Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux/L’Entre-deux-guerres/Chapitre VI

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CHAPITRE VI


La résistance à l’anarchie : la Revue des Deux Mondes
et le milieu Buloz. — Ferdinand Brunetière, le vicomte d’Avenel,
Victor du Bled, Melchior de Vogüé, le marquis de Ségur,
Othenin d’Haussonville, Doumic et Faguet. — La nouvelle Revue.
Mme Edmond Adam. — La transformation de 1895.
Un dîner boulevard Malesherbes. — Les déjeuners de Gif.



De 1885 à 1900, le rempart de la tradition et de la bonne société contre l’anarchie en marche, politique, intellectuelle et morale, comprenait théoriquement l’Académie française et la Revue des Deux Mondes, périodique fondé par le vieux Buloz. En fait, la Revue des Deux Mondes était comme l’antichambre de l’Académie française. Après avoir fait un stage chez Buloz, l’écrivain, le philosophe, l’historien en renom ou bien considéré, allait se faire accueillir ou casser le nez par les Quarante. Ceci vous explique l’importance extraordinaire de Ferdinand Brunetière, homme éloquent, brave, ardent, laborieux, mais à mon avis foncièrement sot, qui la dirigea effectivement pendant de longues années, avant comme après l’élimination, devenue nécessaire, de Buloz fils, de Charles Buloz.

Le hasard fit que j’assistai, séparé d’elle par un simple mur, à la scène de cette élimination. Voici comment. J’avais proposé à Brunetière pour la Revue, comme on disait, le manuscrit de mon troisième roman, l’Astre noir. Il m’avait écrit, après lecture, que ça allait, mais qu’il me demandait d’importantes retouches. Tout content, je me rendis donc rue de l’Université, afin de reprendre mon manuscrit et de connaître les corrections que mon redoutable juge exigeait de moi. En entrant dans ce magnifique hôtel Beauharnais, qui abritait à la fois les familles Buloz et Richet et les services de la Revue, on tournait à gauche, on montait un petit escalier et on arrivait dans un salon de réception, séparé du cabinet directorial par un tambour entr’ouvert.

J’étais seul. Je m’assis. Le garçon de bureau était absent. Je fus frappé par les éclats d’une querelle, qui me parvenaient à travers la fente large du tambour. Je reconnaissais la voix nerveuse, incisive, légèrement théâtrale de Brunetière, une autre voix grondeuse, également masculine, puis une sorte de gloussement, interrompu par des sanglots et des hoquets.

— C’est abominable, criait Brunetière. C’est un scandale sans second, et fort bien capable d’entamer le fond solide de notre périodique.

— Oui, c’est affreux, c’est inouï. Mais comment, comment avez-vous pu ?…

— Hu bou… bou… je ne sais pas… Bou… Bou… laissez-moi… j’aime mieux mourir.

— Outre que la religion l’interdit, cela ne servirait à rien, reprenait le sévère Brunetière. La nouvelle, autant que j’en juge, est quasi publique. Les folliculaires peuvent s’en emparer. »

À ce moment intervint un quatrième partenaire, que je jugeai, à travers la cloison, robuste et sanguin, lequel se mit à proférer les injures les moins académiques de la terre. L’accusé protestait faiblement et bredouillait de plus en plus. Il y eut un choc, un coup sourd, puis un grand cri, puis une série de reniflements, puis le bruit de plusieurs personnes qui s’interposent, puis un silence. Je me demandais si un assassinat ne venait pas d’être commis. Je n’aurais jamais cru que la Revue des Deux Mondes fût un endroit aussi tragique.

Le garçon de bureau survint. Il mâchonnait : « Bon Dieu d’bon sang d’Bon Dieu… Sacré tonnerre !… Qu’est-ce que vous faites là, vous ?

— J’ai rendez-vous avec M. Brunetière. Il y a une demi-heure que j’attends. »

Les clameurs avaient repris dans la pièce à côté, les quatre personnes parlaient, vociféraient et gémissaient à la fois. Le garçon frappa violemment à la porte, entra, dit quelques paroles et ressortit suivi de Brunetière, dépeigné, hagard, titubant comme un homme ivre.

— Ah ! c’est vous, monsieur Daudet. Excusez-moi, je vous prie. Il arrive présentement telle circonstance… Ayez l’obligeance de me rappeler le motif de votre visite.

— Il s’agit de mon roman l’Astre noir, admis par vous à correction. Je venais chercher le manuscrit.

— Je me rappelle maintenant, je me rappelle, fit Brunetière avec un grand soupir, comme s’il sortait d’un effrayant cauchemar. Eh ! bien, faites-moi crédit de quelques minutes, mon cher confrère, afin que je puisse quérir votre travail. Sans doute l’ai-je rangé dans ma librairie en quelque coin.

Mais à peine était-il rentré que la dispute ou la tuerie recommençait. Au bout d’une heure seulement, il reparut, mon manuscrit sous le bras. Je revins chez moi, ahuri de cette séance dramatico-bouffe, dont le récit enchanta mon père, puis Edmond de Goncourt, puis successivement tous nos amis. Car il faudrait pouvoir vous mimer ces aboiements, ces bruits, ces sauts en hauteur et en largeur et cette mine désespérée, défaite du faiseur d’académiciens. Le lendemain, les journaux annonçaient, sans donner de motif, la démission de M. Charles Buloz. Ce pauvre type peut se vanter de m’avoir fait passer un drôle d’après-midi.

Depuis, j’ai rencontré maintes fois Ferdinand Brunetière, j’ai dîné avec lui à la Revue et ailleurs, j’ai suivi sa conversation en style noble, aux tournures archaïques, comme dans sa remarque célèbre, au sujet d’une domestique renvoyée : « Si vous les gourmandez toutes ainsi, madame, vous n’en trouverez seulement point une ». J’ai admiré son esprit de dispute, capable de le faire se retirer de son propre avis, aussitôt qu’il voyait son contradicteur prêt à s’y ranger. Une sorte de fatuité bizarre, moliéresque, le poussait à considérer toute réunion mondaine comme un tournoi, une joute oratoire, où il s’agissait d’épater les hommes et de fasciner les dames en les bousculant. À la table de la Revue, déchiquetant d’une dent solide les pièces montées, les gelées cartonnières et les salmis à goût de créosote qui constituaient les redoutables menus de l’illustre maison, dans les salons de la Revue, assis en un fauteuil bas, majestueux et doré, à cinq mètres de son interlocutrice, la main en avant comme ajustant un pistolet invisible, je vois Brunetière, le lorgnon sur le nez, son visage anguleux et fébrile. J’entends son accent professoral, doctrinaire, aux appuis périodiques et mordants. J’entends aussi les rires au professeur, les hennissements d’admiration de ses collaborateurs et thuriféraires habituels. Ces flatteurs lui ont beaucoup nui. Ils l’ont confirmé dans la trop bonne opinion qu’il avait de lui-même, de son style, de son esprit, de sa jugeotte. Or, si le relief de sa personne était intéressant, par le mélange du normalien et du rustaud passionné, il avait un excès de logique pour trop peu de bon sens. Terriblement influençable, il avait fait du darwinisme régnant, de l’hypothèse évolutionniste, une véritable marotte, un passe-partout qu’il appliquait à la religion, aux mœurs et à la politique. Cela à tort et à travers, avec un arbitraire stupéfiant.

Ses études sur la littérature française exhalent une odeur de moisi. Elles n’apportent rien de neuf. Elles sont parfaitement inutiles. On y voit Brunetière faisant des poids avec Corneille, Pascal, Molière et Racine, le torse bombé, la bouche contractée, puis les laissant retomber sur les pieds de son lecteur. Ni grâce, ni poésie, ni profondeur. Ce professeur argumentait à vide, secouait les marionnettes imaginaires de contradicteurs hypothétiques. Quant aux écrivains du passé, il n’a pas le don de reviviscence, il ramasse et étiquette des feuilles mortes. Quant aux écrivains contemporains, il se trompe avec une effroyable lourdeur. C’est un juge syntaxique, mais fol, et dont les arrêts n’ont aucune, aucune, aucune consistance.

À peine Brunetière ouvrait-il la bouche qu’on entendait, d’un coin du salon Buloz, un glapissement nasillard : « Ahn, ahn, bravo, Brunetière, bravo ! » En même temps, s’avançait un être long, crevard, noir et plat, cravaté de noir, sur un plastron d’habit gondolé, terreur des cercles de conversation et des salles à manger, tueur de mouches, d’auditrices et d’auditeurs, le conférencier mondain Victor du Bled. Vous connaissez ce haut plumeau juché sur un bâton, à l’aide duquel on enlève au plafond les toiles d’araignée. Tel se présentait l’historien anecdotier des milieux intellectuels et littéraires du XVIIe et du XVIIIe siècle, l’animal qui a mis la Sévigné en tartines et la d’Épinay en boulettes, le surraseur devant lequel s’enfuient les femmes, les enfants, les vieillards. Peine inutile ! Il les poursuit, les accule à un mur, à une table, à un fauteuil. Collé contre eux, genoux contre genoux, coudes dans le ventre, haleine contre haleine, il les étreint, les malaxe, les broie, les arrose d’une salive gluante. Les malheureux succombent, demandent grâce, étouffent, cherchent à fuir. Du Bled, de ses grands bras maigres, les maintient et, de sa grande bouche, les asphyxie. Ils voient repasser, sur leur muqueuse nasale, sortant de l’estomac de du Bled, mêlés à tous les anas de la cuistrerie, les affreux souvenirs du dîner récent, la gelée colle et la sauce Périgueux, le vol-au-vent plein d’un gaz triste et la timbale aux crevettes ammoniacales. Les jambes de du Bled étant longues et décharnées, telles que des échasses pantalonnées, certains ont essayé de fuir par le compas. Alors le monstre, se retournant, les repoussait en sens inverse, sur l’autre paroi du salon Buloz. Car il a la tactique de cet appartement, depuis une vingtaine d’années qu’il y fréquente.

Un jour, du Bled, qui court les antichambres comme les poètes crottés couraient les ruelles, eut l’idée baroque de rendre en une fois, à toutes ses victimes, leurs politesses, et l’idée plus baroque encore de me convier à ces agapes. Cela se passait dans un appartement assez grand, mais aplati, où deux cents personnes environ devaient déjeuner par petites tables. Les nains et les naines y tenaient à l’aise, mais les géants comme Costa de Beauregard y trituraient, courbés en deux, les ténébreux aliments que la prodigalité de du Bled avait alignés dans nos mangeoires. Je reconnus tout aussitôt avec terreur les menus de la Revue des Deux Mondes, ses sauces vénéneuses, ses filets de bœuf à la fois chlorotiques et durs, d’une consistance de talon de facteur rural. La faveur de l’amphirasoirtryon m’avait placé à la même table que Brunetière, dont j’étais séparé par une ravissante et enthousiaste Américaine à tête d’ange géométrique. L’auteur des Motifs d’espérer et des Raisons de croire accablait cette jeune transatlantique des plus extravagants paradoxes, qu’il interrompait pour ingurgiter, en le savourant, l’infernal bordeaux de du Bled. À un moment, haussant le ton, au milieu de la chaleur étouffante et de la suffocation du plein midi, il expliqua sur l’architecture je ne sais quoi, qui plongea ma voisine dans le ravissement. Elle répétait : « Cella est baô, cella est vouai ; oh comme cela est baô ! » d’une voix extatique, et plus elle admirait, plus Brunetière s’exaltait. Alentour, les gens, intéressés par ce monologue, se levaient autant que le leur permettait le couvercle de la boîte à du Bled ; et du Bled lui-même, d’une voix de goéland, hurlait en entre-choquant ses battoirs : « Ahn, bravo Brunetière ! ahn, bravo ! » On dut emporter une grosse et noble dame devenue apoplectique, couleur pivoine, et qui rendait le sang par le nez.

— C’est effrayant, disait à la sortie Costa de Beauregard, caressant et griffu comme un grand chat blanc, ce que Brunetière aime à convaincre, ce qu’il se donne de mal pour convaincre !

— Mais, s’il a convaincu, il est furieux et il se donne tout autant de mal pour déconvaincre. Je propose cette définition : un apôtre à retournement.

Costa rit de bon cœur. C’était une puissante et généreuse nature. Bien que poncé par la société, il sentait, exprimait les choses vivement et les banalités l’agaçaient. Nous convînmes que Locuste avait dû composer les mêmes recettes à l’usage de la Revue des Deux Mondes et de du Bled. Avec cette différence à l’avantage de Buloz que, chez lui, le plafond ne descendait pas, ainsi que dans la Maison du baigneur. Derrière nous, les convives, ruisselants de sueur et nauséeux, sortaient en s’épongeant le cou et les tempes et se demandaient si ce brave du Bled n’avait pas eu l’intention homicide de faire des vides dans l’Académie.

Un an environ avant sa mort, Brunetière me demanda d’écrire, pour la Revue, un roman sur la Révolution française. J’ai conservé notre traité, qui ne devait pas venir à échéance. Nous eûmes ensemble, à cette occasion, une longue causerie où je retrouvai, avec navrement, chez le critique orateur, vieilli et ratatiné, les caractéristiques intellectuelles qui m’avaient toujours tant agacé, notamment la croyance aux nouveautés et l’amour de la contradiction. Me prenant pour un conservateur, pour un monsieur de droite, il me fit ex abrupto, afin de me scandaliser, l’éloge de Gustave Hervé, qui commençait à jouer les croque-bourgeois. Il le considérait comme un emballé. Je lui soutins qu’Hervé était un imbécile et un fourbe. Cet avis, contraire au sien, le froissa, et tout aussitôt, désirant m’embêter, il prit, contre ce qu’il croyait être le thème de mon futur roman, la défense du Comité de Salut public. Je lui répliquai que j’aimais beaucoup la politique nationale du Comité de Salut public et que les principes de 1789 me révoltaient davantage que leurs conséquences naturelles et sanglantes de 1793 et 1794. Qui fut navré ? Ce fut Brunetière. Il n’y comprenait plus rien du tout. Il se demandait : « Se moque-t-il de moi ? » Je me moquais de lui, en effet, mais pas de la façon qu’il supposait. Il ajouta que Edmond de Goncourt n’avait rien compris à la Révolution et que Taine lui-même… Puis il guetta, derrière son lorgnon étincelant, l’effet sur moi de ce hardi blasphème. Je défendis Goncourt, mais je lâchai Taine qu’il rattrapa instantanément, comme « le plus riche de nos récents prosateurs ». Chaque fois que je voulais m’en aller, il me prenait le bras nerveusement : « Rasseyez-vous et écoutez-moi. Savez-vous que j’aimais beaucoup votre père ? Quel dommage qu’il ne m’ait pas écouté, qu’il n’ait pas été de l’Académie ! »

C’était vrai. Il avait fait tout son possible pour décider Alphonse Daudet à avaler les couleuvres et vipères peintes si cruellement et si justement dans l’Immortel. Je l’en remerciai. Il en conclut que je n’étais pas un mauvais fils et il eut, à cette constatation, une petite détente. Ce bizarre bonhomme hérissé, et dont la vie fut une perpétuelle coloquinte, sut mourir admirablement, héroïquement. Pris à la gorge, son meilleur instrument, — car il parlait bien mieux qu’il n’écrivait, — par un mal implacable, il vit venir la Camarde debout, le doigt en avant et sans faiblir. Il y avait en lui l’étoffe d’un beau combattant, mais taillé, dans une culotte démodée d’universitaire, par la diablesse Contradiction.

Faguet adulait Brunetière, car Faguet, graphomane et grippe-sou, a toujours de la copie à placer. Il n’est pas de journal pour enfants dans les profondeurs du Massif central, pas de moniteur des turbines électriques, pas de publicateur en soies et cotons, auquel Faguet ne collabore. Il se fait ainsi des revenus immenses et il a toujours vécu, dessous les toits de la rue Monge, sans cuvette ni pot à l’eau, avec une seule chemise noircie, entre son encrier et sa boîte à crasse, de douze kilos de pain rassis et d’un paquet d’omelettes froides au boudin. Cette dernière recette est de lui. Il osa la publier dans les Annales d’Adolphe Brisson. Les jeunes abonnées en demeurèrent pantelantes.

J’ai rencontré Faguet un certain nombre de fois, dans les milieux les plus divers et notamment dans les salons de la Revue. Je n’en suis pas plus avancé. Il y a au fond de ce pondeur d’articles, de cet incontinent de premiers-Paris, une énigme qui m’inquiète et me trouble. Gœthe chargea un jour Alexandre de Humboldt, l’auteur du Cosmos, qui visitait Paris, d’aller voir Restif de la Bretonne, lequel l’intriguait fort, et de le lui dépeindre. Humboldt s’acquitta de la commission de la façon la plus exacte, la plus minutieuse et la plus réjouissante. Si Gœthe lui avait donné cette besogne quant à Faguet, Humboldt eût été fort embarrassé. Faguet est, en effet, à transformations, à dédoublements et même à détriplements. Il est à coup sûr un grand nerveux. À certains soirs, au théâtre, — car il fait métier de critique dramatique, et quel extravagant critique ! — avec sa cravate bleue, sa mine bouillie et clignotante, il a l’air d’un bon oncle qui instruit et promène les siens, d’un sous-Sarcey. Une autre fois, par un crépuscule pluvieux, vous voyez passer un ramoneur halluciné, lequel n’est autre que Faguet. Il vous salue d’un grognement douloureux. Ou bien, dans un salon ruisselant de lumières, apparaît soudain une sorte de pion sans linge, chaussé d’incroyables croquenots, et répandant une odeur de soupe à l’oignon. C’est monsieur Émile, je veux dire Faguet, qui dépose sur les mains des dames, en les baisant respectueusement à la ronde, un cercle sombre.

Vers 1903, le journal le Soleil dépérissait sous le poids de Numa Baragnon. Les collaborateurs, dont j’étais, et les actionnaires furent convoqués pour aviser en commun au sauvetage. À mon côté se tenait Maurice Talmeyr, qui a une vision aiguë des choses et des gens. Il ne connaissait pas Faguet, même d’aspect. La porte s’ouvre et Faguet entre. Cette fois-là il avait l’air, le pauvre cher immortel garçon, de jouer les traîtres sous le Directoire, au théâtre de Belleville. Sa longue redingote boutonnée, un chapeau quasi tromblon dégoulinant d’eau sur les bords, car il pleuvait, et un parapluie de vente à la criée, tordu comme une voile autour d’un mât pendant la tempête, lui prêtaient cette physionomie mélodramatique. Talmeyr, déjà en proie au soupçon, me glissa dans l’oreille : « Qu’est-ce encore que ce bonhomme-là ? » Et je vis bien qu’il croyait à l’apparition indue d’un fils de la veuve, d’un membre du 33e appartement. Mais je le rassurais d’un éclat de rire : « Ça, c’est Faguet ». Il n’en revenait pas. « C’était Faguet ! » me répétait-il ensuite avec trois points d’exclamation, à chacune de nos rencontres.

Faguet a un appétit vorace. À la table de la Revue il rappelait ce vers de La Fontaine : « Les loups mangent gloutonnement ». Un homard déjà grand-père et mort depuis une semaine étant apparu sur un château de riz congloméré, Faguet cassa le ciment et l’avala presque en entier. Tel le poulpe, il projette sur les aliments un estomac irrésistible. Entre les bouchées sort de lui une voix blanche et enflée d’institutrice. Il fait des plaisanteries de grammairien, innocentes et peu compréhensibles, et il est impossible de savoir, pendant qu’il parle, à quoi il pense. Combien je donnerais pour le confesser, s’il se confesse !

En présence de Brunetière le belliqueux, il se faisait petit garçon et gloussait, ce qui est sa manière de s’amuser. Brunetière l’emberlificotait dans des sentences, qu’il cherchait à rendre plaisantes. Il jouait, vis-à-vis de Faguet, le Parisien déluré qui asticote un homme de la campagne. Il le blaguait même sur sa tenue, qu’il feignait de croire impeccable. De sorte que, pour faire sa cour à son directeur, Faguet, les soirs de Revue des Deux Mondes, se tachait un peu plus que de coutume, remettait de la sauce sur son pantalon.

En critique littéraire ou dramatique, ce brave Faguet est aussi inconsistant que Brunetière, dans une autre formule. Il se permet d’être plaisantin. Il est diffus, incertain, d’une cuistrerie tellement poussée, par endroits, qu’elle semble voulue. Néanmoins il faut reconnaître chez lui, parfois, des lueurs et des définitions heureuses qui manquent totalement chez Brunetière. C’est lui qui a appelé Voltaire : « un chaos d’idées claires ». On lui doit un bon Diderot, un excellent Fréron, dans ses études sur le dix-huitième et, dans ses histoires d’amours des hommes de lettres — de quoi je me mêle, — il y a, parmi un fatras, quatre ou cinq anecdotes savoureuses et lestement contées. Ce fils de la soupente et de la bibliothèque est capable de vues ingénieuses, courtes, qui se referment presque immédiatement. Car il est prolixe, mais de souffle étroit, et vagabond d’idées comme un vieux pauvre. Ainsi que Brunetière, il est incapable de porter jugement sur un contemporain. Il lui faut, pour qu’il ait quelque bon sens, le recul et la consolidation du temps. Ainsi que Brunetière, il use d’un jargon scolard et sans souplesse, où voisinent Vaugelas et le P. Le Batteux. Il assemble de poussiéreux bouquets d’herbier et il les tend d’un air triomphant à la dame de ses pensées, à Synecdoche, à Catachrèse, à Hypallage. C’est le Don Juan des figures de rhétorique.

Suffisamment humble vis-à-vis des pouvoirs constitués, il se donne des mines d’indépendance et collabore aux feuilles conservatrices. Périodiquement il salue avec enthousiasme, à propos de bottes, un ministre en fonctions, ou propose un fragment quelconque de discours officiel à l’admiration des contemporains. L’esprit n’est pas prompt, mais la chair est faible. Psychologiquement, il ressemble à un homme qui aurait rêvé, assis sur son tuyau de cheminée, argent, honneurs, pouvoir, gloire, beauté, amour, et qui serait tombé à plat, de vingt mètres de haut, dans un baquet d’encre. Avec lui Jean de La Fontaine eût fait la plus belle de ses fables. Je me suis demandé, au sujet de Faguet, bien souvent, si la graphomanie chez lui n’était pas un moyen de s’étourdir, de ne pas penser à Faguet. Je me suis demandé aussi quelle était la part de sincérité dans son fantoche.

La psychologie intime de Faguet était un de nos grands sujets de plaisanteries, quand notre cher et subtil Jules Lemaître — le vrai, le grand, le seul critique de l’Entre-deux-guerres, celui-là, — dissertait avec moi de Faguet. Jules Lemaître estimait Faguet. Il avait un faible pour Faguet. Il devait néanmoins reconnaître l’atmosphère bizarre, l’ambiance, l’aura, le malaise émanant de Faguet. Alors il écartait les deux mains, puis les rejoignait en les tordant un peu, et répétait, avec un petit rire, d’un air gourmand et mystérieux : « Ah ! oui, Faguet ! »

René Doumic, cette utilité qui se crut une nécessité, pioche physiquement le genre moyenâgeux. Quelqu’un de bien intentionné a dû lui dire qu’il avait une tête de vitrail. Mais il y a vitrail et vitrail. Celui de Doumic comporte des cheveux aplatis, d’un blond fade grisonnant, couvrant un front inquiet et plissé, au-dessous duquel s’ouvrent deux orbites bleuâtres. On ne distingue pas les regards. Une bouche mauvaise, cachée dans une moustache et une barbe pisseuses, des joues creuses, un corps efflanqué complètent cette silhouette de noyé mondain. Il a trois bouées sur lesquelles il s’appuie : l’Académie, la Revue des Deux Mondes et les Lectures pour tous. Littérairement, c’est le néant. On ne peut citer de lui ni un mot juste, ni une vue originale, ni une ligne en français. Habillé de gris quant au style, il est invisible à un mètre. Il est sans goût, sans odeur et sans forme, mais non sans bile acrimonieuse et envieuse. Elle coule, certainement à son insu, en filets saumâtres et ruisselets jaunâtres, tout autour de lui. On voudrait crier à l’Université sa nourrice : « Emportez-le et changez-le ! Il est trempé ». À la lettre, Doumic pue le fiel.

À la ville comme à la campagne, il joue les consciencieux et les malheureux, voire les inconsolables. Cependant, il n’a qu’un plan, qu’un souci : évincer, dénigrer, dépecer les confrères. Dans une attitude de bedeau confit, à la porte des hommes en situation et en renom, il attend quoi ? Que ces rivaux meurent.

Son bonheur, c’est l’enterrement. Son appétit, c’est le catafalque. Il soupire : « Au moins, celui-là ne me primera plus ». Quand c’est son tour de l’éloge funèbre, il tremble de joie, son papier à la main, et les gens songent : « Comme il a du chagrin ! » Nul ne déguste le trépas du prochain avec une contrition si gourmande. Nul ne place plus d’espérance et d’ambition dans la case vide, bordée de noir.

Derrière Doumic, quelque chose remue. Ce quelque chose est son gendre Gillet, conférencier lui-même, érudit et conservateur du château et du musée de Châalis, au pays enchanté que célébra le féerique Nerval. D’une voix hennissante, prolongée, langoureuse, en ponctuant, en s’écoutant, Gillet discute sur l’esthétique florentine et met Ruskin à la portée des gens du monde. Penché en avant, les mains croisées sous les pans de son habit, à la façon d’un examinateur aveugle, Doumic écoute cet exposé, puis, se retournant, remet à Gillet respectueux une boule blanche.

À qui demandera comment ce néant de Doumic a fait figure d’homme de lettres et de critique, comment il a obtenu une collaboration de vingt ans à la Revue des Deux Mondes et un fauteuil à l’Académie, je répliquerai : par la platitude. Quelques-uns lui ont donné parce qu’il avait l’attitude du quémandeur. D’autres lui ont donné pour ne pas donner à son concurrent. C’est l’histoire de son élection à l’Institut. D’autres lui ont donné parce que, étant nul, il n’offusquait pas. Il a bénéficié consécutivement de la charité, de la rancune, et de la méfiance. Il a tiré profit des oublis, tel ce personnage de Hernani qu’une erreur de tutoiement fait grand d’Espagne. Il a ramassé des fonctions et des titres en aidant à mettre des paletots, en encensant d’influents vaniteux, en fermant des portes au nez des pauvres, en répondant : « Le maître n’est pas là ». À quoi l’on pouvait répliquer : « Oui, mais le domestique y est ». Son fauteuil est fait d’ancien paillasson et, comme il le sait, il enrage.

Coppée, le bon et merveilleux Coppée, avait coutume de dire : « On le croit doux, mais il a son mic ». Et il expliquait que ce « mic » était une pointe dure et colère, cachée dans l’estompé du visage. Que de parties de rire nous avons faites avec Coppée, au souvenir de ses réunions acadé-mic, à travers lesquelles on voyait circuler la silhouette d’émouchet du seigneur d’Haussonville, la physionomie mélancolique de Melchior de Vogüé, ou bien, trottinant et affable, le marquis de Ségur !

Le seigneur d’Haussonville est vain et se croit malicieux. Parlez-moi d’un véritable libéral. Il a pour les maîtres du jour, quels qu’ils soient, un respect considérable, et quand il va leur faire visite, il laisse son ironie dans l’escalier. La démocratie lui semble un flot irrésistible et il s’y baigne en souriant, avec un caleçon d’ancien régime. Il me représente le conservateur type, qui croit que le révolutionnaire a raison, qui porte en épingle de cravate une fidélité de bon ton, et meurt du désir d’un portefeuille dans un cabinet radical. Il parle avec respect des assemblées, des droits de l’opinion, du suffrage souverain, et il daube sur les convictions fermes, il les juge trop réactionnaires. Ce genre est affreux. On l’excuse en disant qu’il a hérité des opinions « avancées » de Mme de Staël. Alors, qu’il coiffe le turban et n’en parlons plus.

Melchior de Vogüé, qui avait des parties de véritable écrivain, une mine de juge las et de la noblesse d’intentions, ne connaissait pas le premier mot de l’art du roman, qui est développement, perspective et don de vie. Il s’obstinait à écrire des romans ennuyeux et grandiloquents, mi-philosophiques, mi-géographiques, qui naturellement tombaient à plat. Il en souffrait et jusqu’au bout il ignora ou parut ignorer les raisons de son insuccès. Ses débuts avaient été brillants et remarqués. Quelques personnes du monde, trop pressées, annonçaient un nouveau Chateaubriand. Il demeura en deçà de Senancour. Mais ce mot de « distingué », dont on a abusé, convenait à sa personne et à son maintien. Une seule fois, il se départit d’une réserve courtoise qui était son meilleur agrément : le jour de le réception de Barrès à l’Académie. C’était lui qui accueillait Barrès. Il le fit sans aucune grâce, avec une acrimonie si visible que les amis de Barrès en furent scandalisés. Ce procédé, renouvelé des immortels quinteux de la Restauration et du second Empire, déplut généralement. C’est que Barrès avait réussi là où Melchior de Vogüé avait échoué ; il captiva dès ses débuts l’attention de la jeunesse ; il fit le rassemblement de ces cigognes qui, suivant l’image de Melchior de Vogüé, revenaient au spiritualisme ; et la magie de son style éclipsait les meilleures pages des « regards contemporains ». Tout de même, il eût mieux valu pour la mémoire de l’auteur de Jean d’Agrève qu’il oubliât ce jour-là ses rancunes et accueillît gentiment un confrère à la taille duquel il n’allait pas.

Le marquis de Ségur est inexistant comme écrivain, insignifiant comme historien, craintif de tout ; mais c’est un lapin blanc des plus aimables, des plus corrects. À force de trotter à travers la Société et la Revue des Deux Mondes, il est arrivé à rencontrer un fauteuil académique. Personne ne lui en veut de s’y être installé et d’y brouter, en jetant de-ci de-là des yeux inquiets, maints feuillets de sa salade anecdotique.

Quand vous rencontrerez un solide et jovial luron, à la mine fleurie, à la voix éraillée, au gilet étincelant, tantôt couleur chaudron et tantôt couleur prune de Monsieur, chamarré d’or, qui rit bruyamment et qui pulvérise, qui cite le prix du gigot au XIIe siècle et celui du beurre sous Charlemagne, qui interrompt sans vergogne, bavarde sans répit et se fait risette dans les miroirs, vous saurez que vous êtes en présence du vicomte d’Avenel, candidat perpétuel à l’Académie.

D’Avenel se donne comme « bien pensant », — pour employer l’horrible formule des conservateurs, — mais il flatte les puissants du jour et nul ne s’esclaffe comme lui aux séniles plaisanteries de Clemenceau. Une fois qu’il m’avait agacé par une grossière et niaise calomnie à l’endroit de quelqu’un que j’aime et respecte, je lui tins brièvement ce langage : « Si jamais cette personne venait au pouvoir, monsieur d’Avenel, vous solliciteriez l’honneur de lui lécher les pieds ». Cette remarque divertit fort le noble vicomte. Il ne connaît pas bien les gens et il lui arrive de buter contre de sérieux réverbères. Ayant écrit au Figaro, dans ce style diffus et grisâtre qui est sa manière, un article destiné à contrecarrer bassement une campagne royaliste de Maurras dans ce même journal, il s’attira, de l’auteur de l’Enquête sur la Monarchie, cette page d’anthologie vengeresse : la Ballade du pauvre vicomte, dont le refrain est : « Va cracher dans le puits, vicomte, va cracher dans le puits pour y faire des ronds ».

Aussi, quand on parle en sa présence de Maurras, le vicomte cligne des paupières, rougit légèrement et déclare : « Qui cela, monsieur Maurras ?… Je ne le connais pas ».

Certaines de ses mésaventures sont célèbres. Voulant traiter à bon marché des académiciens, — car il est riche, mais fort avare, — il leur servit un canard rouennaise à la suite duquel ils se tordirent dans des coliques sans nom. Le résultat fut une fuite de plusieurs voix dans les calculs du candidat malheureux. Gaffeur comme pas un, d’Avenel excelle à parler de corde dans la maison du pendu, à lever le sujet de conversation dangereux, à écraser le cor de son voisin de table. Averti par un contre-instinct bizarre que le coup a porté, il éclate alors en un braiement qui rappelle celui de l’âne heureux d’avoir découvert une pomme pourrie. Quand on entend ce han hi ! han hi ! on peut être sûr que le vicomte vient d’en lâcher une. Jamais je n’ai vu infatué faire un sort plus brillant à ses propres sottises.

Sa grande idée, c’est que la question du ventre, le taux de l’argent, le prix des denrées mènent le monde ; que la politique est subordonnée à l’économique, et que la crise du pain, du coton ou celle du charbon ont plus d’importance qu’une grande guerre. Antique bateau, mille fois ressassé, mille fois démenti par les événements, que d’Avenel, en dix volumes, a prolongé sans le rajeunir. Il tient à passer pour important, mais aussi, mais surtout pour bel esprit. Il croit qu’on s’amuse de ce qu’il dit. Il ne s’aperçoit pas qu’on s’amuse de lui. Brunetière, qui avait le goût des fantoches, lui ouvrit toute grande la Revue des Deux Mondes, et certains de ses numéros ont l’air de simples gilets saumon, destinés seulement à faire valoir le torse et la cambrure du « pauvre vicomte ».

J’ai conté naguère le passage muet, grave et doux d’Édouard Rod, tel un fantôme suisse, parmi les laques et estampes du Grenier Goncourt. Ainsi traversait-il, virginal, les salons de la Revue des Deux Mondes. Il marchait sur la pointe des pieds, susurrant de fines remarques, comme dans une chambre de vestale. Ce bon élève de Georges Elliot approuvait silencieusement Brunetière. Il jetait sur Faguet et Doumic un regard attendri. Il croyait que tout est sérieux et un peu triste, que tout le monde est très consciencieux et que, — pour renverser le mot de son compatriote Amiel, — les états d’âme sont des paysages. Il travaillait à ses multiples Michel Teissier, à ses Silence, à ses l’Ombre s’étend sur la montagne, les publiait bien régulièrement, bien sagement, et recevait avec bonté les compliments que lui en faisaient des gens qui ne les avaient pas lus, mais auxquels on avait conseillé de les lire. Cet excellent homme était, sur toute la ligne, un premier accessit. Ses amis — car il était aimé — m’ont assuré qu’il avait énormément de vie intérieure. C’est donc qu’à force d’être intérieure cette vie ressemblait à un étouffement ; Rod ou la Desdémone du canton de Vaud. Je fus stupéfait d’entendre une des personnes présentes me dire un jour, en me montrant Rod : « Présentez-moi donc à Arvède Barine ». Cette erreur, à la réflexion, renfermait une parcelle de vérité. On remarque, chez ces deux auteurs, une même absence totale de soleil. La peau de leur style est grise et froide.

Par la fondation de sa Nouvelle Revue, Mme Edmond Adam, tout le temps qu’elle la dirigea, fit à la Revue des Deux Mondes une sérieuse concurrence. Il s’en fallut de peu qu’elle ne la supplantât. Dans la pensée de Mme Adam, incarnation du patriotisme et de l’héroïsme français pendant toute la période de l’Entre-deux-guerres, la Nouvelle Revue devait être le foyer de l’idée de Revanche et le lieu de réunion de la France régénérée.

J’admire et je vénère Mme Edmond Adam. Il y a un quart de siècle que je l’appelle « ma chère patronne ». Elle a publié mes premiers essais. Elle m’a guidé maternellement à travers les pièges de la littérature et du journalisme, qui guettent les débutants. Enfin, elle m’a mis au cœur une haine lucide de la Bête allemande, qui ne s’éteindra qu’avec moi. Celui qui l’a baptisée « la grande Française » a bien dit. Son œuvre du maintien de la confiance, de l’espérance et de la conservation des énergies pendant quarante-quatre ans a eu une portée incalculable. Elle est celle qui n’a jamais renoncé, celle qui ne s’est jamais reposée dans le combat sourd, tenace, quotidien contre le Germain, qui fut la trame de son existence. J’en parle savamment. Je l’ai vue travailler. J’ai eu ses confidences. J’ai connu ses sacrifices de toute sorte et sa folie d’abnégation, qui était une grande sagesse.

Elle avait été l’âme de Gambetta. Du jour, où, déçue et désillusionnée, elle se retira de ce verbe éloquent, mais devenu vain et menteur, Gambetta s’écroula. Plusieurs en ont voulu à Mme Adam de ses révélations sur le rôle louche du tribun après la guerre de 1870-71. Or elle a été miséricordieuse, elle n’a pas tout dit dans ses Mémoires, elle a ménagé le Génois double, fait d’impétuosité et de ruse, qu’elle avait cru pouvoir hisser et maintenir au rôle de symbole de la Revanche.

Le fond de l’histoire est très simple : Gambetta et ses amis, moins l’intègre, le loyal Edmond Adam, admiraient secrètement Bismarck et entrevoyaient une politique de rapprochement franco-allemand, sur le plan de l’antipapisme et de l’anticatholicisme. Un seul obstacle à ces visées : Mme Adam. Mais ils se disaient : « Bah ! une femme ! » Ils passèrent outre. Elle l’apprit et sa colère fut terrible. Du jour au lendemain elle rompit avec ceux qui perdaient, selon elle, leur raison d’être et elle continua seule, ou presque seule, le combat. Ce « presque » fait allusion à Paul Déroulède, patriote ardent et magnifique, mais de faible clairvoyance, qui demeura fasciné par Gambetta et ne sut pas se dégager de formules devenues désuètes et contradictoires.

Mme Adam travaille ainsi : elle prend une feuille de papier et elle fait son plan. Ce plan établi, elle s’y tient. Admirablement renseignée sur la politique allemande, ayant en tête l’outil flambant neuf de la Nouvelle Revue, qui devait engloutir une grande partie de sa fortune, elle se proposa, dès 1878, ce quadruple but :

1° Soutenir, envers et contre tous, la confiance de l’Alsace-Lorraine et la foi des patriotes Alsaciens-Lorrains.

2° Abattre Bismarck.

3° Faire l’alliance russe.

4° Préparer, diplomatiquement et militairement, la Revanche.

Elle a réussi on peut le dire, dans sa quadruple tâche. Elle a attendu son heure quarante ans. Mais elle l’a eue.

Sa maison devint ainsi le centre de la résistance aux menées allemandes de toutes sortes qui allaient fondre sur la France. Mme Adam est une solide et vaste intelligence, inutile de le dire ; mais elle est aussi une intuitive extraordinaire, qui reçoit, par des voies hyperconscientes, de mystérieux avertissements. En voici un exemple : elle a toujours su, de science plus certaine que celle des généraux ses amis, que l’invasion allemande de la prochaine guerre se ferait par le nord, par la Belgique, et elle n’a cessé d’envisager et de faire envisager autour d’elle cette éventualité. La collection de la Nouvelle Revue et les articles du capitaine Gilbert en font foi.

Cette pénétration lui permet de juger en un clin d’œil le fort et le faible d’un individu et de ne placer sa grande confiance qu’à bon escient. Par contre, elle dissémine sa petite confiance avec un imperturbable optimisme et il lui est parfaitement égal d’être dupée sur le secondaire, sur ce qui n’est pas l’intérêt français. Amie incomparable, fraternelle ou maternelle, selon les différences d’âge, elle n’abandonne jamais, jamais ceux qu’elle a une fois adoptés. Elle étend sur eux sa main protectrice.

Elle a eu cette fortune singulière, étant prédestinée à de grandes et fortes choses, à une dure action, d’être adorablement belle. Elle a surmonté cette beauté, ce charme, qu’elle ne mettait d’ailleurs nullement sous le boisseau, par le prestige de l’esprit et de la volonté. Bien que dominatrice et inspiratrice, elle est demeurée femme et ménagère, aussi habile aux confitures et aux menus qu’aux préparations diplomatiques et militaires, menant sa maison avec une « économie », au sens latin, incomparable et un faste royal. Elle est née grande dame. Elle sait écarter gentiment les gêneurs, aplatir les mufles d’une réponse souriante mais irrésistible, récompenser d’un mot les belles actions, faire jaillir les larmes de reconnaissance. Elle sait accueillir et chasser. Rien de droit, de clair, de hardi ne la fâche jamais. Le mensonge et l’hypocrisie la rebutent. Elle panse la douleur, la timidité et la pauvreté. Sa générosité est sans limites. Je n’ai connu qu’Alphonse Daudet et une autre personne tout près de moi pour s’intéresser aux pauvres diables avec une aussi réelle et efficace bonté. Mais, chose étrange, on n’abuse pas de cette jolie main toujours ouverte. La grandeur qui émane d’elle est transmissible et bien des êtres méchants et vils, comblés par elle, ne lui en ont pas voulu du tout, ne l’ont pas déchirée par la suite.

Comment l’Allemagne, qui pense à presque tout, ayant une ennemie de cette taille et de cette efficacité, ne l’a-t-elle pas fait disparaître au cours de l’Entre-deux-guerres ? Voilà ce que je ne puis comprendre. En dépit d’un budget d’espionnage annuel de quatre-vingts millions de marks, nos ennemis sont psychologiquement assez mal renseignés. Pendant des années et des années, il n’y a plus de raison de le taire. Mme Adam a tenu le gouvernement russe au courant des pièges que Bismarck ne cessait de tramer contre lui. À deux reprises, elle a fait le voyage de Russie, pour faire savoir directement aux principaux intéressés ce qu’elle ne pouvait leur écrire ni confier à des intermédiaires. Elle a poursuivi le comte Witte, qui cherchait le rapprochement russo-allemand, d’une haine solide et documentée. La mort tragique de son ami le général Skobeleff avait été pour elle un coup terrible. Mais tout de suite elle avisait au moyen de remplacer cette grande influence francophile et antiallemande disparue.

Car la principale force de Mme Adam a été de ne jamais désespérer : « Il y a toujours dans un coin une petite chance que l’on n’a pas entrevue…, et puis, quand tout paraît perdu, il reste la prière ». Même au temps de Païenne et avant l’ascension mystique de Chrétienne, Mme Adam avait un culte pour Jeanne d’Arc « qui, dans la pire situation de la France, n’avait jamais désespéré ». Fille de la solide Picardie, issue d’un sang intact et d’une longue lignée de gens du terroir qui savaient rire, boire et tenir bon, cette femme extraordinaire a une âme de croisé. Elle a fait à l’intérieur une croisade de près d’un demi-siècle. Mais si vous voulez mon avis, qui est celui d’un homme renseigné, il y a eu quelque chose d’elle dans notre victoire de la Marne, dans ce Poitiers de 1914, par qui furent refoulés à jamais, non seulement le Germain, mais le germanisme. Sa pensée et la pensée de ceux qu’elle avait animés, civils et militaires, de son invincible certitude pendant le long et morne espace de temps, flottaient au-dessus de ces sept journées épiques. Nos tout jeunes héros peuvent lui dire : « Grand’mère ! »

Cette victoire, où elle a eu sa part, ne l’aura pas étonnée. Elle vit dans l’attente continuelle du miracle et elle fait tout son possible, de toute son énergie, comme s’il ne devait pas y avoir de miracle. Telle est la source de sa gaieté quotidienne, qui surmonte les deuils et les souffrances, inséparables de la longue vie d’une compatissante. Mme Adam rit comme un coin du ciel bleu de France. Elle frissonne comme un de nos arbres peuplés d’oiseaux. Elle aime les tout petits enfants comme les sources claires de son parc de Gif, la spontanéité et l’allégresse autour d’elle. Elle redoute le contact des gens moroses et je l’ai vue, de mes yeux vue, inciter à la joie le papa Freycinet, qui a l’air d’un mormon en ivoire.

Cela se passait il y a vingt-deux ans, dans l’hôtel du 190, boulevard Malesherbes, qui est une demeure historique. Autour de la table couverte de fleurs. Monseigneur le Duc d’Aumale, ledit Freycinet, Alphonse Daudet, Magnard, Calmette, le général de Galliffet et vingt autres. Jamais je n’ai bu d’aussi bon bordeaux — un Château-Laffitte, — ni aussi savamment chambré ! Quand ce vin, noble et fin entre tous, atteint ce point de perfection, il a l’air d’une rose dans la nuit et son indéterminé se précise. N’allez pas en conjecturer que le bourgogne lui était inférieur, — c’était un chambertin de feu, étoile de violettes, — ni que le Champagne…, mais je m’arrête, afin de ne pas vous faire trop envie. La chère était à l’avenant et, comme on était dans la saison des truffes, celles-ci parfumaient des poulardes onctueuses, comme bardées de leur propre graisse d’or : « Diable ! c’est une bonne maison ici », répétait Magnard, mon voisin de table. Mon père incitait le Duc d’Aumale à raconter ses souvenirs du procès Bazaine, qui étaient du plus vif intérêt et d’une sobriété toute militaire. Freycinet aussi fut très intéressant, en dépit de sa petite voix pâle de convalescent pressé. En revanche, le général de Galliffet, avec ses joues creuses, son teint de brique et son débit volontairement brutal, fit mauvaise impression. « Il est tellement dur à cuire qu’il en est coriace, — murmurait Magnard, — on n’est pas briscard à ce point-là. Il en remet. » C’était tout à fait mon avis. Avec son tact ordinaire. Mme Adam menait, guidait cette conversation de vingt-cinq convives et en atténuait les pointes trop acerbes.

Le grand romancier Henry James a coutume de dire : « Vos dîners, à vous autres Français, ressemblent toujours un peu à des séances de la Convention ». C’est exact. Nous gesticulons, nous nous coupons la parole, nous multiplions les ripostes. Cela tient aussi à ce que nous buvons du vin et mangeons une véritable cuisine, au lieu que la coction anglaise, oscillant entre le surépicé et le fade, stimule le palais mais non l’esprit. Le pickles est une hérésie. Donc, à un moment donné, la causerie générale vint sur la Commune, sujet dangereux, et que Mme Adam, malgré toute son adresse, n’avait pu éviter. Galliffet s’exprima si cruellement sur le compte de malheureux bougres, évidemment fautifs et quelques-uns même criminels, vu les circonstances, mais après tout rudement châtiés, que mon père le redressa, puis se fâcha. Cela faillit mal tourner. D’un souvenir algérien, le Duc d’Aumale apaisa les flots irrités. Alors Magnard, dans son coin : « Il y a vingt ans que ces choses ont eu lieu. Elles sont aussi irritantes qu’hier. Il n’y a que la mort pour calmer les fureurs humaines…, et encore !

— Absolument, » répondait Calmette, homme doux et conciliant, que la mort devait prématurément calmer.

Vers cette époque, Mme Adam voulut se décharger du poids de la rédaction de la Nouvelle Revue, — sauf la partie de politique extérieure et les chroniques militaires, — sur quelques jeunes écrivains. Elle avait comme secrétaire de la rédaction Claude Rajon, aujourd’hui député. Elle essaya, comme secrétaire général, l’avocat Charles Philippe, comme corédacteurs en chef Georges Hugo et moi. Le projet de transformation de la revue comportait la collaboration assidue de Léon Bourgeois, de MM. de Marcère et Cavaignac, plus une chronique des provinces pour laquelle Maurras promit des articles. Mon père devait nous conseiller de loin. De nouveaux capitaux étant nécessaires et les ressources de Mme Adam — qui subventionnait par ailleurs pas mal de gens et d’œuvres — n’étant pas inépuisables, on résolut de charger Paul Ménard-Dorian de réunir quelques bailleurs de fonds républicains. Il fallut donc « consulter Paul ». L’excellent homme se gratta la tête, faisant ainsi s’envoler sa mouche coutumière, prit un air profond, pesa le pour et le contre, envisagea toutes les éventualités, fit sa balance, examina les chiffres, opéra quelques additions, soustractions, multiplications, consulta lui-même plusieurs amis et industriels, ajourna sa réponse, eut une entrevue avec Alphonse Daudet, puis une autre plus longue avec Mme Adam, tâta ses coassociés, et, en fin de compte, déclara que momentanément il se réservait, mais que plus tard… Entre temps, Charles Philippe et Claude Rajon, charmants garçons l’un et l’autre, mais de tempéraments opposés, le premier aussi vif et impétueux que le second est calme et réservé, se prenaient à tic, puis en grippe, et il fallait les réconcilier deux fois par semaine. Georges Hugo a horreur des bisbilles, moi-même je ne les aime pas. Nous convînmes, d’un commun accord, que nous ferions, en nous obstinant, du mauvais travail et que nous devions renoncer à cette transformation de la Nouvelle Revue. Je revois encore le navrement de ce brave Philippe : « Mais tu es idiot… Mais vous êtes deux tourtes… Mais avant six mois, nous aurions eu cent mille abonnés ». Et il le démontrait, chiffres en mains.

Philippe avait aussi à l’époque une admiration passionnée pour deux hommes politiques : Léon Bourgeois et Descubes. Il leur prêtait presque du génie. L’un et l’autre étaient dans le privé deux personnes tout à fait agréables et simples, d’ailleurs. C’est une physionomie originale que celle de Léon Bourgeois, associé à tant de mesures de persécution anticléricale odieuses, imbéciles et funestes, et qui se présente à l’observateur impartial comme un monsieur lettré, fin, nuancé, tranquille, dédaigneux des honneurs. Il écrit mal, il pense court et petit et son contact est agréable, donne l’impression d’une nature compréhensive et loyale. L’homme est un animal divers.

Je n’ai jamais vu de monsieur plus petit que M. Rodocanachi, du conseil d’administration de la Nouvelle Revue, mais je n’en ai jamais vu non plus de plus riquet, de mieux tenu, ni de plus affable. C’est un vrai bibelot d’étagère. M. de Marcère est la bonté et l’honneur même. Descubes est un lettré et il a de l’esprit naturel. Les dîners mensuels de la Nouvelle Revue transformée, qui malheureusement ne furent pas nombreux, attiraient ainsi une foule de personnalités politiques de premier et de second plan, auxquelles Mme Adam réservait son plus affectueux accueil.

Mais c’est à la campagne, dans sa propriété de Gif, recevant et distrayant son monde par une belle journée, qu’il faut voir notre chère patronne. Elle habite là une ancienne abbaye, dont elle a respecté la ruine, flanquée d’une confortable maison moderne, avec un vaste atelier et une terrasse donnant sur la vallée. Quand vient la belle saison, le train dépose à la station plusieurs douzaines de Parisiennes et de Parisiens, quelquefois sympathiques, quelquefois indifférents ou antipathiques les uns aux autres, que des voitures emmènent à l’abbaye, qu’agglomère instantanément la cordialité de l’hôtesse incomparable. Si Mme Adam me l’ordonnait, je jouerais aux quilles avec Jean Aicard, qui est le plus horripilant, le plus bête et le plus cabotin des poètes sans poésie, et je lirais, d’un bout à l’autre, un article en charabia du grand Judet. Sur la terrasse de Gif, j’ai fait une partie de boules avec ce pauvre Jules Claretie, que j’avais égratigné plusieurs fois depuis l’Affaire, et nous nous séparâmes réconciliés. Malheureusement, quelques années plus tard, à l’occasion des représentations du juif Bernstein à la Comédie-Française, représentations que l’Action française empêcha, ce fut de nouveau la bisbille et je dus faire poum poum avec des pistolets, puis m’aligner à l’épée avec son fils Georges Claretie. Il s’en fallut de peu qu’il ne fût tué. L’existence a de ces détours… Que les littérateurs qui n’ont pas figuré dans les charades de Gif lèvent la main ! Impossible de faire le dénombrement des morts et des vivants qui ont défilé sur cette terrasse enchantée, qui y ont dépensé le meilleur de leur esprit, dans la liberté charmante du plein air.

Chose rarissime, pendant cette période de l’Entre-deux-guerres, les ennemis de la France n’eurent jamais accès dans cette maison française. J’ai connu des salons républicains infestés de juifs allemands et autrichiens et d’espions déguisés en gens du monde. Rien de tel chez Mme Adam. Les « Schlum », comme on dit en Pologne, s’y seraient trouvés mal à l’aise, en admettant que la maîtresse de maison ne les eût pas immédiatement fait jeter dehors. L’usage est là, en toutes circonstances, de donner le pas aux militaires sur les civils. Mme Adam estime, comme feu Brachet, son admirateur, que ceux qui défendent le pays par métier, et donc préservent le langage et les formes intellectuelles en même temps que le sol, l’emportent sur les philosophes, les savants, les écrivains et les artistes. Combien elle a raison ! Il n’est pas de contact plus agréable, ni plus chaud et roboratif que celui d’un officier de carrière, et je donnerais la conversation de dix académiciens pour celle d’un général Mercier, d’un Marchand ou d’un Baratier.

Pierre Loti est un des préférés de Mme Adam, un de ses fils métaphysiques. C’est elle qui l’a mis au monde de la notoriété, en publiant, dans la Nouvelle Revue, le Mariage de Loti. Aussi il faut reconnaître que chez Mme Adam, « madame chérie » comme il l’appelle, Loti est tout à fait lui-même, dépouillé d’affectation, naturel et délicieux. Halluciné par la mort et déchiré par la mélancolie dans ses livres, il se montre à Gif gai et même blagueur comme un enfant espiègle, il court, il saute, il joue avec l’eau. Les personnes qui le voient pour la première fois en sont ébaubies. Elles ne veulent pas croire que ce fantaisiste lâché a écrit Fantôme d’Orient et Mon frère Yves. Gêné dans le courant ordinaire de la vie par deux antennes trop délicates, dont l’une s’appelle timidité orgueilleuse et l’autre susceptibilité, ce papillon magique de Loti volète à son aise autour de Mme Adam ; il arbore ses couleurs diaprées, étincelantes, son vêtement d’aurore, alors que, dans ses beaux et sombres poèmes en prose, apparaît seulement son corselet noir et or de crépuscule. Il y a en lui un mystificateur à froid, un tireur de plans de premier ordre et parallèlement un gobeur, un naïf incomparable. Ayant tant de fois capté la lune avec sa plume, il croit qu’il pourra la prendre avec ses dents. C’est un esprit de l’air et de l’eau, un lutin de haute mer, qui n’accepte pas la perspective de ranger ses ailes entre quatre planches, puis de se dissoudre un jour comme les camarades. Cela fait qu’il agace et qu’on l’aime. Mais allez donc essayer de le contenter !

Tout autre apparaît Paul Bourget, le maître de la construction romanesque. C’est à Gif que, me prenant affectueusement par le bras, selon son habitude, il m’a donné, sur notre art, d’inoubliables leçons. Car il est un des très rares qui sachent communiquer leur expérience. Son visage sérieux et attentif, son œil profond et parfois soucieux sous le monocle s’illuminent quand il tient une racine morale, une raison, une chaîne de causes, quand il sent frémir la vérité au bout de sa perpétuelle recherche. Grande, universelle intelligence, que ne dépare point la précipitation. Il est patient et obstiné comme le temps, ce qui fait qu’il a échappé à sa morsure et que son esprit, sa silhouette sont demeurés étonnamment jeunes.

Psychologue né et perfectionné par les contacts, il excelle à classer et à définir. La science et les fréquentations médicales ont eu sur lui une influence qu’il ne cherche pas à dissimuler, encore qu’il s’exagère le mérite de beaucoup de cliniciens et d’hommes de laboratoire. Sa conversation est captivante, car elle est juste, sinueuse et appropriée aux circonstances comme à son interlocuteur. Sortant assez peu, méditant beaucoup, cultivé comme pas un, il a, sur toutes choses, des vues personnelles et cohésives. Il est, à mon avis, le roi des spectateurs et des analystes. Je ne le quitte jamais qu’à regret.

La bêtise des imbéciles l’attriste, parce qu’elle est irréparable. Mais les bêtises des hommes intelligents, et notamment de ses confrères l’amusent infiniment, et, quand il consent à les exposer aux connaisseurs, à les faire miroiter, tel un bijoutier émerveillé, c’est un délice. Sur l’époque d’Aurevilly-Flaubert-Maupassant jeune, il a des documents incomparables. J’espère que nous les connaîtrons un jour, à moins qu’étant discret et même secret il ne garde pour lui le meilleur de ses hautes observations.

Paul Bourget, au contraire de Melchior de Vogüé, possède ce don majeur du grand romancier, qui est le sens du développement. La conduite de ses personnages, une fois posée, n’a rien d’arbitraire. Je suis persuadé qu’il se laisse mener par eux, beaucoup plus qu’il ne les dirige dans le sens de ses convictions religieuses ou politiques. Sa bonne foi est constante et absolue. Il aime bien trop la réalité pour la déformer ou l’amoindrir. Alors que, sous l’influence ignoble de Zola, une partie de la littérature romanesque française s’abandonnait à une peinture sommaire de l’instinct animal, — qui n’est même pas l’instinct de l’animal humain, — Bourget réagissait dans le sens des commandes et directions cérébrales de l’organisme. Il délaissait les bonnes, les pochards et le ruisseau pour des sujets plus relevés et plus importants. Le naturalisme lui en voulut beaucoup, et la plupart des critiques dirigées par les primaires contre ses prétendues préférences mondaines, critiques d’une rare sottise, datent de là. Ayant infiniment d’esprit, il est le premier à en rire.

Deux lois, selon lui, gouvernent le roman : celle de la crédibilité et celle de la durée, ou perspective. Ce que l’auteur raconte doit être cru par le lecteur. « On dirait que c’est arrivé. » Compliment véritable, récompense de l’écrivain, alors qu’ayant retiré ses étais, il donne l’illusion d’une formation spontanée. Dickens, Alphonse Daudet ont possédé au plus haut point la crédibilité. Chez Balzac, elle est interrompue par ces continuelles effusions et suffusions du génie, qui rappellent, aux admirateurs de l’œuvre, l’existence de l’ouvrier. Balzac, c’est le mécanicien qui passe la tête dehors par la soupape et converse avec les passagers. C’est le castelier qui intervient dans le guignol pour expliquer comment le commissaire a mérité d’être rossé. Balzac ne suggère pas. Il dit tout, il explique tout, il est ivre de relier les pièces de l’univers et les morceaux des âmes. En quoi il diffère profondément de Shakespeare, qui laisse la parole à ses personnages et n’interprète pas leur destinée, en commentant la sienne propre. Je pense que cette seconde méthode a les préférences de Bourget.

La question de durée ou de perspective n’est pas moins importante. Il faut que le roman soit baigné dans le temps, faute de quoi il est illisible, tantôt lancé comme un train rapide, tantôt lent comme une tortue malade. Le pauvre Rod n’a jamais eu la notion de la durée. Cherbuliez, cet autre Rod, ne l’avait pas non plus, et c’est pourquoi son œuvre est caduque. Balzac, très habile à ce point de vue, enferme l’éternité de l’amour dans quelques chaudes minutes parfumées du parc de Clochegourde ou dans la courte nuit de Montauran et de Marie de Verneuil, puis il fait tenir toute une époque dans le Cabinet des Antiques ou dans le siège du vieux Rouget par Philippe Bridau. C’est un art magique que de savoir retourner à point nommé le sablier, que de remplacer le sablier usé ou bouché, et dont le conduit laisse passer trop vite ou trop lentement la substance impondérable du temps. Aucun traité de littérature ne contient d’ailleurs ces principes, qui sont la moelle substantifique de Bourget. C’est que seul un romancier peut parler des romanciers. Que voulez-vous qu’un homme en bois et en chevilles, comme Brunetière, comprenne à ces délicieux mystères de la reproduction de la vie par la plume, l’encre fraîche, le papier et l’esprit !

Paul Bourget représente à mes yeux le summum de la curiosité intellectuelle. Il est tout yeux et tout oreilles. Il se méfie, d’ailleurs, du cuviérisme, qui consiste à reconstituer un squelette avec un os. Il sait que, neuf fois sur dix, le squelette ainsi rétabli est faux. Il se méfie aussi du claudebernardisme, qui consiste à pécher au hasard, quand on est bon pêcheur, et à s’émerveiller du premier poisson pris. Il sait que certains poissons n’ont pas d’intérêt, que certains chemins ne mènent nulle part. Il procède avec un choix minutieux et l’amour de la hiérarchie. Mais promenez-vous en sa compagnie, il interrompra tout à coup une remarque profonde ou vive pour s’amuser d’une silhouette de passant, du jeu d’un enfant, de la flânerie d’un chauffeur. Ses deux courants intellectuels du dedans au dehors, du dehors au dedans, se complètent et ne s’interfèrent point. Quel bon cerveau !

Il supporte bien les raseurs. Je ne connais même aujourd’hui que Maurras pour les subir avec une pareille bonne grâce et une aussi imperturbable affabilité. Mettez n’importe quelle personne, de n’importe quelle condition, en présence d’Avenel ou de du Bled, pour nous en tenir à la Revue des Deux Mondes, je vous affirme qu’au bout de dix minutes cette personne fuira épouvantée. Paul Bourget supporte d’Avenel et du Bled. Bien mieux, il les écoutera et, chose effarante, il se donnera la peine, s’il est de bonne humeur, de les contredire et de les rectifier. Son appétit de l’humanité est égal à son humanisme.

Enfin, il est fort et riche en nuances ; ceci revient à dire que romancier, critique et dramaturge, il est de ceux qui se renouvellent, auxquels le frottement double de la vie et de la connaissance ajoute sans cesse de l’énergie mentale.