Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

PARIS SOUS LE MINISTÈRE DE M. MARTIGNAC


La physionomie de Paris pendant l’administration de M. de Martignac était fort intéressante à observer, la formation de ce cabinet ayant suscité parmi les hommes modérés, alarmés par la violence des deux opinions extrêmes, le désir sincère d’une transaction. Malheureusement cette administration, si propre qu’elle fût par le caractère de ses membres à rapprocher les personnes, restait à peu près désarmée contre le fatal antagonisme de principes qui se révélait dans toute la société française, et jusque dans les dispositions contradictoires de la loi fondamentale. Je veux indiquer nettement ici le problème qui vint se poser pour la première fois durant ma jeunesse, et qui pèse encore sur mon pays après tant d’expérimentations.

Ce problème, le voici : Dans l’infinie variété des éléments qui la composent, des intérêts et des idées qui la divisent, la société actuelle peut-elle être régie par une souveraineté s’exerçant à titre personnel, quelque origine qu’un tel pouvoir s’attribue, et un pareil pouvoir ne serait-il pas beaucoup plus menacé que celui d’assemblées délibérantes investies du droit souverain de représenter la nation, et gouvernant sous leur propre responsabilité ? Telle est la question cachée par chaque parti dans les plis de son drapeau ; question que n’a point résolue la chute du second empire, puisque nous avons à nous défendre aujourd’hui contre les menaces d’une dictature républicaine, le césarisme en haillons ne différant que par le costume du césarisme drapé dans la pourpre. Si l’Assemblée constituante la trancha en 1791, dans le sens de la souveraineté parlementaire, la Convention, se prévalant des périls publics provoqués par ses propres fautes, fit passer tous les pouvoirs aux mains d’un comité devant lequel elle trembla bientôt elle-même ; et du droit de son fatal génie, Bonaparte se déclara investi d’un pouvoir personnel, expression permanente de la volonté nationale. À la chute de l’Empire, la maison de Bourbon, rappelé au trône par le Sénat, où siégeaient les représentants de tous les anciens partis, se vit conduite à donner à tous des garanties sérieuses, et à promulguer des institutions au delà desquelles n’allaient alors ni les désirs ni les espérances de personne. Mais, si frappé qu’il fût de la nécessité de compter avec les hommes et les choses de la révolution, l’auguste auteur de la Charte n’abdiqua dans la rédaction de cet acte aucune des doctrines professées par la royauté française depuis la victoire de Henri IV sur la Ligue et l’avènement de la maison de Bourbon au trône. Le fondateur du gouvernement représentatif en France croyait à son droit inamissible aussi fermement que pouvait le faire Louis XIV ; et dans l’impossibilité de confesser devant la nation sa foi politique, il dut en glisser l’expression voilée dans un article dont le sens était manifestement incompatible avec l’esprit général de la Constitution et avec l’ensemble du mécanisme parlementaire.

Quoiqu’il considérât tous les droits politiques concédés à ses sujets comme étant émanés de son autorité souveraine, le roi Louis XVIII avait une conscience beaucoup trop libre en toute matière pour se croire obligé d’appliquer jamais ses croyances au préjudice des intérêts de sa dynastie. Il était encore plus dégagé vis-à-vis des personnes que vis-à-vis des idées. Étranger toute sa vie aux illusions de ses serviteurs, se dégageant sans effort du poids de la reconnaissance, il s’inquiétait peu des amis dévoués dont le concours aurait pu lui devenir dangereux en présence de l’opinion publique. Ses préférences allaient donc par leur cours naturel, soit vers les jeunes gens, libres de tout engagement, soit vers les vieilles renommées sorties de la révolution. Des uns, il espérait se faire des créatures, quelquefois même des élèves, car il y avait dans ce prince du politique et du pédagogue ; il se servait des autres pour protéger le trône contre les passions que les anciens révolutionnaires avaient abjurées afin de pouvoir s’en rapprocher. Dans la première pensée se rencontre l’explication de la faveur de M. Decazes ; la seconde fut le motif de la scandaleuse admission d’un régicide dans les conseils de la royauté restaurée. Sous le règne de ce prince, aucun conflit grave n’était donc à redouter entre le pouvoir constituant que prétendait retenir la royauté en vertu de l’article 14, et l’autorité constitutionnelle des Chambres qui, par le vote de l’impôt, embrassaient le gouvernement tout entier.

Mais la situation fut transformée lorsqu’à l’auteur de la Charte succéda un monarque d’une conscience trop sévère pour échapper longtemps à l’ascendant de convictions enracinées. Charles X fut à Paris ce que le comte d’Artois avait été à Coblentz, un prince aimable, plein d’aménité pour tous, mais persuadé qu’il avait comme souverain un double devoir à remplir : subordonner l’action des Chambres à l’initiative de la royauté, source unique de toute puissance comme de toute justice, et n’admettre à conduire les grandes affaires de la monarchie que des hommes en plein accord avec sa foi politique.

Cependant les élections de 1827 avaient vivement alarmé le roi qui, ne distinguant aucune nuance dans l’opposition, et se refusant à certains rapprochements de personnes alors vivement souhaités, se crut placé tout à coup en présence de cent cinquante ennemis déclarés de sa dynastie. Ne pouvant ignorer d’ailleurs qu’un nouvel appel au pays aurait donné des résultats plus menaçants encore, il se résigna à renvoyer le ministère de M. de Villèle, sacrifice qui le contrariait d’ailleurs plutôt dans ses théories politiques que dans ses affections personnelles. Il appela aux affaires M. de Martignac et ses collègues dans le seul but d’écarter un péril qu’il jugeait imminent. Mais ce prince était, au moment où il les appelait dans ses conseils, plus éloigné que jamais d’adhérer à la pensée politique qui faisait dans le pays la force même de son nouveau cabinet, et son ministère demeurait pour le monarque un accident purement transitoire, duquel il ne doutait pas que la force des choses ne le débarrassât bientôt. Durant quinze mois, le roi concéda donc à ses nouveaux ministres, sans résistances trop vives, toutes les mesures estimées par eux nécessaires pour désarmer les passions surexcitées par le gouvernement de la droite ; il sanctionna en 1828 une loi sur la presse prononçant l’abolition définitive de la censure ; il autorisa en 1829 la présentation d’un double projet de loi pour introduire le principe électif dans la nouvelle organisation des départements et des communes, concessions importantes consenties avec hésitation, mais qu’il envisagea comme strictement compatibles avec la foi monarchique dont il était résolu à protéger l’intégrité contre toute atteinte.

Ce fut peut-être parce qu’il considéra comme en accord avec les traditions de l’ancienne monarchie et avec de trop célèbres arrêts du siècle dernier les ordonnances du 16 juin 1828, qu’il se détermina à les signer. Interdire l’enseignement à la Société de Jésus, réclamer de tout le corps enseignant le serment injurieux de ne point lui appartenir, limiter par des chiffres rigoureux le nombre des admissions dans les petits séminaires, c’était à la fois outrager la religion, la famille et la liberté, c’était faire aux passions des concessions mille fois plus redoutables que celles qui auraient pu lui être demandées dans l’ordre purement politique. Tout pieux que fût Charles X, la conscience royale parlait chez lui bien plus haut que la conscience religieuse. Mais les grandes concessions coûtaient moins au roi que les petites, parce que celles-là touchaient aux idées et que celles-ci dérangeaient les habitudes. Le prince qui avait revêtu de son nom des ordonnances attentatoires au droit le plus sacré aurait sans hésiter dissous à tout risque son ministère si, afin de s’assurer dans la Chambre élective la majorité qui lui manquait, M. de Martignac avait exigé l’adjonction au cabinet de M. Casimir Périer, s’il avait manifesté le vœu de voir donner une ambassade au général Sébastiani ou un commandement militaire au général Lamarque, car une pareille proposition aurait été considérée par le souverain comme incompatible avec la sûreté de sa dynastie et presque comme injurieuse à son honneur de gentilhomme. Devancer par une initiative hardie l’œuvre principale de la révolution de 1830 en élargissant les bases du personnel gouvernemental, et en appelant aux affaires des hommes que les accidents de leur vie maintenaient seuls dans l’opposition, c’eût été là tout un système dont le roi n’aurait pas même permis la discussion : dans le langage du pavillon de Marsan, cela se fût appelé rendre son épée.

Le parti pris du monarque fut, pour la généreuse tentative à laquelle s’était dévoué le ministère Martignac, un obstacle absolument insurmontable. Ce cabinet s’était trouvé séparé de la droite par des mesures législatives qui répugnaient à cette partie de la Chambre secrètement encouragée dans sa résistance par les entours du souverain. D’un autre côté, il n’était en mesure d’ouvrir aucune perspective légitime aux chefs les plus considérables de l’opposition, ceux-ci se trouvant dès lors avoir plus à profiter de la violence que de la modération. Dans l’ordre administratif, le roi ne s’était pas refusé à certaines modifications sans caractère politique ; il avait nommé à la présidence de la Chambre M. Royer-Collard, dont la cour amnistiait le choix à cause de son royalisme éprouvé ; il n’avait pas interdit à M. de Vatimesnil, qu’il savait dévoué, de rappeler dans leurs chaires, aux applaudissements enthousiastes de leur auditeurs, MM. Guizot et Cousin ; le roi avait enfin consenti, dans l’administration préfectorale et dans le conseil d’État, à quelques changements impérieusement réclamés par l’opinion publique ; mais il n’admettait pas qu’on prétendît transformer en système des actes qui n’avaient à ses yeux que la valeur de réparations individuelles, et maintenait à titre d’article de foi que la monarchie légitime ne pouvait, dans aucun cas, ni se séparer de ses vieux amis, ni se rapprocher de ses vieux adversaires.

En suspicion à la droite, sans moyen efficace d’agir sur l’opposition, le cabinet de M. de Martignac, quoiqu’en pleine possession de la confiance publique, se voyait paralysé au Palais-Bourbon comme aux Tuileries. Le roi suivait avec une satisfaction peu dissimulée les progrès de cette décadence, qu’il attribuait au vicieux système à l’application duquel il croyait s’être prêté de la meilleure foi du monde. Sans être précisément en trahison vis-à-vis de son cabinet, ce prince guettait donc le moment où M. de Martignac et ses collègues, dans l’isolement qui se faisait autour d’eux au sein d’une Chambre sur laquelle ils demeuraient sans action, viendraient lui remettre leur démission, en lui permettant de constituer un ministère vraiment monarchique, qui cherchât sa force dans un accord patent entre sa propre pensée et la pensée personnelle du souverain.

L’appel adressé à M. de Polignac, au mois d’août 1829, fut, chez le roi Charles X, la conséquence depuis longtemps prévue de convictions qu’il se croyait dans la stricte obligation d’affirmer. Chaque fois qu’il m’était arrivé de voir ce personnage, il avait produit sur moi une impression des plus difficiles à définir. Sous des formes très-polies M. le prince de Polignac cachait un fond d’infatuation naïve qui se révélait dès ses premières paroles. La modestie de son attitude dissimulait mal sa sereine confiance en lui-même. Parlant beaucoup et n’écoutant guère, il semblait, comme M. de la Fayette, suivre toujours le cours de sa propre pensée, diagnostic des plus alarmants chez un homme d’État. C’était un visionnaire tranquille, qui ne comptait pas moins sur Dieu que sur le roi, car il se tenait pour l’instrument prédestiné de l’un et pour l’ami personnel de l’autre.

Le prince Jules, dont le nom rappelait au vieux monarque les belles années de sa jeunesse et les amitiés de l’exil, était pour le roi Charles X l’expression la plus complète d’une idée politique revêtue d’une sorte de caractère religieux. Personne ne l’ignorait ; aussi chaque voyage fait à Paris par notre ambassadeur à Londres était-il, pour le cabinet accepté par le monarque à titre d’expérience passagère, l’occasion d’une crise périodique de laquelle il sortait de plus en plus affaibli, malgré l’éclat d’un talent qui semblait s’élever dans la mesure même de l’abandon où le laissait la couronne. Quittant très-fréquemment son poste sans congé, M. de Polignac arrivait à l’improviste au château, semblant s’y présenter pour voir, comme le disait la presse du temps, si le ministère était cuit et bien à point.

Les esprits politiques avaient un sentiment si vif des périls que susciterait pour la monarchie le nom le plus impopulaire du royaume, qu’ils refusaient de croire à la possibilité d’un pareil choix, en se donnant toutes les bonnes raisons qui surabondaient pour le faire écarter. Un jour, M. le prince de Polignac, tout rempli de cette confiance qu’aucune observation n’ébranlait, imagina de venir faire devant la Chambre des pairs une déclaration de ses véritables sentiments politiques. Il crut produire sur l’opinion un effet décisif eu imitant les hommes qui doutaient de son attachement aux institutions constitutionnelles octroyées par la royauté, à pénétrer dans son cabinet de travail. Il déclara que ses adversaires l’y trouveraient entouré des œuvres de Montesquieu et des publicistes anglais, sur lesquelles il ne cessait de méditer, laissant entendre que son serment à la Charte avait une portée d’autant plus sérieuse, qu’il ne s’était déterminé à le prêter qu’après de longues et consciencieuses hésitations.

Je me trouvais, ce soir-là, dans un grand salon de la rive gauche, où la valeur véritable de M. de Polignac était parfaitement connue. Je m’approchai d’un groupe au milieu duquel quelques pairs parlaient, avec un sourire discret, de la harangue qu’ils venaient d’entendre au Luxembourg. Chacun y donnait ses motifs contre la probabilité d’un changement de ministère et contre l’appel de M. de Polignac aux affaires, l’un arguant de l’insuffisance personnelle du prince, un autre de l’impossibilité de rallier sur son nom une majorité parlementaire, la plupart s’accordant sur l’avantage de continuer une expérience que paraissait commander l’intérêt de la monarchie. Un homme écoutait, dans un silence qui ne lui était pas habituel, mais qu’expliquaient d’anciennes relations confidentielles avec Monsieur. Interpellé cependant par une jeune femme que des difficultés de cette sorte n’arrêtaient point, et qui le pria de lui apprendre pourquoi le roi s’obstinait à faire un ministre de M. de Polignac : « Et vous, madame, lui répondit le baron de Vitrolles, pourriez-vous m’apprendre pourquoi l’Église s’obstine à contraindre tous les fidèles à venir, le jour de Pâques, communier à leur paroisse ? — Sans doute, monsieur le baron, c’est pour les obliger à faire une profession publique de leur religion au moins une fois chaque année. — Eh bien, madame, les rois peuvent aussi se croire le devoir de faire, à certains jours, une profession publique de leur foi, et cette obligation est plus stricte peut-être en pays de mécréants. »

Personne ne releva le mot, mais tout le monde comprit que le roi viendrait bientôt « faire ses pâques à sa paroisse. »

Dans l’hiver de 1829, l’esprit d’opposition, sensible jusque dans les salons de la cour, était général dans ceux de la ville. Il ne restait plus rien, au sein de la bourgeoisie parisienne, de l’enthousiasme si vrai avec lequel la Restauration avait été acclamée, à la chute de l’Empire, comme une éclatante protestation contre la guerre et le despotisme. Le cours des idées avait été violemment changé par les mesures organiques, dans la discussion desquelles la droite avait usé ses forces depuis cinq ans, mesures dont la portée n’avait pas manqué d’être exagérée par une presse implacable. Le renvoi de M. de Chateaubriand, cantonné dans la forteresse inexpugnable du journalisme, avait porté un premier coup au ministère de M. de Villèle, pour lequel le nom du grand écrivain était tout au moins un ornement précieux. La loi d’aînesse avait agité tout le faubourg Saint-Germain ; la réduction du taux de la rente avait fait descendre l’agitation jusque dans la loge des portiers, et tout Paris exhalait sa colère en injures contre le ministre des finances et en épigrammes contre le nouveau duc d’Otrante. Enfin, l’opposition était devenue si générale, que l’archevêque de Paris lui-même, malgré son ardent dévouement à la monarchie, croyait nécessaire de s’associer par une manifestation publique faite à la Chambre des pairs à laquelle il appartenait. La dissolution de la garde nationale, prononcée en 1827, ne tarda pas à séparer la population parisienne de la maison de Bourbon. Déjà les mesures prises par M. de Corbière contre l’École normale avaient précipité dans l’opposition le grand corps universitaire, en même temps que les lois pénales édictées pour la protection des dogmes catholiques imprimaient aux controverses religieuses un caractère des plus alarmants. Enfin, le projet de répression préparé contre la presse périodique, qu’on appelait la loi d’amour, en abusant d’un mot de M. de Peyronnet, avait achevé de mettre sur le pied de guerre toute la partie intellectuelle du pays, à la tête de laquelle s’était placée l’Académie française par une délibération solennelle. La seule force morale qui restât encore en 1829 à la vieille royauté était donc celle que lui avait si heureusement rendue, depuis dix-huit mois, le ministère de conciliation dont la nomination était envisagée par tous les esprits sagaces comme la dernière chance de salut pour la monarchie. Cette salutaire expérience pouvait être continuée sans nulle difficulté, le pays persistant à donner à cette administration la confiance que lui refusait le monarque, confiance qu’elle commençait à perdre au sein de la Chambre, par l’effet de cette fatale situation.

La période de 1828 à 1830, qui a laissé dans notre histoire avec un précieux souvenir d’apaisement une sorte d’éclat lumineux, fut surtout remarquable par l’étroite association des jouissances littéraires aux plus graves préoccupations politiques. L’expression la plus complète de ce double mouvement d’esprit se rencontrait dans l’orateur en qui se personnifiait un cabinet dont le dévouement modeste ne voulait pas laisser soupçonner qu’il tenait dans ses mains le sort de la monarchie.

À l’harmonieuse douceur d’Isocrate, auquel on l’a souvent comparé, M. de Martignac joignait toutes les qualités solides qu’on chercherait en vain dans les harangues travaillées de l’élève de Gorgias. Il n’était aucunement rhéteur ; et, toujours prêt à descendre au fond des questions quand il y était provoqué, il ne cherchait jamais ni l’éclat, ni l’importance, son abondance merveilleuse étant encore dépassée par sa réserve. Un tact exquis arrêtait toujours à point l’essor d’une parole que l’orateur aurait pu rendre inépuisable, car il demeurait manifeste, après les plus longs discours, que le ministre n’aurait éprouvé nul embarras pour les prolonger. C’était une jouissance exquise, pour le monde d’élite de ce temps-là, d’entendre l’orateur toujours exempt d’amertume, qui, s’inquiétant plus de l’avenir pour son roi que pour lui-même, cachait sous des fleurs l’abîme entr’ouvert sous le trône ; et cette jouissance était goûtée à titre de plaisir en quelque sorte artistique dans la sécurité générale à laquelle s’abandonnait une société brillante qui croyait avoir devant elle un avenir assuré.

Durant cette belle année de l’administration Martignac, la société polie passait sans transition du palais Bourbon au palais Mazarin, afin d’y suivre le cours des mêmes pensées présentées dans le plus beau langage. On applaudissait à l’Académie française M. Royer-Collard, venant louer l’auteur de la Mécanique céleste en termes dignes de tous les deux. On entendait l’auteur des Ducs de Bourgogne parler de M. de Sèze comme il convenait à un historien d’un grand esprit et d’un grand cœur. Enfin, le public était admis à saluer de ses applaudissements le chantre des Méditations prenant, après un premier échec, possession du fauteuil qu’avait occupé le comte Daru, fauteuil que les classiques les plus obstinés renoncèrent enfin à lui disputer. La politique sortait par tous les pores des discours prononcés par ces illustres récipiendaires. L’un d’eux était, au Luxembourg, engagé dans tous nos débats ; l’autre aspirait à déposer sa lyre au pied de la tribune ; M. Royer-Collard apparaissait enfin comme la personnification même de ces classes moyennes auxquelles sa parole préparait un triomphe qui marqua le terme de ses espérances.

Quelques jours après son élection à l’Académie, je rencontrai, pour la première fois, M. Alphonse de Lamartine chez la marquise de Raigecourt, à laquelle l’attachaient de vieilles relations de famille. Une pareille rencontre était alors un événement. Le poëte était accompagné dans cette maison d’intimité par deux personnes qui formaient avec lui un groupe de la plus harmonieuse unité : c’étaient sa mère et sa fille adolescente, vivantes images de sa personne, l’une dans la majesté sereine de la vieillesse, l’autre dans l’éclat d’une fleur printanière que le vent du désert était à la veille de dessécher.

Je l’abordai comme un mortel aborde un dieu dans son temple ; mais l’oracle ne tarda point à me faire reprendre terre, et m’étonna singulièrement par le sans-gêne de sa conversation comme par une sorte de dédain calculé pour sa gloire. Quelque beau que fût alors M. de Lamartine, quelque magnifique qu’il ait été un peu plus tard à la tribune, il affectait dans ses relations habituelles des allures un peu soldatesques, et lorsqu’on attendait Apollon, on trouvait un ancien garde du corps. Je m’évertuai vainement à lui adresser les plus chaleureuses félicitations sur la justice que lui avait rendue l’Académie après un échec dont l’opinion publique l’avait vengé. Je ne fus guère plus attentivement écouté en lui exprimant toute mon admiration pour les Harmonies, qui venaient de paraître : « Oui, me répondit-il, je crois que ces deux volumes ne sont vraiment pas mal, quoique la plupart des pièces soient trop peu travaillées et que les épreuves n’en aient été corrigées que par ma femme. Mais au fond, tout cela est de la graine de niais, et le public s’en occupe beaucoup plus que moi, car, d’après ce que me disait ce matin Gosselin, les acheteurs font émeute à sa porte. » Puis, reprenant une conversation politique que mes compliments intempestifs avaient interrompue : « En ce temps-ci, nous dit-il, et dans l’état actuel des choses en France et en Europe où tout se précipite vers une transformation générale, il n’y a plus pour les hommes sérieux qu’un but à poursuivre. Mon élection m’a fait plaisir à cause de mon père, auquel on répétait que son fils avait du talent et qui n’en croyait pas un mot parce qu’il n’était pas de l’Académie française. À part cela, si mes vers sont bons à quelque chose, ce sera pour me faire nommer député. J’ai d’excellentes nouvelles du département du Nord : l’industrie du sucre de betteraves y vit fort en alarmes, et l’on commence à croire que je pourrais la servir. On a raison ; nul ne connaît comme moi cette question-là ! »

J’eus tort de m’étonner de ce mot ; c’était celui de cette brillante génération tout entière, guettant l’heure de ses quarante ans. Depuis les historiens jusqu’aux poëtes, chacun se préoccupait alors des grands problèmes cachés dans un avenir dont on attendait tout, excepté des déceptions. M. Augustin Thierry écrivait ses Lettres sur l’histoire de France, afin d’élever, par l’évocation de ses origines, le cœur de la bourgeoisie à la hauteur des destinées qui lui étaient annoncées. M. Guizot exposait l’établissement du gouvernement représentatif en Angleterre, et faisait au fond l’histoire de la liberté en professant l’histoire générale de la civilisation.

Ces belles Leçons, publiées chaque semaine, associaient le pays tout entier au solide enseignement dispensé à la jeunesse par les plus grands esprits. Sur les bancs de la Sorbonne venaient s’asseoir, en se cachant à la manière de la bergère de Virgile, la plupart de nos illustrations parlementaires. M. Villemain, si exclusivement homme de lettres que l’eût créé la nature, se mettait, dans son Cours de littérature, à l’unisson, peut-être faudrait-il dire à la remorque de M. Guizot, pour ouvrir devant ses auditeurs l’enceinte du parlement d’Angleterre. La contagion politique n’avait point épargné le professeur de philosophie, qui, des hauteurs de l’abstraction ontologique, se trouva conduit à descendre à tout ce qu’il y a de plus concret dans la science et dans les faits, la justification des principaux accidents de l’histoire envisagés dans leurs résultats moraux.

Défendant, par une sorte d’intuition générale de l’avenir, les arrêts les plus divers de la fortune, estimant que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, tant les événements s’y coordonnaient toujours avec les véritables besoins des peuples, M. Cousin plaçait au nombre de nos jours heureux jusqu’à la journée de Waterloo, parce que la victoire de la Charte, provoquée par la chute de l’Empire, avait expliqué, en la compensant, la défaite de nos armées. Au milieu de disciples frémissants d’enthousiasme sous sa parole, il dépensait la plus rare éloquence à formuler une théorie du progrès per fas et nefas, à laquelle la Prusse, alors tant admirée par l’illustre professeur, se réservait d’opposer celle du progrès symbolisé par le canon Krupp, entraînant pour conséquence la militarisation générale de l’Europe.

L’esprit de M. Cousin eut en toute chose l’instinct du grand plus que l’instinct du vrai ; toujours épris ou d’une idée ou d’une personne, il porta le roman dans la philosophie comme dans l’histoire. Mais si c’étaient là les jeux d’une noble intelligence, ces jeux, du moins, élevaient l’âme, et la société qui s’y complaisait pouvait, jusqu’au sein de ses illusions, se trouver fière d’elle-même. Quelle gerbe lumineuse que celle où venaient se confondre, aux premiers mois de 1830, dans la plénitude de leur renommée, Chateaubriand, Lamennais, Lamartine, Victor Hugo, Casimir Delavigne, Martignac, Guizot, Cousin, Villemain, Augustin Thierry, Barante, Royer-Collard, Laplace, Biot, Ampère et Cuvier ! quel échec à la théorie des évolutions que les souvenirs de 1829 évoqués en 1870 ! Les laudatores temporis acti sont aujourd’hui de tous les âges, et le souvenir de ces jours si pleins est peut-être la plus cruelle de nos tortures, car tous vivaient alors, et tous survivent aujourd’hui !

Lorsque de pareils hommes pouvaient se rencontrer chaque jour à l’Institut ou dans les salons, Paris était à coup sûr le cerveau de l’Europe, l’expression et l’instrument de la civilisation générale. Ce temps-là était marqué au coin d’une grandeur morale qui fut moins sensible à l’époque suivante, malgré l’éclat des joutes oratoires, peut-être même à cause de cet éclat. La prédominance des convictions sur les calculs demeurera le caractère distinct de l’ère de la Restauration ; les diverses écoles conservèrent, en effet, durant cette remarquable période, la plénitude d’une foi politique, bientôt singulièrement affaiblie, pour les unes par leur défaite, pour les autres par leur victoire.

Il était un élégant petit salon où se reflétait sans pédantisme ce goût simultané des lettres et des affaires publiques d’où provenaient alors l’intérêt et le charme de la vie sociale, et j’y passai une partie des heures de liberté que me laissaient mes devoirs et mes études. C’était le salon de la marquise d’Aguesseau, fille du garde des sceaux Lamoignon et sœur de la présidente Mole. Quoique d’un grand âge, madame d’Aguesseau portait dans ses appréciations, et surtout dans ses jugements sur les personnes une vivacité passionnée qui rendait les relations avec elle piquantes, mais difficiles. Sa jeunesse, commencée sous le ministère de son père, au sein des orages de la cour et du palais, s’était continuée longtemps encore dans cette vie agitée de l’émigration sans nul rapport avec la grave existence des dames du Marais, dont leur noble descendante ne songea point à renouveler les traditions.

Dans ce salon régnait et gouvernait M. de Chateaubriand, qu’une alliance de famille rattachait aux Malesherbes, et qui avait beaucoup vu à Londres madame d’Aguesseau dans tout l’éclat de sa beauté. Il se montrait quelquefois rue Saint-Dominique le matin, avant d’aller faire sa station quotidienne à l’Abbaye-au-Bois, et ces rares apparitions suffisaient pour maintenir cette maison au paroxysme le plus élevé du dévouement à sa personne. On y était ardemment ministériel lorsque l’illustre écrivain appuyait le ministère, et l’on y passait à l’opposition sitôt qu’il était séparé du pouvoir. Malheur aux habitués dont l’évolution était un peu tardive, ou qui paraissaient contester en quelque chose l’infaillibilité du journal de MM. Bertin, seul évangile du lieu ! En cette maison où s’agitaient naguère toutes les passions de 1810, il s’était opéré, avec des rapprochements contre lesquels on aurait fulminé la veille, je ne sais quel mélange incohérent entre la vieille langue royaliste et la récente phraséologie libérale ; les mots n’y correspondaient plus aux idées. C’était une sorte de fête travestie consacrée à M. de Chateaubriand, car pour le porter au pouvoir, on y aurait au besoin dressé des barricades contre la monarchie, en les surmontant du drapeau blanc.

Le comte Mole venait assez souvent, le matin, causer chez sa tante ; je l’avais déjà entrevu quelquefois, passant comme une ombre, dans le salon très-mondain de madame de la Briche, sa belle-mère, salon qui n’avait, disait-on, été fermé depuis quarante ans que le dimanche 20 janvier 1793 ! De tous les hommes considérables dont me séparaient mon âge et mon obscurité, M. Mole était celui pour lequel je ressentais le plus vif attrait. Type accompli de la grande compagnie française par l’élégance de ses manières et la correction de son langage, l’ancien ministre de Napoléon, en conservant les doctrines politiques de l’empire, les avait saupoudrées d’idées nouvelles, badigeonnage opéré avec tant d’art qu’il trompait l’œil le plus exercé. Dans ce cercle assez restreint de causeurs, se montrait quelquefois M. Pasquier, l’ami politique et le conseil de M. le duc de Richelieu. Ce n’était pas encore le vieux chancelier, membre et dictateur de l’Académie française, terreur ou providence des candidats ; mais c’était déjà l’homme d’État fatigué, dont le grand sens politique tenait les fautes commises pour irréparables, et dont la verve amère s’exerçait sans pitié sur les hommes et sur les choses de son temps. On y rencontrait plus fréquemment M. de Barante, homme politique, homme de lettres et homme du monde, qui trouvait du temps pour tout, et dont l’esprit ne semblait jamais épuisé avec quelque abondance qu’il se dépensât.

La présence des notabilités politiques dans son salon était pour madame d’Aguesseau la dernière joie de sa vieillesse. Un jour, elle nous annonça avec une dignité étudiée qu’elle attendait dans une heure M. Royer-Collard, le président de la Chambre ayant agréé la pensée de paraître chez la descendante de ces grands magistrats, pour lesquels il semblait réserver l’admiration dont il se montrait fort sobre vis-à-vis de ses contemporains. À l’heure du lever de la séance, un profond silence s’établit dans l’attente de l’homme illustre qu’on était heureux et fier de rencontrer. Mais l’intermédiaire ne tarda pas à se présenter seul, en déclarant, non sans embarras, que M. Royer-Collard ne viendrait point. Sommé de donner quelque explication, il finit par confesser que le président paraissait avoir changé d’avis, « les nouvelles connaissances lui étant aussi antipathiques que les livres nouveaux. » Atteinte au plus vif de son amour-propre, madame d’Aguesseau imagina de se venger l’hiver suivant en racontant que M. Royer-Collard ayant été, quelques semaines après la révolution de Juillet, engagé à dîner chez le roi Louis-Philippe, aurait renvoyé l’invitation à l’aide de camp de service en s’excusant sur ce « qu’il ne dînait jamais en ville. »

Derrière les hommes importants qui fréquentaient le salon de la rue Saint-Dominique, se groupaient des députés de la droite qui, ayant échappé à leur centre de gravité par la tangente de M. Agier, formaient, la veille de la révolution de Juillet, l’ardent bataillon de défectionnaires. À côté des gérontes d’une assemblée où l’admission n’avait lieu qu’à quarante ans, on remarquait des jeunes gens dont le nom commençait à poindre, et qui trouvaient, dans un salon abrité par le patronage de M. de Chateaubriand, un terrain tout préparé pour leur avenir. M. Prosper Mérimée, qui venait de donner au public le théâtre de Clara Gazul, introduit en même temps que moi chez la marquise d’Aguesseau, s’y trouva bientôt placé sur le pied de la plus étroite intimité. Il y fut suivi de M. Sainte-Beuve, qui venait de déposer le scalpel de l’étudiant en médecine pour écrire les poésies de Joseph Delorme, bientôt suivies du livre des Consolations : concours de circonstances qui lui attira d’une bouche plus gracieuse que bienveillante le surnom de Werther-Carabin.

Ces deux hommes, appelés à se côtoyer constamment dans la vie et à se suivre de si près dans la mort, avaient, avec un fonds commun d’idées, des tendances et des habitudes d’esprit fort opposées. N’ayant rencontré ni l’un ni l’autre nulle tradition religieuse dans l’atmosphère où s’écoulèrent leurs premières années, ils avaient grandi dans un scepticisme en quelque sorte natif, dont M. Mérimée ne fit aucun effort pour se dégager, et dans lequel M. Sainte-Beuve parut se complaire en l’exploitant comme une source de poésie nouvelle. Si l’un était le Démocrite du scepticisme, l’autre en était l’Héraclite. Tenant la vie pour bonne, sans en rechercher ni l’origine ni la fin, M. Mérimée n’admettait pas qu’on eût pour le cœur plus d’exigence que pour l’esprit ; aussi dégagé par l’un que par l’autre, il ne repoussait pas trop le titre de don Juan à sang froid, que lui avait donné, dans l’ardeur même de sa jeunesse, une personne fort en mesure d’être bien informée. Beaucoup moins heureusement doté, M. Sainte-Beuve à ses débuts paraissait, au contraire, porter avec désespoir le poids accablant de ses jours. Soit que moins de fleurs eussent embelli sa route, soit qu’il en eût trop vite épuisé le parfum, il paraphrasait volontiers dans ses vers le Tædet me vitæ meæ, et le Job de l’île Saint-Louis semblait, comme le lépreux de la terre de Hus, maudire incessamment l’heure de sa naissance. Des rayons de lumière perçaient cependant à travers cette nuit mortelle : M. Sainte-Beuve faisait assez fréquemment reprendre à Dieu le lendemain tout le terrain qu’il lui avait ôté la veille. L’auteur des Consolations, depuis la publication de ce livre jusqu’à celle de Volupté, ne parut guère plus éloigné de l’abbaye de la Trappe que de l’abbaye de Thélesmes, et les paris étaient ouverts sur la question de savoir s’il mourrait disciple de Rancé ou disciple de Rabelais.

J’ai beaucoup connu M. Sainte-Beuve ; je l’ai beaucoup aimé à l’heure où il débattait avec lui-même ces problèmes redoutables. Lorsque, parvenu à cette bifurcation fatale que tout homme rencontre en son chemin, il eut fait un choix définitif ; quand ma pensée fut pour jamais séparée de la sienne, mon cœur, se reportant au souvenir de nos entretiens d’autrefois, continua d’aller vers lui à travers l’abîme, comme le sien se complaisait à venir vers moi. Que de choses il y avait dans le serrement de main que nous échangions souvent en silence en nous retrouvant trente ans plus tard dans la salle de l’Académie !

Le salon de la marquise d’Aguesseau était un confluent où venaient se rencontrer la politique et la littérature pour couler ensemble sur un lit dégagé de tout obstacle. Plus âgée que M. de Chateaubriand, madame d’Aguesseau n’était pas moins passionnée que son illustre ami ; mais si chez elle on comptait souvent avec ses passions, l’on n’y comptait jamais avec ses années, et sous ce rapport la liberté y était entière.

Ce fut dans cette maison que s’établirent mes premières relations avec plusieurs des jeunes écrivains du Globe ; rapports auxquels se rattache la fixation d’une date importante dans ma vie intellectuelle. Ce commerce fit, en effet, comprendre pour la première fois à plusieurs de mes amis comme à moi-même, que nous ne pouvions moins faire pour nos croyances religieuses que d’autres ne faisaient pour de pures théories philosophiques, et que le repos obtenu dans la vérité possédée ne dispensait ni de la peine de la démontrer, ni de l’obligation de la défendre.