Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Devant la douleur/Chapitre V

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Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 262-274).

CHAPITRE V


Clemenceau et le journal la Justice.
L’antiboulangisme chez les gens de lettres et au Quartier latin.
Lockroy et le général Boulanger. — Les aigles chez Boulanger.
L’Exposition de 1889 et la Tour Eiffel.



Du désastre de Lang-Son — à l’occasion duquel il renversa le ministère Ferry — jusqu’aux jours sombres du Panama, on peut dire que Georges Clemenceau fut l’homme le plus en vue de la politique. Son originalité consistait à donner des crocs-en-jambe aux divers cabinets qui se succédaient alors sous l’étiquette opportuniste, comme ils le font aujourd’hui sous l’étiquette radicale. Il accomplissait cette fonction en riant sous une courte moustache noire, que dépassaient deux fortes pommettes jaunes. De loin, il ressemblait à une tête de mort. De près, à un Mongol. Il parlait d’une voix brève, nerveuse, railleuse, non sans esprit, mais avec une nuance de parade, de face au public. Sa qualité d’ancien carabin le rendait sympathique aux étudiants en médecine, et son côté frondeur sympathique aux étudiants tout court. Nous nous dérangions de nos travaux pour aller l’écouter aux jours de grandes séances. Les hommes de lettres disaient de lui : « C’est le seul qui ne fasse pas de phrases. » On fut néanmoins assez étonné, dans nos milieux, qu’il n’envoya pas ses témoins à Drumont, après l’apostrophe fameuse de la Fin d’un monde. Ces deux combattants ne devaient se rencontrer sur le terrain que beaucoup plus tard, au moment de l’affaire Dreyfus. Clemenceau est brave, c’est hors de doute, mais il n’a jamais couru que les risques indispensables ou utiles.

Aimant déjà l’atmosphère des journaux et le papier imprimé, j’allais quelquefois le soir aux bureaux de la Justice, rue Montmartre ou rue du faubourg-Montmartre, — je ne me rappelle plus bien, — dans une de ces grandes maisons de guingois, aux escaliers gluants et noirs, où se fabrique l’opinion. Monsieur le Directeur arrivait entre onze heures et minuit, très chic, habit et cravate blanche, avec cet air à la blague et à la stupeur que connaissent ses familiers, et qui est son attitude devant les événements, petits ou grands. Aussitôt accouraient autour de lui, pleins d’une cordialité mêlée de respect, ses collaborateurs habituels, ses amis, et Geffroy me poussait le coude : « Le patron est de bonne humeur. On va rigoler. »

Observateur goguenard de la nature humaine, incisif, amusant dans le détail, absurde et illogique quant à l’ensemble, ouvert à toutes les critiques, mais se refermant avant d’en profiter, fanfaron de la dureté, impressionnable, féroce à l’occasion, fantasque, méprisant et dédaigneux à l’excès, ne fuyant pas les responsabilités, privé de tout sens moral, de toute retenue quand son désir l’aiguillonne, tel apparaissait déjà le fringant directeur de la Justice. Je gardais mes doutes pour moi, car Geffroy a toujours chéri Clemenceau avec une fidélité bretonne. Partout j’entendais l’éloge de Clemenceau. Mon père, lui-même si peu indulgent aux parlementaires, répétait volontiers : « Avec celui-là, on peut parler. » Mes camarades m’enviaient d’approcher le tombeur de Ferry. C’était un engouement quasi universel. L’avis de Drumont était considéré comme une boutade de pamphlétaire, qui a envie de jouer à la balle… de pistolet avec un partenaire de première force.

Louis Mullem, beau-frère de Léon Cladel, était un petit sémite aigu, luisant, bedonnant, fouineur et pas commode, aux bras courts, aux jambes comme enflées, qui marmonnait des critiques acerbes dans les coins. Il aimait les lettres, faisait des mots amusants. On lui doit le fameux anagramme de Jules Claretie : « je sue l’article », un projet de titre de pièce : l’Impuissance des lumières, opposée à la Puissance des ténèbres de Tolstoï, et toute une série de propos pittoresques sur ses contemporains. Il ne bêchait pas Clemenceau, qui d’ailleurs le lui eût pardonné, étant lui-même incapable de retenir une blague sur son meilleur ami. Mais cela, c’est la coutume de Paris, qui ne tire pas à conséquence.

Martel et Durranc avaient tous d’eux beaucoup d’esprit. J’imagine que Martel en a encore, au lieu que le pauvre Durranc est allé divertir, besogne ingrate, les habitants des sombres bords. Martel était grand, froid d’aspect, avec des yeux qui riaient. Il se frottait les mains comme un cannibale, avant de lancer sa flèche d’une main sûre. Durranc était petit, exubérant, rond, laid et noir, mais d’un irrésistible comique. C’est lui indubitablement l’auteur de la fameuse phrase concernant la République : « Elle était si belle sous l’Empire ! » Il en trouvait de semblables à la douzaine, avec une aisance et une volubilité qui enchantaient les assistants. J’ai vu, chez les Ménard-Dorian, une table de vingt personnes suspendues aux plaisanteries de Durranc, débitées avec une verve et une mimique impayables. Les graves conservateurs de la Chambre et du Sénat — car il faisait les comptes rendus parlementaires — écopaient vigoureusement dans ses récits. Durranc les montrait plats et rampants avec « les rouges », notamment avec son patron, déjà considéré comme une terreur.

— Taisez-vous, Durranc, lui criait Goncourt en riant, vous allez faire passer Clemenceau pour un croquemitaine.

— Eh ! eh ! mais à l’occasion…, ripostait Clemenceau promenant autour de lui un œil rond, étonné et jovial d’anthropophage qui surveille ses fourneaux.

Camille Pelletan, alors, écrivait aussi à la Justice. On voyait se dresser, derrière une table, un mannequin noirâtre et sans linge, une sorte d’épouvantail à moineaux, surmonté d’une tête hirsute et velue qui riait. Il suçait ses doigts pleins d’encre, demandait un bock bien tiré au garçon de la brasserie d’en bas accouru à son appel, griffonnait des caricatures de ses camarades et accueillait avec bonhomie les jeunes gens. La morgue était inconnue dans ce milieu. Quand mes copains, Maurice Nicolle et de Fleury, m’accompagnaient par hasard à la Juslice, ils en ressortaient sur cette constatation : « Clemenceau est décidément chic… » et cet éloge enchantait Geffroy.

La secousse du boulangisme, si elle remua assez rapidement les masses, ne bouleversa pas les milieux littéraires, artistiques ni scientifiques de Paris qui demeurèrent, dans leur grande majorité, réfractaires ou hostiles à la personne et à la campagne du général. J’y insiste, parce que cet état d’esprit de l’élite intellectuelle vis-à-vis de la première et éphémère poussée du sentiment national apparue depuis la guerre, est demeuré assez mal connu. Il fut une des causes de l’échec final. Le général eut pour lui un lot de politiciens, deux félons juifs, Meyer et Naquet, et quelques patriotes, la foule inorganisée et les salonnards. Il lui manqua un guide, un ou deux bons lieutenants extraparlementaires, la jeunesse cultivée — car Barrès fut une exception — le monde des Écoles et Facultés et l’adhésion d’écrivains connus ou classés. Drumont déclara bien qu’il voterait pour lui, mais mollement, sans enthousiasme, et la sympathie que lui manifestait de loin Edmond de Goncourt ne fut jamais agissante. Je nous vois encore, Rosny aîné, Jean Charcot et moi, le soir de l’élection du général à Paris, faisant le coup de poing avec des passants qui voulaient nous contraindre à crier : « Vive Boulanger ». À l’École de médecine, nous étions tous antiboulangistes. Nous aurions d’ailleurs été embarrassés d’expliquer pourquoi. Rochefort à part, le personnel groupé autour du général nous semblait une réunion de convoitises et d’incompétences pire que celles qu’il aspirait à remplacer. Le professeur Charcot donnait l’exemple. Il avait fait placer dans ses water-closets le portrait de Boulanger et interdit au bossu Naquet de prononcer ce nom devant lui. Alphonse Daudet, ardemment patriote, déclarait que cette idole des foules « ne lui montait pas le coco ». Il ne manifesta jamais le moindre désir de se rencontrer avec le vainqueur du malheureux Jacques, quelles que fussent les sollicitations subies par lui à ce sujet. Il se méfiait de cet entraînement irraisonné, que l’on devinait peu durable, et qui lui semblait galvauder un sentiment sacré. Quand la conversation à table venait là-dessus, il la détournait vite, suppliait qu’on parlât d’autre chose et qu’on évitât, comme il disait, la discussion chez le marchand de vin. Un jour néanmoins, il demanda à Lockroy, collègue du général au ministère :

« — Entre nous, Lockroy, que pensez-vous de ce phénomène ? Définissez-le-moi… pour que je comprenne l’engouement. »

Je vois mon Lockroy faisant tourner rapidement son lorgjnon autour de son index, au bout d’une large ganse noire : « C’est bien simple, cher ami : Boulanger n’est autre chose que le sous-lieutenant de la Dame blanche. »

Coppée disait à peu près de même : « La France s’est éprise de Boulanger comme une belle fille s’éprend d’un jeune sous-lieutenant de hussards. »

Il ajoutait avec un soupir : « Il n’a pas su lui faire un enfant. » J’ai assisté, bien entendu, à la plupart des grandes manifestations du boulangisme, notamment à la fameuse soirée de janvier où le général, campé place de la Madeleine, chez Durand — dont on voyait les fenêtres brillamment éclairées — perdit sa fortune en ne marchant pas sur l’Élysée, ou plutôt en ne se laissant pas porter à l’Élysée. Il est vrai qu’une fois dans ce palais il n’eût pu qu’y installer un nouveau gâchisfouilli. Cette nuit-là, nous revenions au Quartier latin en une longue colonne qui criait à tue-tête : « À bas Boulanger ! » Rue Soufflot nous étions arrêtés au nombre d’une trentaine, conduits au poste du Panthéon, puis bientôt relâchés avec de nombreux salamalecs, aussitôt que le bruit se répandit de l’inertie phénoménale du triomphateur. Nous répétions aux sergents de ville hésitants : « Ce que c’est que d’être trop pressé de rejoindre sa bonne amie ! » Nous ne pensions pas si bien dire.

Quelques mois après, au régiment, j’ai pu me rendre compte du flot soudain d’enthousiasme militaire qu’avait soulevé, surtout chez les sous-officiers et les soldats, la singulière popularité du général Boulanger. Beaucoup avaient encore son portrait dans leurs paquetages, bien que la chance eût déjà tourné contre lui, et le contemplaient avec une amoureuse mélancolie : « Ah ! avec celui-là on aurait eu les Pruscos, mon client. — Qu’est-ce qui te fait croire ça ? — C’est que tout le monde avait envie de se battre. Il est venu une fois ici à la caserne. Il nous a raconté je ne sais pas quoi, où il était question de la France. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai pleuré. Il m’aurait ordonné : « Jette-toi sur ta baïonnette », je me serais jeté sur ma baïonnette. C’est-il pas malheureux tout de même. Ah ! les crapules !… »

Les crapules, c’est-à-dire ceux qui avaient fait obstacle au général, ceux qui avaient brisé l’espérance.

Sept ans plus tard, aux chasseurs alpins, à Grenoble, pendant une période de réserve, j’ai eu le dernier écho de cet emballement. Un adjudant patriote me confiait que, chaque soir, ses collègues et lui se demandaient : sera-ce pour demain ? Le bruit avait couru qu’on profiterait d’une marche militaire pour mobiliser — c’était une supposition absurde, mais au quartier ces légendes vont vite — de sorte que chaque fois qu’au rapport il était question d’une telle marche, les yeux brillaient, les cœurs battaient, on chuchotait : « Ça y est… l’affaire est dans le sac. » Ces propos et d’autres semblables m’ont donné à réfléchir. Autour de Boulanger, il y eut cette attente de la victoire, liée à une détermination héroïque, qui doit être une partie de la victoire. Mais auprès de Boulanger, il eût fallu un éventeur de pièges, un conseiller, un tuteur de la taille de Maurras. Il eût fallu aussi que Boulanger acceptât les directions de ce Maurras. Or un soldat ou un civil, mais surtout un soldat, sur qui tombe la popularité comme la foudre, a bien du mal à reconnaître qu’il ne possède pas, outre sa fascination personnelle, les qualités conjointes du grand conspirateur, du doctrinaire et de l’homme d’État. Enfin et surtout, depuis Richelieu en France et Bismarck en Allemagne, il n’y a eu qu’un Charles Maurras. Comme les autres formes du génie, le sens politique de grande envergure, celui qui sauve et refait les peuples, est un don.

Mme de Loynes, femme d’un esprit admirable et d’une extraordinaire finesse, que le boulangisme avait tentée un moment, fut déconcertée et découragée par l’accent canaille du général, déclarant devant une acclamation spontanée, au sortir d’un théâtre : « C’est pour bibi, tout ça !… » Il faut voir là surtout une marque d’enfantillage, l’échappée d’un provincial qui veut prendre le tour parisien. À distance, il est sensible que le général ne se connaissait pas en hommes, n’avait pas l’esprit d’observation. On ne se confie pas à un Meyer, à un Naquet ni même à ce brave Laguerre, qui donnait une grande impression d’insécurité. On ne se laisse pas entortiller par les gens du monde, lesquels, même excellents, manquent trop souvent du contact des réalités, acceptent aisément les bourdes, se laissent aller à la panique.

La défaite de Boulanger fut ainsi due beaucoup plus à ses erreurs qu’aux qualités de ses adversaires. Le principal d’entre eux, le ministre de l’intérieur Constans, était certes un gaillard sans scrupules, mais d’une rare médiocrité, tenu par les républicains pour un policier de bas étage et universellement méprisé. Son physique permettait, comme il est fréquent, de le juger sur l’apparence. Il avait un masque plat, hexagonal, punaisien, parsemé de multiples rides convergentes, dont chacune semblait indiquer un souci pas propre. J’ai dîné en sa compagnie plusieurs fois, notamment chez les Charpentier, toujours avec un sentiment de dégoût. Une gouaillerie vulgaire, un flot d’anecdotes stupides, une fonte purulente de la dignité, tels étaient les attraits de ce mauvais basochien. Comme je faisais part de mes impressions à Francis Magnard, il me répliqua : « Certainement Rochefort est au-dessous de la vérité. Il doit oublier le meilleur. » Bien avant que Constans fût nommé ambassadeur à Constantinople, j’entendais Challemel-Lacour déclarer de sa voix ironique : « Sa vraie place, c’est chez les Turcs, auprès du Sultan. Là seulement, il trouvera une gratte à sa taille. »

À quoi Allain-Targé, du fond de ses poils : « Mais au bagne, cher ami, comme simple attaché, avec son boulet, hi hi, hi hi, brouf, brouf, ce ne serait pas mal non plus ! »

Quand Laguerre lui reprocha, à la tribune, d’avoir accepté, du roi Norodom, je ne sais plus quel pot-de-vin accompagné d’un saucisson, il n’y eut qu’un cri chez les républicains : « Laguerre est de mèche avec Constans. Ils ont mis là le saucisson, comme diversion comique, pour faire passer le pot-de-vin. » Et tous en chœur : « Quelle flibuste, quelle canaille, quel gibier de potence, quel horrible bonhomme ! »

On le tenait à l’écart ainsi que Mme Constans. Même quand il fut arrivé, par je ne sais quel ignoble truc, à faire fuir Boulanger à Bruxelles, on continua à les traiter, elle et lui, en pestiférés, à leur infliger ces mille petites avanies insaisissables qui cuisent autant que des outrages ouverts. Aucune femme de ministre républicain, parmi celles qui comptaient, qui donnaient le ton, ne rendait ses visites à Mme Constans. Quand ils recevaient au ministère de l’Intérieur, on disait ironiquement : «Ils ont eu beaucoup de monde, tous les employés de la Sûreté Générale. Ce fut fort brillant. » Car, je le répète, c’est la grave erreur des milieux conservateurs de croire que les personnages officiels républicains vivent comme des sauvages ou en pleine muflerie. Beaucoup, tels Jules Ferry, Freycinet, Lockroy. Floquet, avaient, grâce à leurs compagnes, des intérieurs agréables, policés, même luxueux, d’une parfaite, d’une irréprochable tenue. Ceux-là ne frayaient pas avec Constans. Le tombeur de Boulanger demeura jusqu’au bout le paria, le malandrin, qu’on peut bien charger d’une besogne louche ou criminelle sous la pression de la circonstance, mais auquel on n’offre pas le pain ni le sel. Curieuse démarcation, dont il n’y a peut-être pas d’autre exemple aussi tranché. Il est arrivé à mon père d’interroger là-dessus Adrien Hébrard, directeur du Temps, compatriote de Constans et qui, seul, eût pu écrire, s’il l’avait voulu, avec tout son esprit, l’histoire profonde du régime tel qu’il fut : mais Adrien Hébrard, à cette question, s’est toujours contenté de rire sans répondre.

La seule occasion que j’aie eue d’entendre Boulanger, fut au ministère du Commerce, alors situé quai d’Orsay, chez son collègue Lockroy, lui-même étant ministre de la Guerre. Il vint passer la soirée sans façon, en voisin, au coin de la cheminée. Il s’amusa de la stupeur du portier « qui a dû croire, en me voyant entrer, à cette heure et seul, que je venais pour le coup d’État ». Il était très gentil, de visage clair, de parole agréable, promenant autour de lui des yeux bleus qui cherchaient à plaire. Néanmoins il me fut impossible de déterminer, d’après son aspect, la raison de la séduction qu’il exerçait, par sa simple présence, sur les gens.

Peu après cette rencontre, il nous fut donné, à Jean Charcot et à moi, de réaliser, aux dépens de Boulanger, l’apostrophe de Rochefort à Badinguet : « On ne m’a jamais vu sur une plage, avec un aigle sur l’épaule, et un morceau de lard dans mon chapeau. » Je cite de mémoire, probablement de travers, mais le sens y est. Justement le professeur Charcot venait de recevoir, dans une caisse, d’un admirateur inconnu, deux aiglons.

« Si nous les portions, rue Dumont-d’Urville, au père La Boulange.

— Entendu : le temps seulement de passer chez l’épicier prendre un morceau de lard. »

Pendant le trajet, les aiglons remuaient furieusement dans leur boîte à claire-voie grillagée et nous nous demandions si ce bruit n’éventerait pas la mèche. Cependant tout se passa sans encombre. Rue Dumont-d’Urville, Jean Charcot remit les aigles symboliques au domestique qui vint nous ouvrir, ce pendant que je déposais, sur un plateau, le lard et un petit billet pour le général, où on lui rappelait ironiquement le mot de son ami Rochefort. Ce n’était certes pas très drôle, et néanmoins la République française, ayant eu vent de cette histoire, la raconta le surlendemain matin comme un témoignage non douteux de l’hostilité de la jeunesse des Écoles à l’égard de toute dictature, même éventuelle… On est cornichon quand on est jeune… Des messieurs graves et chargés d’honneurs nous félicitèrent de cette équipée comme d’un exploit. Un peu plus et on nous décorait.

Pauvre général Boulanger ! Il s’est laissé circonvenir par des fripouilles, qui ont fini par se joindre contre lui aux fripouilles qui le combattaient. Il a senti autour de lui un grand souffle, par lequel il n’a pas su se laisser porter et qui finalement l’a jeté par terre. Il aura vu, comme dans un rêve, des figures d’hommes congestionnés, qui le conjuraient de marcher, des bouches qui l’acclamaient, des mains levées, des visages de femmes, dont quelques-uns rayonnaient d’amour. Il aura entendu un murmure de gloire et de chants, comparable au vent dans les pins sur un promontoire, au bord de la mer. C’est sans doute cette confusion tragique qu’aura éparpillée, dans sa pauvre tête sonore, la balle de son revolver au cimetière d’Ixelles, devant une chère tombe qui le hantait. L’amant fut en lui plus fort que le héros, le malheureux plus que le prédestiné, l’hésitant plus que le chef : mais à son nom demeurera attaché, comme une couronne à la grille funèbre, le premier effort de la France inquiète pour s’arracher au hideux parlementarisme, à la mort par la République tout court. Il a manqué à sa tentative, ou mieux à la tentative des circonstances autour de lui, une préparation des esprits qui mènent, un but, le seul but à atteindre, et une volonté. Le boulangisme ne fut ainsi que la caricature d’un essai de délivrance ; mais celui qui servit de prétexte à cet essai était — nul n’en doute aujourd’hui — désintéressé, noble et brave. Puisse la Providence aux desseins insondables lui avoir pardonné sa mort volontaire, ce trépas de grisette dégrisée !

Ministre du Commerce à l’Exposition universelle de 1889, ainsi que son camarade Millerand devait être à celle de 1900, Edouard Lockroy considérait le grand chandelier de 300 mètres, baptisé Tour Eiffel, comme sa chose. Il fut très vexé quand François Coppée protesta contre la nouvelle laideur qui devait faire couler tant d’encre vaine et attirer à Paris tant de badauds. On sait aujourd’hui que les Expositions universelles sont en général des entreprises désastreuses, plus encore par leurs conséquences lointaines que par leurs résultats immédiats. Une partie des populations provinciales et rustiques, qu’elles aspirent à la façon de pompes d’épuisement, est perdue désormais pour la vie normale et régulière des champs. Ces grands bazars à décorations font monter le prix des objets de première nécessité et, sous un régime républicain, c’est-à-dire dominé par l’étranger, favorisent la concurrence étrangère aux dépens des nationaux. Elles sont le triomphe de l’intermédiaire, c’est-à-dire du métèque et du juif. Par ailleurs, il ne sort d’elles rien d’utile ni de durable. C’est pourquoi on les a appelées justement des machines à faillites et à prostituées.

En 1889 l’opinion publique était encore éloignée de ces constatations, devenues depuis banales. Le centenaire de 1789 — la date la plus funeste de notre histoire, quoi qu’en pensent ces négateurs de la réalité qui s’intitulent libéraux — ajoutait à l’effervescence. Je ne me rappelle pas sans rougir l’état de stupidité, d’ignorance politique et historique où nous croupissions, mes camarades et moi, ainsi que tout notre milieu. Le nombre d’insanités, de lieux communs qui furent débités solennellement, officiellement, ou aux tables de familles bourgeoises, dans les centres éclairés — comme l’on disait — à l’occasion de ce centenaire, est quelque chose d’invraisemblable. Les mêmes personnes qui déploraient les tueries de 1793 — tout en les excusant par de prétendues nécessités d’État — admiraient sans réserve la folie moins sanglante, plus meurtrière peut-être, de 1789. Il y avait bien les ouvrages de Taine ; mais le pessimisme systématique et l’appareil de fausse science, qui gâtent ces volumes par ailleurs vivants et intéressants, confondaient dans une même réprobation l’ancien régime et la Révolution, la coutume et la loi écrite, la décentralisation et le jacobinisme napoléonien, les constructeurs et les destructeurs. De sorte que l’impression qui ressort des dramatiques tableaux de Taine est celle d’une ménagerie en démence. Nul moins que ce prétendu déterministe n’a démêlé les causes véritables des maux dénoncés à grand fracas par lui. Il aura été, comme Charcot, le clinicien sans remède, l’observateur impassible des convulsions, des crampes, des grandes attaques, qui se contente d’enregistrer les décès. Il est de ces maîtres qui désespèrent, sèment la panique et le découragement. Je l’ai admiré. Je l’admire moins. Je l’ai aimé. Je ne l’aime plus. Je garerai soigneusement mes fils de sa méthode, de ses conclusions décevantes et géométriques. Il n’y a pas jusqu’à sa Littérature anglaise, dont je n’aperçoive aujourd’hui tous les trous, notamment quant aux trois auteurs qui sont généralement considérés comme ses réussites : Shakespeare, Swift et lord Byron.

Taine, c’est Procuste en redingote. C’est un monsieur qui a un cadre, qui veut que la vie tienne dans son cadre. Quand la vie fait éclater son cadre, il trouve que c’est la vie qui a tort. Le besoin de moraliser fait de lui un demi-pasteur, de l’espèce cultivée et esthétique, la plus haïssable peut-être. Aujourd’hui j’ai grand’peur, je vous le dis tout bas, qu’il ne soit de la série des Brunetière, aussi chimérique, contredisant et lassant. Toutefois il peut être bon écrivain, au lieu que Brunetière, délirant de la conjonction et vissant des têtes de cuistre sur tous les maîtres admirables et divins du XVIIe siècle, Brunetière est devenu en dix ans illisible.

Le seul clairvoyant en 1889 était Drumont, grâce au point de vue ethnique et solide — point de vue d’éleveur, de physiologiste, de jardinier, — qui était le sien. Mais ceux même qui admiraient la France juive, n’en apercevaient ni les prolongements ni la conclusion politique. Je le rencontrai précisément en pleine exposition de 1889, au voisinage de la rue du Caire. Il philosophait au bras de Jacques de Biez avec une bonhomie tranquille, flairant, au fond de toute cette kermesse bruyante, une odeur de ruine et de mort. Ceci ne l’empêcha pas de m’offrir, ainsi qu’à son compagnon, un de ces cassis à l’eau de Seltz qui étaient alors notre boisson préférée. Je ne puis me faire servir cet innocent mélange sans apercevoir, dans le miroir du ménisque, le Drumont solide, aux cheveux noirs comme du jais, qui éclatait d’un si joyeux rire à la pensée de la grande émancipation de 1789, de la grande promulgation des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Je dois d’ailleurs vous avouer que la Tour Eiffel fut inaugurée en catimini, vingt-quatre heures avant la cérémonie officielle, par Georges Hugo et votre serviteur. Nous sortions tous deux de soirée. Il était onze heures et demie du soir et il soufflait au-dessus de Paris un vent d’orage. Les quatre pieds de la tour encore vierge — pour parler comme M. Prudhomme, ou notre pauvre Mariéton — étaient entourés d’une palissade, aux portes de laquelle somnolaient des gardiens.

— Si nous montions là-haut ? — proposa Georges Hugo, qui avait l’humeur aventureuse, bien qu’on lui fît une réputation de petit maître. Il ajouta : « Sous l’orage, ce sera un spectacle magnifique. » S’approchant d’un gardien qui le considérait d’un air hébété, il lui dit d’une voix ferme : « Service de l’exploitation. Nous venons vérifier si tout est en place. »

Tout était en place, en effet, c’est-à-dire qu’en grattant des allumettes-tisons, que le vent éteignait à mesure, nous finîmes par dénicher l’escalier d’un des pylônes, contournant la cage de l’ascenseur, et l’interminable ascension commença. À la première plate-forme, mes jambes me semblaient entrer dans mon estomac et j’avais grande envie de rétrograder. Georges me représenta avec éloquence l’indignité d’une telle conduite, la déconsidération qui en résulterait et la splendeur du sombre panorama qui nous attendait à trois cents mètres. En avant pour la seconde plate-forme ! Je soufflais comme si j’avais porté la Sapho du roman de mon père entre mes bras et ce nous fut même un sujet de plaisanterie, au milieu des rugissements et sifflements de la tempête, qui s’élevait en même temps que nous. Georges chantait l’air du Roi s’amuse :

Au mont de la Coulombe
Le passage est étroit,
Montèrent tous ensemble
En soufflant à leurs doigts.

Il fut convenu, ce qui était très sage, qu’on ne ferait pas halte à la deuxième plate-forme, afin de ne pas sentir la fatigue. Le plus dur fut néanmoins le troisième étage, aboutissant à un obscur colimaçon, terminé lui-même par une sorte de couvercle de marmite. Georges souleva ce couvercle. Nous eûmes l’impression d’être au milieu des nuées, qui nous soufflaient alternativement le chaud et le froid. Au-dessus de nous, dans la bourrasque, claquait furieusement le drapeau. Je voulus le maintenir. Il dansait et sautait comme un animal fabuleux. Si bien que, glissant le long de sa hampe, il vint s’abattre soudain à nos pieds.

Inutile d’ajouter que nos tentatives pour le hisser à nouveau furent vaines.

Il ne nous restait plus qu’à redescendre, car le fameux spectacle de Paris la nuit, tant escompté, était nul. On ne distinguait qu’un gouffre noir, parcouru de furieux tourbillons. Mais alors que la montée à tâtons nous avait demandé plus d’une heure et demie, la dégringolade s’effectua très vite. Nous nous attendions l’un l’autre aux tournants et nous nous appelions à tue-tête, sans nous gêner, certains que nos voix ne seraient point perçues à travers le tumulte de l’ouragan.

La sortie se fît sans encombre. Les gardiens cette fois dormaient à poings fermés. Quel bock dans un café de l’avenue Lowendal, qui n’avait pas encore mis ses volets !

Le lendemain matin, on lut dans les journaux que le vent avait arraché le drapeau au sommet de la Tour Eiffel. Mais personne ne voulut nous croire, quand nous racontâmes notre exploit, avec les détails les plus circonstanciés. Lockroy riait en secouant la tête : « Vous ayez rêvé cette histoire-là. On ne vous aurait pas laissés passer. » Il avait déjà toute confiance dans les rigueurs de son administration ! Mon père, plus indulgent, estimait que nous avions pu atteindre la première plateforme. Les autres haussaient les épaules. Et je parie que vous-même qui lirez ceci, supposerez que nous avons exagéré ou inventé cette escapade, fini par croire que c’était arrivé. Seuls Georges Hugo et moi savions à quoi nous en tenir sur notre clandestine inauguration de la fameuse Tour, bien réelle, je vous en réponds.