Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/Fantômes et Vivants/Chapitre I

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Nouvelle Librairie Nationale (I à IVp. 3-32).

CHAPITRE PREMIER


Les grands hommes du régime : vision de Hugo, de Gambetta, de Renan, de Rochefort, aux environs de 1880.
Un salon républicain protestant ; Clemenceau.
La librairie Charpentier. — Le naturalisme de Zola. — Médan.
Vision de Flaubert, Goncourt et Maupassant.



On retrouverait facilement, dans les palmarès de distribution de prix à Louis-le-Grand, celui où Ernest Renan, aux environs de 1880, déprécie la petite fleur incolore et sèche appelée immortelle. L’auteur de la Vie de Jésus parlait aux jeunes élèves d’une voix distincte, affectueuse, ses yeux mi-clos dans sa large face d’éléphant sans trompe. Mon père avait été appelé à prendre place à ses côtés, sur l’estrade officielle ; comme je venais chercher mes prix, le vieillard amoureux du doute, me serrant contre sa joue couenneuse, me glissa dans l’oreille : « Nous ferons de vous quelque chose. »

Vers la même époque, Léon Gambetta, large lui-même comme une table de douze couverts et rouge comme quelqu’un qui vient d’avaler de travers un drapeau, dînait à la maison, avenue de l’Observatoire. On lui dit que je travaillais bien. Il m’embrassa longuement, proconsulairement, avec ces mots : « Nous ferons de toi quelque chose. La République est l’amie des travailleurs. »

Elle devait le montrer par la suite, cette brave République des rhéteurs bouffis, notamment à Fourmies, Chalon, Draveil et Narbonne. Cependant ni Renan, ni Gambetta n’eurent l’occasion de tenir leurs promesses à mon endroit. La bassesse et l’illogisme des milieux parlementaires devaient faire de moi un ennemi du régime d’assemblée. L’amour de mon pays et le génie de Maurras devaient me parachever en royaliste. Heureux les jeunes gens d’aujourd’hui qui peuvent lire, à dix-huit ans, l’Enquête sur la Monarchie et Kiel el Tanger, qui naissent à la vie intellectuelle et politique débarbouillés de nos sottes erreurs et nuées d’il y a trente ans.

Erreurs et nuées tenaient à notre entourage, à l’ambiance, à l’éducation que l’on nous donnait. Fils de royalistes fervents, mon père ne croyait plus à la possibilité de la monarchie. Au sortir de la terrible guerre de 1870-1871, sa fièvre patriotique lui représentait la Revanche comme réalisable par la République. Plus tard il déchanta, ainsi qu’en témoignent ses derniers romans. Mais alors il écrivait les Rois en exil et se représentait, à la lueur des illusions en vogue, la monarchie telle « qu’une grande vieille chose morte ». Au lycée, à Charlemagne ainsi qu’à Louis-le-Grand, nous avions, parmi nos camarades, des fils d’impérialistes notoires, eux-mêmes napoléoniens entêtés, en dépit de la sanglante leçon toute proche. Un partisan du Roi était chose inconnue et nous eût fait l’effet d’une bizarrerie. Ceux qui ne participaient pas à l’entraînement général pour la constitution de 1875 étaient qualifiés en bloc de réactionnaires. Ainsi appelait-on amicalement ce délicieux romancier que fut Gustave Droz, auteur de Monsieur, Madame et Bébé et de Autour d’une source, qui dès cette époque détestait cordialement, avec une remarquable perspicacité, la République et ses premiers bénéficiaires. Je me demandais souvent : « Comment un homme de cette valeur et de cette intelligence est-il à ce point arriéré ? » C’était le temps où Paul Déroulède organisait à Vincennes des concours de tir. Le secrétaire de mon père, notre cher et loyal ami Jules Ebner, m’y conduisait. Patriote pour de bon, celui-là, mais aveugle quant à la République, Déroulède me tint lui aussi, avec une cordialité vraie, le petit discours : « Nous ferons de vous quelque chose. » À la réflexion, cette phrase est de celles qu’il ne faut pas adresser aux tout jeunes gens. Elle sonne à leurs oreilles comme une promesse vaine.

J’étais élevé dans le respect, ou mieux dans la vénération de Hugo. Tous deux poètes, tous deux romantiques, tous deux républicains à la façon de 48, mes grands-parents maternels savaient par cœur les Châtiments, la Légende des siècles, les Misérables. Ils eussent mis à la porte quiconque se serait permis la moindre appréciation ironique sur l’Histoire d’un crime. Mon père et ma mère étaient dans les mêmes sentiments. La première fois qu’ils me conduisirent aux pieds du vieux maître, dans son petit hôtel moisi de l’avenue d’Eylau, attenant à un triste jardinet, je considérai avec une véritable émotion cet oracle trapu, aux yeux bleus, à la barbe blanche. Il articula distinctement ces mots : « La terre m’appelle », qui me parurent avoir une grande portée, un sens mystérieux. Il ajouta, en me mettant sur le front une main douce et belle, ornée d’une bague que je vois encore et qui me rappela la Confirmation : « Il faut bien travailler et aimer tous ceux qui travaillent. » Il y avait, dans son attitude, une noblesse assez émouvante, jointe, je ne sais encore pourquoi, à quelque chose de burlesque, que j’ai retrouvé depuis à travers son œuvre et qui tenait peut-être à la trop haute idée qu’il avait de son rôle ici-bas. Comment n’eût-il pas perdu un peu le nord devant les délirants hommages dont il était l’objet, depuis mon premier maître Gustave Rivet, aujourd’hui sénateur, jusqu’à Meurice et à Vacquerie !

Le démocrate pouilleux Léon Cladel, fils du Quercy, hirsute, bavard, chevelu jusqu’aux omoplates et toujours de mauvaise humeur, jouait dans cette illustre maison le rôle de paysan du Danube. Il disait à table leurs quatre vérités aux invités, même peu connus de lui, ce qui faillit, à plusieurs reprises, amener des scènes fâcheuses. Une parole de Hugo apaisait les flots irrités. Le vieux poète était indulgent pour Cladel comme pour une de ses propres conceptions : l’homme du peuple, Ursus, qui sort de l’ombre et, d’une voix enflammée, met en accusation les grands de ce monde. Mais l’auteur d’Ompdrailles traitait en « grand de ce monde » quiconque avait du linge propre ou le cheveu peigné. Quel intolérable bonhomme ! Je me demande encore, à l’heure actuelle, comment on pouvait le supporter. Depuis, je l’ai lu et j’ai retrouvé dans son style de cailloux et d’ornières sèches, où les crottins se donnent des airs d’escarboucles, les impressions pénibles que me procuraient sa présence et ses emportements intempestifs.

Rodin faisait le buste de Victor Hugo. Il déjeunait avenue d’Eylau, indifférent à tout ce qui n’était pas son puissant modèle. Il était encore très discuté, principalement par les gens qui n’y entendent rien. Les visiteurs faisaient leur cour à Hugo en dépréciant ce buste admirable, auquel ils reprochaient de ne pas signifier tout l’Olympe. Le Vieux, perdu dans son rêve héroïque et libidineux, — car il eut jusqu’au bout toutes ses cordes, en lyre solide qu’il était, — n’approuvait ni ne désapprouvait. Il mangeait par exemple, de ses cent vingt-huit dents intactes, avec une gloutonnerie tranquille qui donnait une rude idée des estomacs fabriqués en 1802. Puis il s’occupait de ses petits-enfants avec une tendresse réelle et touchante. Il est fâcheux que Catulle Mendès ait mis cette tendresse en mauvais vers à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de l’illustre Siècle-avait-deux-ans. Mendès, sur un sentiment vrai, fait l’effet d’une limace sur un fruit.

Habitué de la demeure glorieuse, Catulle Mendès apportait là cette conversation faussement érudite, cet entrain artificiel, ces hennissements et ces piaffements qui faisaient de lui le plus fatigant des convives, après Cladel. Il voulait avoir l’air tout enthousiasme, tout flamme, tout amour. Soignant sa gloire, il emmenait les jeunes gens dans les coins, leur expliquait Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam et Wagner, leur saisissait le bras, riait avec ébahissement, s’écriait « Hein ! comme c’est cela, est-ce assez cela ! » Il empoignait sa chaise : « Ce meuble est moins réel pour moi qu’un beau vers. » Et il en citait un, de Hugo, de Baudelaire, de Gautier, bien choisi, mais gâté par l’amphigouri, le ton d’exaltation ou de mystère. Il sortait du Parnasse comme du ghetto. Vers 1880 il n’était pas encore hideux. Ses traits d’ancien beau tenaient toujours, mais il exhalait déjà cette odeur de colle et d’éther qui rendait vers la fin son contact répugnant. Plaisanté chez Hugo pour sa fidélité à Wagner, il défendait « l’autre tableau » comme un joueur qui mise « à cheval » et sa loyauté elle-même faisait l’effet d’un calcul, d’un trompe-l’œil. À ses côtés se tenait Blémont, dont je n’ai jamais lu une ligne, à qui je n’ai jamais entendu proférer un son, et cet étrange Jean Aicard, avec son masque de sylvain foudroyé. L’originalité, la seule, de Jean Aicard, aura été, au cours de sa sinistre existence de plagiaire, ce contraste d’une âme banale jusqu’au vil et d’un visage presque dantesque. Avec cela, une voix merveilleusement nuancée, pathétiquement timbrée, qui fait de tout poème, même de lui, dit par lui, de toute pièce lue par lui, un chef-d’œuvre momentané. La nature a de ces plaisanteries.

Je me rappelle la scène suivante : Hugo attendait à dîner quelqu’un qui avait de fortes raisons de ne pas désirer rencontrer Aicard. Celui-ci arrive à l’improviste, tout enflammé d’admiration pour lui-même. Le dialogue s’engage :

Hugo, solennellement. — Mon cher Aicard… monsieur un tel me fait l’honneur de partager notre repas ce soir.

Aicard, face ravagée, poil en broussailles et cravate blanche. — Mon cher maître, je serai très heureux de renouveler connaissance avec lui…

Hugo, élevant la voix. — Vous ne me comprenez pas, mon cher Aicard. Monsieur un tel me fait l’honneur de partager notre repas ce soir.

L’accent était tel que l’auteur de Miette et Noré, cette fausse Mireille, et de Maurin des Maures, ce faux Tartarin, pâlit, se leva et, chancelant, prit congé. Il avait compris.

Plus loin dans l’existence, j’ai rencontré Aicard et toujours dans des postures comiques. Aucun menton bleu de tournée de province ou de vedette parisienne ne lui est comparable pour les inventions romanesques et même délirantes. Il avait imaginé, afin d’entrer dans la confiance des gens et de les attendrir, une version de sa propre enfance, tragique et douloureuse, qu’il confiait en grand secret à la première personne venue. Il a dû la répéter trente-neuf fois avant de pénétrer enfin à l’Académie, par l’office. Or, on m’a affirmé qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans ce roman. La médecine moderne a forgé le terme de mythomanie, qui qualifie ce genre de blague. Mythomane si l’on veut, Aicard aura mené dans l’existence une singulière et fructueuse comédie. Il aura fait croire aux Parisiens gobeurs qu’il était célèbre en Provence et aux gens de son village toulonnais qu’il était célèbre à Paris. Cette imposture à deux compartiments le caractérise tout entier, avec sa double et parfaite ignorance de la langue d’oc et du langage français.

Somnambule et naïf comme un qui a visité, senti, exprimé tous les paysages du vaste monde sans jamais regarder un seul être. Loti répète au sujet d’Aicard, qu’il croit son ami : « C’est un sentimental. » Or je sais, et pertinemment, qu’il n’y eut jamais plus sec et dur, en son privé, que ce tourneur de vers de mirliton.

Théodore de Banville et Mme de Banville étaient des familiers du salon de Victor Hugo. Impossible d’imaginer un vieux ménage plus uni par les douces flammes conjointes de l’esprit et du cœur. Quiconque a lu Banville connaît Banville. Ailée comme une improvisation de Mercutio, sa causerie, qu’éclairait l’étincelle d’une perpétuelle cigarette, allait de la gourmandise aux passions de l’amour, en passant par Balzac et le Théâtre Français, ouvrait les portes de la mémoire sur les loges d’artistes célèbres, sur les mots des derniers boulevardiers, combinait les plus jolis dessins à la Fragonard, dans des nuances claires et vives qu’on n’oubliait plus. Le génie de Hugo était la fleur immense et parfumée où se grisait ce papillon diapré de Banville. Avec lui l’anecdote allait vite, déblayée par un rapide chevrotement qui signifiait l’accessoire et l’éliminait. Sur sa face glabre aux lèvres fines, l’ironie et la bonté alternaient. D’une exquise politesse, parlant à toutes les femmes comme à des reines, il écoutait les histoires des autres — chose infiniment rare chez un improvisateur de cette qualité — et il n’était jamais distrait. Sa femme était aussi spirituelle que lui, mais en retrait, avec un tact et un nuancé incomparables. Ils étaient de ceux, les chers anciens, qui font trouver la mort trop cruelle, dont la mémoire demeure liée pour nous aux accents déchirants et si nobles d’Alceste et que l’on voudrait, en grande pompe et grand honneur, aller rechercher sur les sombres bords.

Cependant peu visible, mais présente, et utilisant les lettres pour des fins moins nobles, la politique républicaine dominait chez Victor Hugo par la présence de Lockroy et de son clan. La dépouille du lion était envahie par les poux. Inutile d’ajouter que je ne m’en aperçus que plus tard. Alors le parlementarisme était intact ou presque, et quand on parlait de la République, on voyait Gambetta, la gueule ouverte, le bras levé et, à quelques pas de lui, ironique, Henri Rochefort, la plume à la main.

Rochefort ou l’éternelle jeunesse et cela par amour de la vie. Ni vin, ni tabac, c’est entendu, mais le reste à profusion, car chaque soir de cette existence si remplie était un peu un soir de bataille. Lui aussi vénérait Hugo. Les poèmes de Hugo, courts ou longs, bons, sublimes ou mauvais, constituaient la plus grande partie de son bagage mnémonique. Sous son toupet légendaire, ses yeux clairs et joyeux flambaient dès qu’on prononçait le nom sacré, et sa voix brûlée, savoureuse, ponctuée de « oui, oui, oui » cordiaux, contait aussitôt quelque circonstance où le glorieux triton de Guernesey, maintenant au sec, était mêlé. Rochefort aura été un puissant véhicule de la popularité de Hugo. Il a mis, dans l’oreille du lecteur du journal à un sou, ses imprécations les plus fameuses, mêlées à des plaisanteries qui les humanisaient. Il a personnifié, typifié la lutte contre l’Empire, toute verbale, de l’Histoire d’un crime et des Châtiments. Il a fait de Gavroche une réalité, plus haute que Gavroche. Cette ironie qui manquait totalement à Hugo, Rochefort l’a mise dans le camp Hugo et il a ainsi paré par avance les coups les plus dangereux qui auraient pu venir du camp adverse. Grâce à lui, on ne s’aperçut que plus tard des sottises et du ridicule que masquait la cuirasse romantique. Je suppose que Hugo s’en rendait compte, car il aimait Henri Rochefort à la façon d’un enfant terrible et il riait de bon cœur en l’écoutant.

Comment résister à l’entrain de « l’archer fier », si prompt à démonter les mobiles de la sottise, de la vanité et de l’intérêt, si net dans ses sympathies et antipathies, si parfaitement libre et déluré dans ses appréciations sur les gens et sur les choses ! Rochefort avait horreur de la bêtise et de la lâcheté, ce qui explique qu’il ait été exaspéré successivement par les milieux impérialistes, républicains et socialistes parlementaires, si semblables pour la légèreté, le bavardage et la méconnaissance des intérêts français. On comprend ce qu’était le monde de l’Empire en considérant l’attitude d’un malheureux comme Émile Ollivier, qui trouva le moyen, pendant quarante-deux ans, de se donner des airs avantageux à l’occasion de désastres en partie amenés par lui. Bismarck, paraissant à la cour des Tuileries, y avait fait l’effet d’un balourd sans importance et sans intérêt. Les destinées du pays étaient remises, comme elles le sont aujourd’hui, à de pauvres types purement oratoires, incapables d’un jugement mâle, d’une vue d’ensemble. Ce fut le règne des salonnards. Après eux, après le grand malheur de 1870-71 — « suite de guignons », dira le stupide Napoléon III — et la déroute non moins malheureuse des beaux et faibles messieurs de l’Assemblée Nationale, imbus, sans même s’en rendre compte, de toutes les nuées de leurs adversaires, ce fut le règne des piliers de brasserie mêlés aux avocats, aux ratés de la médecine et des professions libérales. Quelle matière pour un satiriste ! Rochefort ne bouda pas à la tâche. Depuis l’amnistie jusqu’à sa mort, il dépiauta comme des lapins tous les fantoches qui passaient dans son champ visuel, avec leurs portefeuilles, leurs chèques, leurs jetons de présence et leurs airs importants. Il était redouté et haï, mais il s’en fichait, n’ayant par ailleurs, comme il disait, aucun cadavre sous son bureau. Ardemment patriote, très peu démocrate, méprisant les primaires et les exploiteurs de toute catégorie, détestant les juifs, d’instinct et de raison, fuyant les raseurs comme la peste, aimant les tableaux, les femmes et les enfants, il a été comme personne représentatif d’une génération troublée, embrouillée, farcie d’illusions révolutionnaires qui se heurtaient chez lui à un tempérament traditionnel. Son anticléricalisme, fort atténué vers la fin, avait l’air de dater de l’Encyclopédie. Ayant grande confiance dans son flair, il ne revenait jamais sur ses opinions touchant les individus, et quand vous lui aviez démontré pendant une heure qu’un tel, étripé par lui, n’était point un aussi complet scélérat qu’il le dépeignait, il concluait en riant : « C’est bien cela… oui, oui… une franche canaille… » Quel amusant vieillard obstiné ! Cependant il n’a pas su faire passer dans ses mémoires le nerf et le sang de sa causerie. Sans doute a-t-il voulu s’appliquer, s’est-il méfié, pour cette œuvre-là, de sa magnifique improvisation.

Sa rancune était fort curieuse. Elle vivait en lui, à part, à la façon d’un animal domestique susceptible de réveils féroces. Il n’oubliait ni le bien ni le mal et quand il était en colère, il reniflait et éternuait de côté comme les chats et, je suppose aussi, comme les tigres. Des imbéciles l’ont traité de vaudevilliste, mais il flottait autour de lui une aura presque tragique. Comme tous les gens mêlés à des événements considérables, il déchaînait souvent, par sa seule présence, la tempête. Pourtant il est mort dans son lit, alors que de tranquilles bourgeois périssent, éclatent dans des catastrophes insensées. Le risque ne brûle pas toujours ceux qui le recherchent, ceux qui le saisissent à pleines mains.

La famille de Victor Hugo, j’entends son ascendance, s’est typifiée depuis à mes yeux dans un très singulier et pas désagréable bonhomme, fils d’Abel Hugo, du nom de Léopold Hugo, et qui disait à l’illustre poète : « Oui, mon oncle. » C’était un personnage aux gros yeux globuleux, grisonnant, représentant à lui tout seul une encyclopédie de connaissances inutiles, un peu peintre, un peu sculpteur, un peu mathématicien, un peu métaphysicien. Doux et modeste comme une bête à bon Dieu, il faisait tapisserie avenue d’Eylau, entretenait à voix basse non les invités de qualité, mais les femmes, enfants et amis de ceux-là. Il était d’une grande urbanité d’autrefois, ainsi que le maître de maison lui-même, s’effaçait devant tout le monde et subissait étonnamment les raseurs. À distance, il m’apparaît aujourd’hui, ce brave homme, comme un héréditaire, comme une réduction de « son oncle », comme un carrefour de facilités géniales et de trous béants, de chimères et de notions, notations et inventions verbales, fort analogue, pour l’architecture, à la place royale que fut le cerveau de Hugo. Il n’est pas rare de rencontrer ainsi, en marge des êtres exceptionnels, un consanguin qui aide à les déchiffrer, qui est un peu comme leur carte muette. Mais celui-là était rudement bavard.

Jules Simon, beau parleur et souffreteux, avait une petite voix de tête et un verbiage de bénisseur laïque. Il habitait place de la Madeleine, là où se dresse aujourd’hui sa vaine statue, un appartement haut perché, d’odeur nauséabonde, formé d’une multitude de pièces étroites et basses, faiblement éclairées, tapissées de livres et de souvenirs. Milieu modeste et donnant l’impression d’une grande honnêteté, d’une pureté morale. Il commençait généralement par se plaindre de sa santé, puis passait à des anecdotes contées spirituellement, mais avec détail. Ensuite le ton s’élevait et on percevait les mots de « Dieu, patrie, famille, liberté, révolution » bizarrement associés, comme chez ceux de son siècle, par cet esprit exclusivement oratoire. On peut toujours assembler des mots. La difficulté commence quand il s’agit de faire marcher ensemble les choses représentées par ces mots. On devinait, chez Jules Simon, un entêtement doux et invincible.

Tout d’une pièce au moral, et physiquement cassé en trois solides morceaux, était le papa Victor Schœlcher, l’antiesclavagiste, le deux-décembriste bien connu. Pour s’asseoir, il commençait par poser avec précaution son séant sur un fauteuil, sa longue redingote balayant le sol ; puis il étendait ses jambes en avant. Ensuite il penchait sa grande tête aux pans osseux, comparable à celle d’un vieux cheval. Il disait à Hugo : « Moi aussi j’ai écrit l’histoire de l’attentat de monsieur Bonaparte ; mais, comme je n’ai pas votre talent, elle est demeurée à peu près ignorée. » Il disait à Mendès, qu’il appelait « Monsieur Mennedèsse » : « Je pense que vous n’êtes pas le même que celui qui publie ces affreuses histoires obscènes dans les petits journaux. Cela me ferait trop de peine. » À quoi Mendès, s’ébrouant et piaffant, dans un accès de rire contenu : « Rassurez-vous, monsieur Schœlcher, il n’y a aucun rapport entre ce misérable et votre serviteur. » « Ah ! tant mieux, tant mieux… » On découvrait, chez ce débris des temps héroïques de la démocratie, une droiture, une fierté, une verte franchise bien émouvantes. Quel contraste avec les fantoches des deux générations suivantes : avec les Floquet, les Goblet, les Antonin Proust, les Freycinet, les Lockroy, les Clemenceau, les Hanotaux, les Leygues, les Doumer, devenus à leur tour aujourd’hui des anciens, mais sans noblesse même dans leurs erreurs, nains d’assemblée, de couloirs, de portefeuilles, pleins de mensonges, de perfidies et de trucs. Il y avait, entre cette clique et les républicains leurs prédécesseurs, plus d’un abîme. Je croirais volontiers que le libéralisme révolutionnaire, qui dégrade les institutions, corrompt les hommes encore plus vite et fait d’eux, en une génération, ces larves inquiètes et profiteuses que nous voyons depuis vingt ans circuler partout. La « bonne République », comme disent les sots, est non en avant, mais en arrière. C’était celle que rêvaient Schœlcher et Simon et qui planait au-dessus des parties de boules, chez les Arnaud de l’Ariège et chez Mme Adam.

Délicieux papa Schœlcher ! Son intérieur était peuplé de bronzes, dons de nègres reconnaissants, de meubles de plein acajou qui semblaient laids il y a trente ans, qui reprendraient aujourd’hui une grosse valeur, et de portraits de Jane Hading. Cette ravissante actrice venait de débuter, extrêmement jeune, dans un rôle d’opérette. Schœlcher, qui n’allait cependant guère au théâtre, s’était trouvé là par hasard et avait reçu le coup de foudre. Mais il n’en conserva pas moins jusqu’au bout sa fidélité à la démocratie.

J’arrive aux deux témoins de la vieillesse de Hugo, — comme il disait volontiers — à Paul Meurice et Auguste Vacquerie. Je ne les ai vus qu’au bout de leur long stage auprès de leur idole, mais j’ai gardé d’eux une impression fort nette et que le temps n’a pas effacée.

Paul Meurice, avec sa tête ronde et son poil blanc, donnait l’impression d’un vieux chien de garde qui ne gardait plus. C’était un reflet, un confident de tragédie, un de ces troisièmes plans qui ne jouent de rôle en littérature que par rapport aux protagonistes dans le sillage desquels ils se meuvent.

Vacquerie, infiniment plus savoureux, donnait, à l’adolescent que j’étais, l’impression de l’envieux. De quel ton me dit-il un jour, en me montrant Heredia : « Saluez, jeune homme, saluez la collection Spitzer ! » Cette collection fameuse était d’armures vides et de panoplies. Il avait eu une tape sérieuse à l’Odéon avec son drame poussiéreux Formosa et je rapprochais malgré moi ces scènes ennuyeuses et froides de cette voix désagréablement timbrée, de ce profil dur. À quoi correspondait réellement la fidélité de cet écrivain non dénué de talent, dénué de tout ce qui peut plaire — oh ! Tragaldabas ! oh ! les Funérailles de l’Honneur ! — vis-à-vis d’un tempérament aussi amusant mais aussi absorbant que Hugo ! L’explication par l’attraction des contrastes serait ici légèrement sommaire. J’ai entendu dire que Vacquerie, amoureux avant tout de gloire, s’était rendu compte de bonne heure de son incapacité à égaler celle de Hugo et s’était élancé au devant, comme Gribouille, afin de ne pas être absorbé par elle. D’autre part on prétend que leur intimité, traversée par le drame affreux de Villequiers, n’alla pas sans secousses et sans alertes. Enfin il y a de ces cas de la haine où la proximité semble nécessaire, comme pour l’amitié, et qui lui méritent également le nom de fraternelle. On a le choix entre ces deux hypothèses. Ce qui est certain, c’est qu’Auguste Vacquerie, pour lequel la postérité semble maussade, n’était pas un figurant ni un indifférent, loin de là. Le souvenir de son regard aigu, dans sa face de couteau ouvert, me fait encore froid dans le dos. Je répète qu’il était plein d’attentions et de prévenances pour la jeunesse. Il n’y a donc pas, dans cette impression si vive, la moindre rancœur, même inconsciente, d’adolescent dédaigné par un homme célèbre.

La plupart des habitués du salon Hugo se retrouvaient dans la maison voisine, et non moins accueillante, des Dorian et des Ménard-Dorian. L’hospitalité y était large et même fastueuse. Une maîtresse de maison d’une grande allure, toujours empressée envers ses hôtes, un maître de maison en retrait, mais bon partisan, type achevé de protestant du Midi et fanatique sous des dehors timides, une dame âgée d’une exquise délicatesse, femme du Dorian du siège de Paris et belle-mère de Paul Ménard, une jeunesse turbulente, joyeuse et terriblement gâtée dont j’étais, tout contribuait à faire de cette demeure une des oasis de la République. Tout était organisé là en vue de notre amusement : dîners, soirées, bals, soupers, promenades aux environs de Paris. On y faisait de l’excellente musique, qu’on était libre aussi de ne pas écouter. Les littérateurs en vedette, Zola, Daudet, Goncourt se rencontraient là avec la plupart des artistes connus : Rodin, Carrière, Béthune, Renouard, etc., avec de vieux doctrinaires comme Considérant, avec la cohue des hommes politiques du régime, de Georges Périn à Allain-Targé et de Challemel-Lacour à Rochefort. Mais le centre de tous les regards était le directeur de la Justice, la promesse du parti radical, Georges Clemenceau, flanqué de ses deux jeunes frères Albert et Paul.

Il n’entre nullement dans mes intentions d’écrire ici un pamphlet. Je veux montrer les choses et les gens dans leur lumière de l’époque, quitte à noter par la suite leurs déformations et leurs dégradations. Je n’atténue rien, mais je ne force rien. Ces pages n’auront aux yeux des lecteurs qu’un mérite : la sincérité dans l’exactitude. Je dirai donc que Clemenceau était alors et de beaucoup le plus intéressant, non seulement de son groupe, mais encore de tout le milieu républicain. D’abord il avait de l’esprit, et il était presque le seul, si j’excepte ce gnome hilare d’Allain-Targé. Mais Allain-Targé, avec sa trogne rouge et son nez court, riait tellement de tout ce qu’il narrait, en tripotant son énorme barbasse, qu’il amoindrissait par avance l’effet de ses truculentes facéties. Il racontait qu’un jour, étant ministre et ayant reçu des explications confuses d’Antonin Proust au sujet de je ne sais quels comptes d’apothicaire, il lui avait demandé brusquement : « Que penseriez-vous, mon cher Antonin, si j’envoyais chercher les gendarmes ?… Ah, ah, brouff, brouff, oh, oh, hi, hou, brouff… si vous aviez vu sa belle tête ! » Clemenceau a toujours foisonné en férocités de ce style, mais débitées d’un ton âpre et sec, d’une voix rude qui semble mâcher des balles. Ensuite il était élégant de sa personne, très soigné sous son masque mongol aux pommettes saillantes, silhouette de tireur à l’épée et au pistolet auquel on n’en impose pas. Enfin il plaisait par un manque d’affectation, une bonne franquette, qui le mettaient tout de suite de plain-pied avec les jeunes gens. On racontait qu’il avait plus d’une bonne amie à l’Opéra — bien que marié à une insignifiante Américaine qu’il renvoya un beau jour, par lettre de cachet, au delà des mers, — qu’il péchait le saumon en compagnie d’Herbert Spencer et de plusieurs amiraux anglais, qu’il ne payait jamais ses collaborateurs. Ceux-ci non seulement ne lui en voulaient pas, mais encore avaient pour lui un véritable culte, du juif Mullem à Martel et de Durranc à Geffroy. Dès qu’ils l’apercevaient, leurs yeux brillaient de plaisir. C’était un séduisant gaillard, redouté, détesté par tout le clan opportuniste ; et quand il regardait ses charmantes filles danser le menuet, ses mains dans ses poches, avec son air blagueur, on murmurait alentour : « Quel jeune papa ! Il a l’air de leur frère aîné ! » Je rappelle que ceci se passait sept années avant l’éclatement de la bombe Panama, avant que le ciel de la République se fût assombri. Clemenceau vantait et célébrait un général intelligent, laborieux, dé-mo-cra-te, du nom de Boulanger, qu’il venait de découvrir et avec lequel « il travaillait ». Déjà il affectionnait ces termes de « travail, labeur, acharnement, à l’école », dont il a fait depuis une telle consommation.

Blagueur, il aimait à déconcerter. Chercheur, et souvent trouveur d’épigrammes, il n’épargnait rien ni personne et les gens de l’entourage de Ferry passaient, sous sa dent, de mauvais quarts d’heure. Il a toujours profondément méprisé la nature humaine, en raison même de l’échantillon que lui renvoyait son miroir. Il ne donnait pas encore, manifestement au moins, dans la manie anticléricale ; son intelligence semblait au-dessus des misères du parlementarisme. Georges Périn et Paul Ménard, ses deux intimes compagnons, déclaraient que, le jour où il prendrait le pouvoir, on verrait ça. Cette échéance paraissait lointaine et presque paradoxale. Quand je regarde le Clemenceau d’alors à la lumière du Clemenceau d’aujourd’hui, je m’aperçois que les institutions dont il a vécu l’ont amoindri, lui aussi. Il est devenu un vieux petit bavard, ratatiné dans des formules hargneuses, un rabâcheur de poncifs antiromains. Qui aurait cru cela, quand on le citait, chez les hommes de lettres, comme le seul politicien digne de faire partie des écrivains et des artistes, comme le seul capable de comprendre et d’apprécier les Goncourt, Huysmans, Monet et Rodin !

Georges Périn, toujours grave et souvent fastidieux, assistait Clemenceau dans ses duels et l’admirait fidèlement. C’était un homme peu doué, consciencieux, scrupuleux même, qui rêvait de République honnête et vertueuse et s’indignait à froid contre les gabegies opportunistes. Il serait tombé foudroyé si on lui avait dit que, plus tard, ses frères radicaux dépasseraient encore en chiffre d’affaires la clique à Ferry. Il était droit, brave et d’une parfaite loyauté. Ses pieds énormes et couverts d’oignons, pour lesquels il exigeait de son bottier des chaussures spéciales, nous étaient un perpétuel sujet de plaisanteries, qu’il supportait avec un bon sourire dans sa face de reître aux larges traits.

Paul Ménard, grand industriel, le plus puissant de France après les Schneider, avait étudié pour être pasteur. La coupe de son visage, son front studieux aux sourcils épais, sa barbe, son allure étaient d’un méthodiste, mais dans ses yeux railleurs brillait parfois la flamme de Lunel. Il passait pour un homme de bronze, aimable dans le privé, d’une incroyable rigueur en affaires et en politique. La vérité est qu’il était l’irrésolution en personne, sans avis ferme comme sans initiative dans les petites et les grandes circonstances, et d’une variabilité d’humeur incessante. Il en résultait un contraste comique, tragique aussi à l’occasion, entre sa réputation et son essence. Quand on « consultait Paul », — comme on disait dans le milieu, — Paul se prenait le crâne à deux mains, vous écoutait, méditait longuement, puis invariablement vous conseillait d’attendre, de voir venir. Si on le pressait, il s’évadait par la tangente, prétextant un rendez-vous, une promesse antérieure de se taire. Ce manieur d’hommes et de canons se révélait débile, hésitant ainsi qu’une très vieille femme et fuyant les responsabilités. Il m’est arrivé de « consulter Paul ». Ce fut une de mes stupeurs les plus vives, tellement que je me suis demandé souvent depuis si l’absence totale de caractère n’est pas une condition de la haute industrie. J’ai vu de près ce grand patron et la révolution sociale. Leur infirmité m’a semblé égale et leur réservoir de désillusion identique.

Paul Ménard avait néanmoins une passion discrète : l’horreur du catholicisme, du clergé, des moines. Trop craintif pour la manifester, il se contentait d’approuver d’un grand signe de tête, d’un «juste » retentissant, les attaques à la religion, d’ailleurs moins fréquentes qu’on ne le suppose, qui se produisaient à sa table ou dans son salon. Son œil étincelait de colère, quand sur les routes de son Midi, il rencontrait, comme il disait, « un ratichon » et j’ai compris, par cette rage recuite, à quel point les rancunes huguenotes, ethniquement conservées, sont un facteur important de l’anticléricalisme républicain. Dans le fond, et bien qu’il se dît sceptique, Paul Ménard était un dévot, mais un dévot de l’urne qui s’oppose à la croix, sur les portes des cimetières du Languedoc. C’est dans sa bouche que j’ai entendu, pour la première fois, cette révélation que la haute armée était « une jésuitière ». La haine du sabre était ainsi chez lui une dépendance et une conséquence de la haine effrénée du goupillon.

Édouard Lockroy, le gendre de Hugo, homme léger, séduisant, ignorant et habile, d’une fourberie tout italienne, fréquentait assidûment chez les Ménard-Dorian, mais n’y était aimé de personne autre que de moi. J’appris à le connaître plus tard. On s’abstenait donc, en ma présence, de jugements sur son caractère et sur ses actes ; mais je surprenais, dans les regards et les silences à son endroit, des réticences qui m’étonnaient. Clemenceau, Ménard et Périn le considéraient de longue date comme peu sûr, ainsi que je dus m’en rendre compte. Il était plus gai qu’eux, doué d’ironie, fort rancunier quand on l’avait blessé. Privé de culture comme un enfant de la balle qu’il était, il se mêlait aux conversations avec une grande souplesse, éludant les questions précises, glissant sur les noms d’auteurs et les titres d’ouvrages, touche-à-tout et farceur, mûr déjà pour le portefeuille de l’Instruction Publique. Il détestait et jalousait Clemenceau, plus vedette, plus brillant que lui et dont on parlait davantage. D’autant plus lui faisait-il fête quand il l’apercevait, avec ce faux empressement, ce mâchonnement, ce tourbillonnement du lorgnon autour de l’index tendu qu’ont connu ses familiers. Lockroy était d’une maigreur squelettique, précocement blanchi, agité d’un tremblement à moitié feint, qui devint réel avec les années, les yeux à fleur de tête, la bouche railleuse, fumant ou tripotant sans cesse un petit cigare qu’on appelait demi-londrès. J’ai vécu dix ans dans son contact, de 1884 à 1894, et il est demeuré pour moi, sur bien des points, une énigme. Quelle était en lui la part du cabotinage et la part de la sincérité ? Bien malin qui pourrait le dire. J’ai connu la place de ses haines, les ressorts de sa cupidité, mais où étaient ses affections ? Son père lui-même, vieux et perclus de rhumatismes, lui était indifférent. Il n’allait presque jamais lui rendre visite dans le cinquième au-dessus de l’entresol, de la rue Washington, où l’ancien interprète des romantiques cultivait avec amour des pommes et des poires en espalier.

Le point lumineux, pour ma mémoire, de cette époque et de ce groupe, c’est l’entrée de Victor Hugo qui venait voir danser ses petits-enfants, dans tout l’éclat de l’auréole du grand-père et de leur radieuse jeunesse. Il y avait ce soir-là chez les Ménard-Dorian, tous les noms de la littérature, de l’art et de la politique républicaine. À l’arrivée de l’auguste vieillard aux yeux bleu-profond, ayant déjà la sérénité des heures dernières, on fit la haie, respectueusement. Des boîtes dissimulées dans le plafond s’ouvrirent, laissant pleuvoir des pétales de roses. D’un pas ferme, il s’avança vers la maîtresse de maison, dont j’ai dit la grâce et l’élégance, et lui baisa la main. Un petit orchestre dissimulé joua l’Hymne à Victor Hugo de Saint-Saëns. C’était une discrète apothéose, d’un goût parfait. Celui qui avait accompagné et observé le siècle, d’un œil tantôt grossissant et déformant, tantôt implacable comme dans Choses vues, s’arrêta alors auprès des uns et des autres, caressant de sa belle main parcheminée les têtes des enfants, mais absorbé par son rêve intérieur. Il était au delà de cette terre et comme happé déjà par une immortalité que n’expriment point les palmes vertes de l’habit académique. Il s’inclina profondément devant Mme Edmond Adam, dont la beauté, mêlée à la bonté et à la prescience, dégageait un charme grave et doux, puis se retira, nous laissant une image de gloire et de mort. Ce fut, je crois, une de ses dernières sorties.

La nouvelle génération, celle des romanciers dits réalistes, tenait ses assises rue de Grenelle, chez l’éditeur Georges Charpentier. Néanmoins mes premiers souvenirs littéraires datent de plus loin. Périodiquement, Tourgueneff, Flaubert et Edmond de Goncourt venaient dîner chez mes parents, rue Pavée, au Marais, et leur haute taille m’impressionnait. Je demandais : « Sont-ce des géants ? » Ensuite je me vois arrivant à la librairie du quai du Louvre, avec mon père qui venait s’informer anxieusement du tirage de Fromont jeune et Risler aîné. Georges Charpentier s’écria : « Mais ça va plus que bien, plus que très bien. Nous « retirons » tant que nous pouvons. » Georges Charpentier était le meilleur, le plus accueillant et le moins commerçant des hommes. Ses auteurs étaient ses amis. Il avait la mine ouverte, l’âme généreuse et il savait rire de si bon cœur ! Ces qualités, jointes à un flair de vieux Parisien, et l’aménité de sa femme firent de leur intérieur, pendant vingt ans, le rendez-vous de la plupart des journalistes, politiciens, hommes de lettres, peintres, aquafortistes, sculpteurs, comédiens, artistes en tous genres de l’époque. Aucun laisser-aller de bohème. Un ton d’excellente compagnie, mais libre et permettant à chacun de se montrer sous son meilleur jour. Tous ceux que j’ai déjà cités étaient soit des habitués, soit des relations innombrables des Charpentier et se retrouvaient autour de leur table. Mon père et Zola, en plein grand succès, Edmond de Goncourt, en renouveau de célébrité, les collaborateurs des Soirées de Médan, Huysmans, Maupassant, Hennique, Céard, Gustave Flaubert échappant à sa morne discipline de Croisset, et combien d’autres, faisaient le fond solide de ces réunions, exceptionnellement gaies et bruyantes. Chose frappante, députés et sénateurs étaient petits garçons en face des écrivains, affectaient vis-à-vis d’eux un grand respect. Le régime tenait là ses assises comme chez Hugo, comme chez les Ménard, mais la politique y était plus dédaignée. On était républicain, bien entendu. Les conservateurs passaient en bloc pour des vieilles bêtes, infiniment négligeables et désuètes, d’ailleurs remplies des préjugés les plus stupides, tout au plus bonnes pour la caricature et la brimade.

On ne se doute pas de l’hilarité que soulevait alors, dans ces demeures où devait s’affirmer et se recruter le régime, le simple qualificatif de réactionnaire. On se représentait aussitôt un vieux monsieur chauve, à favoris, à mine de bedeau, qui tournait le dos au progrès, ne lisait rien, ne connaissait rien et voulait ramener la France aux superstitions du moyen âge. Des royalistes et du Roi il n’était jamais question. Je suis parvenu à l’âge de vingt et un ans sans avoir entendu prononcer plus d’une dizaine de fois — je fais bonne mesure — le nom du comte de Chambord et celui du Comte de Paris. On parlait davantage de l’Empereur, de l’Impératrice, de la cour des Tuileries, pour les maudire, en raison de nos récentes catastrophes. Leurs défenseurs, véhéments ou insidieux, ne comptaient pas. Jamais régime n’a eu plus complètement à sa disposition toutes les forces réelles, tout le positif du pays, que la République. Quand mon père parlait de Morny et de son entourage, cela me paraissait loin, loin, à distance d’histoire et sans attaches avec le présent. Mes amis, mes condisciples étaient dans les mêmes sentiments. On m’a affirmé depuis qu’il y avait des « jeunesses royalistes ». C’est possible, mais je ne les ai jamais rencontrées. Elles n’avaient pas pénétré les milieux agissants et vivants dont je vous parle. Je n’ai pas souvenance d’avoir aperçu ni au lycée Charlemagne, ni à Louis-le-Grand, ni à l’École de Médecine un seul royaliste, je dis pas un seul. Nous lui aurions monté de beaux bateaux !

Georges Charpentier avait eu l’idée originale d’une revue bien illustrée, qui fût comme un reflet des milieux artistiques, alors en pleine effervescence « impressionniste », avec Manet, Monet, Cézanne, Renoir, Sisley, Forain et autres, et qui publiât en même temps des inédits des principaux auteurs de la maison. Ainsi fut fondée la Vie moderne, qui eut une courte carrière, mais dont la collection est très intéressante à feuilleter. Charpentier en avait confié la rédaction en chef à Émile Bergerat, gendre de Gautier, brave homme mais brouillon, qui eut des succès au Figaro sous la signature Caliban, au théâtre de nombreux fours, et d’interminables démêlés avec les directeurs de théâtres, qui accueillaient puis repoussaient ses « ours », notamment avec Porel. Bergerat est un fantaisiste, qui finit par embrouiller tellement l’écheveau de ses paradoxes ou de ses coq-à-l’âne, que personne n’y comprend plus rien. D’où la rétivité à peine injuste du public à son endroit. Il appelait mon père « Fonfonse », Charpentier « la vieille Charpente » ou « Zizi », Zola « ma Zozole » et tutoyait indifféremment les académiciens, les préfets, les purotins et les directeurs de journaux. Bien que très gai et bon enfant, sautillant et plein de verve, il flottait autour de lui une atmosphère mélancolique. Parmi cinquante insanités, j’ai lu de lui un jour une page admirable et poignante sur une pauvre femme de sa famille qu’une erreur criminelle fit enfermer à Saint-Lazare pendant quelques jours et qui en mourut. Ce récit pathétique et simple, d’une grandeur vraie, m’a donné l’idée d’un Bergerat-qui-pleure tout différent du Bergerat-qui-rit entrevu pendant mon enfance et ma jeunesse. Le « Béberge » de mon père m’est apparu là, en éclair, comme une âme de drame égarée dans la farce, comme une sensibilité qui s’ignore, comme un incompris de lui-même. La mêlée en est si confuse que ni dans le roman, ni au théâtre un tel personnage ne réussirait. Il faut se contenter de le regarder manquant sa vie.

C’est un art étrange que la peinture où toute nouveauté, plus violemment encore qu’en musique, étonne, rebute, irrite non seulement le public, mais la plupart des amateurs, des critiques et des marchands de tableaux. Puis, au bout de quelques années, les choses se tassent, les œuvres contestées ou raillées prennent leur place et leur rang et quelquefois se muent en chefs-d’œuvre. Ce fut le cas de l’Olympia de Manet, de la Femme en blanc, de Whistler, des premières toiles de Renoir, des Monet, des Sisley du début, des premiers dessins de Forain, des premiers bustes de Rodin. L’œil humain, que surprend désagréablement toute modification dans les lignes ou les contours conventionnels, réagit en général par la rébellion. Les gens croient que l’innovateur — lequel n’est souvent qu’un continuateur incompris — se moque d’eux. Seuls quelques très rares esprits, défendus par un goût naturel, aiguisés par la fréquentation des musées et des belles choses, se soustraient à ce réflexe banal. Généralement, dans les premiers temps, une toile sincère parait laide, une vision originale paraît offensante. Le milieu Charpentier échappait à cette règle et donnait en art des indications justes, que l’avenir a vérifiées. Aujourd’hui ces tableaux alors dédaignés sont hors de prix et il n’est plus un philistin qui ose avouer en public son antipathie pour Renoir, Monet ou Rodin. On ne voit plus, on ne comprend plus la raison de tant de colères.

Alfred Stevens, lui, passait déjà pour un maître. C’était un grand artiste, robuste et bienveillant, d’une éloquence infinie et qui résumait les lois de son art dans des formules saisissantes. Entouré de ses beaux enfants, appuyé sur une compagne digne de lui, il donnait l’impression de la sécurité dans la force. Gai, généreux, loyal, il gagnait énormément d’argent et le dépensait avec la même facilité.

Henry Becque, auteur de la Parisienne, de Michel Pauper, des Corbeaux, large face toujours hilare, la bouche juteuse comme une pêche ouverte, avait une réputation de cruauté qu’il lui fallait soutenir coûte que coûte. Les envieux et les timides lui prêtaient des mots d’auteur, dont quelques-uns seulement étaient authentiques et comme les fruits de longues méditations. Henry Céard, qui le connaissait bien, prétendait qu’il se mettait en bras de chemise pour composer ces traits barbelés. Il possédait le tic insupportable de ponctuer ses laborieuses médisances de « quoi ? hein, quoi ? quoi, quoi ? » retentissants. Avec cela, hein, quoi ? il fournissait le modèle, hein ? quoi, quoi ? d’une invraisemblable candeur. Sa haine de Dumas fils, qui tenait aux causes les plus futiles, l’entraînait à l’admiration de Sardou et ceci donne la mesure de ses facultés critiques. Car le théâtre de Dumas fils a vieilli, c’est entendu, et il n’est pas agréable d’assister au Demi-Monde ni à Francillon, même en se bouchant les oreilles — la seule vision de ces œuvres étant terriblement démodée. Mais Dumas fils a sa place dans l’histoire du théâtre, au lieu que Victorien Sardou — la Haine et la Tosca mises à part — a fait des pièces pour l’exportation, susceptibles d’être savourées à Honolulu aussi bien qu’à New-York ou à Sidney : « Oh ! master Sardou, tout le monde le comprend. — C’est précisément pour cela, lady, qu’à Paris nous ne le comprenons plus. » Donc Henry Becque déchirait ses confrères, et pourtant sa conversation était fastidieuse. Il calomniait et il faisait l’effet d’un raseur. Il colportait des anecdotes empoisonnées et les gens fuyaient son approche jusqu’au fin fond du buffet… Arrangez cela. L’ennui serait-il plus fort que la haine, que le caïnisme naturel aux frères humains ?

Jean Richepin, en pleine Chanson des gueux, était cambré, piaffant, poilu, jeune et beau. Edmond Haraucourt était jeune et hideux. Il venait de publier un livre de vers obscènes, que recherchaient les vieillards et les collégiens, intitulé la Légende des sexes, et qui lui valut depuis pas mal d’embêtements, moins vifs à coup sûr que celui du lecteur. Imaginez un menton de galoche au poil rare, sous un visage mou et grisâtre de batracien aux yeux écarquillés. Se croyant un « superbe laid », comme disaient les romantiques, une gargouille de choix, il vociférait ses vers en bombant le torse, au milieu des dames épouvantées, avec une allure de toréador. Comme il répétait qu’il était un mâle, qu’il voulait une poésie mâle et rude, qu’il ne s’intéressait qu’aux actions mâles, nous l’appelions entre nous « le mâle blanc ». Il endossait déjà l’armure de Leconte de Lisle. Mais ce n’est que longtemps après qu’il a obtenu la conservation du Musée de Cluny en flagornant Waldeck-Rousseau, qualifié par lui de Périclès !

Mme Sarah Bernhardt, quand elle ne jouait pas, venait aussi rue de Grenelle. En dépit de la légende, elle était de beaucoup la plus naturelle des comédiennes qu’il m’a été permis d’approcher. Je dirai la même chose de Mounet-Sully, que j’ai vu d’ailleurs de plus près que sa glorieuse partenaire d’Hernani. Mme Sarah Bernhardt, dans le monde est toute grâce et amabilité, sans aucune affectation, même de simplicité. Quant à Mounet-Sully, c’est une âme noble et haut placée, mais c’est aussi un juge très sûr de ce qui sonne juste ou faux en littérature, et il n’a aucun des travers si fréquents chez ceux de son métier. Les deux protagonistes de la tragédie classique et du drame romantique ont échappé aux trivialités du cabotinage.

Je n’en dirai pas autant de Jules Massenet, mélange singulier de puérilisme, de science, d’énervement sexuel et de comédie. On le voyait arriver la mine au vent, l’air inquiet, les cheveux plats, rejetés en arrière, les mains dans les poches de son veston, mâchonnant toujours quelque chose qui finissait en compliment excessif. Incapable d’observation, n’ayant pas le temps de faire un choix, il partait de ce principe que les humains aiment les douceurs et qu’il faut les gaver de sucre jusqu’à l’écœurement. Il n’y manquait point. Quand il avait félicité sur leurs mines et sur leurs travaux toutes les personnes présentes, il se jetait dans un fauteuil et contrefaisait le petit nenfant qui a soif et veut du lolo, ou le chien-chien à sa mémère qui désirerait un gâteau sec. On lui versait le lait et le thé, on lui donnait le gâteau. Il marmottait en jetant des miettes et buvottait, riant, contant des fariboles inachevées, inachevables et toujours louangeant. Les vieilles dames musicophiles accouraient minaudières, empressées, montrant ces architectures dévastées ou branlantes que l’on appelle euphémiquement de beaux restes. Massenet les traitait comme si elles avaient eu vingt ans, les couvrait de fleurs et de couronnes. Néanmoins son œil agile, franchissant le cercle de ces portraits de famille, cherchait la jolie et la jeune pour de bon, modestement demeurée en arrière. Quand il l’avait trouvée, il bondissait vers elle, se jetait à quatre pattes, dansait la pyrrhique, bref se signalait par mille folies, à la stupeur amusée ou hérissée de celle qui devenait aussitôt son point de mire, sa Dulcinée. Le sincère de la chose était une sensualité inflammable d’oiseau-lyre ou de paon qui fait la roue. Ses yeux pâmés et frivoles criaient, imploraient : « Là, tout de suite ! » Mais comme il y a des convenances mondaines et aussi des incompatibilités, comme les maris sont quelquefois là, comme l’existence est faite de traverses, il cherchait, vite résigné, une dérivation dans la musique et contait sa peine au piano. Là il était incomparable.

Ainsi était-il mieux qu’un virtuose. Ainsi a-t-il donné à sa musique cet accent d’un désir fulgurant et bref, souvent contrarié, qu’on prit pour de la sentimentalité et qui fait le charme durable de Manon. Mélange de Don Juan et de Leporello, toujours enfant gâté, parfois enfant gâteux, il était porteur d’une frénésie voluptueuse plus forte que ses simulations et que lui-même. En outre raconteur d’histoires fausses et de blagues, où il jouait bien entendu un rôle délicieux. Il avait imaginé tout un récit de fleurs apportées par lui du Midi à mon père, quelques heures avant sa mort, déposées sur la table de la salle à manger et au milieu desquelles aurait, selon lui, expiré Alphonse Daudet. Je dus démentir cette fable ridicule, que Massenet avait confiée à un millier de personnes et qui courait les journaux.

Ses cartes de visite, de dimensions insolites, larges et luisantes comme le bassin d’un barbier, portaient en gros caractères MONSIEUR MASSENET. Il détestait son prénom de Jules. Quand on lui envoyait un roman, il vous remerciait avec des hyperboles chinoises, vous assurait de sa vénération parfaite, de son admiration sans bornes. Il employait aussi la formule : J’ouvre votre livre en tremblant de joie, et le classique : Pour vous lire, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

Un jour qu’une de ses trop belles cantatrices, accompagnée de sa maman, vieille dame presque trop respectable, avait chanté une de ses œuvres, lui assis et se trémoussant au piano comme un chat en folie, je me trouvais dans l’antichambre au moment du départ. Massenet feignait de chercher son chapeau, et poussait, pour changer, des aboiements de petit chien. La nymphe en manteau rose, jeté sur les plus rondes épaules du monde, se retourna vers madame sa mère et gémit avec une intonation que je n’ai jamais oubliée : « Ce qu’il m’embête, mon Dieu, ce qu’il m’embête ! » Prenant la plaisanterie au sérieux, elle lança au cher maître son petit sac, comme un os à un roquet, et il le baisait ainsi qu’une relique, toujours en agitant ses lèvres à la façon du bébé qui tette.

Il passait, quoique gagnant infiniment d’argent, pour un avare déterminé. Nul n’a jamais connu le goût ou la couleur de son pot-au-feu. Il faut croire d’ailleurs que sa confiance dans l’efficacité de la flatterie énorme et assénée était légitime, car il a laissé une réputation de charmeur et d’enjôleur. Je n’ai jamais pu démêler s’il était bête ou intelligent. Aucune des personnes par moi consultées là-dessus n’a pu me donner la moindre lueur. Mais quelle courbature que d’avoir ainsi joué le rôle de monsieur gosse jusque dans un âge avancé, que d’avoir distribué à la ronde tant de verres de guimauve et de coquelicot !

D’un dîner chez les Charpentier, qui date de loin, il me reste ce souvenir amusant. Mon père était voisin de table de Gambetta. Étant fort myope, il piqua si maladroitement de sa fourchette une côtelette d’agneau, que le sang, mêlé au jus, jaillit sur le plastron intact du tribun. C’était le temps où l’on reprochait à celui-ci le contraste de son incurie physique et de sa prétendue baignoire d’argent. D’une voix rageuse, avec l’accent du Midi, il murmura en s’écartant : « Fais attention, que diable ! » À quoi Alphonse Daudet, fâché de cette fâcherie, répliqua sur le même ton : « Eh ! tu m’embêtes ! » Dans le fond, leurs natures ne s’accordaient guère et il suffit de lire l’édition complète des Lettres à un Absent pour s’en convaincre. Ils s’étaient réconciliés, mais le jaillissement d’un peu de sauce eût presque suffi pour les séparer à nouveau.

Bien qu’en dehors des Soirées de Médan, où figurait sa Boule de Suif, il fût peu édité chez Charpentier, Maupassant venait rue de Grenelle. Il était alors de traits réguliers, brun, assez gras, lourd d’esprit comme un campagnard et généralement silencieux. Il ne souffrait pas encore de cette misanthropie, coupée de crises de snobisme, que déchaîna chez lui, quelque temps plus tard, la paralysie générale. Mais déjà il se frottait aux médecins comme à de merveilleux thaumaturges. Il les questionnait longuement dans les embrasures de portes et dans les antichambres. C’était le temps du « document humain ». On disait : « Guy — tout le monde l’appelait Guy — est très consciencieux. Il se renseigne quant à certains cas pathologiques qui seront dans son prochain roman. » Il courait sur lui mainte anecdote scabreuse ou bizarre, et j’ai toujours pensé que son détraquement cérébral avait débuté beaucoup plus tôt qu’on ne l’avait cru. Il canotait, jouait les Hercule, affectait un profond mépris pour ces lettres qui le faisaient vivre et lui donnaient la célébrité. Flaubert, impitoyable bourreau du style et qui passa son existence à se martyriser lui-même dans son sinistre pavillon de torture de Croisset, — rien de commun avec le juif Franz Wiener, qui depuis a adopté ce nom, — Flaubert guidait les débuts de Maupassant. Il le soumettait à ces vains exercices d’assouplissement littéraire qui ne sauraient former l’écrivain, car les tempéraments sont plus forts que tout, heureusement. Il le contraignait à remettre « cent fois sur le métier » ces histoires normandes, drues et salées, qui firent la première réputation du pauvre Guy. Il l’adorait expansivement comme il faisait tout, mais lui tourneboulait l’entendement de plus d’une manière, l’exhortait à la chasse aux conjonctions et aux mots répétés, à la pêche de la phrase musicale, à l’effort et au supplice grammatical et syntaxique en vue de la perfection. L’autre était un gobeur, un de ces collégiens prolongés, comme il y en a tant, et qui jettent leur gourme jusqu’aux approches de la quarantaine. Les tours que lui jouait son tréponème furent certainement amplifiés par l’absurde discipline de Flaubert, par l’usage immodéré du fameux « gueuloir ».

Je l’ai vu depuis, ce gueuloir, en compagnie d’un contemporain, au soir d’une pluvieuse journée d’octobre, dans l’humide banlieue de Rouen. En arrivant là nous récitions, non sans rire, avec l’accent fervent de 1885, mainte phrase fameuse de la Tentation de Saint-Antoine, de Madame Bovary, de l’Éducation sentimentale. La porte grinça. Un gardien nous introduisit dans la courette où sont les arbres qui entendirent déclamer le bon géant, puis dans son laboratoire de phrases, avec vue sur la Seine et ses bateaux. Une horrible tristesse, vieille de cinquante ans, voltigeait, ainsi qu’une cendre funéraire, sur le petit musée des lettres et billets de Zola, de Bouilhet, de Goncourt, de Maupassant, de mon père, sur le canapé bas…, une tristesse tenant moins à la disparition et à la mort qu’au temps perdu, qu’aux doctrines fausses, qu’aux erreurs rancies. Le fantôme du célèbre écrivain, tourmenté et tourmenteur, était demeuré là, je le jure, courbé sur ses papiers, fumant ses cigarettes, essayant l’effet vocal de ses morceaux d’ironie et de bravoure, raturant, piochant et sarclant, à cent mille lieues du monde des vivants. De vieilles querelles littéraires pendaient au plafond, sous la forme de toiles d’araignées. Je n’ai ressenti impression aussi funèbre que chez Rousseau, aux Charmettes, où flotte encore l’odeur mêlée de la phraséologie anarchique et du vice. Flaubert ou l’école du renfermé…

Maupassant réagissait par ses biceps et par ses anecdotes galantes, à double figuration de bonnes et de dames du monde, à double décor de soupente et de salon. Il n’avait pas encore publié Sur l’eau, ce cri déchirant d’une sincérité dévastée par le mal. Quand il avait fini de turlupiner ses chers docteurs, il se réfugiait auprès d’une petite dame blonde dont j’ai oublié le nom et lui contait fleurettes — mais quelles fleurettes ! — tout bas, avec un air tendu de maniaque.

Ayant su que je me destinais à la médecine et que je fréquentais chez le docteur Charcot, il m’entreprit un certain soir sur l’hydrothérapie, qui lui tenait fort au cœur et lui paraissait destinée à remplacer tout autre remède. Il avait entendu parler d’un certain jet glacé sur la nuque, en usage, je crois, à Divonne, auquel ne résistait aucune névralgie oculaire. Je dus répondre péremptoirement, avec une incompétence parfaite, mais la fierté d’être interrogé, moi, simple étudiant de première année, par le pauvre Guy. On distinguait dès cette époque et à l’œil nu, dans Maupassant, trois personnages : un bon écrivain, un imbécile et un grand malade. Ils ont évolué depuis séparément, les deux premiers ayant tendance à s’absorber dans le troisième. Mais, avec la malveillance naturelle à la jeunesse, c’était surtout l’imbécile qui nous frappait par sa fatuité. Je n’ai nullement été surpris d’apprendre par la suite que les femmes, et les plus sottes et les plus vaines, le faisaient tourner en bourrique. Il appelait par ses prétentions les mauvaises farces et ces taquineries cruelles des salonnards et salonnardes dont on raconte ensuite, en exagérant, qu’elles ont causé la perte de leur victime. Il était prêt pour de charmants bourreaux. Je lui en ai connu de délicieux, mais qui abusèrent de son insupportable affectation de virilité pour le déchiqueter sans merci. Belle série pour un peintre comme Hogarth, ayant le sens de la progression dans le pire, que cette vie à étapes de plus en plus noires, allant du salon au cabanon !

Fils intellectuel de Flaubert et du même tiroir littéraire, Maupassant ne devait rien à Zola, ce qui n’empêcha pas Zola de le colloquer parmi ses disciples, avec une voracité de père Saturne. Il importait de meubler la série d’articles critiques que l’auteur des Rougon-Macquart publiait alors au Figaro et qui tournaient tous autour de son éthique et de sa personne. C’était chez les Charpentier qu’il fallait voir Zola, gras, content, dilaté, bon homme, affichant les chiffres de ses tirages avec une magnifique impudeur. Deux traits frappaient ses auditeurs : son front vaste et non encore plissé, qu’il prêtait d’ailleurs généreusement à ses personnages, quand ceux-ci portaient quelque projet de génie, artistique, financier ou social, son front « comme une tour » ; et son nez de chien de chasse, légèrement bifide, qu’il tripotait sans trêve de son petit doigt boudiné. Il était coquet de son pied, chaussé dans les grandes occasions de bottines vernies à élastiques, le cambrait, l’étirait volontiers. Il zézayait en parlant, disait « veuneffe » pour « jeunesse », « f’est une fove fingulière » pour « c’est une chose singulière » et semait son discours de « hein, mon ami ? hein, mon bon ? hein, mon bon ami ? » qui exigeaient l’assentiment de son interlocuteur. Henri Céard, ex-carabin, l’initiait à Claude Bernard et à Darwin, ainsi qu’au déterminisme expérimental. Ayant besoin d’un patron, Zola choisit Claude Bernard et, à distance, cela est d’un joli comique. On ne voit pas bien en effet le rapport qui relie l’Assommoir aux Leçons sur la fièvre ou Nana à la fameuse Introduction. Mais l’important était, aux yeux du maître pressé de Médan, que cet amalgame eût l’air de quelque chose, d’une doctrine.

Il déclarait en riant : « Mon prochain livre — il s’agissait de Pot-Bouille — va me faire traiter de cochon… hein, mon ami ?… Le fait est qu’il y en a… Mais c’est la faute des petits bourgeois que je peins. Ce n’est pas la mienne. »

Il se plaisait au contraste des obscénités ou des fécalités qui remplissaient ses livres et de sa propre existence parfaitement tranquille alors et sans débordement. À l’entendre, la chasteté était indispensable à qui veut plonger d’un cœur résolu dans l’égout social et en rapporter d’imposants échantillons. Dès ses débuts il avait déifié la Vérité, l’avait campée, la plume à la main, entre le dépotoir et la Morgue et n’entendait pas qu’on le contredît là-dessus. Il ne manquait ni de cordialité ni de rondeur, ni de faconde, ni, à l’occasion, de ressentiment. Capable de dissimulation, il détestait Edmond de Goncourt, qui le lui rendait bien. Leurs natures n’étaient pas faites pour sympathiser. Goncourt était jusqu’au bout de ses doigts nerveux, jusqu’à la pointe de sa moustache blanche, jusqu’au feu noir et mouvant de son regard, un aristo. Il y avait en lui du précurseur. Avant la France juive, il méprisait les juifs. Son horreur du parlementarisme était absolue. La démocratie le faisait positivement vomir. Il y avait en lui un admirable et délicat artiste, d’un goût infaillible, passionné pour les estampes rares, les fines silhouettes, la manière abrégée et incisive en tout. Zola, au contraire, s’étalait, expliquait, discutaillait et donnait de plus en plus dans les godants révolutionnaires. Tout en traitant les politiciens de pierrots et de polichinelles — à cause de la clientèle réactionnaire du Figaro de Magnard — il croyait comme eux au nombre, à la quantité, à la phraséologie et à l’argent. Sa conception du monde était sommaire, les rouages délicats ou compliqués le rebutaient et il mettait l’instinct avant tout. C’était une intelligence complètement matérialisée.

« Quel animal, ce Zola ! » répétait volontiers Goncourt, non sans impatience. On entendait, dans la pièce voisine, la voix nerveuse du compteur d’éditions : « Quand j’ai vu arriver le finquantième mille, mon bon, je me suis dit : nous irons bien jusqu’à foifante… Hein, Charpentier, hein ? »

Il interrompait cette scie des tirages pour venir à nous les jeunes et nous féliciter d’être jeunes et de nous comporter en jeunes. Le fait est qu’ayant de seize à dix-neuf ans, nous aurions été embarrassés de faire autrement.

— Léon, quel est ce garçon là-bas qui a un profil intelligent ?… C’est un ami à vous ?

— Oui, monsieur Zola.

— Comment s’appelle-t-il ?

— C’est Georges Hugo, monsieur Zola.

— Ah ! que c’est curieux, comme le monde est petit ! Est-ce qu’il se deftine aussi à la médecine ?

— Non, il va vers la peinture et les lettres.

— Ah ! c’est le jeune Hugo. Comme c’est fingulier, mon ami. Quelle belle chose que la veuneffe !… J’ai été au fond un peu févère pour son grand-père. Bah ! on m’affirme qu’il ne lit plus rien. Il digère sa gloire. Il a de la chance. Comme le monde est petit !

À distance, il est difficile de comprendre pourquoi cette « littérature de pontons » — suivant l’expression d’Huysmans — qu’était le naturalisme passionnait alors les esprits. Sans doute y avait-il là une réaction contre les fadeurs de Feuillet, de Feydeau, de Cherbuliez. Mais surtout, au lendemain de la guerre et de la dépression qui suit la défaite, le public cherchait avidement quelque chose d’âpre, de brutal, au besoin de blasphématoire qui lui rendît l’illusion de la force. Le porc fit l’effet d’un sanglier. Très peu d’écrivains et de moralistes — sauf toutefois Barbey d’Aurevilly et Drumont — signalèrent l’accident, comparable à la rupture d’une conduite d’égout, qu’était cette irruption de boue et de purin dans la littérature française. J’ai entendu batailler, pour Zola et ses romans d’épandage, de très braves gens délicats, nuancés, des poètes comme Coppée et Banville, des observateurs ailés de la nature humaine comme Alphonse Daudet. Ceux de ma génération ont tous cru, à un moment donné, qu’un renouveau littéraire était possible dans cette direction. La lecture de Taine qui disputait à la métaphysique allemande et à Spencer la classe de philosophie, fortifiait notre erreur. L’amalgame Taine-Zola, parmi la « veuneffe » cultivée, fut à ce moment un composé intellectuel très fréquent. Si je me reporte à mon état d’esprit de l’époque, je trouvais Drumont bien pudibond et Barbey d’Aurevilly bien cagot. Zola me paraissait un homme d’intelligence moyenne — il n’y avait rien à retenir de ses propos — mais un admirable créateur, un peintre de masses, préoccupé par la physiologie et la clinique et un écrivain injustement calomnié. Période d’incroyable aveuglement dans les milieux par lesquels on affirmait que se relevait la France et d’où toute critique politique, littéraire ou philosophique était au contraire bannie. Quand je reviens par le souvenir à ce chaos, à ces ténèbres, à ces niaiseries monstrueuses, je mesure avec épouvante le mal intellectuel et moral qu’une invasion peut faire à un grand et noble pays. Je le sais, je le sens, je le vois, puisque c’est notre génération à nous autres qui a finalement porté le poids de la catastrophe. Je ne suis en tout cela qu’un témoin, mais, par les relations d’un père célèbre et recherché, un témoin exceptionnellement bien placé. Il m’a fallu franchir vingt autres années pour apprendre, au contact des événements, d’un homme de génie, Charles Maurras, et d’une doctrine, ce que nul ne m’avait enseigné : la structure de mon pays et les conditions de son relèvement.

Voici Médan par une journée chaude de juin, poudrée d’or. Huysmans est là, railleur et décharné, avec son masque de vautour apprivoisable, son ironie familière, ses fins de phrase légèrement traînantes. Jamais personne n’a dit comme lui d’un mauvais confrère : « C’est en vérité un bien déconcertant animal. » Hennique, Céard, Paul Alexis, Frantz Jourdain se mêlent successivement et quelquefois ensemble à la causerie entre le maître de maison, Goncourt et Alphonse Daudet. Mon père, comme d’habitude, anime tout, projette autour de lui sa bonne humeur, sa vision gaie et amplifiante des choses et des gens. Zola, chez lui, est beaucoup plus aimable, plus en train que partout ailleurs. Il a le sens et le goût de l’hospitalité. Il propose un tour en bateau. On le suit, et à voir ces écrivains en pleine renommée ou montant à la renommée, si allègres, confiants et naturels, courbés sur leurs avirons, devisant et chantant, nul ne supposerait qu’un rapide avenir creusera entre eux de tels fossés, les rendra étrangers, sinon hostiles, les uns aux autres.