret, par sa puissance il la ferait naître semblable à elle; mais Dieu, pour punir Eve d’avoir cru un lapidé, lui fit mettre au monde un génie. Comme, par la promesse de la mère des hommes, les génies tiennent du démon, ils en ont reçu la malice, et aussi pour unique joie la vue du mal. Et ils se prirent à tourmenter l’homme en soufflant à la femme, sa compagne, les coquetteries, déchirement du cœur. Le rire est leur partage quand le repos abandonne le mari. Aussi, gardiens des replis de la terre, ils ont inventé les parures qui rendent l’aimant cache par Dieu dans les formes de la femme plus puissant encore. Ils ont fait briller à ses yeux la pierre, larme du soleil, dont l’éclat l’enivre. Toujours ces maudits nous préparent des embûches; mais leur malice est sans force contre la sourate[4] du prophète. Dès que tu la prononces, le démon s’enfuit plus prompt que le voleur de nuit quand il entend la voix du maître.

— Ainsi, en vérité, tu crois aux génies?

— Comment douter de ce que j’ai vu; les génies m’ont frappé. Un jour, j’avais oublié mon talisman, je n’eus pas le temps de répéter la sourate, je tombai foudroyé, et sans Hamed-ben-Hameur, à qui Dieu a donné l’intelligence des choses cachées, et qui est puissant dans la science des merveilles, je serais encore sous le joug du démon. Louange à Dieu, dont le serviteur m’a retiré du mal !

— Il est singulier, me dit Moon; quand le khodja eut cessé de parler, il est singulier de retrouver à des distances aussi grandes le même besoin de merveilleux, la même croyance à des êtres intermédiaires entre nous et la terre, la même foi dans les enchantemens. Je me rappelle avoir entendu raconter en Irlande des histoires de génies; mais là-bas ils ne demeurent point sur terre : la mer est leur demeure. La tradition assure que des îles habitées par ces créatures mystérieuses apparaissent de temps à autre à la surface des eaux. De Dublin, lorsque le temps était clair, on les apercevait parfois; jamais on n’avait pu y aborder, lorsqu’en 1674, le 2 mars, un certain John Nisbett. aïeul de celui qui me racontait l’histoire, se trouva pris par un brouillard affreux. Ce brouillard dura plusieurs heures, et, quand il se dissipa, les marins se trouvèrent près d’une terre inconnue. Comme ils n’avaient que quatre brasses d’eau, ils se décidèrent à jeter l’ancre, et la moitié de l’équipage fut envoyée pour reconnaître l’île. A un mille de la côte, après avoir traversé un petit bois, ces éclaireurs trouvèrent des bestiaux, des chevaux, des moutons paissant tranquillement l’herbe verte; au-delà, ils virent un grand château, mais personne ne répondit à leurs voix. Comme le vent devenait froid, les marins se mirent à l’abri sous un vieux chêne, et firent un grand feu. Ils discouraient paisiblement, quand tout à coup un bruit épouvantable déchira les airs, et sembla rouler sur l’île entière. Saisis de terreur, ils s’enfuirent sur leur navire, mais n’osèrent, vu le peu de profondeur de l’eau, mettre à la voile pendant la nuit. Le lendemain matin, à peine le soleil était-il levé, qu’ils virent s’avancer au bord de la côte un vieux seigneur et dix hommes, qui le suivaient nu-tête comme des serviteurs. Adressant la parole au maître du navire, le vieillard lui demanda d’où il venait, où il allait, et s’il savait en quel endroit il était. Le maître satisfit à ces questions, mais déclara ne point savoir où il se trouvait. Alors celui qui semblait le seigneur invita les marins à descendre à terre, et, ayant chassé leur crainte par de bonnes paroles, il les emmena en son château, où on leur fit joyeuse fête. Là ils apprirent que l’île se trouvait depuis bien des siècles sous la puissance d’un enchantement qui ne devait cesser que lorsque de bons chrétiens allumeraient du feu, que la veille, dès que la flamme avait commencé à brûler, les génies malfaisans vaincus s’étaient enfuis avec ce bruit terrible qu’ils avaient entendu, et que, grâce à l’heureuse venue des marins, les habitans de l’île étaient enfin délivrés de leur épouvantable prison. — On donna aux Irlandais, ajoutait Moore, au moins d’après celui qui racontait l’histoire, de nombreuses pièces d’or; ils atteignirent heureusement l’Irlande, et revinrent même dans ce pays où on les avait si bien fêtés; mais, au troisième voyage, ils cherchèrent vainement l’île : elle avait disparu.

Bel-Hadj était tout oreilles à ce récit, et, quand Moore eut fini, il nous dit :

— La terre est un livre plus clair que ceux des savans, et chaque pays a le signe qui conserve le souvenir des événemens accomplis. Tu connais la grande montagne, l’Ouarsenis. sa longue crête de roches aiguës et la tête de pierre qui la domine? Parmi les anciens des Beni-Boukanous, qui demeurent au pied, on conserve cette tradition. Fatigué des crimes des hommes, Dieu, qui n’avait pas encore envoyé son prophète, se retirait dans sa puissance, et laissait les génies du ciel et de la terre engager la lutte entre eux. Un jour, les génies du ciel vaincus regagnaient les étoiles, leurs citadelles; les génies de la mer, acharnés à leur poursuite, tirèrent les eaux de leurs profondeurs et s’élevèrent, portés par elles, pour rejoindre leurs ennemis. Le flot montait, montait toujours, couvrant la terre, étouffant les peuples; mais Dieu restait dans son silence, car les peuples étaient maudits, quand arriva jusqu’à lui la voix d’un serviteur, le seul qui lui fût resté fidèle dans le pays entier. Alors, abaissant son regard, il donna à la terre l’ordre de se gonfler à la place où se trouvait la famille de son serviteur, et sous ses pieds le juste lui-même sentit le rocher grandir. Quand l’œuvre de destruction qui était écrite fut achevée, les génies de la mer se trouvèrent sans force pour dresser les flots jusqu’au ciel, et ils retombèrent dans les abîmes, entraînant les cadavres dans leurs profondeurs. Le juste pourtant survécut, et il éleva un marabout respecté sur le sommet de la roche. Maintenant encore, l’eau qui coule auprès goutte à goutte rappelle l’événement, et raconte la puissance du Seigneur.

— Ma foi! reprit Moore, j’aime mieux la Bouchée-du-Diable de Cashel, qui s’élève comme une dent au centre de la ville, et porte à son sommet les ruines d’une vieille abbaye. Dans les montagnes bleues que l’on aperçoit au loin, on distingue une cavité que tout bon Irlandais déclare de la dimension du roc. Satan, se trouvant un jour en mauvaise humeur, mordit cette monstrueuse bouchée, qu’il cracha sur Cashel en s’envolant, et lui donna toute puissance diabolique. Que serait-il arrivé à la ville, si elle n’avait pas eu pour patron saint Kevin? Il chassa les maléfices, ce grand saint Kevin, qui eut tant de peine à rester vertueux. C’est sur lui que mon père a composé la ballade de Kathleen.

Et Moore nous récita quelques-unes des plus charmantes strophes de la chanson irlandaise.


« Près de ce lac, dont le sombre rivage n’a jamais répété le doux chant de l’alouette, où la roche escarpée s’élance dans les airs, saint Kevin, jeune alors, alla chercher le sommeil. — Ici, du moins, se dit-il avec calme, aucune femme ne troublera mon repos! — Ah! le bon saint connaissait peu ce sexe rusé et tout ce qu’il peut entreprendre !

« Il fuyait les yeux de Kathleen, ces yeux d’un bleu qui n’était rien moins que céleste. Elle l’avait aimé tendrement et long-temps, désirant qu’il fût tout à elle, sans penser faire mal. En quelque lieu où le saint pût s’enfuir, il entendait bientôt son pas léger derrière lui. Soit qu’il se dirigeât vers l’orient ou vers l’occident les yeux de Kathleen brillaient encore devant lui.

« Couché sur la roche escarpée, il dort enfin paisiblement, rêvant des cieux, et sûr que là du moins les sourires d’une femme ne le poursuivront pas; mais ni le ciel ni la terre ne sont affranchis du pouvoir de celle qui aime. A ce moment même, tandis qu’il sommeille dans le calme, Kathleen pleure, courbée sur lui.

« Intrépide, elle a suivi ses pas jusqu’à ce lieu sauvage et désolé, et, lorsque le matin vint frapper ses regards, il rencontra aussi les doux yeux de Kathleen. Ah! ces saints ont un cœur trop cruel! Furieux, de sa couche il se lève, et, d’un choc impétueux, la précipite du haut de la roche recourbée.

« Glendalough ! tes sombres vagues furent le tombeau de la belle Kathleen. Bientôt le saint, hélas! trop tard, comprit son amour, et gémit sur son sort. — Puisse son ame, dit-il, reposer dans les cieux! — Alors une douce musique sortit du sein du lac, et l’on vit son ombre souriante glisser sur l’onde fatale. »


Tout entier aux souvenirs de la vieille Irlande, je ne songeais plus à Bel-Hadj, qui, nous laissant parler français, s’était mis à causer avec deux nouveaux venus, deux montagnards en guenilles. Tout à coup je l’entendis appeler son nègre Einbarek, et lui donner l’ordre d’amener son cheval.

— Où vas-tu? lui dis-je; tu ne pars d’ordinaire qu’à la nuit.

— Ces hommes m’ont appris que la bénédiction de Dieu m’envoyait des hôtes, et j’ai hâte de les recevoir.

— En ce cas, adieu, et que le bien soit sur toi!

Nous levant alors, nous touchâmes l’extrémité de ses doigts en portant ensuite notre main à la bouche, selon l’usage de la politesse arabe, et nous sortîmes avec les cavaliers qui avaient chaussé leurs longs éperons de fer et se préparaient à suivre leur chef.

— Gageons, dis-je à Moore, que le vieux coquin vient d’apprendre une nouvelle qui lui rendrait la rencontre du commandant désagréable. Il se sauve pour l’éviter.

— Je n’en serais pas étonné, me répondit-il; l’un de ces déguenillés est un homme des Sbéahs, que déjà j’ai vu plusieurs fois avec lui.

Je le questionnai sur cet homme, dont les grands yeux noirs et le nez aquilin, semblable à celui d’un aigle, m’avaient frappé; mais le planton de service nous interrompit en venant me chercher de la part du commandant, et je m’éloignai sans que ma curiosité fût satisfaite.

— Combien avez-vous de chevaux disponibles"? me dit le commandant Manselon, dès qu’il me vit.

— Il n’y a eu aucun accident depuis ce matin, lui répondis-je, et la situation en portait vingt-cinq. Hommes et chevaux sont tous en état de marcher.

— Votre peloton, reprit-il, sera en armes à dix heures et demie, emportant seulement de l’orge et des vivres pour un repas. Mes espions m’apprennent que le Bou-Maza couche ce soir à six lieues d’ici, chez les Sbéahs. où la diffa lui est donnée. L’impudence est trop forte; je veux demain, au lever du soleil, lui souhaiter moi-même le bonjour. Si nous n’avons pas la chance de le saisir, au moins nous châtierons ces drôles. Avez-vous vu Mohamed-bel-Hadj?

— Il retourne à l’instant chez lui. Je crois même que la venue d’un homme des Sbéahs, avec lequel il s’est entretenu, l’a fait partir plus promptement.

— Ce vieux coquin sera toujours le même, reprit en riant le commandant; toujours il nagera entre deux eaux. Dans la crainte de m’accompagner, si je me décidais à marcher, il s’est sauvé sans m’avertir de la présence du Bou-Maza. J’en suis bien aise; il aurait été capable de faire manquer le coup de main, tant il tient à ménager tout le monde. Vous n’avertirez vos chasseurs que vingt minutes avant l’heure du départ. Il peut y avoir des rôdeurs aux environs du camp, et je ne veux point qu’ils aperçoivent le moindre mouvement. En montant à cheval, vous prendrez mes derniers ordres.

— C’est bien, commandant.

Et je m’éloignai, heureux d’échapper enfin à notre repos monotone, éprouvant la joie d’un amateur passionné du spectacle qui reçoit, au moment où il ne s’y attend plus, un billet pour le mélodrame nouveau.

A la retraite, vers l’heure où le brigadier de service distribuait l’orge du soir, je me rendis à notre bivouac, afin de veiller moi-même à ce que les rations fussent copieuses, car l’expérience m’avait appris la vérité de ces paroles des cavaliers arabes : « Si je n’avais vu la jument enfanter le poulain, je jurerais que l’orge est sa mère. » Or, comme le soldat sait toujours quand il part et jamais quand il revient, il nous fallait, pour la nuit, des chevaux prêts à toutes les fatigues. La soirée était belle, le silence profond; pas un souffle dans l’air. On n’entendait que le bruit si doux à l’oreille de celui qui va se servir de sa monture, le bruit des mâchoires des chevaux écrasant l’orge. Tous les soldats se glissaient peu à peu sous leur petite tente, et ils dormaient déjà comme de jeunes filles, lorsqu’à dix heures on releva les sentinelles. J’appelai alors le maréchal-des-logis.

— Dans une demi-heure tout le monde à cheval! On emportera trois jointées[5] d’orge et du biscuit pour un repas. Les effets placés dans les sacs de campement seront réunis dans l’intérieur du poste en cas d’accidens.

En un clin d’œil, le maréchal-des-logis et les brigadiers avaient réveillé tout le monde. Les tentes étaient abattues, les couvertures pliées, les chevaux sellés, les armes chargées, et à dix heures vingt minutes rien ne pouvait faire supposer que depuis trois semaines vingt-cinq chevaux et vingt-cinq chasseurs eussent leur demeure en cet endroit. Cinq minutes après, le peloton faisait le tour des murailles et se rangeait derrière les trois cents hommes d’infanterie, qui, jetés brusquement hors de leur hamac, attendaient patiemment qu’il plût à leur chef de disposer d’eux.

— L’infanterie passera la première, me dit le commandant; vous suivrez, et quand nous serons près d’arriver, selon ce que me rapporteront les espions, je vous donnerai mes instructions.

Et la petite troupe s’ébranla, le commandant Manselon marchant en tête avec les deux guides arabes. Nous traversâmes l’emplacement du marché; puis, tournant à droite, nous suivîmes la vallée qui remontait dans la direction du pays des Sbéahs. Cette vallée, ou, pour mieux dire, cette gorge étroite et boisée permettait d’avancer à l’abri de tous les regards. Le chemin était large pour un chemin d’Afrique, il avait quatre pieds. A trois lieues de là, cette route aboutissait à un vaste hémicycle de montagnes qui semblaient fermer le pays. Appuyant alors du côté du nord, la petite colonne gravit les pentes escarpées, faisant d’heure en heure une halte de dix minutes pour laisser à l’infanterie le temps de reprendre haleine. Les bois qui couvraient le flanc des montagnes cessaient brusquement au sommet, et tandis qu’à droite le regard plongeait dans cette gorge, que la nuit et la clarté de la lune faisaient paraître plus profonde encore, sur la gauche les terres dénudées se soulevaient en de vastes ondulations semblables à ces grandes vagues de l’Océan qui viennent de Terre-Neuve se briser sur la côte de Bretagne. On avançait toujours dans le plus profond silence, sans qu’une pipe ou un cigare fût allumé: le feu aperçu de loin aurait pu nous trahir. La fatigue commençait pourtant, l’engourdissement nous saisissait déjà, on sentait ce froid qui fait frissonner les plus vigoureux quand, après une nuit de marche, le point du jour approche, et, comme l’étoile du matin brillait de tout son éclat, nous fîmes halte à l’ombre d’un pli de terrain, attendant le retour des limiers que le commandant avait envoyés en reconnaissance. Au premier crépuscule, ils nous avaient rejoints.

— Nous sommes à dix minutes des douars, nous dit le commandant. Tous les chevaux des hôtes sont encore au piquet, on ne se doute pas de notre arrivée. Les chasseurs vont prendre la tête, et, dès que ces douars seront en vue, ils iront au galop couper la retraite.

Cette fois-là, quand on reprit la marche, vous eussiez vainement cherché une trace de fatigue. Toute lassitude avait disparu comme par enchantement. Chacun, l’œil au guet, se pressait pour arriver plus vite. Au détour d’un mouvement de terre, au moment où nous allions voir les Arabes, un soldat d’infanterie buta contre une pierre, tomba, et dans sa chute son fusil partit.

— Maudit animal! s’écria le commandant, il nous fait manquer le coup; l’éveil est donné. Partez, monsieur, me dit-il; nous vous suivrons au pas de course. Tâchez au moins de réparer la sottise de ce drôle.

En trois minutes, les chasseurs étaient sur le douar ; mais le coup de fusil nous avait dénoncés, et pour des Arabes habitués aux surprises, trois minutes en pareil cas, c’est la vie. Comme nous arrivions, déjà ils s’étaient précipités hors de leurs lentes, arrachaient les entraves, s’élançaient sur les chevaux, tentaient la fuite, échangeaient les coups de pistolet, déchargeaient leurs fusils. Dans ce premier moment de confusion, deux ou trois chevaux furent frappés, deux chasseurs grièvement blessés. Notre coup de main n’en avait cependant pas moins réussi, et, tandis que l’infanterie rassemblait les troupeaux avec quelques prisonniers, les chasseurs continuaient la chasse, poursuivant les fuyards dans les ravines, attaquaient les tentes placées sur le second plateau, et, descendant les pentes à fond de train, s’acharnaient après les cavaliers qui essayaient de se dérober à leurs coups. Mais l’on était loin déjà, les clairons de la compagnie envoyée pour appuyer les chasseurs avaient sonné la retraite; l’audace ne supplée pas toujours au nombre : le trompette répéta le ralliement, et la petite troupe vint en bon ordre prendre position sur le plateau auprès de l’infanterie.

Les coups de fusil avaient fait monter à cheval un grand nombre de cavaliers des Sbéahs. Ils accouraient de tous côtés; on voyait du petit mamelon où nous avions fait halte leur silhouette se dessiner sur les arêtes dénudées. Réunis en groupe, ils semblaient se consulter; le commandant avait envoyé des postes en grand’garde, et, pendant que l’on pansait les blessés, il interrogeait les prisonniers. D’après leurs réponses, le Bou-Maza, la veille au soir, avait reçu la diffa dans ces douars. Vers onze heures, il était parti pour traverser de nuit la vallée du Cheliff et gagner le Dahra. Ses cavaliers seuls l’avaient accompagné, et les gens des Sbéahs, venus pour lui faire honneur, étaient restés en arrière par son ordre. — Cette tribu des Sbéahs a presque toujours été composée des plus hardis coquins de l’Afrique. Même au temps des Turcs, il n’y avait pas de mécréans pareils, et parmi eux se conservait l’usage de remettre le paiement des dettes à l’époque où le bey passait dans la vallée du Cheliff pour porter le tribut au pacha d’Alger. Jamais le Turc ne traversait ce passage sans y laisser des chevaux ou des mules qui réglaient les comptes. Quand les Français vinrent, il fallut égrener les Sbéahs, si l’on peut parler ainsi, avant de les mater, et les razzias sans cesse répétées purent seules en venir à bout.

Lorsque la petite colonne reprit le chemin du Khamis. emmenant nos prisonniers, les drôles nous firent voir qu’ils savaient jouer de la poudre, et les fusils de leurs cavaliers, s’abattant dans notre direction, nous envoyèrent des balles. pour éviter des blessures inutiles, le commandant, profilant des larges ondulations du terrain, ordonna au peloton de chasseurs d’établir le va-et-vient à l’extrême arrière-garde avec une compagnie de la légion. L’infanterie quittait la position tranquillement, sans se presser, car la chaleur était accablante, et les chasseurs formant la ligne de tirailleurs tenaient bon. Quand les fantassins occupaient une position nouvelle, ils se repliaient au galop. Les cavaliers ennemis arrivaient aussitôt, mais ils trouvaient toujours des balles pour les arrêter. Par ce moyen, maintenus toujours à de grandes distances, ils ne nous firent aucun mal, et le combat n’était plus qu’un jeu d’échecs plein d’intérêt. Arrivés à la limite du territoire des Beni-Ouragh, les Kabyles, en querelle avec eux, leur envoyèrent des coups de fusil, et les Sbéahs jugèrent prudent de ne point s’engager dans la gorge. A trois heures de l’après-midi, les chevaux étaient entravés de nouveau, les blessés portés à l’hôpital, et le camp du Khamis avait repris son aspect accoutumé. Le soir, personne, en passant dans le bivouac, de nouveau aligné et en bon ordre, ne se serait douté du coup d’épervier de la nuit.

Cinq jours après, un autre peloton arrivait de Mostaganem pour nous relever. Nous n’étions plus au complet, et il fallait suivre les deux compagnies d’infanterie venues pour chercher les troupeaux pris à la razzia. Nous partîmes après avoir serré la main de nos camarades; mais le repos ne devait pas être de longue durée. Un mois plus tard, mon escadron s’en allait avec la colonne commandée par le général de Bourjolly faire rentrer quelques impôts en retard, lorsque la grande révolte éclata tout à coup, se répandant comme un torrent de feu de l’ouest à l’est de nos possessions d’Afrique. Depuis ce moment, on ne compta plus avec les privations, les fatigues et le danger. Bien des nôtres succombèrent dans ces premiers jours, fidèles à l’honneur du régiment, face à l’ennemi. Le lieutenant-colonel Berthier avait frayé la route; une balle kabyle l’avait tué à bout portant. Après deux mois de luttes et de marches sans fin, nous avions cependant pris le dessus. Traqués, pourchassés dans leurs ravines affreuses, les Kabyles se dérobaient de nouveau par la fuite, espérant que les pluies et les neiges nous forceraient au repos; mais la campagne devait durer l’hiver entier, tant qu’un ennemi oserait lever la tête. Vers le 15 novembre, deux mille hommes d’infanterie et trois cents chevaux étaient établis à Dar-ben-Abdallah, bonne position militaire, située dans le pays des Flittas, à douze lieues du poste du Khamis; ils fouillaient les bois de lentisques et de chênes verts, repaires des bandes arabes, Aidaient les silos, et, toujours en mouvement, ne laissaient échapper aucune occasion favorable.

De Dar-ben-Abdallah, le général envoya des troupes nouvelles remplacer au Khamis les soldats de la légion bloqués depuis le commencement de l’insurrection. Thomas Moore fut ramené par le détachement; mais il ne commandait plus sa troupe. Ballotté sur un cacolet, au flanc d’un mulet, il se soutenait à peine. Les ravages de la maladie étaient affreux; à nous tous qui l’aimions, sa vue nous serra le cœur. On eût dit un vieillard. Son œil brillant et limpide d’ordinaire avait maintenant l’éclat sinistre de la mort; il avait la pommette saillante, il était presque voûté; puis, à chaque moment, l’on entendait cette toux sèche, si faible, dont chaque ébranlement pourtant creusait la mort dans sa poitrine. Toute la journée et la nuit qu’il passa près de nous, nous l’entourâmes de nos soins. Chacun, hélas ! se hâtait de le voir, et lui nous racontait ses projets et ses joies. Après s’être reposé quelques jours à Alger, il allait s’embarquer pour la France; de là, il gagnerait l’Angleterre. Ses soucis avaient disparu; l’avenir lui souriait, et la toux seule interrompait le récit de ses rêves, Nous assistions ainsi à son agonie: nous le voyions mourir, lui qui ne parlait que de vivre, et de vivre heureux. Impression douloureuse, terrible surtout pour des soldats! La mort brusque ne surprend pas, on l’a rencontrée souvent, c’est la destinée; mais voir s’éteindre peu à peu un camarade, un ami, craindre à chaque instant que vos traits ne marquent votre tristesse, n’oser lui dire : « Tu te trompes, tu ne peux plus vivre; » dissimuler jusque dans le dernier serrement de main l’émotion qui vous agite, les plus fermes vous le diront, mieux vaut encore braver le feu des tirailleurs kabyles ou des cavaliers arabes, ce danger de chaque jour et de chaque nuit en Afrique.

Le lendemain, quand notre pauvre ami se disposait à partir avec le convoi de malades et de blessés, au moment où il allait monter sur le mulet qui devait l’aider à s’en aller mourir plus loin, nous étions tous auprès de lui, chacun apportant ce qui pouvait adoucir la fatigue de la marche et l’entourant de son affection. Enfin le convoi se mit en mouvement. Deux heures après, nous quittions Dar-ben-Abdallah pour nous enfoncer plus avant dans le pays. Durant quatre mois, aucune nouvelle ne parvint à la colonne; enfin, comme nous approchions de Boghar, à quatre-vingts lieues de la, nous apprîmes que Thomas Moore avait cessé de vivre.


PIERRE DE CASTELLANE.

  1. Les bons que les officiers remettent aux comptables pour toucher les rations allouées aux hommes et aux chevaux se règlent tous les trois mois, et tout ce qui dépasse l’allocation réglementaire est imputé à l’officier signataire du bon, qui rembourse l’état par une retenue de solde.
  2. Le douro vaut 5 francs 40 centimes.
  3. Le Koran, composé avec les paroles inspirées au prophète Mohamed par l’ange Gabriel, est pour les musulmans le livre par excellence, le code complet qui renferme les devoirs de l’homme envers Dieu aussi bien que ceux de l’homme envers ses semblables. On y trouve à chaque ligne la haine du chrétien, l’exaltation de la mort glorieuse dans la lutte contre l’infidèle. L’œuvre la plus méritoire, a dit le prophète, c’est le pèlerinage à la Mecque; une seule chose est plus méritoire encore : — la mort dans la guerre sainte. Aussi, parmi les musulmans, l’image de la guerre se retrouve partout, et il n’y a pas de fête sans poudre, car le paradis est à l’ombre des glaives. — L’ouvrage de Sidi-Boukari, connu sous le nom de Paroles de notre seigneur Mohamed, renferme les discours et les proverbes prononcés par le prophète. Tout bon croyant le tient pour vrai: lorsque l’on cite Sidi-Boukari, on cite le prophète lui-même. Sidi-Krelil, commentateur, père de l’église en quelque sorte, explique les passages obscurs soit du Koran, soit de Sidi-Boukari. Son autorité fait foi et décide en matière religieuse. Aussi un homme de zaouia a-t-il toujours à la bouche une citation de Sidi-Krelil, de Sidi-Boukari ou du Koran, et, comme ce livre renferme la loi humaine, l’homme de zaouia rend la justice et réunit les deux influences.
  4. Voici comment la sourate, formule d’exorcisme, fut révélée au prophète. Un Juif maudit, nommé Labeid, ayant, par un art magique, attaché le prophète Mohamed à l’aide d’une corde formée par onze nœuds, Dieu ordonna au prophète de répéter les paroles suivantes : « Dis : Je mets ma confiance dans le maître des hommes, roi des hommes, dieu des hommes, contre la malignité du perfide souffleur qui souffle dans le cœur des hommes, et contre la malignité des génies et des hommes.
    « Dis ; J’ai recours au maître du malin contre la malignité des êtres qu’il a créés, ainsi que contre la malignité de la lune, contre sa vertu de ténèbres, contre la malignité des femmes qui font des vœux en soufflant, et contre la malignité de l’envieux quand il veut nuire. »
    A chaque verset, un nœud tombait, et le prophète resta libre des atteintes du génie.
  5. On nomme ainsi la quantité d’orge contenue dans les deux mains rapprochées l’une de l’autre. C’est une mesure de bivouac.