Souvenirs de quarante ans/12

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« Le 11 août, à cinq heures du matin, madame de Tarente et moi, nous rappelions mutuellement les terribles scènes de la veille, quand nous entendîmes frapper à la porte de notre chambre : c’était mon frère…

« Il avait passé la nuit aux Feuillants près du Roi, et venait nous en donner des nouvelles.

« Il nous apprit que la Reine avait demandé à ma mère que je vinsse la rejoindre{{Corr| que|, que}} le Roi en avait obtenu la permission de l’Assemblée et que dans une heure il viendrait me chercher pour me conduire aux Feuillants.

« Cette nouvelle me fit un sensible plaisir : c’était un vrai bonheur pour moi de retrouver ma mère et de rejoindre la famille royale.

« Madame de Tarente questionna beaucoup mon frère sur ce qui était arrivé au Roi depuis son entrée à l’Assemblée…

« Enfin je quittai mon excellente compagne ; nous nous fîmes de tendres adieux ; nous ne nous doutions pas cependant que ce fût pour si longtemps, et que je fusse destinée à des épreuves plus cruelles que celles auxquelles nous venions d’échapper ensemble.

« À huit heures du matin j’arrivai aux Feuillants. Je ne puis assez vous dire la bonté du Roi et de la Reine quand ils me virent ; ils me firent bien des questions sur les personnes dont je pouvais leur donner des nouvelles. Madame et M. le Dauphin me reçurent avec des témoignages touchants d’amitié ; ils m’embrassèrent, et Madame me dit : « Ma chère Pauline, ne nous séparons plus. »

« Quand la Reine entendit la décision de l’Assemblée qui ordonnait qu’elle et sa famille seraient conduites au Temple, cette malheureuse princesse se tourna vers ma mère, porta les mains sur ses yeux et dit : « J’avais toujours demandé au comte d’Artois de faire abattre cette vilaine tour qu’il y a là ; elle m’a toujours fait horreur : je suis sûre que c’est là que nous serons enfermés. »

« Une demi-heure avant le départ pour le Temple, Madame Élisabeth m’appela, m’emmena dans un cabinet… « Ma chère Pauline, me dit-elle, nous connaissons votre discrétion, votre attachement pour nous ; j’ai une lettre de la plus grande importance dont je voudrais me débarrasser avant de partir d’ici : comment la faire disparaître ? »

« Il n’y avait ni feu ni lumière… Nous déchirâmes cette lettre de huit pages, nous essayâmes d’en broyer quelques morceaux dans nos doigts et sous nos pieds ; mais ce travail était long, elle craignait que son absence ne donnât des soupçons… J’en mis des morceaux dans ma bouche, et je les avalai. Cette bonne Madame Élisabeth voulut en faire autant, mais son cœur se souleva. Je m’emparai de ce qui en restait, je l’avalai encore, et bientôt il n’en resta plus vestige.

« Nous rentrâmes, et, l’heure du départ pour le Temple étant arrivée, la famille royale monta dans une voiture à dix places, composée de la manière suivante :

« Le Roi, la Reine et M. le Dauphin dans le fond ; Madame Élisabeth, Madame et Manuel, procureur de la Commune, sur le devant ; madame la princesse de Lamballe et ma mère sur une banquette de portière, et moi avec un nommé Collonge, membre de la Commune, sur la banquette en face.

« La voiture marchait au pas. On traversa la place Vendôme ; là la voiture s’arrêta, et Manuel, faisant remarquer la statue de Louis XIV, qui venait d’être renversée, dit au Roi : « Voyez comme le peuple traite les rois… » à quoi le Roi, rouge d’indignation, mais se modérant à l’instant, répondit avec calme : « Il est heureux, monsieur, que sa rage ne se porte que sur des objets inanimés. »

« Le plus profond silence suivit cet échange de paroles et dura tout le reste du chemin.

« On prit les boulevards ; le jour commençait à tomber lorsqu’on arriva au Temple.

« La cour, la maison, le jardin, étaient illuminés et avaient un air de fête qui contrastait horriblement avec la position où se trouvait la famille royale.

« Le Roi, la Reine, entrèrent dans un fort beau salon, où nous les suivîmes ; on y resta plus d’une heure sans pouvoir obtenir de réponse aux questions que l’on faisait pour savoir où étaient les appartements.

« M. le Dauphin tombait de sommeil et demandait à se coucher.

« On servit un grand souper, auquel on toucha peu ; ma mère pressant vivement pour savoir où était la chambre destinée à M. le Dauphin, on annonça enfin que l’on allait l’y conduire.

« On alluma des torches ; on nous fit traverser la cour, puis un souterrain ; enfin on arriva à cette tour que la Reine craignait tant, et nous y entrâmes par une petite porte qui ressemblait fort à un guichet de prison.

« La Reine et Madame furent établies au premier, dans la même chambre ; cette chambre était séparée de celle destinée à M. le Dauphin et à ma mère par une petite antichambre dans laquelle devait coucher madame la princesse de Lamballe.

« Le Roi fut logé au second, et Madame Élisabeth, pour laquelle il n’y avait plus de chambre, fut établie près la chambre du Roi, dans une cuisine d’une saleté épouvantable.

« Cette bonne princesse dit à ma mère qu’elle se chargeait de moi ; elle fit mettre un lit de sangle près du sien, et nous passâmes ainsi la nuit sans dormir ; il nous eût été difficile de prendre quelque repos : la chambre qui précédait cette cuisine servait de corps de garde, et vous pouvez vous douter du bruit qu’on y faisait.

« Le lendemain, à huit heures, nous descendîmes chez la Reine, qui déjà était levée, et dont la chambre devait servir de salon de réunion. Depuis, on y passa les journées entières et l’on ne montait au second que pour se coucher.

« L’on ne fut jamais seul dans cette chambre de la Reine ; toujours un officier municipal était présent, mais à chaque heure un nouveau municipal relevait celui qui avait fait son service.

« Tous nos effets avaient été pillés dans notre appartement des Tuileries ; je ne possédais absolument que la robe que j’avais sur le corps lors de ma sortie du château.

« Madame Élisabeth, à qui l’on venait d’envoyer quelques effets, me donna une de ses robes : elle ne pouvait aller à ma taille ; nous nous occupâmes de la découdre pour la refaire ; tous les jours la Reine, Madame, Madame Élisabeth, y travaillaient ; c’était notre occupation ; mais on ne nous laissa pas le temps d’achever notre ouvrage. »