Souvenirs et Idées/1870-1871

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 165-234).


CORRESPONDANCE AVEC UN AMI AMÉRICAIN PENDANT LA GUERRE, M. H. HARRISSE

CORRESPONDANCE AVEC UN AMI AMÉRICAIN PENDANT LA GUERRE

[1]
H. H.

24, rue Lavoisier

13 juin 1869.
Chère amie,

Voici la vérité vraie. Le premier soir grande effervescence à cause des élections. On fête la nomination de Jules Favre et de Garnier-Pagès, et on déplore la défaite de Rochefort en cassant quelques réverbères après avoir chanté la Marseillaise.

Le Gouvernement émaille la foule de municipaux et de sergents de ville. Spectacle qui ramène la foule le lendemain.

Les carrières d’Amérique descendent la chaussée de Ménilmontant et prennent la direction du « mouvement ».

Les carrières d’Amérique, vous le savez sans doute, sont des fours à plâtre abandonnés, habités par une population considérable de voleurs, de filous, de vagabonds, et surtout de jolis petits messieurs aux cheveux coupés d’une certaine façon, portant presque tous une casquette et une blouse blanche. Les plus âgés ont la poigne forte et « protègent » ; les plus jeunes ont la voix frêle et la démarche nonchalante.

Cette vile canaille saccage tout sur son passage. Le boutiquier s’effraie et l’ouvrier regarde froidement.

Les révolutionnaires à l’état latent se concertent et tâtent le terrain. La foule des badauds donne une certaine couleur aux espérances des blanquistes.

Les troupes arrivent et on a l’esprit de cacher les sergents de ville. La grosse cavalerie sillonne les boulevards, à la grande joie des Parisiens. Les faubourgs s’arment de triques pour recevoir la « fripouille » ; et la fripouille se fait casser le nez d’abord par les ouvriers du faubourg Antoine, et ensuite incarcérer à Bicêtre et à la Conciergerie, où elle est pour les dix-neuf vingtièmes des arrestations.

Enfin tout est fini ; mais il est ressorti de cette échauffourrée une leçon qui est aussi une menace, et, j’ose le dire, une consolation : c’est que les dix-huit années de régime absolu n’ont pas tellement désossé la population qu’elle ne puisse à une heure donnée revendiquer ses libertés. La masse n’était pour rien dans ce mouvement, mais elle ouvrait les narines d’une manière qui m’a donné singulièrement à réfléchir !

C’est pour vous consoler que je vous dis cela et que je vous embrasse, chère amie, de tout cœur.

À vous.

HENRY HARRISSE.
(Extrait.)
M. Henry Harrisse, avocat au barreau de New-York, rue Lavoisier, à Paris.


Nohant, 15 juin 1869.
Cher ami,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Moi je déplore ce tapage inutile. Il eût été si beau de bien voter et de rester calme ! Je crois que Paris apprendra à donner cet exemple au monde ! Mais il paraît que nous n’y sommes pas encore. On dit que c’est la faute aux carrières d’Amérique.

Pourquoi y a-t-il encore au milieu d’une civilisation dont les splendeurs nous coûtent si cher, des repaires de bandits capables de troubler Paris pendant quatre jours ?…

À vous de cœur.

G. SAND.

Paris, 28, rue d’Astorg.

2 août 1869.
Chère amie,

Les journaux annoncent que vous êtes ici, surveillant avec soin les dernières répétitions de la Petite Fadette. Je vous écris néanmoins à Nohant.

Hier, j’ai été voir Sainte-Beuve. Il sortait d’une de ses crises et était abattu. On l’avait sondé la veille, et comme il arrive toujours en pareil cas, la partie malade était irritée. Aussi pouvait-il à peine s’asseoir. La conversation le ranimait cependant, et vers la fin il a retrouvé cette verve sans égale qui charme véritablement tous ceux qui l’écoutent. Il a parlé de vous avec une très grande bonté, et ce n’était que justice.

Je suis alors allé dîner chez Renan à Sèvres. Il était superbe. Je commence à lui trouver un air olympien. Le Saint Paul a beaucoup de succès. Vous l’avez lu, n’est-ce pas ? La famille de notre ami part demain pour Yport afin de faire prendre des bains de mer à son petit garçon, Ary.

J’ai aussi rencontré les Concourt. Le plus jeune a bien mauvaise mine. Ils arrivaient de voyage, et se plaignaient du bruit que font leurs voisins. Leur système nerveux me semble complètement détraqué.

La température ici est aussi agréable que possible, et je vous assure qu’il fait meilleur à Paris qu’en Suisse.

Des Dumas, je ne sais qu’une chose, c’est que toute la famille a fait une excursion sur le yacht du Prince. Ce dernier est en ce moment au Palais Royal.

Nous marchons donc à une révolution, et une révolution aussi singulière qu’inattendue. On ne le croirait pas d’abord, à voir l’accalmie qui règne ici ; mais lorsqu’on considère l’indifférence complète avec laquelle le message « octroyant » de nouvelles libertés a été reçu par les masses, et le peu d’enthousiasme qu’excitent les protestations des députés de la gauche, on est bien obligé de reconnaître que la question est ailleurs.

J’ai l’idée que depuis dix-huit ans bien des choses fermentent, et que nous allons voir la France distancer en un seul bond toute les nations du monde ; qu’enfin nous allons assister avant dix-huit mois à une révolution sociale, et que les problèmes les plus compliqués vont se trouver résolus avant d’avoir été véritablement approfondis, et peut-être sans violence. Mais du diable si je sais par qui et comment ! !

Tout à vous et de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Mes meilleurs compliments à Maurice et à sa femme, un baiser aux enfants. Je vais envoyer à la rue Gay-Lussac les deux ou trois bibelots que j’ai rapportés de Suisse pour vous.



(Extrait.)
6 août 1869.
Cher ami.

Je suis bien paresseuse, n’est-ce pas ? Il fait si chaud ici ! On en jouit et on s’endort dans des occupations isolantes, Maurice l’agriculture et moi la botanique. C’est à peine si je sais que nous sommes en révolution. Pourtant, si vous dites vrai, si c’est une Révolution sociale, ça m’intéressera quand j’en serai sûre. Il me semble, au reste, que c’est la seule possible ; tout mouvement purement politique me semble tourner dans un cercle vicieux — insoluble…

G. SAND.


28, rue d’Astorg.

26 mars 1870.
Chère amie,

Vous avez quitté Paris si vite après la première représentation de l’Autre, que je n’ai pu vous serrer encore une fois la main. Je vous adresse et mes compliments et mes remerciements. Claudie en méritait autant, et laissez-moi vous féliciter du succès d’enthousiasme que ce beau drame obtient en ce moment au théâtre de Cluny.

Maintenant, dans le monde officiel et dans celui des lettres, on ne parle à peu près que du roman de vous publié dans la Revue, à cause du portrait que vous y auriez tracé de l’impératrice : et les commentaires d’aller leur train ! ! !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, à ce propos, l’autre soir, l’impératrice est venue chez la princesse, et n’a causé un peu longuement qu’avec Villemot et Dumas.

— Qu’est-ce qu’elle vous disait donc ? ai-je demandé à ce dernier. — Elle veut que madame Sand entre à l’Académie.

— Et qu’avez-vous répondu ?

— Moi, vous comprenez, lui ai-je dit, une femme aller rendre visite à des hommes, ça demande réflexion ! ! !

Il ne fait guère beau temps à Paris en ce moment, et je me demande si nous n’allons pas avoir un peu de soleil. Pour peu que cela continue, j’irai le chercher en Espagne !

Je n’ai pas vu madame Villot, dont le fils vient d’être décoré, mais j’ai rencontré hier M. Villot, qui se porte très bien, et vend sa bibliothèque. Je vous en enverrai le catalogue.

La vente des livres de Sainte-Beuve est très suivie, et produit de beaux résultats pour Troubat. Elle ne contenait qu’un seul livre de vous, André, sans aucune note.

Musset n’était pas non plus annoté.

La semaine prochaine, le libraire Potier met en vente un livre qui doit vous intéresser :

« Théâtre de M. Favart, ou Recueil des opéras-comiques et parodies qu’il a donnés depuis quelques années, avec les airs gravés. Paris, Prault, 1746, 2 vol. pet. in-8°, mar. r. fil. tr. dor. (Rel. anc.)

» Sous ce titre sont réunies les pièces suivantes, imprimées séparément et en éditions originales : Moulinet Ier ; la Servante justifiée ; la Chercheuse d’esprit ; les Bateliers de Saint-Cloud ; le Prix de Cythère : Hippolyte et Aricie ; le Coq de village ; la Coquette sans le savoir ; Acajou ; l’École des amours grivois ; le Bal de Strasbourg ; Thésée. L’exemplaire est aux armes du maréchal comte de Saxe. »

On sait que madame Favart fut la maîtresse du maréchal, mais seulement à son corps défendant et après que le terrible amant eut obtenu une lettre de cachet contre le mari[2], et qu’elle eut été elle-même renfermée successivement dans deux couvents, où elle était traitée en prisonnière d’État.

Un billet autographe du maréchal À la Fée Jantiliesse (Gentillesse), sans doute madame Favart, est joint à l’exemplaire.

Du reste, rien de nouveau. Dumas semble jouir d’une très bonne santé, et je vois Flaubert à la Bibliothèque de la rue de Richelieu tous les jours.

Maintenant, chère amie, donnez-moi de vos nouvelles, que je sache si, comme je l’espère, vous continuez à vous bien porter.

À vous de tout cœur.

HENRY BARRISSE.

P.-S. — Mes meilleurs compliments à Maurice et à madame Maurice, un baiser aux petites filles.


Henry Harrisse,

Avocat au barreau de New-York,

30, rue Cambacérès, Paris.
9 août 1870, mardi matin.
Chère et pauvre amie.

D’ici je vois, je sens, je devine votre tristesse, mais je suis persuadé que vous n’êtes pas découragée.

Quant à moi j’ai la conviction que nous assistons au commencement de la plus grande crise politique que l’Europe ait éprouvée depuis 1793, et qu’il va surgir des événements qui étonneront le monde.

Ce qui est bien certain, à mes yeux, c’est que la Chambre qui se réunit aujourd’hui sera avant longtemps une constituante, et peut-être une convention. La commotion terrible que ce noble pays est à la veille de ressentir n’a rien qui m’effraie, car la France n’a véritablement conscience d’elle-même, de sa force, et, j’ose le dire, de sa mission, que lorsqu’elle se trouve sur le bord de l’abîme.

Cependant, je dois avouer que j’étais loin de supposer que ce serait à la suite d’une invasion de Prussiens… !

Maintenant, voici ce qui est arrivé. L’armée française, que depuis trois ans on semblait mettre au prix de dépenses et d’efforts inouïs sur un pied formidable, n’existait que sur le papier ! Lorsque après la déclaration de guerre on a eu fait tout ce qu’on pouvait, et appelé même les soutiens de veuves et les fils uniques, le ministre de la guerre n’a jamais pu réunir de Thionville à Châlons et de Châlons à Besançon, que deux cent mille hommes, lesquels on a disséminés, fractionnés en petits corps échelonnés sur une ligne immense, et à deux et trois étapes les uns des autres. Plusieurs de ces grands corps n’existaient même que de nom. Ainsi le corps de Félix Douay, (pas la division Abel Douay battue à Wissembourg), n’a jamais eu que deux régiments : le reste est à Civitta-Vecchia, attendant qu’une mer calme lui permette de s’embarquer.

Ce qui reste de ces deux cent mille hommes, après les défaites de Frossard et de Mac-Mahon, devra lutter contre trois corps d’armée de cent quarante à cent cinquante mille hommes chacun, admirablement organisés, se tenant par la main, et campés au plein cœur de l’Alsace. Il y a derrière eux une réserve, dont j’ignore le chiffre, et dans la Forêt Noire un corps d’armée, qui probablement va chercher à entrer par la trouée de Béfort.

Est-ce à dire qu’en présence de cet immense danger, il faille jeter le manche après la cognée ? Est-ce à dire qu’il faille même douter du succès ? Si la France n’est pas devenue une autre France ; si c’est la même nation qu’il y a à peine cinquante ans a tenu, seule, tête à l’Europe entière pendant des années, et qui au moment où en 1793 son sol était envahi de tous côtés, que la guerre civile sévissait à l’intérieur, qu’elle n’avait aucune organisation, aucunes finances, presque pas d’hommes ayant reçu une éducation militaire, pas de marine, a conquis un des deux hémisphères, vous pouvez être sûre, mon amie, qu’avant longtemps, et peut-être au moment où j’écris ces lignes, la France aura repoussé les Allemands jusque sur la Sarre.

Si malheureusement je venais à me tromper dans mes prévisions, c’est qu’alors nous serions arrivés à ces époques fatales où les grandes nations achèvent leurs destinées, quelquefois au milieu d’une prospérité factice, comme ces magnifiques navires, comme ces ponts superbes qui, dans les ports, sombrent tout à coup, sans qu’on ait aperçu jamais une fissure, un défaut quelconque, mais qui étaient rongés à l’intérieur par des termites en ne laissant qu’une mince écorce.

Adieu, je vous embrasse de tout cœur.

HENRY BARRISSE.

P.-S. — Je suis en mesure d’assurer que cent mille Italiens viennent au secours de la France, mais ils ne peuvent être prêts avant dix jours ! Dix jours !! ! Je vous donne cette nouvelle comme absolument certaine.


À M. Henry Harrisse, à Paris.
Nohant, 13 août 1870.
Cher ami,

Vous devinez bien ce que je pense. Je suis désolée et non abattue. Inutile d’échanger nos réflexions sur ces terribles événements. Elles sont les mêmes ; mais il faut que je vous dise ce que vous ne savez pas à Paris, ce qui se passe dans nos campagnes, les plus paisibles, les plus patientes, les moins révolutionnaires de la France, à cause de leur position centrale et du manque relatif de communications rapides. Eh bien, c’est une consternation, une fureur, une haine contre ce gouvernement, qui me frappe de stupeur. Ce n’est pas une classe, c’est un parti[3] : c’est tout le monde, c’est le paysan surtout. C’est une douleur, une pitié exaltées pour ces pauvres soldats qui sont leurs enfants ou leurs frères.

Je crois l’Empire perdu, fini. Les mêmes hommes qui ont voté le plébiscite avec confiance voteraient aujourd’hui la déchéance avec unanimité. Ceux qui partent ont la rage dans l’âme. Recommencer à servir quand on a fait son temps, c’est, pour l’homme qui a repris sa charrue, une iniquité effroyable. Ils se disent trahis, livrés d’avance à l’ennemi, abandonnés de tout secours. Il n’en est pas un qui ne dise : « Nous lui f… notre première balle dans la tête. » Ils ne le feront pas, ils seront très bons soldats, ils se battront comme des diables, mais par point d’honneur et non par haine des Prussiens, qui ne les menaçaient pas, disent-ils, et qu’on a provoqués follement.

Hélas ! non, ce n’est plus l’enthousiasme des guerres de la République. C’est la méfiance, la désaffection, la résolution de punir par le vote futur. Si toute la France est ainsi, c’est une révolution, et si elle n’est pas terrible, ce que Dieu veuille I elle sera absolue, radicale. — On se réjouit à Paris du changement de ministère ; ici, on s’en soucie fort peu ; on n’a pas plus foi en ceux qui viennent qu’en ceux qui s’en vont.

Voilà où nous en sommes. Nous tâchons, nous, d’apaiser ; mais nous ne pouvons nous empêcher de plaindre cette douce et bonne population qu’on décime et qu’on exaspère, après qu’elle a fait gaiement tant de sacrifices pour être forte dans la paix. Et tout cela au beau milieu d’une année désastreuse pour les récoltes !

Donnez-moi des nouvelles ; amitiés de nous tous.

G. SAND.

Je ne vous parle pas de mes chagrins personnels. Deux de mes petits-neveux[4], mes petits-fils par le cœur, vont partir aussi.


Paris, 30, rue Cambacérès.

4 septembre 1870.
Chère amie,

Avant que les chemins de fer, coupés par les hulans prussiens, ne m’empêchent de correspondre avec vous, je veux vous envoyer un petit mot.

Quoi qu’il arrive, je resterai à Paris, car j’ai un pressentiment que les patriotes ne seront pas tous sur les remparts, et qu’il y aura des services à rendre dans les rues.

Oui, je crois à la guerre civile, et cela sous peu de jours, et si le siège se prolonge, nous assisterons à des scènes terribles. Je veux tout voir, tout entendre, et chercher à puiser dans ce spectacle inouï l’indice de ce que l’avenir réserve à la France.

Chose singulière, on ne semble pas se douter à Paris que quatre cent mille Prussiens sont à quelques lieues de la capitale. Si je vous disais qu’une partie de la population croit à l’heure qu’il est, que la guerre est terminée, et qu’en proclamant la République, on a dissipé le danger !

Maintenant, chère amie, vous avez le temps de m’écrire un mot ; si je puis vous être utile, disposez de moi sans hésiter.

Je vous embrasse tous de tout cœur.

HENRY HARRISSE.


Vous savez sans doute que c’est à Puys, chez Dumas, que la princesse a été arrêtée. Je vous envoie, sous ce pli, les commentaires du Réveil. C’est tout simplement odieux !


9 septembre 1870.

Écrivez-moi tout ce qui vous sera possible.

À tout hasard je vous réponds. J’ignore si nous aurons la guerre civile. J’espère que non. Cette grande effervescence allume les mauvaises passions, mais elle les use. Ce que je trouve déplorable en ce moment, c’est la bravacherie, la furie, la lâcheté de certains insulteurs contre l’ennemi. Est-ce là du courage ? Est-ce la vérité ? Les Prussiens et les Allemands commettent-ils toutes les atrocités qu’on raconte ? Il m’est impossible de le croire. Ils sont soumis à une grande discipline, et leurs officiers ne leur laisseraient pas éventrer des enfants et torturer des vieillards. Si quelques maraudeurs ont commis des crimes, la nation en est-elle responsable ? Ces malheurs n’arrivent-ils pas dans toutes les guerres ? D’ailleurs si j’étais homme je ne voudrais pas aller me battre avec la haine au cœur. Il me semble que cela diminuerait mon courage, et qu’il n’est pas nécessaire d’être furieux pour défendre l’honneur de son pays.

Le cruel bombardement de Strasbourg est un acte de barbarie, mais n’en avons-nous pas à nous reprocher aussi dans l’histoire ? La guerre est une divinité aveugle. Elle ne respecte pas les travaux de l’art, les œuvres de l’intelligence. Mais entre ces actes de vandalisme et la férocité qu’on impute à ce peuple allemand si bon chez lui, il y a un abîme, et il me faudrait le voir pour le croire.

Quant à l’imbécile calomnie contre la princesse Mathilde, elle a été démentie en même temps… et il ne faut pas s’arrêter à cette écume. Ce n’est pas la France tout cela ! En ce moment la véritable expression de la nation tout entière c’est le manifeste de Jules Favre et s’il eût eu le temps de le soumettre à toute la France il eut eu plus de signatures que le plébiscite n’a eu de voix.

Je n’ai pas peur. Quelque malheur qui nous écrase, notre race latine est vivace et se relèvera toujours. La République digne et pure se lèvera toujours dans nos aspirations et finira par se lever en réalité. C’est justement le besoin et le but de ces races peu habiles à organiser, mais qui préfèrent leur idéal au bonheur. Quand elles s’endorment sous un empire elles y meurent pour un temps. Voyez comme elles se réveillent !

Enfin espérons une paix honorable et pas trop de sang répandu !

À vous,

GEORGE SAND.


Henry Harrisse,

Avocat au barreau de New-York, 30, rue Cambacérés, Paris.

Samedi.
Chère amie,

Puisque vous m’engagez à vous écrire « tout ce qui me sera possible », je commence par vous dire que votre lettre du 9 est d’un bon sens, d’une vérité absolus.

Les Prussiens se conduisent mieux qu’aucune armée s’est jamais conduite depuis que le monde est monde ! Certes, ils ne me sont pas sympathiques, car je ne connais rien de plus opposé à ma nature qu’un officier prussien, mais il faut avant tout rendre justice à ses ennemis.

Pour eux, c’est une guerre nationale. L’unité allemande était leur plus haute aspiration. Ils se battent pour la consacrer. La France leur a fait la guerre, parce qu’elle voyait dans cette unité la fin de sa prépondérance militaire sur le continent. La France est battue sur un terrain qui n’était ni celui de la justice ni de la civilisation. Aujourd’hui elle combat pour l’intégrité de son territoire, c’est elle alors qui à son tour a raison, et tout ce que j’ai de cœur, de force et de volonté est pour elle, et pour elle seule !

Maintenant, on parle de Strasbourg, de sa cathédrale et de sa bibliothèque. Mais a-t-on oublié la cathédrale et la bibliothèque de Mayence, détruites de fond en comble par les Français au commencement de ce siècle ? A-t-on oublié le pays en face de Strasbourg même, ce Palatinat mis à feu et à sang par Turenne ?

Deux torts ne font pas une raison, je le sais ; mais si Ion invoque la civilisation et le progrès, je réponds qu’il n’y a rien de plus contraire à la civilisation et au progrès que la guerre. Qui dit guerre dit tout, doit s’attendre à tout, expliquer et excuser tout !

Les Prussiens en ce moment respectent les femmes et ne pillent point. Ils ne semblent même pas traîner à leur suite ces viles canailles qui sous l’habit militaire, volent et incendient, tout en rendant l’armée responsable de leurs excès. C’est la première fois que cela se voit. Il est vrai qu’ils fusillent les paysans qui non enrégimentés tirent sur eux. Les Français, et tous les peuples en guerre ont toujours agi de même. Non, à ce point de vue, la guerre s’est plutôt humanisée.

La paix est-elle possible ?

Oui ! — et très prochainement.

Soyez bien persuadée que la Prusse ne veut ni île la Lorraine ni de l’Alsace, à aucun prix.

M. de Bismarck dit, et avec raison ! « Nous combattons pour notre unité, dans le présent et dans l’avenir. Strasbourg et Metz sont un danger permanent pour nous, car de ces deux forteresses, vous pouvez vous élancer sur la Prusse Rhénane et Bade : ce que vous ne manquerez pas de faire quand même, à la première occasion, car vous êtes une nation aussi militaire que nous, et ce n’est pas du jour au lendemain qu’on change son acabit. Nous voulons parer à ce danger, autant que cela nous est possible, car nous prévoyons des difficultés intestines, dont vous chercherez très sûrement à profiter. Eh bien, nous voulons Metz et Strasbourg. »

Mais l’Allemagne ne demande la possession de ces deux forteresses, que pour obtenir qu’elles soient démantelées. Ce démantèlement et une indemnité considérable (environ deux milliards), avec une petite rectification de frontières à l’avantage de la Bavière, est, j’en suis persuadé, tout ce qu’ils espèrent obtenir.

Maintenant je ne crois pas que la Prusse accepte l’idée d’un congrès européen. Elle traitera directement avec la France, comme elle a traité directement avec l’Autriche après Sadowa. Mais ici, se présente une difficulté. Je crains qu’elle se refuse à reconnaître le gouvernement actuel, et il se pourrait que la convocation d’une assemblée constituante, décrétée hier, ait pour but de parer à cette éventualité.

Il y a aussi une complication politique qui germe en ce moment et pourrait changer totalement la face des choses. La Russie a dénoncé le traité de 1856, impose par la France et l’Angleterre après la guerre de Crimée. Le fait est vrai ; mais ce que nous ignorons, si c’est dans le but de créer des difficultés à la Prusse, en faisant cause commune avec l’Angleterre et les neutres, à ce prix ; ou pour profiter de l’état actuel des choses, d’accord avec la Prusse, et pour contrebalancer l’action de l’Angleterre si elle cherchait à imposer une médiation armée.

Cette médiation armée ne me semble pas aussi proche qu’on le croit généralement à Paris.

Quant à l’action des États-Unis, dont on fait grand bruit ici, elle est tout simplement impossible, contraire à nos traditions et à notre politique. Une action officieuse, de l’accord des belligérants, c’est possible, mais c’est tout, et pour les Américains c’est beaucoup.

Et cependant, je crois à la paix, parce que je crois au bon sens des Allemands, et à la perspicacité de M. de Bismarck. Si la guerre continue, c’est que le parti militaire qui entoure le roi n’aura rien voulu écouter.

La déclaration ou proclamation de la République nettoie le terrain et simplifie les choses ; mais combien elle doit donner à penser aux politiques allemands, eux qui ont toujours combattu et semblent même en ce moment combattre l’envahissement du principe démocratique !

Chose étrange, j’ai toujours pensé que ce qui sortirait de cette guerre, ce serait une République des États-Unis de l’Europe ; et que l’Allemagne serait la première à en ressentir le contre-coup. Mais pour cela, il faut que la République fonctionne en paix en France, et je crains le contraire !

Vous n’avez pas l’idée de l’ignorance, de la jactance, de la présomption et de la violence aveugle des républicains de ce pays. Si la République est encore une fois jugulée, elle le sera par les républicains eux-mêmes !

Une fois la paix faite avec la Prusse, vous aurez une guerre civile épouvantable, sans cause, et dont la responsabilité retombera sur une classe de misérables ambitieux, qui, à mes yeux, ont et auront fait plus de mal, cent fois, que les Prussiens !

À vous de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Écrivez-moi si vous le pouvez.

Votre lettre aux journaux a produit un excellent effet.


30, rue Cambacérès.

Dimanche soir.
Chère amie,

Les choses se compliquent ! Je crois que les négociations diplomatiques sont abandonnées, l’Angleterre se tenant à l’écart, et la Prusse ayant déclaré qu’elle ne permettrait l’intervention de personne, que cette intervention fût officieuse ou autre !

Mais ce qui est singulier, c’est la supposition (que je crois fondée) que la Prusse se refuse à reconnaître le gouvernement qui siège à l’Hôtel de Ville, et ne veut traiter — devinez avec qui ?

Je vous le donne en mille ! Elle ne veut traiter qu’avec l’empereur Napoléon III.

Dans ce cas, je ne sais en vérité comment l’on sortira du dilemme.

Paris est complètement transformé depuis hier. Les hôtels, les rues sont presque déserts. La poussière est intolérable, et l’on commence à voir l’anxiété peinte sur tous les visages ; mais pas assez cependant pour dissimuler une détermination de se battre avec la plus grande énergie.

Les gardes mobiles de la province affluent de toutes parts ; et je dois reconnaître que j’ai rarement vu de si beaux hommes. Ils sont graves et modestes, tels que je n’aurais jamais cru que la province pût en fournir en si grand nombre. Pour eux, ni chants ni cris. Ah ! combien je voudrais que cent cinquante mille de ce genre eussent pu pendant trois mois apprendre à manœuvrer et se servir de leurs armes !

Demain, me dit-on, le gaz sera éteint, faute de charbon. L’aspect de Paris, dans ces conditions nouvelles, avec la canonnade à jet continu, et l’impossibilité de quitter la ville, manquera de charme absolument. Mais qu’importe ! c’est le pays qui joue jusqu’à son existence, et loin de moi l’idée de m’en aller. Je puis avoir des services à rendre, et je ne veux pas faillir à la tâche que je me suis imposée.

Je fais des vœux pour que vous restiez bien tranquille dans votre province, et que Nohant échappe aux réquisitions des hulans.

Je vous embrasse de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Mes meilleurs compliments à Maurice et à sa femme ; un baiser aux petites.


14 septembre 1870.

Je ne crois pas à votre nouvelle, cher ami. La Prusse ne peut pas vouloir nous prendre tout, même l’honneur. Ce serait de la haine et la vraie France ne mérite pas cela.

Nous ne sommes pas en sûreté comme vous croyez. Les bandits renvoyés de Paris courent les campagnes et nous ne dormons que d’un œil. Mais, quoi qu’il arrive, nous ne sommes point effrayés et alarmistes. Les gens de bonne conscience ne connaissent pas la peur.

À vous de cœur. Recevrez-vous ceci ?

GEORGE SAND.


Henry Harrisse,

Avocat au barreau de New-York,

30, rue Cambacérès, Paris.
16 septembre 1870.

Hélas ! chère amie, je crains bien que l’idée de ne traiter qu’avec le monarque déchu ne soit un des points essentiels de la politique du roi de Prusse. Qui sait si le concours efficace que lui a prêté la Russie ne doit pas être récompensé par l’abandon, en ce qui touche la France, du traité de 1856 ?

De toutes les choses extraordinaires que nous pouvons rêver, celle-ci est peut-être la moins impossible. Mais quel cauchemar que cette hypothèse :

Après trois semaines de défense, les Prussiens entrent dans Paris. Quelques jours après. Napoléon III, lui-même ou ses fondés de pouvoir ou la Régence amenée dans les bagages de l’étranger, traite, des Tuileries, avec le roi de Prusse directement.

Le Gouvernement provisoire erre de Tours à Limoges, et finit par s’installer à Lyon. Cette dualité engendre un état de choses que je vous laisse à deviner !

Une espèce de Chambre est convoquée. Le calme renaît dans les esprits. On voit d’un côté la paix avec la Prusse assurée à un prix moindre qu’on ne le supposait, un gouvernement qui promet de rétablir l’ordre, et d’être aussi libéral qu’on veut.

Autre hypothèse. La perspective de la continuation de la guerre, avec des dissensions intestines à la clef, et si l’on réussit à chasser les Prussiens (avec quoi repousser cinq cent mille hommes disciplinés ?) alors un gouvernement à Paris qui sera taillé sur le modèle de celui de Lyon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’état actuel est énervant ! Je voudrais que la canonnade commençât demain, pour en finir plus tôt ; mais je crains que pour me servir de l’expression cynique de M. de Bismarck, on ne laisse encore quelque temps les « Parisiens cuire dans leur jus ».

La princesse est en Belgique, à Moos (?) saine et sauve. Théophile Gautier est parti pour Genève. Le reste de la vieille phalange reste. Hier j’ai vu Saint-Victor entrer avec Rochefort à la Bibliothèque dite impériale. Ce sont nos amis les peintres qu’il faut voir ! ! Pas patriotes les peintres — oh non ! mais pas du tout !

Je vous embrasse de tout cœur.

À vous.

HENRY HARRISSE.

Par ballon monté. (Petit papier fin.)

30, rue Cambacérès.
24 décembre 1870.
Chère et fidèle amie,

Nous nous portons très bien. Marchal et Plauchut montent leur garde, madame Villot fait des provisions, bien qu’il y ait encore du cheval, du sel, du vin et du pain bis pour quarante-cinq jours. Madame Adam a reçu hier un mot de sa fille Toto qui est 2, Cross Street, à Saint-Hélier, Jersey, en bonne santé.

Votre petit établissement de la rue Gay-Lussac est intact.

Il fait un froid intense.

Donnez-moi de vos nouvelles.

Adressez votre lettre — qui peut être très longue — 30, rue Cambacérès.

Puis mettez-la sous enveloppe à l’adresse du colonel Hoffman, secretary of the Legation of the United States in Paris.

Enfin, mettez le tout dans une autre enveloppe à l’adresse de His Excellency the Minister of the United States, in London. (Angleterre.)

Et jetez à la poste après avoir affranchi jusqu’à Londres[5].

Si je puis vous être utile à quoi que ce soit, n’hésitez pas !

À vous de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Mes meilleurs souhaits à Maurice et à sa femme, un baiser aux enfants.


Nohant, 29 décembre 1870.
Cher ami,

Je reçois aujourd’hui 29 votre lettre du 24. Celle-là est venue vite. C’est une joie d’avoir des nouvelles des amis enfermés. Je vous remercie de m’en donner et je vais tâcher de vous faire parvenir ceci par la voie que vous m’indiquez… J’ai aussi reçu une lettre de Toto, il y a trois jours et j’ai écrit à sa mère par télégramme… Dites-lui, je vous prie, que sa chère petite est bien portante ; au reste je vous envoie sa lettre. Vous me dites que la mienne peut être longue et je vous écris sur du papier très fin. Vous causerez à la pauvre Juliette une joie immense en lui donnant l’écriture de sa fille et des détails que certainement elle n’a pu avoir…

Quant à nous, quoique nous ayons eu les Allemands bien près, nous n’avons encore éprouvé aucun dommage et nous nous portons bien malgré un froid épouvantable.

Nous ne pouvons vous rien dire de l’armée, par la raison très simple que nous ne savons rien. Nous nous trouvons par la situation du pays, moins informés que vous ne l’êtes probablement à Paris. Les dépêches et les journaux sont pleins de réserves ou de contradictions. Nous ne savons pas encore ce qui s’est passé à Vierzon, qui a été occupé deux ou trois fois sans dommage de part et d’autre. Il y a de tout dans les renseignements particuliers qui nous arrivent ; rien qui puisse rassurer ni désespérer d’une manière certaine. Ce que l’on souffre de cette incertitude est un vrai supplice, mais il faut le supporter en silence pour ne pas augmenter l’irritation des autres. Adieu, cher ami, dites-moi si ma lettre vous est parvenue. Écrivez-moi encore. Tendrement de nous tous.

GEORGE SAND.

Vous savez que le père Dumas est mort à Dieppe au milieu de l’invasion du pays, mais doucement et peut-être sans rien savoir. Je suis inquiète de Flaubert. Je n’ai rien reçu depuis l’occupation de Rouen.

G. S.


Par ballon monté.

(Petit papier fin.)
20 janvier 1871.
Chère amie,

Votre bonne lettre du 29 décembre ne m’est parvenue qu’hier, au matin. Sans prendre le temps de me débarbouiller je me suis misa la recherche du fidèle Plauchut que j’ai trouvé dans un endroit indescriptible. Imaginez-vous un sixième, encombré de tableaux, de bibelots et de volailles dans des cages ou picorant dans les chambres. Des provisions de bouche, des uniformes, des bonnets à poil, des yatagans et des chinoiseries, dont la plus curieuse, à mon avis, était le maître de céans, encore couché, couvert d’une peau à longs poils !

Je vous laisse à deviner sa joie en apprenant que son frère le colonel était sain et sauf. Il a voulu m’embrasser : moi, je n’ai pas voulu !

Une demi-heure après, il remettait à madame Adam la lettre de sa fille, et, à en juger par celle que je viens de recevoir de cette dame, son bonheur est décidément complet. Plauchut devait venir me prendre ce soir pour aller dîner chez Magny, et me donner des renseignements à votre adresse. Il ne vient pas, je ne l’attends plus, et je vous donne la préférence.

En même temps que votre lettre, j’en ai reçu une de Dumas et une dizaine d’autres pour des amis, tels que Renan, Berthelot, About. Mariette, etc.. qui étaient sans nouvelles de leurs femmes et de leurs enfants, et que j’ai eu le plaisir de mettre dans la jubilation. Ces nouvelles étaient toutes excellentes, et, rassurés sur le sort de leurs familles, ils peuvent maintenant regarder en face les dangers qui les menacent à Paris. Au moment j’écris ces lignes on se bat avec acharnement du côté de Saint-Cloud. C’est la grande sortie promise depuis longtemps. Qu’elle réussisse… Ah ! voilà Plauchut ! !

Dix heures et demie. Je rentre après avoir dîné avec Plauchut chez Magny, et, ma foi, je dois avouer que lorsque ce brave et intelligent restaurateur a appris que j’apportais de vos nouvelles, il a mis les petits plats dans les grands, et nous avons fait un repas comme dans les temps antiques et solennels. Magny est venu entre la poire et le fromage (une vraie poire et du vrai fromage — parole d’honneur !) nous apporter discrètement une bouteille de romanée-conti, couchée dans un petit panier, et trois verres, tenant, disait-il — et je le crois ! — à boire à votre santé.

C’est ce que nous avons fait. J’en suis tout étourdi. J’ai alors exhibé votre lettre et l’ai lue lentement, en appuyant sur chaque mot. Plauchut et Magny fermaient les yeux, et, dans une attitude béate et méditative, absorbaient « le miel que distillaient mes lèvres «. Une fois la lecture finie, il a fallu recommencer. Puis, Plauchut, se levant soudainement, voulut monter sur la table et chanter une chansonnette. Bref, c’est là un dîner qui fera époque dans notre existence. Dame, songez donc, chère amie, quoique ayant depuis le matin déjà dévoré notre ration quotidienne de trois cents grammes de pain noir, mi-partie riz et avoine, nous avons encore pu en manger, avec de la viande encore ! et trois adorables petits poissons de Seine.

Le bombardement continue, mais avec moins de violence. C’est toujours votre quartier qui est le préféré. Aussitôt que j’ai appris que la rue Gay-Lussac était l’objet des attentions « psychologiques » de M. de Moltke, je m’y suis rendu. Une bombe venait d’éclater dans une petite cour de votre maison, mais sans faire grand mal. Au moment où j’écris, quoique tout le quartier qui s’étend des Gobelins au Luxembourg ait été inondé de projectiles, il n’y a chez vous rien de touché : mais par mesure de prudence Plauchut a fait transférer chez lui, au boulevard des Italiens, tous vos tableaux et bibelots de valeur, où je les ai vus. Le Delacroix tranche singulièrement dans ce bizarre capharnaüm.

Tous vos amis vont bien ; et il n’est arrivé de dommage à personne que vous connaissiez ; le bombardement du reste est à peu près sans danger, car presque tous les habitants sont maintenant de ce côté de la Seine ; mais il y en a qui l’ont échappé belle ! Madame Berthelot ayant passé dans une autre chambre, une bombe énorme est entrée par le plafond, et a réduit en poudre le fauteuil qu’elle venait de quitter. Trois obus ont écorné la maison de Renan et d’autres ont éclaté sous ses fenêtres dans le jardin Galliera ; aussi s’est-il empressé de déménager. On lui a rendu sa chaire au Collège de France, et malgré le bombardement il fait aujourd’hui encore son cours.

Ce sont les hôpitaux qui ont le plus souffert. Que de femmes et d’enfants ont été tués ! Et quel spectacle de voir ces petits corbillards, suivis d’une foule énorme, et portant écrit en grosses lettres : « Petite fille de six ans tuée par un obus prussien ! » Quand j’y songe, mon gosier se dessèche, et j’ai peine à me retenir, pour ne pas aller aux remparts avec les autres !

Nous sommes enfin en plein dégel — et il n’était que temps, car le bois manque. Quant au reste, je crois qu’en s’imposant des privations, on peut encore aller jusqu’à la première semaine de mars. Mais quel mois à passer ! La mortalité augmente dans de fortes proportions. Elle s’est élevée la semaine passée à près de quatre mille décès. Ce sont surtout les enfants qui meurent. De ma fenêtre, je vois, par une pluie battante, une longue queue de malheureuses femmes qui attendent depuis des heures devant la grille fermée d’une boutique, leur pauvre pitance de pain noir, mais je n’entends pas un cri.

La ville n’a jamais été plus paisible, plus résignée, plus forte, plus patriotique. Les clubs et les journaux avancés laissés à eux-mêmes ne sont plus ni lus ni fréquentés ; et, quant au bombardement, loin d’effrayer la population il n’a fait que l’affermir davantage.

Au Point-du-Jour, où les obus, l’autre jour, tombaient dru mais sans encore atteindre les fortifications, le talus était couvert de femmes et d’enfants, que ce spectacle amusait. Les Prussiens ayant rectifié leur tir, et les bombes se rapprochant, la garde nationale s’efforça, mais en vain, d’éloigner ces imprudents. Il vint à pleuvoir, et les femmes ouvrirent tout simplement leurs parapluies, sans bouger. La scène me parut assez typique.

Content d’apprendre que les Prussiens ne sont pas allés jusqu’à Nohant et que vous vous portez tous bien, je vous embrasse tous de tout cœur, et vous dis au revoir, car si vous ne venez pas à Paris, aussitôt le siège levé, d’une façon ou d’une autre, je me propose d’aller prendre un bain de soleil en Andalousie, et je passerai par le Berry.

H. H.

Écrivez à Dumas que sa lettre m’est parvenue, que j’y ai répondu immédiatement, et que, depuis, ce n’est qu’une procession de personnes à qui j’ai fait parvenir ses messages, et viennent me remercier. Écrivez-moi tous les deux une longue lettre : il est absolument inutile que vos chères lettres soient sur du papier pelure !

Mes meilleurs compliments à Maurice et à sa femme ; un baiser aux petites filles.

H.

Les deux Berton sont à Paris sains et saufs.

Le père est venu voir Plauchut hier. Nous sommes aussi inquiets de Flaubert et de Taine, qui devait être à Tours. About et sa famille sont ici tous en bonne santé.



À M. Henry Harrisse, à Paris.


Nohant, dimanche 29 janvier 1871.
Cher ami,

Quelle joie nous apporte votre lettre si bien détaillée, si intéressante, et qui nous rassure autant que possible sur tous ceux que nous aimons ! Nous restons pourtant inquiets de Marchai, qui m’a écrit le 17, à la veille de la sortie dont il devait être. Je suis étonnée aussi que ni vous ni Plauchut ne m’ayez parlé de ma pauvre Martine (ma bonne) qui demeure rue Gay-Lussac dans le haut de ma maison et qui eut pu être blessée. Et, depuis votre lettre, il a pu se passer tant de choses ! On se rassure à peine sur ses amis ; car on se demande ce qui a pu leur arriver le lendemain du jour où ils ont écrit. On est heureux de tenir et de relire cent fois un mot de leur main, et puis l’inquiétude et la douleur recommencent. On ne dort pas, on mange à regret, on souffre moralement, par l’imagination, tout ce qu’ils souffrent matériellement. Que Paris nous est cher, à présent, et comme nous aimons ceux qui donnent ce grand exemple à la France ! Pauvre France ! quelle fatalité pèse sur nos armées ! Il y a pourtant du cœur et du dévouement en masse ; mais le soldat souffre trop, et nous ne sommes pas bien conduits, il faut le croire. Je ne sais pas ! Qui peut être juge des faits qu’on ne voit pas et qui ne vous sont transmis qu’avec une excessive réserve ? Mais je crois plus juste et plus vrai de mettre la faute sur le compte de quelques hommes insuffisants, que sur celui d’une nation généreuse et brave dont la tête s’appelle Paris et se défend avec tant d’héroïsme. Quelle sera la fin ! impossible de le prévoir, et nos âmes sont dans une sorte d’angoisse…

Ah ! mon Dieu, cher ami ! le sous-préfet de La Châtre m’apporte la nouvelle de l’armistice ! Je ne sais pas si c’est la paix ; je ne sais quel avenir, quelles luttes intestines, quels nouveaux désastres nous menacent encore ; mais on ne vous bombarde plus, mais on ne tue plus les enfants dans vos rues, mais le ravage et la désolation sont interrompus ; on pourra ramasser les blessés, soigner les malades ! — C’est un répit dans la souffrance intolérable. — Je respire ; mes enfants et moi, nous nous embrassons en pleurant. Arrière la politique ! arrière cet héroïsme féroce du parti de Bordeaux qui veut nous réduire au désespoir et qui cache son incapacité sous un lyrisme fanatique et creux, vide d’entrailles. Comme on sent dans Jules Favre une autre nature, un autre cœur ! Je suis en révolte depuis trois mois contre cette théorie odieuse qu’il faut martyriser la France pour la réveiller. Ne croyez pas cela ! La France est bonne, vaillante, dévouée, généreuse. Mais vous ne vous doutez pas à Paris de la manière dont elle est administrée. — Que de choses j’aurais à vous dire ! — Ah ! venez, venez vite, si vous pouvez sortir de Paris. Amenez-moi mon cher Plauchut, s’il peut s’absenter, et mes Lambert ; au moins la femme et l’enfant. J’imagine qu’on ne retiendra pas les femmes et les enfants. Nous sommes comme ivres d’émotion et de surprise. Nous redoutions pour Paris les derniers malheurs…

Vous enverrai-je cette lettre par Londres ? c’est bien long. J’attends à demain pour savoir s’ils laisseront passer les lettres pendant l’armistice. Je ne l’espère pas.


Lundi.

Pas de nouvelles. Le numéro du Moniteur, organe de Gambetta, ne publie pas encore la dépêche d’hier. Peut-être ne l’avait-on pas reçue au moment où le journal a paru. Mais il nous prépare, depuis quelques jours, à blâmer tout effort de conciliation. Il a un ton dépité, et je crains une division marquée entre le Gouvernement de Paris et la Délégation, c’est-à-dire entre Jules Favre et Gambetta. Les créatures de ce dernier ont dit, sur tous les tons, que la reddition de Paris n’engagerait pas la France. Mais on a l’impudeur de nous dire que la guerre ne fait que commencer sérieusement. C’est donc pour s’amuser qu’on a fait périr, depuis trois mois, tant de pauvres enfants par le froid, la misère, la faim, le manque d’habits, les campements impossibles, les maladies, le manque de tout, le recrutement des infirmes opéré cruellement et stupidement, l’incurie des chefs, l’incapacité des généraux ; oui, c’était un essai, la part du feu. En trois mois, on n’a rien su faire que de la dépense inutile, dépense d’hommes et de ressources. On est indigné en lisant, depuis deux jours, les décrets que l’on daigne prendre à la dernière heure, pour réprimer des abus que toute la France signalait avec indignation, sans que le Dictateur fît autre chose que de promener en tous lieux sa parole bouffie et glacée ! Ah ! ce malheureux fanfaron a tué la République ! Il la fait haïr et mépriser en France, et vous pouvez m’en croire, moi qui, en maudissant les hommes ambitieux et nuls de mon parti, persiste à croire que la forme républicaine, même la plus égalitaire, est l’unique voie où l’humanité puisse entrer avec honneur et profit.

Je ne sais si nos appréhensions se réaliseront. Nous craignons la lutte Favre et Gambetta. Nous craignons que Favre ne vienne pas lui-même à Bordeaux. Lui seul a assez de poids en France pour empêcher une scission funeste qui, en définitive, tournerait au profit des légitimistes ou autres ennemis de la République ; car vous allez voir le parti Gambetta insulter Paris comme il a insulté tout ce qui faisait obstacle à son ambition. Ce parti n’est pas la majorité, tant s’en faut. Mais il est au pouvoir, il a passé tout le temps du siège à s’installer, ne montrant d’autre préoccupation sérieuse que d’avoir des hommes à lui, honnêtes ou non, peu lui importe. Il brise ceux qui osent avoir un avis. Il procède à la manière de l’Empire, et plus brutalement, avec scandale. Et la France a subi cette dictature avec une patience héroïque, et elle sera calomniée aussi par ce parti incapable et outrecuidant, elle qui a tout donné, hommes et argent, quelle que fût l’opinion personnelle, pour défendre l’honneur national. Jusqu’à cette heure, rien n’a servi, tout a été désastre. Où donc est la raison d’être de cette dictature ? À l’heure qu’il est, tout vaut mieux que sa durée.

Voilà mon sentiment. Je ne demande pas mieux que d’être injuste et de me tromper. Je ne puis juger que par les faits accomplis ; mais par quoi juger si ce n’est par le résultat, quand on a été témoin de tout ce qui devait l’amener ? J’ai applaudi des deux mains au commencement ; tous les sacrifices me paraissaient doux, j’avais espoir en Gambetta et foi en la France.

Chère France ! plus que jamais elle est grande, bonne surtout, patiente, facile à gouverner, et, rendons justice à nos adversaires politiques, ils ont presque tous fait leur devoir. Qu’on ne vienne pas dire, pour sauver la gloire de la Délégation, qu’on ne pouvait pas mieux faire et que l’esprit public a été mauvais. Ce sera un infâme mensonge contre lequel je protesterai de tout mon pouvoir et de toute mon âme, quand viendra l’heure de juger sans faire appel aux passions.

Adieu, mon ami. J’envoie ma lettre par Londres. Puissiez-vous recevoir bientôt ces remerciements que mon cœur vous envoie. Je crains d’abuser de la délicatesse de nos communications en vous envoyant des lettres pour nos amis de Paris, et peut-être aurons-nous la facilité de nous écrire par une voie plus prompte.

À vous de cœur, pour moi et tous les miens.

G. SAND.


Paris, 30, rue Cambacérès.

2 février 1871.
Chère amie.

Je n’ai reçu qu’une lettre de vous, datée du 29 décembre. Depuis, nous sommes sans nouvelles de vous, bien que chaque semaine je reçoive un courrier assez considérable. D’un autre côté, moi, je vous écris souvent.

Sachez donc que tous vos amis se portent à ravir. J’ai encore vu Plauchut hier, en garde national pour ne pas en perdre l’habitude. Vos bibelots, vos objets d’art, votre Delacroix sont en sûreté chez lui, boulevard des Italiens. Du reste, vous retrouverez votre appartement de la rue Gay-Lussac en parfait état, bien que les bombes soient tombées dans les quartiers du Panthéon et du Luxembourg plus qu’ailleurs.

L’armistice est signé, mais nous ne nous en apercevons pas encore. On a toujours sa ration de trois cents grammes de pain — et quel pain ! — et trente grammes de viande de cheval. Heureusement qu’il dégèle.

Lorsque vous reviendrez à Paris, il aura repris son aspect des jours heureux, car il suffira de remplacer les quinquets par le gaz, et l’avoine par de la farine, pour amener ce résultat, mais si vous pouviez voir la grande ville aujourd’hui vous seriez navrée. Ce qui vous désolerait surtout, ce serait l’aspect de ces soldats autrefois si pimpants. Je n’aurais pas cru que le soldat français, même dans les revers, pût jamais se relâcher à ce point !

Nous sommes en pleine campagne électorale. Les affiches multicolores des candidats ont remplacé les proclamations de la Défense nationale. Qu’elles émanent de Battur ou du général Trochu, de Badouillard ou de Jules Favre, c’est exactement le même style, les mêmes idées, le même manque absolu d’esprit pratique et de sens commun. Écoutez, chère amie, il est impossible d’être plus entiché des institutions républicaines que moi, mais je dois dire que je ne connais rien qui ressemble moins à un vrai républicain qu’un républicain français ; et si, par suite d’un cataclysme providentiel, la terre pouvait s’entr’ouvrir et engouffrer tous les républicains que je vois à l’œuvre, je suis persuadé que du coup la République serait fondée en France !

Enfin, espérons que le pays saura profiter de cette terrible leçon. Bien du terrain se trouve déblayé, mais des semences vivaces sont encore enfouies dans ce sol fertile, et je crains fort de les voir germer et fleurir de plus belle. Cependant l’occasion n’a jamais été aussi favorable. Si la France n’en profite pas, c’est que décidément il n’y a plus rien à espérer !

Adieu, chère amie, écrivez-moi une longue lettre, sur gros papier, non cachetée, et jetez-la tout simplement à la poste.

À vous de tout cœur,

HENRY HARRISSE.

Mes meilleurs compliments à Maurice et à sa femme.


À M. Henry Harrisse, à Paris.
Nohant, 2 février 1871.

Je vous ai écrit, cher ami, par la voie que vous m’aviez indiquée. Mais, si ma lettre met autant de temps que la première, vous recevrez celle-ci auparavant. Nous sommes sous le coup de la reddition de Paris, nouvelle concise que nous avons reçue il y a deux jours et depuis laquelle aucun détail ne nous a été communiqué. Nous ne pensions pas que le dénouement fût si proche ; mais nous sommes bien sûrs qu’il ne pourrait être retardé, car tout ce qui est sage et humain a confiance en Jules Favre. Une autre fraction de l’opinion l’accuse, et croit que nous étions en état de continuer la guerre à outrance. Cela je n’en sais rien. Je vous l’ai déjà écrit, parce qu’il y a autant de raisons pour le croire que pour le nier dans les choses que nous savons, et parce que, dans le pays isolé où nous sommes, nous ne savons guère que les faits accomplis et jugés. Mais, à vous. Américain, je peux bien parler par-dessus la politique, c’est-à-dire au point de vue social et historique. Fussions-nous vainqueurs, cette guerre à mort tuera l’avenir de l’Europe, et je sens que la paix est comme une volonté de Dieu qu’il faut savoir accepter. Si elle nous diminue dans le sens de la force matérielle, elle nous laisse toute notre valeur dans le sens moral. Voilà ce qu’une âme droite peut penser, ce qu’une bouche sans fiel peut dire sans crainte. La paix est désirable pour tous. Elle est un devoir, et les préoccupations pour la forme du gouvernement doivent venir après.

Quel sera-t-il ? La majorité n’est pas républicaine, je ne la crois pas bonapartiste non plus. Il nous faudrait du sang américain dans les veines pour comprendre que l’homme doit s’appartenir et se gouverner sans ivresse et sans colère. Mais comment exiger le sang-froid au milieu de telles crises ? Ah ! mon ami, nous avons bien souffert, dans le calme relatif où nous vivons encore ! Nous n’avons senti ni le manque d’argent, qui est pourtant une calamité immédiate, ni le danger de la misère qui s’étend par suite du manque de récoltes, manque d’ouvriers, peste bovine, commerce interrompu, etc., etc., et les ravages de la variole qui est partout ! Nous étions si préoccupés, si déchirés par la souffrance plus intense de Paris et du reste de la France, que nous ne pensions plus à nous-mêmes. Nous respirons en pensant que vous allez recevoir des vivres et que les bombes ne tomberont plus sur vous. J’eusse volontiers payé ce soulagement pour les autres, de ma propre vie ! On n’y tient plus, à la vie ! Mais je ne suis pas de ceux qui font bon marché de celle des autres. Je n’ai pas le fanatisme de la guerre. — Espérons que c’est le sentiment du grand nombre et que nous obtiendrons des conditions équitables.

Quelle bonne lettre vous m’avez écrite ! Nous vous en sommes reconnaissants et nous vous embrassons tous.

Venez nous voir aussitôt que vous pourrez.

G. SAND.


Paris, dimanche 5 février 1871.
Chère amie,

Votre bonne lettre du 2 courant m’est parvenue hier au soir. Je me hâte d’y répondre. Ceux qui disent que Paris aurait pu tenir plus longtemps se trompent et trompent les autres. Au moment où j’écris ces lignes, bien que la capitulation date d’une semaine, il n’y a pas encore de quoi manger à sa faim, et on ne peut obtenir par jour que trois cents grammes d’un pain fait de vingt pour cent de farine et le reste d’avoine, de vesces moulues et de paille. Si par suite d’un accident de chemin de fer, le blé qu’on attend est retardé, ou si en conséquence des nouvelles de Bordeaux et de la proclamation insensée de Gambetta les Prussiens dénoncent l’armistice, comme nous en sommes menacés ce matin, nous mourrons tous de faim. Voilà la vérité vraie !

Est-ce donc que pendant ces quatre mois et demi, Paris a fait tout ce qu’il aurait pu faire ? Non, mille fois non ! !

La résignation, l’abnégation, le patriotisme des citoyens, des classes moyennes surtout, est au-dessus de tout éloge. Mais il y avait à l’état latent des facultés, une aptitude, dont le gouvernement n’a pas su tirer parti. Le général Trochu, et ceux qui agissaient sous ses ordres, n’ont pas eu l’énergie et la force morale nécessaire pour donner de la cohésion et imposer une discipline sévère, indispensable, aux troupes improvisées, et rendre le courage, inculquer le respect des autres et de soi-même aux soldats de l’armée régulière. Aussi ne vous imaginez pas que la ville assiégée avait dans ses murs ce qu’on appelle une armée. C’était un rassemblement d’hommes dont la moitié voulait se battre et ne savait pas comment, tandis que l’autre moitié n’était composée que de braillards, — pour ne pas dire plus !

La moitié vaillante cependant, renforcée des seize mille héroïques marins, et du contingent fourni par les gendarmes, les anciens sergents de ville et les douaniers, commandée par un Davout, aurait pu, après le premier mois, empêcher les Prussiens d’établir leurs batteries si près de la ville, et par des sorties fréquentes les aurait obligés à augmenter, au lieu de diminuer l’armée qui assiégeait Paris. Prenant ensuite pour base les bataillons de la garde nationale sur lesquels on pouvait compter, formant des cadres composés d’officiers, de sergents et de caporaux pris dans les rangs des gendarmes et de la garde municipale, nous eussions eu deux cent mille hommes qui auraient enlevé le reste.

Faut-il croire que même alors on aurait pu obliger les Prussiens à lever le siège ? Non certainement ! Mais qui sait si, par des attaques répétées, en les mettant dans l’impossibilité de renforcer Frédéric Charles, Werder et Mecklembourg à fur et à mesure de leurs besoins ; ce qu’ils faisaient tout simplement en expédiant à ces derniers, sur une dépêche télégraphique, de Versailles, de Choisy, des trains de chemin de fer bondés de troupes, l’armée de Chanzy, alors entière et nombreuse, et celle de Faidherbe, n’auraient pu à un moment donné remporter un succès qui, doublant les forces de la province, lui eût permis d’arriver sous Paris et le ravitailler d’un côté ? Tout cela, évidemment, n’est que de la stratégie en chambre : mais comment ne pas se leurrer, même d’un vain espoir !

Enfin, ce qui est fait est fait, il n’y a pas à y revenir ! Il n’était que temps de conclure la paix. Quanta moi j’aurais voulu qu’on la signât il y a deux mois, à tout prix !

Je m’explique :

J’ai hâte de voir l’Allemagne en présence d’elle-même, privée de cette force de cohésion que lui a donnée et que lui donne encore, la menace permanente d’une guerre avec la France. On ne me persuadera pas qu’une nation militaire, ambitieuse, rapace, jeune, orgueilleuse et féodale, comme l’est la Prusse, ait pour longtemps sa raison d’être dans l’évolution de la civilisation moderne et des exigences de l’humanité.

D’un autre côté, l’Allemagne du Sud, y compris la Saxe et le Hanovre, est profondément travaillée par l’esprit démocratique et le besoin de réformes sociales. Cet esprit démocratique, ce besoin, ne sont pas comme en France un simple instinct, le produit d’une nécessité, c’est aussi la résultante de méditations — vagues encore, je le reconnais — mais qui doivent à un moment donné se traduire par des efforts dont la Révolution de 1789, révolution que l’Allemagne n’a pas encore eue et doit avoir, peut vous donner une idée. C’est alors que nous verrons aux prises la féodalité, œuvre du passé, et la démocratie, nécessité du présent.

Si la France sait se taire, se résigner et attendre, elle peut, par le jeu des qualités qui lui sont propres, reprendre cette supériorité qu’elle a trop souvent demandée à la force brutale. Car, il faut l’avouer, hélas ! ce que la Prusse fait à cette heure en France, la France l’a fait au commencement du siècle pendant quinze années en Europe.

Écrivez-moi et croyez à ma profonde affection.

H. HARRISSE.

P.-S. — Peut-être vous dirai-je dans ma prochaine épitre ce qu’il y a à faire et comment l’Assemblée de Bordeaux peut remettre la France sur ses jambes. Dumas est venu passer deux jours à Paris, mais je ne l’ai pas vu.


Enveloppe adressée à :

Monsieur Cadol[6]
16, rue Laval. En ville.

Sur le cachet : Paris 1re — 12 février 1871 — Boulevard Malesherbes — Écriture d’Henry Harrisse.

Au verso de l’enveloppe :

Parti sans adresse.

Parti sans adresse.

Parti sans adresse.

(Écritures des facteurs.)

Écriture d’Harrisse : 3 déménagements.

Enveloppe de la lettre que j’avais envoyée à M. Cadol pour lui donner les renseignements que vous m’aviez prié de lui faire parvenir au sujet de sa famille — et qui m’a été renvoyée.


Paris, 12 février 1871.
Chère amie,

Votre bonne et longue lettre du 29 décembre — 30 janvier, envoyée par l’Angleterre, vient de me parvenir ; mais après la lettre ouverte que vous m’avez envoyée directement le 2 février, et à laquelle j’ai immédiatement répondu par une longue tartine historico-politique.

Je me suis empressé de faire parvenir à M. Cadol le mot que vous aviez pour lui, et aux autres personnes les souhaits à leur adresse. Cela était inutile pour Lambert, que j’ai rencontré ce matin, et qui m’a annoncé qu’il partait avec son enfant pour Nohant, demain, dimanche, au matin. Peut-être couchera-t-il à Châteauroux.

Sur ce, dites-moi, chère amie, comment on va maintenant à Nohant. Le train pour Vierzon part de Paris à onze heures du matin ; mais quand arrive-t-il ? se joint-il à celui de Châteauroux ? faut-il coucher en route, et où ? voilà ce que j’ignore.

N’hésitez pas à employer la voie anglaise pour m’écrire lorsque vous aurez à m’envoyer des lettres cachetées, et surtout si vous le désirez pour vos amis.

Le temps s’est remis au froid. Le bois est rare, le charbon introuvable, et il s’en faut de beaucoup que l’armistice ait mis lin à tous nos ennuis !

Je vous embrasse de tout cœur.

HENRY BARRISSE.

Mes compliments à Maurice et à sa femme. Martine n’a été qu’effrayée.

Les élections de Paris sont désastreuses. Ce sont les rouges extrêmes — gent aussi présomptueuse qu’ignorante — qui l’emportent. Ils ont tué la République : voilà le plus clair de leur affaire et de la votre !

H.

Le gros Marchal se porte à ravir !


À M. Henry Harrisse, à Paris.
Nohant, 12 février 1871.

Ce n’est pas que nous ne soyons pas républicains. Nous le sommes, tous, même ceux qui ne croient pas l’être. La République a été fondée chez nous le jour où nous avons proclamé le suffrage universel. Depuis ce jour, il n’est pas un aristocrate, si encroûté qu’il fût, qui n’ait senti que le dernier des paysans était son égal, et le suffrage universel, si mauvaise que fût sa volonté, a fonctionné dans le sens de la liberté individuelle avec une liberté absolue et une entente admirable. Ne croyez pas ceux qui disent qu’on l’influence, qu’on l’acheté, qu’on l’effraye ; ce n’est pas vrai. Si des vilenies de ce genre ont eu lieu sur quelque ? points mettez cela sur le compte des abus inévitables partiellement. Je voudrais que vous vissiez l’indépendance, la fierté, le calme de nos populations agricoles, votant comme un seul homme pour ce qu’elles veulent, bon ou mauvais, empêchées ou non, excitées ou non. L’instrument de la liberté existe donc et marche comme une locomotive. C’est l’instruction qui manque et naturellement celui qui n’en a pas ne sait pas qu’il doit voter pour ceux qui veulent la lui donner. Il vote pourtant déjà pour ceux qui en ont, il ne vote que pour ceux-là. On croyait, au commencement, qu’il enverrait des rustres aux assemblées. Il s’en est bien gardé. Le premier pas est fait. Il comprendra plus tard qu’il lui faut des gens, non pas seulement habiles, mais honnêtes.

Vous ne voyez que les partis. Ils sont innombrables, et tous mauvais ou affolés. Que d’hérésies contre l’honneur et le bon sens on entend et on lit ! Le paysan, c’est-à-dire le nombre n’a pas départi. Il ne veut, dit-on, que ses intérêts. Mais ses intérêts, c’est la vie, c’est le pain, le vin, la viande que nous consommons, c’est la matière, la vie matérielle que les théoriciens oublient, eux qui ne savent pas qu’un épi n’est pas un chardon.

J’ai été au commencement, comme tant d’autres. Au début du suffrage universel, j’en ai été effrayée. J’aurais voulu une restriction, l’obligation de savoir lire. Mais, depuis vingt ans, j’ai vu, d’abord, que tout doucement les jeunes paysans apprenaient un peu, et que ce peu volontairement appris était beaucoup ; ensuite, que lettré ou non, il avait, de son droit, un sentiment extraordinaire et toujours en progrès. — C’est le premier échelon de la République, cela, et, si on veut l’ôter, il n’y a plus rien. Mais on ne le peut pas, il est trop tard, et quiconque y porterait la main serait brisé.

En ce moment le parti (dont je suis quand même par le titre, puisque je suis républicaine à jamais) est scindé : Paris, Bordeaux. Quelles que soient les fautes commises à Paris, la dernière proclamation contre Bordeaux est très belle, très grande, très généreuse, très vraie, selon moi. — L’essai de coup d’État tenté à Bordeaux est inepte et coupable. Il est puni, n’en parlons plus. Vous allez voir quelle majorité contre lui !

Mais il remuera toujours, il récriminera, il fomentera les passions, il fera naître des troubles partiels. Il faut s’y attendre d’autant plus, qu’autour d’un noyau d’ambitieux se groupent beaucoup d’honnêtes gens entraînés par le patriotisme froissé. — La réaction contre l’attentat au libre vote ira-t-elle trop loin ? On peut le craindre. Pourtant je ne désespère pas de voir se former une opinion vraiment républicaine entre les deux extrêmes. Ce sera peut-être une minorité ; mais si elle est dans le vrai, elle peut entraîner tout le monde et sauver l’honneur de la France, en même temps que la civilisation en Europe. Je ne désespère que par moment ; comme tous ceux qui souffrent profondément, j’ai mes heures d’affaissement. Mais la réflexion me montre toujours le possible, et le beau est toujours possible en France.

Que de vérités dans votre lettre ! Oui, il faudrait que nous fussions Américains à moitié. Mais nous ne pouvons pas, nous resterons Français ; c’est à nous de nous purifier de tout ce qui est antifrançais en nous.

Amitiés de cœur ; merci de vos bonnes lettres si justes et si pleines de sens. Ne nous les ménagez pas et venez dès que vous pourrez. — Avez-vous des nouvelles d’Alexandre[7] ? Nous en manquons absolument.

G. SAND.


Paris, 15 février 1871.

Moi non plus, chère amie, je ne veux pas qu’on touche au suffrage universel ! Mais savez-vous qu’il faut du courage pour partager encore cette opinion après ce que nous venons de voir à Paris ?

Le suffrage universel implique des vertus civiques, dont la moindre est l’abnégation.

Eh bien ! que vient-il de se passer ?

Après une crise épouvantable où tout a failli sombrer ; dans un moment suprême où il s’agit de l’existence même de la nation, et cependant qui ne réclame des citoyens que le courage d’attendre vingt-quatre heures pour pouvoir voter et choisir les mandataires qui seuls peuvent sauver le pays, cent mille électeurs profitent de ce que les portes sont ouvertes pour quitter la ville sans déposer leur bulletin, et cinquante mille qui n’ont pu partir, ne vont pas au scrutin parce qu’il faut faire queue et qu’il pleut ! Aussi que voyons-nous ? une liste nombreuse de démagogues et d’intrigants être élue par un huitième des votants inscrits.

Il y a dix noms qui sont néfastes ; et la signification qu’ils comportent, c’est la lutte, non pas tant du simple prolétaire que de l’ouvrier, ou plutôt de celui qu’en langage d’atelier on nomme le « sublime », contre le capitaliste, le patron, le travailleur économe et la société. C’est un chaos politique et moral ; c’est l’ignorance et la présomption imposant des lois ; c’est un bouleversement général au profit d’une minorité d’ambitieux qui à leur tour seront dévorés par d’autres de la même espèce, et tout cela se passe à l’heure même où il faut faire appel à la concorde, et obtenir de la province des concessions qui coûtent à ses traditions, à ses tendances, à ses nécessités, à ses souvenirs !

Aussi je ne fais qu’un vœu : c’est que le jour où les députés se réuniront à Bordeaux, un homme se lève, et modifiant le mot de Sieyès, s’écrie : « Qu’est la Province ? Rien. Que doit-elle être ? Tout ! » et joignant l’exemple au précepte, que la majorité décide qu’à l’avenir la capitale politique de la France ne sera pas Paris, mais Bourges, Tours ou Périgueux !

Est-ce à dire que dans cette liste de radicaux il ne s’en trouve pas pour lesquels je ne voterais volontiers ? Je puis au contraire en citer trois, que j’aurais été chercher jusqu’au fond de Belleville ou de Ménilmontant. Ce sont les délégués de la Société internationale : cette association mystérieuse qui semble vouloir tout détruire. Et si elle réclame quoi que ce soit de juste et réalisable, j’insiste pour qu’on en fasse l’expérience.

Il ne faut pas se le dissimuler, un grand problème social reste à résoudre ; et c’est ce sentiment, non défini encore, j’en suis persuadé, qui porte sur les pavois ceux qui prétendent avoir trouvé une panacée aux maux dont la classe pauvre souffre depuis si longtemps. Ces maux existent. Il faut les guérir. Est-ce possible ? Je n’en sais rien ; mais la question mérite qu’on l’étudie à fond, et puisque Malon et Tolain disent l’avoir déjà résolue, je vote pour Malon et Tolain !

Mais entre des réformateurs convaincus ou des gens qui sont animés du désir de le devenir, et des démagogues qui bavent la haine, il y a une énorme différence : et je plains la grande cité dont ces dangereux bavards sont aujourd’hui les mandataires.

Je finis et vous dis à bientôt. Quand ? C’est ce que j’ignore. En attendant, écrivez-moi.

Tout à vous et de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Je suis sans lettre de Dumas depuis quinze jours. Madame Villot en a reçu une.


(Extrait.)
Nohant, 15 février 1871.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Venez vite, mon cher ami. Nous causerons à l’aise. Vous nous direz Paris, nous vous dirons la France. On nous a tant menti aux uns et aux autres que tout est à rectifier.

Amitiés et tendresses de tous.

G. SAND.


Paris, samedi soir, 18 février 1871.
Chère amie,

Aussitôt votre lettre reçue, ce matin, je me suis mis à la recherche du brave Plauchut, afin de nous concerter pour un voyage à Nohant. Malheureusement en même temps que votre aimable épître il nous arrivait à tous deux des masses de lettres d’affaires, accumulées depuis cinq mois ! Ni lui ni moi nous ne pouvons, en conséquence de ce surcroît de besogne, aller à Nohant avant une dizaine de jours. L’un ou l’autre ira certainement, si ce n’est tous les deux, vers la fin de la semaine prochaine ; et nous aurons bien soin de passer chez MM. Boutet et Aucante afin de vous procurer l’argent dont vous avez besoin. Faudra-t-il prendre tout ce qu’il y a ou une partie seulement ?

Hier j’ai vu M. Luguet, et ai appris qu’on avait tout saccagé, tout pillé, dans sa petite maison d’Asnières d’où il n’avait pas eu le temps de rien emporter lors de l’investissement de Paris. Il demeure dans un hôtel garni, et semble supporter son malheur bravement. Son fils est prisonnier en Allemagne ou interné en Suisse.

J’ai aussi reçu une lettre de Dumas ce matin, mais elle est du 12 au moins, car il y parle de venir voter à Paris pour M. Thiers, et m’envoie les remerciements de sa famille.

Taine est à Pau, et About à Bordeaux.

Nous avons ici un temps de printemps depuis hier, et les vivres commencent à abonder. Le charbon de bois et le bois de chauffage manquent encore, et la ville n’est pas éclairée au gaz. Les Variétés, les Bouffes seuls ont rouvert. Aux Français on ne joue que dans la journée, système absurde, car par le temps qui court, ce sont les soirées qui sont interminables.

Quelques rares personnes de la province sont déjà rentrées, mais il paraît que c’est très difficile.

Je finis à la hâte, en vous embrassant de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

Mille compliments à Maurice et à sa femme, un baiser aux petites.


(Extrait)
Paris, 3 mars 1871.

Bordeaux vote aujourd’hui la paix ! Il le faut bien, les hommes incapables qui ont dépensé pour ne pas faire la guerre, une somme que l’ennemi nous demande pour faire la paix n’ont pas le droit de la trouver honteuse. Nous sommes dans une inquiétude mortelle de ce qui se passe dans notre pauvre Paris pris de vertige et de désespoir, parce qu’il ne voit pas la France et ne comprend pas. Des nouvelles bien vite, mon ami…

Parlez-moi vite de Paris. Nous souffrons le martyre de ne pas savoir. Quant à la paix, je la craignais plus dure encore, et certes nous ne l’eussions pas obtenue sans les élections modérées que Paris a su faire.

À vous de cœur, cher ami — nous tous.

G. SAND.


Paris, 3 avril 1871.

Ainsi, chère amie, nous voilà encore assiégés, et au moment où j’écris cette lettre, le canon tonne, on s’écharpe, on se mutile, on se tue avec bien autrement d’entrain et de discipline que lorsqu’il s’agissait de combattre les Prussiens !

C’est vous, ma pauvre amie, qui verseriez toutes les larmes de votre corps si vous étiez en ce moment à Paris ! Imaginez-vous qu’en réalité ils sont tout au plus dix mille. Les un million neuf cent cinquante mille autres patriotes courbent la tête, ou, laissant la clef sur la porte, se sauvent en province, en Belgique, en Angleterre, avec un faux nez, se lamentant sur la route, accusant tout le monde, excepté eux-mêmes qui sont les plus coupables, car ils sont les plus couards ; et une fois en sûreté, discutent, déblatèrent, font du patriotisme, s’impatientent, se plaignent que de Versailles ou du quartier général des Prussiens on ne se hâte pas de venir « nettoyer le Comité ».

Enfin, cela les regarde ! C’est égal, je suis vexé quand je vois que l’homme le plus important de ce gouvernement réformateur, celui qui est César et Cromwell et Mazaniollo et Danton et Robespierre, tout ce que vous voudrez, c’est Billioray. Vous savez bien, Billioray ? Comment, vous ne vous rappelez pas ? Mais si ! Ce mendiant, ce gros homme tondu et barbu qui jouait de la vielle — très bien, ma foi ! — en chantant d’une voix éraillée par l’usage et le rogome, des chansons où l’on parlait de la « Croix de ma mère », et du soldat « mort au champ d’honneur ». C’est lui. Que de fois je lui ai jeté deux sous dans la cour de ma maison. Ce que c’est que le sort ! Vrai, je ne me doutais pas que ce musicien ambulant pourrait jamais jouer un rôle dans les destinées de la capitale du monde civilisé !

Bref ! j’en ai assez, et vais aller me promener tout tranquillement. J’ai besoin « du murmure des eaux et de l’émail des prairies » — comme dit cet autre. C’est pour cela que peut-être vers le 15 avril, je passerai par Nohant en route pour l’Andalousie. Là-bas aussi, les républicains en ce moment élaborent le progrès politique à leur manière ; mais au moins ce sera une variété dans le chaos. C’est toujours cela !

En attendant, écrivez-moi surtout si — à cause de la simplification introduite dans le fonctionnement de l’Administration des Postes, — vous avez quelque chose d’important à adresser à Paris.

Mettez sur l’adresse :

Aux soins de M. Washburne,
Ministre des États-Unis,
À la Légation,
7, rue Mademoiselle,
à Versailles.

Et je vous embrasse de tout cœur.

H. HARRISSE.

Mes compliments à Maurice et à sa femme. Peut-on aller à Nohant maintenant sans coucher en route ?


9 avril.

Merci, chère amie, de votre lettre et des épreuves.

Dumas sait que je vous ai communiqué celles de sa pièce. Écrivez-lui donc, mais « take care !» Il a en ce moment l’épiderme excessivement sensible surtout à l’endroit de ses comédies.

À vous de cœur.

H. BARRISSE.


15 avril 1871.

Cher ami,

Je suis si abattue que je ne peux faire aucune réflexion sur cette odieuse guerre civile. Je pense trop comme vous en ce moment et je ne sais pas quand le courage et l’espoir me reviendront…

G. SAND.

Monsieur Henry Harrisse, aux soins de Monsieur Washburne, ministre des États-Unis, à la légation, 7 rue Mademoiselle, à Versailles,


Paris, 19 avril 1871.
Chère amie,

Votre lettre du 13 m’est parvenue hier au soir. Une heure après, j’étais en conférence avec madame Buloz. Elle n’avait pas reçu le manuscrit de votre roman, bien que dans la prévision de ce qui allait arriver, elle fût restée à Versailles du 7 au 12 avril, où grâce à l’obligeance de son vieux facteur elle a pu revenir à Paris avec un immense paquet de lettres. Malheureusement la vôtre et son précieux contenu n’en faisait pas partie.

Mais rassurez-vous.

Sur mon indication d’un passage de votre dernière lettre que le manuscrit avait été envoyé comme paquet chargé, dont vous lui donniez même le poids et le numéro, elle m’a avoué que non seulement elle n’avait fait aucune recherche dans la section des lettres chargées — qui est séparée des autres — mais qu’elle n’y aurait même pas songé. Inquiète, elle se proposait alors, d’aller elle-même chercher le manuscrit à Nohant.

Aujourd’hui elle se propose d’aller à Versailles, et espère y arriver par Pontoise. Si elle ne réussit pas, je l’ai mise à même de faire remettre le paquet à la légation des États-Unis, laquelle le lui fera parvenir par la valise qui nous est apportée deux fois la semaine à Paris. Comme elle peut écrire par Saint-Denis où elle envoie un messager qui traverse les lignes prussiennes, un mot adressé à son cousin Geoffroy, ancien ministre de France aux Étals-Unis, aujourd’hui au ministère de Versailles, suffira.

Quant à moi, je pense partir samedi prochain pour l’Andalousie. Mais comme le chemin d’Orléans est intercepté à Juvisy par les Versaillais depuis quatre jours (ce que vous semblez ignorer) et que les trains ne partent plus de Paris, c’est par Nevers, Bourges, probablement, et je ne sais quel autre endroit, que je me rendrai à Bordeaux.

Il est probable qu’en y allant, je me ferai un véritable plaisir de m’arrêter à Nohant, bien que Ton m’attende à Madrid. Si je suis trop pressé, ce sera alors en revenant, dans cinq semaines, que vous me verrez.

En attendant, je vous embrasse tous de tout cœur.

HENRY BARRISSE.

P.-S. — La petite fête ici ne semble pas devoir finir de sitôt. Les communeux ont été rossés hier à Asnières ; mais si j’en juge par l’enthousiasme que ce petit fait a produit à Versailles, je me demande si dans cette ville les profonds politiques possèdent une idée juste de ce qui leur reste encore à faire pour entrer dans Paris.

On élève les échafaudages pour « déboulonner » la colonne Vendôme, dont les grilles sont déjà enlevées : mesure d’urgence par le temps qui court, comme tout le monde sait ! — Surtout avec l’armée prussienne campée sur les hauteurs et jubilant la lorgnette à la main.

Mais pour être logique, il va falloir aussi démolir les quatre arcs de triomphe, tous « monuments d’une fausse gloire » (ce qui est vrai !) et même l’obélisque, puisque ce monolithe rappelle les exploits de Ramsès II.

Enfin !

Croiriez-vous que les républicains de l’Hôtel de Ville viennent de publier un ukase, ordonnant aux journalistes « de déposer au bureau de la presse » un exemplaire de chaque numéro de leur journal ?

Décidément dans cet heureux pays, plus ça change, plus c’est la même chose !

Le succès de votre Journal d’un voyageur est complet !


Madrid, 3 mai 1871.
Chère amie,

Je suis installé dans la capitale de toutes les Espagnes depuis samedi, et je m’y trouve très bien en vérité. Les bains de soleil que je prends journellement me font un bien infini, tandis que l’accueil qui m’est fait dans les bibliothèques et les dépôts d’archives m’encourage à travailler.

Dimanche, j’ai vu une véritable course de taureaux ; et je dois reconnaître que le spectacle dont on jouit en entrant dans l’arène est quelque chose de splendide. Le nouveau roi[8] et son épouse y étaient. Ils ont été froidement accueillis, et, d’après ce qu’on m’assure, avant peu ils seront obligés de retourner en Italie, pour faire place au duc de Montpensier « Cosas de España ! »

Je n’ai pas encore vu une seule jolie femme, bien que rencontrant à chaque pas des señoras et des señoritas, coiffées de la mantille et jouant de l’éventail. Aussi n’ai-je pas perdu mon cœur jusqu’ici. Peut-être aurai-je plus de chance à Séville, le pays des Andalouses ! Je pars pour Cordoue vendredi prochain, dans la nuit, et serai à Séville lundi, pour n’en repartir que lorsque Paris sera revenu à l’état normal. On me prédit sur les bords du Guadalquivir une chaleur plus que tropicale, mais cela m’est égal : je suis ferré à glace !

Dans une lettre que je viens de recevoir de M. A. de La Tour, je trouve ces mots : « Demandez à madame Sand si jamais elle a reçu un travail de moi sur la vallée de Batuecas, inséré dans la Revue britannique, adressé sous forme de lettre à l’illustre écrivain, et dont un exemplaire fut déposé chez elle. Veuillez aussi remercier Maurice de son bon et bien lointain souvenir. »

Vous pouvez répondre à ce brave et excellent homme,

Rue Saint-Jacques, n° 7, à Pau.

Quant à moi, chère amie, écrivez-moi, si vous en avez le temps : Poste restante, à Séville.

En attendant, je vous embrasse tous de tout cœur.

HENRY HARRISSE.

P.-S. — Vous savez que dans le pays où je vais, il y a de nouveau de véritables brigands, qui arrêtent les diligences, et à coups de tromblon vous conduisent dans la « montagne ». Je tâcherai de vous envoyer des détails !


Paris, 30, rue Cambacérès.

26 juin 1871.
Chère amie,

Me voici enfin de retour dans mes pénates, et je n’en suis pas fâché. L’Alcazar, l’Alhambra, palais des rois maures, c’est beau, je le sais, mais les arabesques ne suffisent pas à mon bonheur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je retrouve Paris où je l’ai laissé, non pendant le siège et la commune, mais avant la guerre. On revoit des soldats galonnés sur toutes les coutures, des femmes à cheveux jaune serin ; les cafés, les rues, les boulevards, les promenades regorgent de monde. Hommes, femmes, enfants, pompiers, chacun a le sourire sur les lèvres et ne parle même plus des « petits incidents » de l’invasion, du siège, et des douces lueurs du pétrole. Je viens de rencontrer M. Rouher et le comte de Nieukerke, le cigare à la bouche. De l’autre côté, passait le duc de Chartres, le chapeau sur l’oreille et la badine à la main. Le général Chauchard m’apprend l’arrivée de la princesse à Saint-Gratien et il me quitte pour aller acheter un article flamboyant de Clément Duvernois dans l’Avenir libéral.

Le terrain est déblayé, les ruines disparaissent et le feuillage cache les murs noircis mais debout des Tuileries et de la rue de Rivoli. Courbet écrit que si Ton veut lui laisser la vie sauve, il reconstruira la colonne Vendôme à ses frais ; et il n’y a nulle probabilité qu’on fusille son ami Billioray.

Les Allemands rouvrent leur boutique, et l’on retourne chez eux comme si de rien n’était. Personne encore ne parle de l’éducation politique et obligatoire, mais le gouvernement a cru nécessaire de demander pardon dans l’Officiel d’avoir permis qu’on travaillât dimanche passé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il fait froid, les cerises néanmoins sont superbes, je me porte bien, je travaille à corriger les épreuves de mes trois gros bouquins, et vous embrasse de tout cœur, en vous priant de m’écrire.

Tout à vous.

HENRY HARRISSE.

Mes compliments à Maurice, à madame Maurice, un baiser aux petites.


29 juin 1871.

Nous étions inquiets de vous, mon cher ami. Je n’ai reçu de vous qu’une lettre d’Espagne, et je ne sais si vous avez reçu la mienne. Enfin, vous voilà sain et sauf à Paris, et vous ne devez pas y être précisément gai. Ce pauvre Paris représente-t-il encore la France ? L’Empire en avait fait un bazar et un égout ; la Commune en a fait un égout et une ruine. Les cléricaux voudraient bien en faire un couvent et un cimetière. Le parlementarisme en fera-t-il quelque chose d’humain et de possible ! Quant au bonapartisme, je n’y crois pas. Mais on voit arriver tant de choses impossibles, qu’il ne faut plus jurer de rien. Je crois pourtant que nous sentons le besoin de nous transformer et qu’une République bourgeoise pour commencer, est le seul moyen de salut qui s’offre à nous. En attendant, l’emprunt est couvert en un clin d’œil, et toutes les espérances renaissent dans tous les partis, sans être anéanties dans aucun. C’est une si grande preuve de vitalité qu’il n’est pas possible de désespérer.

À vous de cœur,

G. SAND.


À M. Henry Harrisse, à Paris.
Nohant, 6 juillet 1871.

Merci, mon bon ami, pour votre excellente lettre et vos souhaits affectueux. J’entre dans ma soixante-huitième année avec le cœur bien écorché par les malheurs et les déchirements de mon pays ; mais je n’ai pas le droit de me plaindre personnellement, puisque j’ai autour de moi cette chère famille pour laquelle, avant tout, j’existe, et d’excellents amis, qui ont traversé sans catastrophe tous nos désastres. Je crois à la sincérité, à l’honneur, à la grande intelligence de M. Thiers et du noyau modéré qui joint ses efforts aux siens. Il n’en est pas moins triste de reconnaître qu’il faut passer absolument par cette grande modération qui est un instrument de progrès lent et froid, au lieu de pouvoir compter sur les forces vives et jeunes de l’esprit public ! Que de moyens et de puissances il va falloir enchaîner par crainte du désordre et de la démence !

Ah ! que j’en veux à ceux qui ont dépassé le but et qui l’ont laissé ruiné et renversé derrière eux ! On rebâtira ce qui a été brûlé et démoli ; mais la confiance que le peuple eût dû tenir à cœur d’inspirer, combien faudra-t-il de temps pour la rendre aux âmes généreuses ? Quelle souffrance de se sentir en colère contre son enfant !

Ne nous laissez pas sans nouvelles de vous, cher ami, et, si vous n’êtes pas tenu à Paris par de grandes affaires, si vous avez besoin de repos, d’air et de soleil, venez nous voir. Vous serez toujours le très bien venu.

À vous de cœur.

G. SAND.


Nohant, 21 octobre 1871.

Merci de vos très bons feuilletons, mon cher ami. Si vous avez le cœur encore malade, vous avez du moins l’esprit très net et très vif. Quand j’aurai lu la pièce, je vous donnerai mon avis. D’avance je vous dis que je ne suis pas de ceux qui prétendent que faire servir l’art à soutenir une thèse, c’est le rabaisser. Je suis de l’avis tout contraire. Le but élevé élève l’art, et, quand on pense autrement, c’est peut-être qu’on embrouille une question mal posée. On dit que l’art ne doit prouver qu’en manifestant. Eh bien, le Parthénon manifeste le beau, et certes il a voulu le prouver. Dumas montre le mal pour le faire haïr. Si, comme Michel-Ange à la chapelle Sixtine, il peint l’enfer de main de maître, il a réussi ; si, comme les sculpteurs des cathédrales du moyen âge, il ne montre que le hideux et l’obscène, il a échoué ; mais je ne crois pas qu’il soit dans le dernier cas. Cela ne se peut, car il est un maître et non un manœuvre.

Trouvez-vous que Paris se relève intellectuellement ? L’aimez-vous toujours ? Moi, je crains de le revoir.

Toutes les amitiés de Nohant, et tous mes remerciements pour vos bonnes et charmantes lettres.

G. SAND.
  1. En 1866, M. Henry Harrisse, avocat au barreau de New-York, récemment arrivé à Paris, et qui aux États-Unis avait écrit dans les revues américaines d’importants articles sur nombre d’écrivains français, parmi lesquels étaient Littré, Taine et Renan fut présenté par ce dernier à Sainte-Beuve qui le présenta à George Sand. Une vive amitié avec celle-ci se noua alors et dura tant qu’elle vécut. De là une correspondance suivie dont nous détachons des Extraits se rapportant à la guerre de 1870, au siège et à la Commune. Quelques-unes des lettres de George Sand données ici ont déjà paru dans sa Correspondance : Paris, — Calmann-Lévy, 1882-1884.
  2. La pièce qu’Amigues va faire jouer aux Français roule sur ce fait.
  3. Il est même remarquable que le petit nombre de républicains que nous avons soit avec le groupe le plus calme et le plus muet.
    (Note de George Sand.)
  4. Les frères Simonnet, petits-fils d’Hippolyte Chatiron.
  5. Pendant une certaine période du siège. M. Barrisse, pour rassurer ses amis sans nouvelles de leurs familles réfugiées en province, avait imaginé ce moyen d’obtenir des renseignements. Les assiégés écrivaient directement par ballon monté, et la réponse, mise à la poste dans un bureau départemental quelconque, lui parvenait par la valise de la légation des États-Unis à Paris envoyée régulièrement de Londres à M. Wasliburne, et que le comte de Bismarck laissait passer (les Allemands restés en France ayant été placés sous la protection du gouvernement américain.) M. Harrisse eut ainsi la bonne fortune de pouvoir faire tenir aux destinataires bon nombre de réponses, toutes d’ailleurs ne devant renfermer que des renseignements strictement personnels.
  6. Édouard Cadol, littérateur, ami de Maurice Sand.
  7. Alexandre Dumas.
  8. Amédée, fils de Victor Emmanuel.