Souvenirs littéraires/15

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Souvenirs littéraires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 793-827).
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QUINZIÈME ET DERNIÉRE PARTIE


XXIX. — LE DÉSASTRE.

Depuis que je suis né, — 1822, — j’ai vu, en France, bien des gouvernemens, et je serai taxé d’impudeur si je dis que le régime le plus libre que j’aie connu est celui qui fut inauguré, sous le second empire, en juillet 1869, lorsque le marquis de Chasseloup-Laubat devint chef du ministère, c’est-à-dire ministre dirigeant. Ce n’est cependant que la vérité. Le 15 août, l’amnistie fut proclamée, nulle poursuite ne fut dirigée, ni contre les journaux, ni contre les orateurs des réunions publiques, et cependant leurs violences furent excessives. Chasseloup-Laubat lutta contre les sénateurs, contre les membres de la majorité législative, contre le conseil des ministres, et maintint le droit absolu de discussion, jusqu’à l’injure, jusqu’à la calomnie, jusqu’à la provocation à l’assassinat. Le départ de Chasseloup-Laubat fut un irréparable malheur pour la France ; s’il avait été appelé à faire partie du ministère du 2 janvier, s’il eût reçu le portefeuille des affaires étrangères, jamais les machinations de l’incident Hohenzollern n’eussent produit autre chose qu’un échange de noies diplomatiques, et la liberté parlementaire se fût pacifiquement développée. Au temps de ma première jeunesse, j’avais côtoyé le marquis de Chasseloup-Laubat dans le salon de la veuve du contre-amiral L’Hermitte, où je le rencontrais ; il avait une rare intelligence, des facultés d’application exceptionnelles, une habileté d’administration dont il a souvent donné la preuve, et une aptitude au travail que rien ne lassait ; en outre, fait rare en France pour un homme politique, il avait étudié la politique et la pratiquait avec art. C’était l’homme des combinaisons ingénieuses ; mais, comme ceux dont le patriotisme est ardent et dont les prévisions ont une longue portée, il était dédaigneux des petits moyens et imprimait à ses conceptions une grandeur qui rejaillissait sur le pays même.

Le ministère du 2 janvier fut formé ; se rappelle-t-on l’applaudissement qui l’accueillit ? Les vieux chefs du parlementarisme que la révolution de février avait renversés, que le coup d’état du 2 décembre avait forclos de la politique militante, reparaissaient et venaient, comme des ombres initiées au secret des choses humaines, murmurer des conseils et des encouragemens à l’oreille de ceux qui relevaient les libertés publiques. Si l’on nommait aujourd’hui les hommes qui se pressèrent dans les salons de la chancellerie, à la première réception d’Emile Ollivier, on étonnerait peut-être bien du monde. Dès le 17 janvier 1870, il y eut des nuages sur la lune de miel : on demanda au corps législatif et on obtint l’autorisation de poursuivre Rochefort, député de Paris ; ce fut maladroit et contradictoire aux principes proclamés ; il fallait laisser toute liberté aux attaques et ne riposter que par la liberté de la défense. Au cours de la discussion, Jules Simon put dire aux ministres du 2 janvier : « Vous étiez libres d’imiter le gouvernement non parlementaire, le gouvernement non libéral qui vous a précédés et qui, pendant six mois, n’a jamais voulu se souvenir de la loi sur la presse. Ce n’était pas faute de provocations ; tous les jours paraissaient des articles d’une violence égale à celle de l’article de M. Rochefort. » Le marquis de Chasseloup-Laubat, auquel Jules Simon faisait allusion, avait été conséquent à lui-même; au cours de l’année 1854, il avait, en qualité de député, combattu l’autorisation de poursuivre le comte de Montalembert pour délit de presse ; en 1869, en qualité de ministre, il avait, malgré ses collègues, appliqué le principe de l’impunité absolue. Les précédens invoqués ne convertirent point le nouveau ministère et la faute fut commise. La liberté néanmoins était considérable et chacun pouvait s’y mouvoir. J’étais, je suis encore un naïf en politique. Mon rêve, qui n’a point varié, serait de voir s’établir un état politique assez large pour que chaque opinion pût s’y manifester à l’aise en servant le pays. J’avais donc pensé que les hommes qui, pendant la durée de l’empire autoritaire, avaient réclamé la liberté, accepteraient sans contradiction celle qui leur était offerte et qui s’ouvrait à toutes les aspirations. Qu’importaient les blessures, les affronts reçus pendant le combat ? n’avions-nous pas enfin victoire gagnée? Il me semblait généreux, il me semblait patriotique de ne contrarier en rien les destinées nouvelles où la France s’engageait. Bien des gens ont pensé alors ce que je pense encore aujourd’hui, mais les écroulemens sont survenus, on ne voit plus que le désastre et l’on feint d’oublier les jours d’espérance qui l’ont précédé. A l’heure dont je parle, le pays paraissait s’acheminer vers une prospérité où il eut trouvé la sécurité et la gloire. La liberté est expansive, elle eût attiré, elle eût retenu les plus récalcitrans ; le suffrage universel, par le seul fait de son fonctionnement, eût produit les réformes nécessaires, réformes lentes et pacifiques, comme celles qui doivent être durables ; les intransigeans eux-mêmes, réduits à un groupe plus turbulent que nombreux, auraient fini par subir, sinon par accepter un système qu’ils ne pouvaient détruire, et la paix intérieure eût enfin régné en France. Lorsque l’on se reporte aux premiers mois de l’année 1870, ces précisions n’ont rien d’excessif, et l’on pouvait s’imaginer que l’on entrait dans une existence politique analogue à celle où la Belgique et l’Angleterre ont trouvé la stabilité et la force. On sait comment ce rêve s’est évanoui.

Les ministres semblaient vouloir consulter l’opinion publique sur plus d’un point ; on formait des commissions extra-parlementaires auxquelles on soumettait des problèmes à résoudre. Une commission de décentralisation fut instituée par décret impérial; j’en fis partie; j’ai su comment, mais je n’ai jamais su pourquoi. A ma grande surprise, l’empereur me désigna lui-même, comme plus tard il devait me nommer sénateur; il avait lu mes études sur Paris et s’imaginait que je pourrais être de quelque utilité dans une réunion où les questions administratives auraient dû primer toutes les autres. Il se trompait. Je suis de tempérament centralisateur et je me doutais que, dans la commission, on s’occuperait surtout de politique, à quoi j’étais impropre. En effet, cette commission, à laquelle le président Odilon Barrot recommandait « d’éloigner de ses lèvres la coupe décevante de la popularité, » était composée, en grande partie, de victimes du suffrage universel et de futurs candidats officiels ; la politique les agitait beaucoup ; il semblait, sans qu’on l’avouât, que toute discussion tournait autour des prochaines élections législatives et que l’administration, qui, en réalité, aurait seule dû être en cause, était singulièrement négligée. Sans me permettre de prendre la parole sur une question qui m’était indifférente, j’avais fait remarquer, en causant avec quelques-uns de mes collègues, que la centralisation politique n’était que la résultante de la centralisation administrative et que, si l’on voulait affaiblir l’une, il fallait nécessairement commencer par diminuer l’autre. Un seul homme, M. de Freycinet, fut de mon avis. Pour la première fois et sans y être préparé, j’assistais à des discussions en quelque sorte parlementaires, et j’estimais que bien des paroles inutiles étaient dépensées. Je me contentais d’écouter et de me taire. Un de nos collègues m’attirait, et, lorsque je le pouvais, je prenais place à ses côtés. Malgré un œil fermé, il avait le visage fin et l’expression à la fois douce et spirituelle ; il parlait peu, d’une voix assez faible, mais ce qu’il disait était d’un sens pratique et élevé qui faisait dresser l’oreille aux plus indifférens ; c’était le président Bonjean, qui devait tomber, frappé de dix-neuf coups de fusil, devant le mur de ronde de la grande Roquette, entre l’archevêque de Paris et le curé de la Madeleine.

Cette commission de décentralisation ne m’a pas laissé des souvenirs bien vifs ; je crois qu’un jour les trois sous-commissions, — commune, canton et arrondissement, — se sont réunies en assemblée plénière, que nous avons voté différens articles dont plus tard on pourrait faire une loi, qu’Odilon Barrot, qui avait une rose rouge à la boutonnière, a prononcé un discours qu’il composa le lendemain pour les journaux, et que nous nous séparâmes sans trop savoir ce que nous avions fait. Du moins, pour ma part, je ne m’en doute guère. On me désigna pour faire partie de deux ou trois autres commissions ; je refusai énergiquement le nouvel honneur que l’on voulait m’imposer et qui me prenait un temps que je préférais employer à travailler. Flaubert ne m’appelait plus que le décentralisateur. Le mouvement de rénovation politique qui alors passionnait le pays n’était point de son goût. Parfois il s’en montrait irrité et trouvait que la liberté de la presse ne faisait que favoriser la diffusion du mauvais langage. Il disait que tout ce qui émeut l’opinion publique est au détriment de la littérature, que l’on abandonne pour des intérêts éphémères. La publication d’un poème ou d’un roman, la première représentation d’une pièce de théâtre lui semblaient plus importantes que toute action politique. Volontiers il eût remplacé les discussions législatives par des conférences sur Goethe, Michel-Ange ou Ronsard. Hors des lettres, hors de l’art, il ne voyait rien ; c’est ce qui lui constitue une physionomie à part et une grandeur étroite, mais forte, au milieu des hommes de son temps. S’il eut une préférence pour une forme de gouvernement, il a peu varié et toujours je l’ai entendu exprimer deux opinions qui, pour être différentes, n’en visent pas moins le même résultat. Il eût voulu une sorte de mandarinat qui eût appelé à la direction du pays les hommes reconnus les plus intelligens après études préalables, examens et concours. Dans ce cas, il ne doutait pas, — et il se trompait, — que les écrivains et les artistes ne devinssent les maîtres des destinées de la nation, ce qui eût produit une floraison intellectuelle dont l’humanité entière aurait profité. Lorsqu’on lui démontrait les difficultés pratiques d’un tel système, il s’écriait : « Eh bien! donnez-moi un tyran de génie qui protégera les lettres, protégera les arts et nous sortira de la médiocrité où nous croupissons. » Je ne saurais dire si cette opinion était bien à lui ou s’il l’avait empruntée à Théophile Gautier, qui, toute sa vie, a appelé le règne d’un Médicis ou d’un François Ier. Flaubert proposait un singulier mode de protection pour les arts ; il disait : « Le seul moyen d’avoir de bonnes pièces de théâtre est de décréter la peine de mort contre tout auteur dramatique qui n’aura pas un succès éclatant ; alors seuls les gens de génie oseront aborder la scène. » Le procédé eût été vif et eût entraîné bien des exécutions, car on croit toujours avoir fait un chef-d’œuvre jusqu’à ce que le jugement du public se hâte de démontrer le contraire.

Ces préoccupations pour les choses de la littérature et de l’art me semblent aujourd’hui avoir provoqué les derniers incidens heureux de notre vie. Nous avions toujours traversé avec insouciance les aventures politiques où la France se laisse volontiers entraîner ; en juillet 1830, nous étions des enfans; en février 1848, nous étions indifférens, ironiques devant les billevesées, curieux du brouhaha des foules. Les guerres dont nous étions les contemporains, en Algérie, en Crimée, en Italie avaient été glorieuses ; l’aventure du Mexique avait mal tourné, mais c’était si loin ! Nous estimions que nous étions fermés à certaines émotions et nous ne nous apercevions pas que jamais nous n’avions eu à les subir. L’Alma, Inkermann, Traktir, Sébastopol, Palestre, Magenta, Solférino sonnaient à notre oreille le clairon des victoires et nous vivions sans inquiétude. Quel réveil d’un tel songe et comme on souffre à l’endroit mystérieux où gît le sentiment de la patrie ! M. de Bismarck fut habile, il avait envers nous comme en 1866 il avait agi à l’égard de l’Autriche. Quand il eut machiné son plan et préparé ses pièges, il se fit déclarer la guerre et prit l’attitude d’un pauvre homme réduit à la défensive; il mit tous les torts d’apparence de notre côté. Comme un pêcheur consommé, il conduisit le poisson dans la nasse sans que celui-ci s’en aperçût. La spontanéité du mouvement français lui fit croire que nous étions prêts de longue main et il eut un instant d’inquiétude. Il avait pris pour une démonstration de notre force ce qui n’était qu’une preuve de l’inconséquence de notre caractère.

Au moment de la déclaration de guerre, j’étais en Allemagne. Des affaires à régler, des précautions à prendre, une assez nombreuse « smalah » à ramener, ne me permirent pas de rentrer immédiatement en France. Lorsque je pus me mettre en route, les chemins de fer ne transportaient plus que des soldats. Je fus obligé de partir en voiture et de gagner le Wurtemberg pour trouver des voies ferrées encore libres. Un accident sans importance arrêta notre train à Ulm pendant près d’une demi-heure. À ce moment, l’Allemagne, craignant d’être attaquée par la vallée du Danube, qui si souvent a été le chemin par où nous avons saisi la victoire, réunissait des troupes entre le Michelsberg et Ravensbourg. J’avais quitté mon wagon, où la chaleur était intense, et je me tenais à l’ombre sur la place qui s’étend devant la gare. J’entendis de loin une mélopée lente et grandiose, qui montait dans les airs comme la voix d’un chœur invisible. Des enfans couraient dans la direction du bruit ; le chant se rapprochait, s’accentuait, vibrait avec un accent religieux et profond dont je me sentis remué. Je reconnus le choral de Luther, que psalmodiait un régiment en venant prendre garnison dans la citadelle que ce pauvre général Mack nous a jadis si facilement abandonnée. Je lus très ému, je l’avoue, et je me demandai quel caractère allait revêtir cette guerre pour laquelle les hommes marchaient en chantant des psaumes. Après avoir rapidement traversé la Suisse, j’arrivai à Paris, que l’empereur avait quitté deux jours auparavant. Là le spectacle était autre; le soir, sur les boulevards, on buvait de l’absinthe en agaçant les filles ; des hommes en blouse, vautrés dans des voitures découvertes, braillaient la Marseillaise. Qui donc avait vieilli, le chant national ou moi? Je ne sais. Il me déplut et je lui trouvai un air provocant qui ne s’adressait pas à l’ennemi. Le lendemain de mon retour, j’allai voir un assez haut personnage que je n’ai pas à nommer ; la conversation fut longue et m’affligea, car j’avais affaire à un homme qui ne soupçonnait rien des armées allemandes, ni de leur discipline, ni de leur esprit. Au moment où je prenais congé, mon interlocuteur me dit : « Revenez donc me voir dans deux ou trois jours, il y a une question dont je voudrais m’entretenir avec vous. » Désirant n’être pas pris au dépourvu, je demandai : «Laquelle ? » Il répondit ; « La question des frontières ; la Saar, la Meuse, le Rhin, la Moselle, je vous avoue que tout cela est un peu confus dans ma tête. » Je rentrai chez moi; on me dit : « Comme vous avez l’air triste ! » Se souvient-on aujourd’hui de la frénésie dont la population fut atteinte? On se croyait tellement certain de la victoire que les adversaires systématiques de l’empire, — les irréconciliables, — demandaient la paix. Se rappelle-t-on les défilés de la foule sur le boulevard, et les cris : « A Berlin ! » Les têtes les plus solides avaient le vertige. Le mercredi qui précéda la déclaration de guerre, à l’Opéra, on demanda la Marseillaise; l’orchestre se préparait à la jouer, lorsqu’on réclama le Rhin allemand. Les musiciens semblèrent hésiter et le régisseur s’avançant près de la rampe déclara qu’on ne pouvait chanter la poésie de Musset, parce qu’on n’avait pas eu le temps de l’apprendre. Alors Émile de Girardin se leva dans sa loge et s’écria : « Il est donc plus long à apprendre qu’à prendre ! » Toute la salle applaudit. Deux jours après un acteur revenu d’un uniforme de capitaine de la garde nationale mobile chantait le Rhin allemand et recevait une ovation. Tant d’illusion pour en arriver à ce que nous avons subi !

Ah ! les heures maudites ! comme elles pèsent dans le souvenir ! Je me rappelle, deux jours après avoir vu afficher sur les murs de Paris la dépêche qui disait : « Mac-Mahon a perdu une bataille, » avoir rencontré, deux de mes amis, l’un conseiller à la cour des comptes, l’autre directeur dans un ministère. Nous nous sommes serré les mains sans mot dire, nous avons marché côte à côte ; en traversant les Tuileries, nous nous sommes assis sous les marronniers, les pieds sur la terre humide, oppressés, silencieux, ne trouvant pas une parole pour exprimer l’angoisse dont nous avions le cœur écrasé. Nous sommes restés là plus d’une heure, noyés dans le Styx, comprenant instinctivement que tout allait sombrer et cherchant un espoir auquel on pût se raccrocher. Un de nous dit ; « Allons voir, il y a peut-être une bonne nouvelle. « Cela nous réveilla de notre torpeur et, tout le long de la rue Castiglione, nous allâmes regarder les piliers des arcades où l’on placardait les dépêches du quartier-général, relisant vingt fois les mêmes annonces d’adjudication et cherchant toujours « la bonne nouvelle. » Ah ! la bonne nouvelle, elle fut si lente à venir qu’elle n’est pas encore arrivée. Le 4 septembre, j’étais au Journal des Débats ; cette fois c’était bien fini ; la révolution tendait la main à l’invasion et complétait son œuvre. La plupart de ceux qui se trouvaient dans le bureau de rédaction étaient accablés. Quelqu’un entra et dit : « C’est égal, nous voilà débarrassés des Bonaparte ! » Oui, débarrassés des Bonaparte, mais débarrassés aussi de l’Alsace, de la Lorraine, débarrassés de cinq milliards, de beaucoup de monumens de Paris que l’on a brûlés et de quelques honnêtes gens que l’on a massacrés. En revenant dans mon quartier, j’avisai au coin de la rue du Dauphin et de la rue Saint-Honoré un cordonnier qui disait à un autre cordonnier : « Ma foi ! je vais illuminer ce soir. » J’eus un haut-le-cœur et je lui criai : « Tant qu’il y aura des Prussiens en France, gardez vos lampions sous clé. » Il me répondit : « Citoyen, cette grande victoire intérieure va les forcer à repasser la frontière. » Je m’assis sur une des marches de l’église Saint-Roch et je me mis à pleurer. Le comte de Montrond disait : « Ce qu’il y a de plus criminel au monde, c’est la bêtise ! »

La France était comme ces hommes frappés de la foudre qui gardent l’apparence de la vie et tombent en poussière dès qu’on les touche. Elle venait de s’effondrer au premier choc. « Une armée française qui capitule, un empereur qui se laisse prendre ; tout tombe à la fois, » écrivait Mérimée à Panizzi. Ce qu’on allait faire, ce qu’on allait tenter ne pouvait que rendre plus profond l’abîme où nous nous engloutissions. A-t-on manqué à ce point de clairvoyance qu’on ne l’ait pas compris ? La libre pensée a-t-elle compté sur un miracle, comme la naïveté a cru à sainte Geneviève ? La faute, le crime furent rejetés sur l’empereur, c’est naturel. Après Novare, les Italiens ont fusillé le général Ramorino et ont dit : « Lui seul était coupable et non pas nous. » Il ne faut pas demander à un peuple blessé jusque dans ses moelles d’être impartial. Dans le conseil des ministres où la guerre fut résolue, deux hommes s’y sont opposés, M. Segris et Napoléon III. Qu’importe ? Victorieux, il eût récolté la gloire ; vaincu il a ramassé la honte, c’est justice ; ainsi l’exige la responsabilité du pouvoir : on n’est souverain, — souverain élu, — qu’à la condition tacite de disparaître en cas de défaite. Après Sedan, après la capitulation que l’on sait, l’empereur ne pouvait plus s’asseoir sur le trône de France ; pour le faire rentrer au palais des Tuileries, il eût fallu une nouvelle révolution.

J’ai entendu dire souvent que la politique de Napoléon III avait été une politique d’aventure, incohérente, sans but déterminé, s’inspirant de la mauvaise devise Carpe diem. Pour la politique intérieure, cela est possible et je n’ai rien à en dire, car je n’y ai jamais regardé de bien près ; je l’ai trouvée souvent oppressive et lourde, mais je l’ai trop ignorée pour en parler. Quant à la politique extérieure, il me paraît que l’on s’abuse ; les démonstrations ont été trop éclatantes pour ne pas frapper les yeux, et cette politique me semble n’avoir jamais poursuivi qu’un seul résultat, la grandeur et la sécurité de la race latine. La question d’Orient se réveille à Bethléem par un fait qui intéresse exclusivement la religion latine, toujours menacée, toujours dominée dans ces pays-là par la religion grecque ; il en advint la guerre de Crimée, une des plus glorieuses par ses difficultés mêmes pour les armées françaises. Napoléon III profite immédiatement de la prépondérance que lui mérite le traité de Paris signé après la prise de Sébastopol, pour faire défoncer le lac latin, la Méditerranée, percer l’isthme de Suez et ouvrir aux mannes latines la route directe de l’Océan indien. En Italie, il repousse l’élément germain qui opprime une famille de la race latine, et prépare la libération définitive qui rejettera l’étranger dans ses limites. En Cochinchine, il essaie de fonder une colonie où le latinisme pourra se développer à côté des possessions anglaises. Au Mexique, il cherche à rétablir l’empire latin que l’Espagne a perdu et qui pourrait servir de contrepoids à l’agglomération anglo-saxonne de l’Amérique du Nord. Enfin, où tombe-t-il ? où vient-il briser sa couronne et détrôner sa dynastie ? Au Rhin, au fossé même de la race latine. Pendant qu’il succombe pour assurer la pérennité de la grande tribu, l’Espagne le raille, l’Italie profite de l’occurrence pour se compléter, elle arme en hâte et va dépouiller le vieillard des sept collines. Il me semble évident que Napoléon III s’est regardé comme le chef, comme le porte-glaive de la race latine, et que toute sa politique extérieure a été mue par cette pensée. Ceux d’au-delà des Alpes ne l’ont pas compris ; plaise à Dieu qu’ils n’aient point à s’en repentir !

A travers le désastre général, un désastre particulier fondit sur moi, — « domestique et terrible, » aurait dit Montesquieu; — la tempête m’emporta. Passons, je n’ai pas à raconter mes angoisses. Un jour peut-être, si j’en trouve l’énergie, j’écrirai le récit du cauchemar dans lequel je me suis débattu pendant dix-neuf mois et dont j’ai triomphé; s’il me fallait subir encore une des heures que j’ai vécues à cette époque ou mourir, j’embrasserais la mort avec reconnaissance. Je n’étais plus à Paris. Flaubert m’écrivait : « Où es-tu? que fais-tu? Ah! quel malheur sur toi! que vas-tu devenir? » Je répondais : « J’ai bon courage, et jusqu’au-delà des forces humaines, je lutterai. » Et tous deux nous nous écrivions : « Ah ! comme ils sont heureux ceux des nôtres qui sont morts! » Flauber, tout assommé qu’il fût par la défaite de la France, avait non-seulement gardé de l’espoir, mais il se nourrissait, il se gorgeait d’illusions, prêtait l’oreille et croyait toujours entendre les salves annonçant une victoire. Dans son besoin de croire au salut, dans son désir passionné d’échapper au désastre, il vécut de rêves. Rien ne l’éclaira : son amour pour le pays l’avait aveuglé. Il crut aux francs-tireurs, aux vengeurs de la mort; il crut que les hommes sont des soldats et que les foules sont des armées; il crut à Glais-Bizoin, à Crémieux ; il crut aux proclamations, il crut au ballon libérateur, il crut au « pacte avec la victoire ou avec la mort, » il crut que le recul de nos armées n’était qu’une manœuvre stratégique, il crut que Rouen se ferait sauter plutôt que de recevoir l’ennemi, il crut que Paris ne capitulerait jamais, il crut aux sorties torrentielles, il crut à l’intervention européenne, à l’arrivée des Américains, il crut à la lassitude allemande, — il crut à tout, excepté à la défaite. En cela il fut inébranlable; l’armistice était conclu, Paris était ouvert, la paix était signée qu’il ne l’admettait pas encore.

J’enviais sa foi profonde, car nulle espérance ne survivait en moi. J’avais suivi des armées en campagne et je savais que la démoralisation causée par une déroute équivaut à la perte de la moitié de l’effectif. Les hasards de mon existence m’avaient fait vivre près d’une ville forte d’Allemagne, et sans être un bien grand capitaine, il ne m’avait pas fallu longtemps pour reconnaître de quelle implacable discipline les soldats sont forgés. Je connaissais la contrée où les premières batailles avaient été livrées, je savais qu’entre la Lorraine et l’Alsace un mur de fer s’était élevé ; je n’ignorais pas que Mac-Mahon était désormais séparé de Bazaine et que pour le rejoindre il lui faudrait exécuter une marche des plus aventureuses, sans point de refuge en arrière, sans porte de salut en avant. Après Wœrth je fus désespéré, et quand je vis l’armée, — l’admirable armée, — de Bazaine se pelotonner sous Metz au lieu d’arriver à Paris, dont elle eût été la troupe volante, il fut facile de comprendre qu’il n’y avait plus qu’à traiter ou à se faire tuer. Un de mes très proches parens, général de division, occupait alors une haute situation à Paris. Entre Wœrth et le 4 septembre, j’allais le voir souvent. Il était harassé de fatigue, car son labeur ne cessait ni jour ni nuit; de toutes mains, il ramassait des hommes et les expédiait à Châlons, où l’on essayait de se refaire. Je lui dis : « Où Mac-Mahon pourra-t-il livrer bataille? » En signant des paperasses et avec ce flegme du soldat qui a traversé les événemens où le fer et le feu sont les acteurs principaux, il me répondit : « Je ne vois guère que Sedan, et comme c’est une cuvette, nous y serons écrasés. » Ce mot prononcé par un général éminent, organisateur et stratège, m’avait singulièrement ému. J’ajoutai : « Et après? — Après ? avait-il répliqué, il faudra faire la paix aux moins mauvaises conditions possibles ou se résigner à se battre, avec la certitude de voir ravager le pays, à moins d’un miracle; mais je ne crois pas aux miracles, ni toi non plus, j’imagine. »

Ce que je savais de l’Allemagne et cette conversation avaient déterminé mon opinion, qui malheureusement ne fut pas vaine ; aussi il m’était impossible de partager les illusions de Flaubert et de ne pas tenter de réclamer pour lui éviter la cruauté du déboire. Je retrouve deux lettres que nous avons échangées au moment où les Allemands se massaient sous Paris; elles sont curieuses, car elles peignent au vif le double sentiment, les sentimens opposés qui alors partagèrent la France. Flaubert m’avait écrit: « Dis-moi franchement ce que tu penses, » et je lui répondit, la lettre suivante[1]


« 19 septembre 1870.

« Tu veux savoir ce que je pense de tout ceci? C’est bien simple, je ne pense plus rien, car jamais pareil effondrement ne s’est vu. Dès le principe, cette guerre m’a fait horreur et m’a causé plus que de l’inquiétude, car je savais à quelle puissance formidable nous allions avoir affaire; je croyais à des combats douteux qui pourraient se terminer par notre défaite, mais je n’imaginais pas que nous allions entrer en dissolution. Jamais du reste on n’a fait la partie plus belle à un adversaire. La journée du 4 septembre est plus qu’un crime, c’est une bêtise sans nom; la république endossera la honte de la paix, — qui sera onéreuse, — qu’il fallait laisser à l’empire, que l’on eût balayé tout de suite après sans difficulté, car il était devenu impossible. La situation qui devait sortir de ce coup de violence n’était cependant point malaisée à prévoir; au point de vue de l’intérieur, en brisant la légalité, on affaiblissait l’organisation morale; en bouleversant les administrations, on détraquait l’organisation civile; quant à l’organisation militaire, tu vois ce qu’elle est devenue. C’est dans cette situation, qui serait grotesque si elle n’était terrible, que l’on s’est placé pour lutter contre un ennemi très fort, très nombreux, très discipliné, très instruit, ambitieux et vainqueur. Au point de vue de l’extérieur, de l’assistance que l’on pouvait demander aux neutres, des propositions de paix que l’on pouvait faire agréer à Bismarck, nous avons à Paris un gouvernement de fait dont la délégation est à Tours ; la déchéance n’ayant pas été régulièrement proclamée, la régence est le gouvernement de droit, l’empereur prisonnier est le seul gouvernement reconnu; le drapeau rouge est à Lyon et à Toulouse. Avec qui donc les puissances étrangères peuvent-elles traiter? Bismarck peut ne vouloir s’aboucher qu’avec l’empire, que la France ne reconnaît plus et refuser de traiter avec la république, qu’il n’a pas reconnue. C’est la nuit et c’est le chaos. Cette guerre, entreprise par un fantôme, est continuée par des ombras. Crémieux succède à Napoléon III, un vieillard tombé en enfance se substitue à un somnambule. La nation crie, pleure, se désespère, déclare qu’elle est innocente et que l’empire seul est coupable. La nation a tort ; elle a eu ses destinées entre les mains, qu’en a-t-elle fait? Nous mourrons par hypertrophie d’ignorance et de présomption. La France a cherché les réformes politiques : néant; elle a cherché les réformes sociales : néant; mais les reformes morales qui seules peuvent la sauver, elle n’y pense même pas. Si j’étais le maître, je traiterais tout de suite, quitte à subir des conditions léonines, car l’issue de la guerre ne peut actuellement être douteuse, et plus nous prolongerons la lutte, plus les conditions seront dures; puis je ferais des lois draconiennes pour organiser le service militaire et l’enseignement, l’enseignement surtout, non-seulement scientifique, mais moral. C’est la morale qui forge les caractères et ce sont les caractères qui font les nations. On ne fera pas cela, sois-en certain; on va expliquer au peuple français qu’il est le premier peuple du monde, qu’il a été trahi, qu’il a été livré, en un mot, qu’il est indemne, et le peuple français continuera à croupir dans l’ignorance, à avoir le moins d’enfans possible, à boire de l’absinthe et à courir les donzelles : finis Galliœ. Nous mourrons parce que nous sommes agités sans but et que la danse de Saint-Guy n’est pas le mouvement ; nous n’avons pas d’hommes parce que nous n’avons pas d’idées; nous n’avons pas de principes parce que nous n’avons pas de mœurs. Nous sommes saturés de rhétorique; nous avons des façades de croyance, d’opinion, de dévoûment; derrière il n’y a rien. Tout est faux, tout est théâtral; nous sommes des Latins ; chez nous, comme pour le baron de Fœneste, tout est « pour paraître. » C’est la fin d’un monde; la papauté, en décrétant sa propre infaillibilité, a coupé la gorge au catholicisme à l’heure même où la puissance continentale protestante par excellence entrait en guerre contre la nation qui si longtemps s’est appelée la fille aînée de l’église : Gesta Dei per Francos. La France et sa vieille idole meurent en même temps, du même mal : le non-savoir et le non-réfléchir. Il y a une phrase des Mémoires d’outre-tombe qui m’obsède et sonne en moi comme un glas funèbre : « Il ne serait pas étonnant qu’un peuple âgé de quatorze siècles, qui a terminé cette longue carrière par une explosion de miracles, fut arrivé à son terme. »

« Je ne crois pas au siège de Paris. Les Prussiens n’ont pas encore commis une faute militaire ; ils ne feront pas celle d’attaquer de vive force une ville immense qui patriotiquement a laissé proclamer par tous les journaux qu’elle avait trois mois de vivres. Avec des corps d’armée, ils occuperont les routes de ravitaillement ; avec des partis de cavalerie et des batteries habilement placées, ils se relieront si bien que les maillons de la chaîne tendue autour de Paris seront soudés les uns aux autres. Combien de temps cela durera-t-il ? Question d’approvisionnement. Lorsque la ville aura mangé son dernier morceau de pain, lorsque le dernier ouvrier aura tué le dernier bourgeois ou que le dernier bourgeois aura tué le dernier ouvrier, on battra la chamade et l’on capitulera. Perdrons-nous l’Alsace et la Lorraine? Oui, si nous n’avons pas un homme d’état sérieux; non, si un homme connaissant bien l’Allemagne prend la négociation en mains. Démanteler Metz, Strasbourg et le chapelet de forteresses que nous avons sur la frontière et sauver les provinces, c’est là le résultat que l’on doit poursuivre. Au lieu de ces territoires, offrir nos colonies en vertu de ce principe qu’il vaut mieux se faire couper les cheveux que de se laisser couper la tête. Malgré sa richesse, l’Allemagne étouffe parce qu’elle n’a pas la vraie mer, qui est l’Océan; elle est insuffisante à consommer ses produits, qu’elle n’écoute que difficilement; elle est trop restreinte pour sa population, qui est forcée d’émigrer en Amérique. On peut donc la tenter sérieusement en lui proposant nos colonies des Antilles et nos stations dans l’Hindoustan. Si elle consent à cet échange (et je crois qu’on peut l’y amener), elle voudra devenir une puissance maritime de premier ordre et elle aura alors à s’entendre avec l’Angleterre.

« En voilà bien long, et je ne sais trop si j’ai répondu à ta question. Le général X.., qui se souvient de toi, t’envoie une cordiale poignée de main ; avant que nos communications soient interrompues, écris-moi et dis-moi comment tu vas. Je ne te dis rien de l’enfer où je suis ; dans un tel moment, on ne peut guère parler de soi. »


Flaubert me répondit :


« 27 septembre 1870.

« En réponse à ta lettre du 19, reçue ce matin ; procédons par ordre. D’abord je t’embrasse et te plains de tout mon cœur ; après quoi, causons. Depuis dimanche dernier, il y a un revirement général, nous savons que c’est un duel à mort. Tout espoir de paix est perdu ; les gens les plus capons sont devenus braves ; en voici une preuve : le premier bataillon de la garde nationale de Rouen est parti hier, le second part demain. Le conseil municipal a voté un million pour acheter des chassepots et des canons. Les paysans sont furieux. Je te réponds que, d’ici à quinze jours, la France entière se soulèvera. Un paysan des environs de Mantes a étranglé un Prussien et l’a déchiré avec ses dents. Bref, l’enthousiasme est maintenant réel. Quant à Paris, il peut tenir et il tiendra. « La plus franche cordialité » règne, quoi qu’en disent les feuilles anglaises. Il n’y aura pas de guerre civile ; les bourgeois sont devenus sincèrement républicains : 1o par venette ; 2o par nécessité. On n’a pas le temps de se disputer ; je crois la sociale ajournée pour bien longtemps. Nos renseignemens nous arrivent par ballons et par pigeons. Les quelques lettres de particuliers parvenues à Rouen s’accordent à affirmer que, depuis dix jours, nous avons eu l’avantage dans tous les engagemens livrés aux environs de Paris ; celui du 23 a été sérieux. Le Times actuellement ment impudemment. L’armée de la Loire et celle de Lyon ne sont pas des mythes. Depuis douze jours, il a passé à Rouen cinquante-cinq mille hommes. Quant à des canons, on en fait énormément à Bourges et dans le centre de la France. Si l’on peut dégager Bazaine et couper les communications avec l’Allemagne, nous sommes sauvés. Nos ressources militaires sont bien peu de chose en rase campagne, mais nos tirailleurs embêtent singulièrement MM. les Prussiens, qui trouvent que nous leur faisons une guerre infâme ; du moins, ils l’ont dit à Mantes. Ce qui nous manque surtout, ce sont des généraux et des officiers. N’importe, on a bonne espérance. Quant à moi, après avoir « côtoyé » ou « frisé » la folie et le suicide, je suis complètement remonté. J’ai acheté un sac de soldat et je suis prêt à tout.

« Je t’assure que cela commence à devenir beau. Ce soir, il nous est arrivé à Croisset 400 mobiles venant des Pyrénées. J’en ai deux chez moi, sans compter deux à Paris; ma mère en a deux à Rouen; C... cinq à Paris et deux à Dieppe. Je passe mon temps à faire faire l’exercice et à patrouiller la nuit. Depuis dimanche dernier, je retravaille et ne suis plus triste. Au milieu de tout cela il y a, ou plutôt il y a eu des scènes d’un grotesque exquis, l’humanité se voit à cru dans ces momens-là. Ce qui me désole, c’est l’immense bêtise dont nous serons accablés ensuite. Toute gentillesse, comme eût dit Montaigne, est perdue pour longtemps, un monde nouveau va commencer; on élèvera les enfans dans la haine des Prussiens! Le militarisme et le positivisme le plus abject, voilà notre lot désormais; à moins que la poudre ne purifiant l’air, nous ne sortions de là, au contraire, plus forts et plus sains. Je crois que nous serons vengés prochainement par un bouleversement général. Quand la Prusse aura les ports de la Hollande, la Courlande et Trieste, l’Angleterre, l’Autriche et la Russie pourront se repentir. Guillaume a eu tort de ne pas faire la paix après Sedan ; notre honte eût été ineffaçable ; nous allons commencer à devenir intéressans. Quant à notre succès immédiat, qui sait? L’armée prussienne est une merveilleuse machine de précision, mais toutes les machines se détraquent par l’imprévu ; un fétu peut casser un ressort. Notre ennemi a pour lui la science; mais le sentiment, l’inspiration, le désespoir sont des élémens dont il faut tenir compte. La victoire doit rester au droit, et maintenant nous sommes dans le droit. Oui, tu as raison ; nous payons maintenant le long mensonge où nous avons vécu, car tout était faux : fausse armée, fausse politique, fausse littérature, faux crédit et même fausses courtisanes. Dire la vérité, c’était être immoral. Persigny m’a reproché tout l’hiver dernier « de manquer d’idéal! » et il était peut-être de bonne foi. Nous allons en découvrir de belles ; ce sera une jolie histoire à écrire. Ah! comme je suis humilié d’être devenu un sauvage, car j’ai le cœur sec comme un caillou ! Sur ce, je vais me réaffubler de mon costume et aller faire une petite promenade militaire dans les bois de Canteleu. Penses-tu à la quantité de pauvres que nous devons avoir? Toutes les fabriques sont fermées et les ouvriers sans ouvrage ni pain, ce sera joli cet hiver. Malgré tout cela, je suis peut-être fou, quelque chose me dit que nous en sortirons. Mes respects au général, et à toi toutes mes tendresses. »

Cette lettre m’affligea, car elle accusait des illusions persistantes dont le réveil serait dur. Je pus répondre encore; ce que j’écrivis, je l’ai oublié, je sais seulement que je citais à Flaubert une parole de Bossuet : « Le plus grand dérèglement de l’esprit, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient. » Rien de ce que Flaubert avait rêvé ne se réalisa, le quelque chose qui lui avait promis la victoire s’était trompé ; de défaite en défaite on descendit jusqu’à l’endroit où la terre manque sous les pieds. Après s’être emparés d’Amiens, les Allemands marchèrent vers la Normandie pour s’assurer du cours inférieur de la Seine. A Buchy, il y eut un combat ; la retraite put s’appeler une déroute ; je la vis passer par quatorze degrés de froid, par une nuit claire et mortelle pour de pauvres enfans mal vêtus, mal chaussés, affamés et harassés d’une étape qui semblait ne devoir jamais finir. A Pont-Audemer où nous étions, où les Allemands arrivèrent deux jours après, nous pûmes recevoir, héberger et nourrir ces débris de bataillons mêlés les uns aux autres, s’appelant, se cherchant, ne se reconnaissant pas. La ligne de la Risle ne fut point défendue. La route d’Honfleur qui mène à Caen était ouverte; les Allemands la tâtèrent et ne s’y engagèrent pas; à quoi bon? C’était à Paris que le dénoûment se préparait, à Paris, ville forte de deux millions d’habitans, où la seule difficulté de l’alimentation est une cause de défaite presque certaine; simple question de; temps; bien abrités, bien vêtus, bien nourris, les Allemands n’étaient point pressés. A Pont-Audemer, j’étais bien près de Gustave Flaubert; il avait ses devoirs, j’avais les miens plus impérieux de jour en jour, nous ne pûmes même pas nous rencontrer pour nous embrasser.

Après le combat de Buchy, la ville de Rouen se désarma d’elle-même et reçut le vainqueur. Qu’aurait-elle pu faire? Ouverte, tassée au bord de la Seine, entourée de collines qui la surplombent, où nulle fortification ne permet la résistance, abandonnée par nos soldats, elle ne voulut pas s’exposer à une exécution militaire en essayant une défense impossible ; elle céda et sauva sa vie ; on ne peut l’en blâmer, car, eût-elle arrêté les Allemands, elle ne modifiait en rien les conditions d’incohérence où nous nous débattions. Quand Flaubert apprit que Rouen était occupé et qu’il vit les vedettes prussiennes s’avancer jusqu’à Croisset, il fut saisi de stupeur. Il y a des hypothèses qui semblent inadmissibles, et celle de voir un jour le soldat étranger camper sous ses fenêtres, dans son jardin, dans sa maison, n’avait jamais effleuré sa pensée. Il crut que tout ce qui était chez lui allait être pris, saccagé, détruit; il eut, m’a-t-il dit, un vertige auquel il ne sut pas résister et prenant ses papiers, ses lettres, ses notes, ses livres par brassée, il les jeta au feu. Il ne savait guère lui-même ce qu’il avait anéanti dans cette heure d’effarement ; nous avons recherché ensemble un document que je lui avais prêté, et dont j’avais besoin; il nous fut impossible de le retrouver, il me disait : « Je l’ai sans doute brûlé, j’ai brûlé tant de choses! » Les manuscrits de Novembre, de la première Education sentimentale, des deux premiers Saint Antoine, de son Voyage en Corse ont-ils été réduits en cendres? Je n’en sais rien; je le regretterais, car ces œuvres incomplètes, juvéniles, méritaient d’être conservées. Il est toujours curieux de pouvoir constater comment les esprits d’élite se sont développés et quelle route ils ont prise pour parvenir au sommet où chacun les a applaudis. Nous avions projeté, depuis longtemps, de faire ensemble l’examen de tous nos papiers, afin de voir quels étaient ceux qu’il fallait mettre à néant et ceux qu’il convenait de réserver. C’était une besogne longue et triste; nous l’avons ajournée. La mort n’a pas donné caution à l’ajournement et elle est intervenue avant que notre dessein fût exécuté. Je sais qu’un jour Flaubert voulut faire un choix parmi les lettres qu’il gardait; il se mit à les parcourir, les larmes le gagnèrent; il rejeta tous ces souvenirs, toutes ces émotions au fond du coffre qui leur servait de tombeau et n’y toucha plus.

Le séjour des soldats allemands dans sa maison lui fut très douloureux. A la souffrance, à l’humiliation de la défaite s’ajoutait une irritation dont il n’était pas le maître et qu’il dissimulait de son mieux sans pouvoir y parvenir. Pour sa nature primesautière et exubérante la contrainte fut excessive et elle eut un résultat lamentable. La maladie nerveuse qui était en rémittence depuis sept années le reprit et lui rapporta les angoisses dont il était désaccoutumé. Il en avait contracté quelque chose d’inquiet et d’impatient qu’il garda jusqu’à son dernier jour. L’invasion qui avait été pour lui immédiate et tangible, le retour de son mal, semblaient se mêler dans sa pensée et formaient contre les Allemands un seul et même grief dont il souffrit parfois jusqu’à en crier. Il combattait ce sentiment, et quoique les idées ambiantes aient toujours eu beaucoup d’influence sur lui, il essayait de se calmer et de réagir contre une impression qu’il trouvait indigne d’un esprit élevé, familiarisé avec l’histoire, équitable et qui sait que, jusqu’à présent du moins, la guerre paraît être une nécessité de l’existence même des peuples. Un jour, chez moi, à Paris, trois ou quatre ans après la guerre, notre causerie nous avait ramenés à cette époque, et il me racontait, pour la vingtième fois peut-être, l’émotion poignante qu’il avait éprouvée en apercevant, sur le chemin de halage de Croisse!, briller au soleil la pointe d’un casque prussien. Il avisa sur ma table le second volume des Conversations de Goethe, il le saisit avec empressement, l’ouvrit, le feuilleta comme s’il y eût cherché une phrase restée dans sa mémoire et me dit : « Ah ! que je voudrais être dans l’état de cet olympien ! c’était un homme, celui-là, et ses nerfs obéissaient à son cerveau. Écoute ceci : « La haine nationale est une haine particulière. C’est toujours dans les régions inférieures qu’elle est la plus énergique, la plus ardente, mais il y a une hauteur à laquelle elle s’évanouit; on est là, pour ainsi dire, au-dessus des nationalités et on ressent le bonheur ou le malheur d’un peuple voisin comme le sien propre. Cette hauteur convenait à ma nature, et longtemps avant d’avoir atteint ma soixantième année, je m’y étais fortement attaché. » Il rejeta le livre et dit : « Il parait que cette hauteur ne convenait pas à ma nature, car je n’y suis pas encore arrivé. Bah! j’y parviendrai peut-être. »

La littérature, au milieu même des tourmens qui l’assaillirent pendant la guerre, ne cessait de le préoccuper et les événemens se concrétaient en lui sous forme de romans ou de scènes de théâtre. Il regrettait d’avoir terminé trop tôt l’Éducation sentimentale ; la guerre, l’invasion, la capitulation de Sedan lui eussent apporté un dénoûment, un dernier tableau comme il disait, qu’il se désolait de n’avoir pas eu à utiliser. Il médisait : « Te figures-tu le parti que l’on pourrait tirer de certains incidens? Tiens, en voilà un qui est d’un joli calibre, — c’était un de ses mots favoris. — La capitulation est signée, l’armée est prisonnière à Sedan : l’empereur, — il l’appelait par son surnom, — l’empereur, écroulé dans un coin de sa grande calèche, morne, les yeux ternes, fumant une cigarette par contenance, impassible avec une tempête qui se déchaîne en lui; à ses côtés, ses aides-de-camp et un général prussien. Tout le monde est silencieux, les regards sont baissés, chacun souffre. A la bifurcation d’une route, on est coupé par une colonne de prisonniers qui défile, sous la conduite des uhlans, le chapska sur le coin de l’oreille, la lance en arrêt. La voiture est obligée de s’arrêter devant le flot humain qui s’avance au milieu d’un nuage de poussière que le soleil rend tout rouge. Les hommes passent, traînant les pieds, les épaules ramenées en avant. De son regard atone l’empereur contemple cette foule; quelle revue! Il songe aux tambours qui battaient, aux étendards qui s’inclinaient, aux généraux chamarrés qui le saluaient de l’épée, à sa garde qui criait : « Vive l’empereur! » Un prisonnier le reconnaît et le salue, puis un autre, puis encore un autre. Tout à coup, un zouave sort des rangs, lève le poing et crie : « Ah! te voilà, misérable! c’est toi qui nous as perdus! » et dix mille hommes hurlant des insultes, agitant les bras, crachant sur la voiture, passent comme un ouragan de malédictions. Lui, cependant, toujours immobile, ne disant pas un mot, ne faisant pas un geste, pense : « Et voilà ceux que l’on appelait mes prétoriens ! » Hein ! que dis-tu de la scène, elle est corsée, n’est-ce pas? C’eût été un rude tableau final pour l’Éducation; je ne me console pas de l’avoir manquée ; mais je la placerai quelque part, dans un roman que je ferai sur l’empire avec les soirées de Compiègne, où les maréchaux, les sénateurs, les ambassadeurs faisaient cliqueter leurs décorations en se penchant jusqu’à terre pour baiser la main du prince impérial. Ah ! il y a de fameux livres à faire sur cette époque, et peut-être, après tout, le coup d’état et ce qui s’en est suivi n’aura d’autre résultat, dans l’harmonie universelle, que de fournir des scénarios intéressais à quelques bons manieurs de plume. » Lorsqu’il entamait ce sujet, il était intarissable.

Bien souvent il m’a dit que c’étaient les combinaisons littéraires qui l’avaient sauvé du désespoir pendant que les soldats allemands rôdaient dans son jardin et dormaient sous son toit. J’avais espéré pouvoir rentrer à Paris en passant par Rouen, courir à Croisset, embrasser Flaubert et reprendre ma route. Cela fut impossible et il me fallut revenir sans l’avoir vu, sans m’assurer par moi-même de son état physique et surtout de son état moral. Les chemins de fer avaient interrompu leur service, les diligences n’existaient plus, je voyageais à petites journées, par la neige et le froid, traversant les pays occupés et écoutant avec ahurissement les gens des villages et des villes me dire : « Paris est sorti en masse, a écrasé les Prussiens et marche pour protéger Le Havre. » Paris avait capitulé à son dernier morceau de pain et j’étais paru dès que j’en avais appris la nouvelle. Des troupes allemandes se massaient autour de Saint-Germain, le ravitaillement était interrompu, Car on venait d’avoir connaissance d’un télégramme de Léon Gambetta qui repoussait l’armistice et recommandait la continuation des hostilités. 150,000 kilogrammes de farine, près d’être expédiés à la ville affamée, étaient retenus à Saint-Germain ; les camions envoyés par les administrations de chemins de fer allaient rentrer à vide. Je n’avais point de laisser-passer et nul ne pouvait pénétrer dans Paris sans cette paperasse. Je pus m’arranger avec un surveillant de camions; les miens et moi nous fûmes « ramassés » en route ; nous passâmes la nuit au rond-point de Courbevoie, secoués par un cheval qui essayait de briser son entrave, cachés sous des bûches pour éviter le regard des patrouilles de cavaliers ennemis et, le lendemain, vers onze heures du matin, nous avions franchi le pont de Neuilly. Dès que j’eus pris pied chez moi, je sortis et j’allai sur le boulevard des Batignolles voir l’aspect de Paris. Dans un grand terrain vague qui est tout ce qui reste du cimetière des Errancis, j’entendis un bruit de voix, j’approchai. Une centaine de gardes nationaux étaient réunis; faisaient-ils l’exercice et se préparaient-ils aux jeux de la guerre? Non : ils se préparaient au jeu du bouchon. Un d’eux parcourait les rangs et disait : « Voyons, dépêchons-nous, la partie ne pourra commencer que lorsqu’il y aura 100 francs de paris; il manque 15 francs. » Trois de ces héros remirent chacun cent sous et la partie commença. Je me sauvai. Je venais de comprendre pourquoi la défaite était si profonde. Cela ne rappelle-t-il pas le siège de Paris et la retraite de Marphise racontés par l’Arioste : « Pour la timide populace peu déposée à s’exposer au danger, elle se contentait de crier de loin : « Courage, amis ! courage ! »


XXX. — LES DERNIÈRES TOMBES.

Je n’ai point quitté Paris pendant la durée de la commune ; j’ai raconté une partie de ce que j’en sais. Flaubert m’écrivait : « Es-tu arrêté ? » Je lui répondais : « Pas encore. » Il s’en fallut de peu ; mais le comité de salut public y mit de la négligence. L’ordre de m’écrouer à Mazas, signé de Gabriel Ranvier et de Gambon, fut expédié le 22 mai. À ce moment, « les Versaillais » étaient chez moi ; les communards s’y sont pris trop tard. Contrairement à mes habitudes sédentaires, je sortais beaucoup pendant ces jours de folie furieuse et je rencontrais peu de personnes de connaissance, car tout le monde s’était évadé de la ville impie qui se préparait à se brûler sous les yeux des Allemands. Un jour, cependant, vers le commencement du mois de mai, passant au coin de la rue du 4 septembre et de la place de la Bourse, je me trouvai face à face avec Auber, que j’avais connu chez Pradier. Il avait alors quatre-vingt-six ans. La dernière fois que je l’avais aperçu, il était au milieu d’un froufrou de robes de soie parmi lesquelles il ne semblait pas se déplaire. C’était toujours cet homme correct, propret, élégant, malgré son grand âge ; mais l’expression de son visage avait une sorte de résignation désespérée ; il était comme tassé sur lui-même et nul sourire n’effleura ses lèvres lorsque nous nous serrâmes la main. Nous parlâmes de l’heure présente ; il levait les épaules avec un geste où il y avait plus encore de dégoût que de découragement ; il me disait : « J’avais neuf ans, je m’étais sauvé du magasin de mon père, qui était marchand d’estampes, et j’ai vu passer la voiture dans laquelle était enfermé Louis XVI, le 21 janvier 1793. Je me rappelle bien la révolution ; nous ne mangions pas tous les jours à notre appétit ; le pain manquait souvent à la maison, c’était sinistre, mais c’était moins criminel, c’était moins bête que ce que l’on fait aujourd’hui. » Longtemps nous causâmes ; en le quittant, je lui dis : « Au revoir ! » Il secoua la tête : « Non, adieu ; je suis sur mes fins ; le vieux cerf est forcé ; je mourrai mercredi ou jeudi prochain. » Il se tint parole ; le jeudi 11 mai, il était mort doucement, comme un homme qui s’endort de fatigue. « La tâche de la longue journée est finie, il est temps d’aller dormir, » a dit Shakspeare. Ce fut un maître charmant, d’une inépuisable fécondité, vers lequel les compositeurs d’aujourd’hui regardent avec dédain ; la Muette leur semble « démodée ; » le Domino noir leur paraît un ramassis d’ariettes vieillotes. Pour eux, Auber n’est pas assez savant; à cette heure, la musique n’est plus un art, c’est une science. Euterpe ne tient plus la viole qui chante; elle remue la machine à calculer; écouter un opéra nouveau ou entendre la lecture des tables de logarithmes, c’est tout un. La mélodie a été conspuée; c’est une personne susceptible et pudique, elle s’est enfuie ; quand on l’appelle, elle ne vient plus, elle laisse les gens plongés dans leurs équations et le bruit qu’ils font est couvert par la sonorité des bâillemens publics.

Lorsque l’armée française eut mis fin à la commune et que la ville à demi détruite se réveilla du cauchemar qui l’avait oppressée, on vint de l’étranger, on vint de la province pour regarder les blessures que Paris s’était faites à lui-même. Flaubert accourut moins pour voir des ruines que pour embrasser ceux qu’il aimait. Il croyait avoir souffert de la guerre plus que nul autre. Je n’essayai pas de lui retirer cette illusion. En contemplant les monumens incendiés, en écoutant le récit des crimes de la commune, il répétait : « Quelles brutes ! quelles brutes ! » Puis il retourna promptement à Croisset, car le dégoût le débordait à la vue de tant d’inepties. Un jour que j’étais dans la rue de Lille, debout devant les décombres noircis, je vis venir Théophile Gautier, appuyé sur le bras d’un de nos amis communs. Ah! le pauvre Théo! Comme il était changé; tirant la jambe, appesanti, la joue pendante, les paupières bouffies, la pâleur du visage plus profonde encore que de coutume, les lèvres entrouvertes comme pour un cri d’indignation, il leva les bras en me voyant et me cria : « Et c’est ce troupeau de malandrins, de cagous, d’incendiaires et de meurtriers qui s’appelle le peuple souverain! » Il marcha jusqu’au palais du conseil d’état; il gravit péniblement l’escalier rompu par les flammes, encombré par les débris tombés des voûtes et, regardant les restes des peintures de Chasseriau, il y chercha une image qui lui était chère; il la découvrit presque intacte, par miracle protégée contre le pétrole, et il eut un mouvement de joie. Longtemps il resta à la contempler, comme si toute sa jeunesse évoquée du milieu de ces pans de murs écroulés lui eût apparu et lui eût parlé des choses d’autrefois. Il me disait : « Je suis saturé d’horreur; je n’ai plus qu’un besoin, me coucher sur le dos et dormir ; et il faut faire de « la copie » pour ne pas crever de faim. Si je connaissais un bon Turc qui aimât les vers français, j’irais m’établir chez lui à Constantinople; en échange de quelques sonnets à la gloire du Prophète, je lui demanderais un plat de pilaw pour manger, un tchibouck pour fumer, un tapis pour m’étendre et je tâcherais d’oublier que j’appartiens aux races d’Occident, à ces races qui tuent, qui brûlent, qui volent et qui disent.: Je suis la civilisation, tandis qu’elles ne sont que la bêtise et la férocité, » Il était ému : « Je ne voudrais pas mourir, reprenait-il, mais je voudrais être mort. Ah ! que notre pauvre Louis a eu d’esprit de s’en aller et de ne pas assister à ces misères ! Nous avions de l’imagination au temps des beaux jours de Hernani et du Roi s’amuse, mais moins que ces gorilles qui se croient des Sardanapales parce qu’ils ont brûlé la maison du voisin et se sont sauvés. » Nous restâmes longtemps à causer sur le quai d’Orsay ; il s’ouvrait tout entier et me racontait sa vie, c’était lamentable. Encore une fois et à un âge où l’on ne remonte plus les pentes, il était redescendu au plus bas. La révolution de 1848 l’avait frappé au moment où une certaine aisance acquise par le travail lui permettait d’établir sa vie dans des conditions supportables ; il s’était remis à l’œuvre patiemment, courageusement ; pierre à pierre il avait reconstruit son édifice et lorsqu’il était parvenu à lui donner quelque ampleur et quelque solidité, la révolution du 4 septembre détruisait le refuge où il comptait abriter sa vieillesse. Il était triste, sans amertume ; ses chagrins se doublaient d’irritation domestique, d’humiliations, de fréquentations forcées dont il me parla longuement et que je n’ai point à raconter. Puis revenant aux difficultés de son existence, à la malchance qui semblait le poursuivre, il ajoutait : « J’étais un poète, les gouvernemens ne l’ont pas su et, du reste, ils ne s’en souciaient guère ; si je n’avais pas eu mon feuilleton de théâtre, comment aurais-je pu vivre ? » Ceci est strictement vrai et n’est point à l’honneur des nombreux régimes dont Gautier a vu la naissance et la chute. Kepler faisait des livres d’astrologie pour gagner de quoi manger et poursuivre ses travaux d’astronomie ; il disait : « La fille bâtarde nourrit la fille légitime. » Théophile Gautier aurait pu en dire autant ; pour lui, c’est la critique dramatique qui a nourri la poésie. Or cette critique dramatique, inutile, sans portée d’avenir, sans autre intérêt qu’un intérêt éphémère, a pris son temps et l’a détourné d’œuvres plus sérieuses. Si, au lieu des douze ou quinze cents feuilletons qu’il a brochés dans la Presse, dans le Moniteur universel, dans le Journal officiel, il eût composé cinq ou six mille vers de plus, la France y eût gagné et la besogne dramatique n’y eût rien perdu. Napoléon III s’était rendu compte de cette situation précaire des poètes, qui ne peuvent guère s’abandonner à la poésie qu’à la condition de demander des moyens d’existence à la prose et il avait résolu d’en choisir six auxquels une pension de 6,000 francs serait accordée sur sa cassette ; Théophile Gautier était du nombre, il le savait et s’estimait heureux d’être débarrassé de quelques soucis dont la persistance interrompait souvent ses entretiens avec la muse. Malheureusement on dressa par ordre alphabétique la liste des futurs pensionnés. Les deux premiers qui furent consultés étaient riches ou hautains ; ils repoussèrent les présens d’Artaxercès. On craignit que l’exemple ne fût contagieux ; le projet fut abandonné et Gautier eut un déboire de plus dans une existence qui n’en manqua jamais. Dans les dernières années de l’empire, grâce à certaines combinaisons bienveillantes, on était arrivé à lui créer une situation convenable qui lui permettait de vivre sans trop de peine et qui, — il me le disait lui-même, — lui donnait la faculté d’être malade pendant huit jours sans se voir affamé.

Sauf certaines exceptions, tellement rares que, de notre temps, deux noms les résumeraient, — Lamartine et Hugo, — les poètes ne peuvent gagner le pain quotidien : ou ils sont réduits à brocher des traductions, des articles variétés, ou l’on en fait des bibliothécaires au service du public et à 3,000 francs d’appointemens par an.. Et qu’on ne dise pas que j’exagère ! Dans la semaine qui précéda sa mort, c’est-à-dire à l’heure où sa célébrité était devenue universelle, Alfred de Musset reçut une offre de son éditeur ; il faut écouter ce qu’en dit son frère : « Il regretta de n’avoir point accepté la proposition de son libraire, qui lui demandait la cession complète et à perpétuité de la propriété de tous ses ouvrages moyennant une pension viagère de 2,400 francs[2]. » Il serait superflu d’insister ; il s’agit d’Alfred de Musset. On peut deviner ce que Théophile Gautier aurait eu en partage si, comme son tempérament l’y portait, il eût abandonné la prose pour les vers. Ernest Renan a dit : « Les choses de l’âme n’ont pas de prix ; au savant qui l’éclaire, au prêtre qui la moralise, au poète et à l’artiste qui la charme, l’humanité ne donnera jamais qu’une aumône totalement disproportionnée avec ce qu’elle reçoit. »

Comment se peut-il qu’un pays comme la France, qui a la prétention d’être assez riche pour payer sa gloire, n’ait pas encore compris qu’il y va de son honneur de ne pas laisser tomber dans l’obligation des œuvres infimes les hommes qui peuvent créer des œuvres supérieures ? Je suis désintéressé de toute manière dans cette question, et c’est pourquoi je me permets d’y toucher. Si une dizaine de poètes recevaient, chaque année, une douzaine de mille francs, notre budget ne serait pas trop surchargé pour avoir 120,000 francs de plus à la dépense, et on ferait une action à la fois généreuse et utile. Seulement il faudrait obtenir, — et ce ne serait pas facile, — que l’on appréciât le mérite de l’écrivain en dehors de ses opinions politiques. Si Alfred de Musset, si Théophile Gautier, si Gustave Flaubert, lorsqu’il fut ruiné, avaient reçu chacun une pension suffisante, c’eût été pour le plus grand bénéfice de la littérature française. Je ne les classe pas, je les nomme; il est indiscutable que chacun d’eux a fait preuve d’un talent dont une nation a le droit d’être fière. Que l’on n’imagine pas que, s’ils avaient eu des « rentes, » ils eussent cessé de travailler; ils n’étaient pas plus maîtres de ne pas produire que le prunier n’est maître de ne pas porter de prunes; la production, pour certains cerveaux, est une nécessité à laquelle il est impossible de se soustraire.

En causant avec moi, Gautier revenait sur les événemens de son existence ; c’était comme un miserere. Il n’avait que deux souvenirs vraiment doux, souvenirs de liberté, d’expansion, d’affranchissement, disait-il ; c’était celui qui se rapportait à son voyage d’Espagne, en 1842, et celui qui lui rappelait son séjour à Venise, en 1850, avec Louis de Cormenin; hors de là, il ne trouvait que de la tristesse; même dans ses heures de folie ou de passion pendant lesquelles il prétendait avoir forcé les portes du paradis de Mahomet, Il constatait des minutes d’amertume qui troublaient sa quiétude. Gautier, malgré sa force extraordinaire et l’ampleur de ses désirs, était un rêveur égaré au milieu d’une civilisation agitée, implacable, qui passait à côté de lui, sur lui, le foulant aux pieds sans même s’en apercevoir et sans qu’il s’en plaignît. Il se sentait, non pas incompris, mais en dehors du monde où le hasard l’avait jeté ; aussi, par une sorte de pudeur farouche, qui, souvent, dégénérait en timidité, il ne se lamentait pas. A quoi bon? On ne l’eût pas entendu, et il le savait. Parfois il s’écriait : « Pauvre Théo! » et nous, qui le connaissions, nous savions ce que cette exclamation contenait de douleurs comprimées. Ses rêves allaient loin, si loin que, sachant bien que la vie fantastique qu’il avait entrevue dans ses songes n’était point de ce monde, il se contentait de l’existence médiocre à laquelle il était condamné. Ses aspirations vers la richesse, vers la puissance étaient nulles ou à peu près. Un jour, je lui demandai : « Quel don aurais-tu voulu posséder? » Il me dit : « La beauté. « Cela est singulier, car il fut très beau, quoique un peu engorgé dès sa jeunesse. En vieillissant, il s’épaissit et se déforma, et puis trop de soucis pesaient sur lui et lui modelaient le visage d’une main rude. Sa crainte de la mort, qui fut réelle et dont il ne se cachait guère, était surtout faite de l’horreur que lui inspirait la dissolution de l’être humain. Jamais il n’était entré à la Morgue ; la vue d’un malade amaigri lui était plastiquement désagréable, les cheveux blancs lui semblaient un commencement de décomposition ; tout ce qui lui rappelait que « la poudre retourne à la poudre » lui causait une impression désagréable.

La guerre, la révolution du 4 septembre, la commune ont porté à Théophile Gautier un coup dont il a toujours souffert; il a traîné ou plutôt il s’est traîné jusqu’à la tombe, languissant, enveloppé d’ombre, parlant peu et n’ayant plus guère que des regrets. Un billet, qu’il m’écrivit cinq ou six mois avant sa mort pour me charger d’une mission confidentielle, se terminait par ces mots : Delenda spes (Il faut détruire l’espérance). Les chagrins, l’incertitude du lendemain, l’absence de halte dans sa vie d’un labeur incessant le peignaient et lui causaient plus d’angoisses qu’il ne convenait à sa sérénité voulue d’en laisser paraître. L’anémie s’empara de lui; il devint faible : physiologiquement tout indique qu’il eut pendant son sommeil un choc congestif dont il ne s’aperçut pas, mais dont les effets ne furent que trop réels. Il fut frappé de paralysie partielle; certains mots lui échappaient; il les cherchait et ne les trouvait plus. La poitrine commença à mal fonctionner, le cœur, trop gras, se soulevait avec peine; une phtisie rénale, — la maladie des moribonds, — se déclara et, le 23 octobre 1872, le pauvre Théo s’endormit pour ne plus s’éveiller, sans affres, sans angoisses, sans agonie. Je voyageais loin de la France à ce moment; c’est dans une gare de chemin de fer, en achetant un journal étranger, que j’appris la mort du poète que j’aimais et avec lequel j’avais jadis vécu dans une étroite intimité. Ma douleur fut d’autant plus vive que j’en fus inopinément saisi et que rien ne m’avait préparé à une fin que la force colossale de Gautier ne faisait point présager. Les souvenirs affluèrent en moi; je revis le petit hôtel de la rue Lord-Byron, où je l’avais rencontré pour la première fois, et l’appartement de la rue Rougemont, où l’état-major de la garde nationale le fit arrêter, et l’appartement de la rue Grange-Batelière, où les violonistes hongrois venaient jouer des marches héroïques, et la maison de Neuilly, la dernière étape, que la commune ne respecta guère et où il devait mourir. Je me rappelai nos promenades à Genève en regardant les eaux bleues du lac et les longues causeries sur le boulevard en revenant du théâtre, et nos bavardages, et nos projets, et nos amitiés communes, et nos discussions esthétiques. Je trouvais qu’il est dur de ne plus se retourner sur sa route sans y voir la profusion des croix funèbres qui marquent la place où dorment ceux dont on a été le compagnon; je pensai qu’il était lamentable de vieillir à travers des regrets et que ceux qui sont délivrés ne sont pas à plaindre.

Elle est permanente et active cette délivrance qui enlève l’homme à la terre, tout en le laissant dans le cœur de ses amis ; c’est là qu’est le véritable cimetière et nous finissons par n’être plus que des nécropoles où nous nous entretenons avec ceux que l’on n’aperçoit plus. Les morts s’y pressent, mais il y a toujours de la place; le souvenir est hospitalier, il ne repousse personne. Il n’y a pas de fosse commune, chacun a sa tombe particulière, les chers morts en sortent souvent, ils secouent leur linceul et nous parlent. Qui es-tu, toi qui m’appelles? — C’est toi, pauvre petit, as-tu peur que je ne t’oublie, toi le fils de mon vieux camarade, toi, Henri-Charles Read, qui es parti sur l’aile de ta dix-huitième année? Te souviens-tu quand tu vins passer trois semaines auprès de moi à la campagne, comme tu avais de beaux airs étonnés et de grands éclats de rire aux histoires que je te racontais! comme tu étais jeune, déjà réfléchi, regardant avec admiration les arbres verts qui ondulent sur la montagne, t’éprenant de tout et aspirant la vie avec une ardeur contenue? On eût dit que la pudeur de la mort t’avait déjà touché. Ta pâleur et la dilatation de tes pupilles m’inquiétaient, mais toute prévision sinistre s’envolait quand je te regardais vivre. Comme tu étais doux et comme ta naïveté était sincère! Tu avais des curiosités qui te tenaient en éveil, et tout ce que tu aurais bien voulu savoir se formulait en vers que tu n’osais montrer, parce que tu avais défiance de toi-même, et tu te défiais de toi parce que tu avais une valeur sérieuse. Te rappelles-tu que tu m’accompagnais à la chasse, que tu étais l’ami de Galba et de Falco? te rappelles-tu que je t’ai fait tirer ton premier coup de fusil et que je ne l’ai pas reçu, — ce qui t’a étonné, et moi aussi? Tu courais dans les hautes herbes avec la rapidité de ton adolescence; quand le soleil descendait à l’horizon et que la fumée des chaumières montait vers le ciel, tu me récitais les vers de Virgile. Dans ce souvenir des lettres immortelles qui s’élevait en toi, semblable au parfum des fleurs nouvellement cueillies, ne m’as-tu pas dit : Et si fata aspera rumpas ! c’est de toi que tu parlais. Tu es venu et tu t’en es allé. Tu es resté juste le temps de faire quelques vers, comme ces oiseaux de passage que l’on entend dans une matinée du mois de mai, dont le chant nous émeut, qui partent et que jamais l’on ne revoit. Quand ton âme charmante s’est envolée vers les hauteurs, quand tu as quitté la maison où, depuis ton départ, chacun est resté orphelin, ceux qui t’adoraient ont rassemblé les objets que tes mains avaient touchés pour en faire des reliques; ils ont découvert les papiers que tu cachais avec tant de soin et ils ont vu que leur fils, que leur frère, était un poète. Le savais-tu, cher enfant? savais-tu que dans ce petit volume de poésies posthumes il y a des pièces exquises et que l’une d’elles doit être citée[3], car elle exprime avec force les sentimens confus dont les jeunes cœurs sont tourmentés :


Je crois que Dieu, quand je suis né.
Pour moi n’a pas fait de dépense
Et que le cœur qu’il m’a donné
Était bien vieux, dès mon enfance.

Par économie il logea
Dans ma juvénile poitrine,
Un cœur ayant servi déjà,
Un cœur flétri, tout en ruine.

Il a subi mille combats,
Il est couvert de meurtrissures,
Et cependant je ne sais pas
D’où lui viennent tant de blessures.

Il a les souvenirs lointains
De cent passions que j’ignore,
Flammes mortes, rêves éteints,
Soleils disparus dès l’aurore.

Il brûle de feux dévorans
Pour de superbes inconnues,
Et sent les parfums délirans
D’amours que je n’ai jamais eues!

O le plus terrible tourment !
Mal sans pareil, douleur suprême!
Sort sinistre! aimer follement,
Et ne pas savoir ce qu’on aime !


L’enfant qui a fait de tels vers, à l’âge de dix-sept ans, était un poète. Ernest Renan a écrit : « La nature est d’une insensibilité absolue, d’une immoralité transcendante. » Oui, et cette immoralité s’étale dans toute son horreur lorsque l’on voit disparaître des créatures à peine écloses à la vie et si particulièrement douées. On reste confondu et indigné de comprendre qu’une défaillance de la matière suffit à détruire les facultés les plus belles et anéantit des espérances qui déjà devenaient des réalités. Les lettrés peuvent pleurer la mort de Charles Read, il eût été un des leurs et non l’un des moins vaillans.

J’avais envoyé ce petit volume posthume à Flaubert, qui m’avait écrit : « Si les conscrits partent les premiers, la place va donc rester vide, car les capitaines vieillissent et ne vont pas tarder à plier bagage. » Il ne croyait pas si bien dire; son heure était marquée. Pour lui, comme pour tant d’autres, tout s’était rembruni depuis la guerre. L’ennui le dévorait; de plus en plus, le labeur devenait difficile; rien ne le contentait plus, il s’épuisait en ratures, il me l’avait dit, et rien n’était plus vrai. En septembre 1871, il m’écrivait : «Le travail auquel je me livre, outre qu’il est fort difficile en soi, me donne de telles saouleurs que j’ai perpétuellement comme un sanglot dans la gorge; sans compter les maux de tête qui ne me quittent plus. J’ai peur de tourner à l’hypocondriaque. Quand je sors de mon cabinet, c’est pour manger avec ma mère, qui n’entend plus du tout et qui ne s’intéresse absolument qu’à sa santé ; voilà l’aimable existence que je mène. » Son existence était dure, en effet, et il la rendait plus pénible encore par son mode de vivre. Sa claustration était complète et le seul exercice qu’il faisait était de descendre à la salle à manger et d’en remonter. Dans son cabinet, où brûlait un l’eu énorme dès que la température se refroidissait, vêtu d’immenses pantalons, retenus par une mince cordelette en soie et d’un peignoir toujours ouvert, il restait incliné sur sa table, maugréant contre les substantifs rebelles, contre les répétitions de mots, contre les assonances, jetant sa plume de colère, s’étendant sur son divan, y dormant une demi-heure, se relevant, fumant pendant cinq minutes, reprenant sa phrase interrompue, tirant machinalement sa longue moustache et se désespérant de la difficulté d’un art qu’il eût voulu pousser au-delà de la perfection. La journée, la soirée, une partie de la nuit s’écoulaient ainsi dans une irritation perpétuelle ; vers trois heures, quatre heures du matin, il ouvrait sa fenêtre pendant quelques instans, regardait couler la Seine, aspirait une bouffée d’air et s’en allait au lit, où son sommeil agité ne le reposait guère. Son travail l’y poursuivait. Dans les rêves il dictait, il criait des phrases et se réveillait avec un battement de cœur. Le lendemain, il recommençait, et toujours ainsi ; il s’épuisait ; il a fallu sa vigueur extraordinaire pour résister à cette existence sans repos ; c’est celle que nous menions quand nous étions jeunes et que nous étions réunis à Croisset ou à Rouen, c’est celle qu’il a menée jusqu’à la fin de sa vie et à laquelle j’ai renoncé depuis longtemps déjà. La nuit, le travail s’emporte de lui-même et devient fiévreux ; le cerveau a besoin d’être clarifié par la lumière du jour.

Flaubert, qui se plaignait des infirmités de sa mère, n’allait pas tarder à regretter de n’avoir plus à les soulager. Le 6 avril 1872, il m’écrivit : « Ma mère vient de mourir. Depuis lundi dernier, je n’ai pas fermé l’œil ; je suis brisé. Comme j’ai pensé à toi et à tout le passé cette semaine ! Je t’embrasse, mon cher Maxime, mon vieux compagnon. » Gustave adorait sa mère et ne la quittait pas, vivait près d’elle et pour elle. Ce qu’il avait considéré comme un devoir après la mort de son père était devenu un besoin impérieux ; il se sentait inquiet, presque malheureux loin d’elle ; seul, je sais les sacrifices qu’il lui a faits et qu’il n’a jamais regrettés. Ce géant impétueux, impérieux, bondissant à la moindre contradiction, fut le fils le plus respectueux, le plus doux, le plus attentif qu’une mère ait pu rêver. Il se révoltait parfois, dans notre intimité, de ce qu’il appelait sa servitude ; lorsque cette servitude lui manqua, il ne se consola pas de l’avoir perdue. Il écrivait à un de nos amis : « Ma vie est complètement bouleversée ; il va falloir m’en refaire une autre, et c’est dur à cinquante ans. » Du reste, le sentiment de la famille était très développé chez lui; il y trouva la ruine. A partir de ce moment, son existence flotta, le point central qui toujours l’avait retenu lui faisait défaut; sa solitude devint plus profonde, — il disait : « plus âpre; » il ne quittait guère Croisset que pour deux ou trois mois qu’il passait à Paris, se lamentant des visites qu’il était obligé de faire ou de recevoir, et venant souvent me voir le lundi, dans la journée, afin de « vider son sac, » comme il disait, c’est-à-dire se plaindre des sornettes qu’il avait été forcé d’entendre et qui l’exaspéraient d’autant plus qu’il les supportait sans y répondre. Il se hâtait de retourner à la campagne et d’y chercher le repos; il y trouvait l’ennui et les rêveries qui le reprenaient. Il m’écrivait : «Ah ! pauvre cher ami, si tu savais comme dans ma solitude, je pense au vieux temps et par conséquent à toi ! l’océan des souvenirs me submerge, je m’y noie. » A une femme de ses amies il disait dans une lettre : « Ma vie est d’une platitude continue. Je ne vois personne et je m’en trouve bien, étant devenu complètement insociable. Je converse avec mon chien et tous les jours je tire ma coupe dans la rivière ; telles sont mes distractions. » Il avait publié la Tentation de saint Antoine, troisième manière : long dialogue à la fois lyrique et savant qui, disait-il, devait être si rapide qu’il produirait l’effet d’une vision. Depuis longtemps, depuis les jours de sa vingtième année le théâtre le tentait; il voulait parler directement à la foule par l’intermédiaire des acteurs et être témoin des émotions qu’il pouvait soulever. Il fit une pièce en trois actes : le Candidat, mœurs modernes, mœurs électorales, effet de comique cherché dans des situations analogues et contradictoires. J’étais au Vaudeville pendant la première représentation ; le cœur me battait haut, car j’avais vu la répétition générale et je n’étais pas rassuré. Le premier acte fut bien accueilli; le nom de l’auteur, qui était connu, ce que l’on disait de son talent, de son caractère, de sa bonté disposaient favorablement le public. Le second acte eut des oscillations inquiétantes; au troisième acte, tout s’écroula. Flaubert avait transporté une étude psychologique faite de nuances et de détails sur le théâtre, où les situations les plus grosses doivent être grossies encore pour être comprises. L’échec fut complet. Je redoutais qu’il ne fût pénible à Flaubert et qu’il n’augmentât l’amertume où il plongeait souvent jusqu’au cœur; je m’étais trompé. Il supporta vaillamment sa déconvenue. Il dînait chez moi avec quelques amis, le jour de la seconde représentation; il fut d’une gaité un peu forcée, mais de bon aloi et quand, pour pallier sa défaite, on lui disait : « La pièce se relèvera d’elle-même et aura du succès; » il répondait : « La pièce sera outrageusement sifflée ce soir, je la retirerai et elle ne paraîtra plus sur l’affiche. « Il le fit simplement comme il l’avait dit, et le lendemain le Candidat n’était plus au répertoire[4]. Cette comédie qu’il avait faite avec une rapidité extraordinaire pour lui, — en moins de six semaines, — avait été une sorte de distraction à un travail qui l’occupait depuis longtemps déjà et auquel il se reprit avec ardeur. Il mettait à exécution un ancien projet de sa jeunesse et il écrivait cette histoire de deux commis dont il m’avait déjà parlé en 1843. Je la rappelle en un mot. Deux expéditionnaires héritent d’une petite fortune, réalisent leur rêve qui était de vivre ensemble à la campagne, et finissent par s’ennuyer tellement de leur oisiveté qu’ils ne trouvent d’autres moyens de se distraire que de copier à tort et à travers tout ce qui leur tombe sous la main. C’était un sujet de nouvelle. Mais par sa longue gestation ce sujet s’était développé dans des proportions démesurées, ajoutant chaque jour quelque nouvel épisode au projet primitif. Flaubert se résolut à écrire un livre qui, dans sa pensée, eût été l’encyclopédie de la bêtise humaine. Lorsque je lui disais : « Je ne vois pas nettement ce que tu veux faire, » il me répondait : « Je veux produire une telle impression de lassitude et d’ennui qu’en lisant ce livre, on puisse croire qu’il a été fait par un crétin. » Singulière ambition, qui était sincère. Il se mit à l’œuvre et éprouva lui-même un ennui si tenace à raconter les actes des deux imbéciles dont il s’était constitué l’historien, qu’il ne put continuer et abandonna son travail. Comme un homme qui prend un bain parce qu’il s’est laissé choir dans la poussière, il se rejeta vers les expansions lyriques, où il trouvait à déployer toutes ses facultés, et il écrivit Hérodias, puis Saint Julien l’Hospitalier et enfin un Cœur simple, où il ressaisissait en partie la force analytique qui avait assuré le succès de Madame Bovary. Le volume des Trois Contes est une des œuvres excellentes de Flaubert. Là il se possède tout entier, se répand à sa guise et donne à ce qu’il appelait familièrement « ses gueulades » toute l’ampleur qu’elles pouvaient comporter. Il y avait longtemps que ces trois histoires hantaient sa cervelle. Saint Julien l’Hospitalier a été conçu à la vue d’un vitrail d’une église normande ; Hérodias a été inspiré par les sculptures d’un des portails latéraux de la cathédrale de Rouen, et un Cœur simple est le développement d’un récit qu’il a entendu à Honfleur. A propos de ce livre, il se produisit chez Flaubert un phénomène qui m’inquiéta, car c’était l’indice d’un trouble singulier. Le volume fut publié au mois d’avril 1877; le succès s’accusait d’une façon sérieuse, lorsque survint l’incident politique du 16 mai, qui accapara l’attention publique. Les destinées de la France pesaient plus sur l’opinion qu’un trio de nouvelles. Flaubert en fut outré; il m’écrivit: «La guerre de 1870 a tué l’Éducation sentimentale, et voilà un coup d’état intérieur qui paralyse les Trois Contes ; c’est vraiment pousser loin la haine de la littérature.» Cette pensée ne persista pas en lui, mais elle traversa son esprit et il crut, pendant un instant, que le monde politique voulait étouffer toute manifestation littéraire, eût-elle pour objet la légende de deux saints et l’histoire d’une servante. Quand un fait politique pouvait nuire à un roman ou à une œuvre dramatique, il disait avec une colère qui n’avait rien de joué : « Ils ne savent qu’imaginer pour nous tourmenter ; ils ne seront heureux que lorsqu’il n’y aura plus ni écrivains, ni dramaturges, ni livres, ni théâtre.» Ceci était dit de bonne foi et prouve à quel degré il était imprégné de littérature; hors d’elle, il ne regardait, il n’apercevait rien.

Délassé par ce travail incident, ayant versé son trop plein de lyrisme, il se remit à écrire l’histoire de ses deux bonshommes, ainsi qu’il disait. La besogne n’avançait guère ; il voulait ridiculiser non-seulement ses personnages, mais les connaissances qu’ils cherchaient à acquérir; or, ces connaissances, Flaubert n’en avait que des notions imparfaites et il lui fallait les étudier, ne fût-ce que sommairement, afin d’en pouvoir parler. Il se mit donc à lire toute sorte de livres d’agriculture, de botanique, de géologie, d’économie politique, de magnétisme, d’éducation, qu’il feuilletait fiévreusement et dans lesquels il récoltait les opinions et même les phrases qui lui semblaient les plus bêtes. Il m’écrivait : «Envoie-moi tout ce que tu as dans ta bibliothèque sur l’enseignement primaire ; découvre-moi un bouquin de physiologie imbécile ; où pourrai-je trouver le Naturaliste du premier âge? as-tu l’ouvrage du baron Dupotet et quelque chose sur le spiritisme? J’ai vu chez toi autrefois un petit volume : la Fin du monde par la science, expédie-le-moi; — enfin, mets en fiacre avec ton domestique tous les livres idiots que tu possèdes et fais-les apporter chez moi : n’oublie pas la Luciniade du docteur Sacombe, dont nous avons tant ri avec ce pauvre Bouilhet. » Je lui envoyais vingt ou trente volumes à la fois; huit jours après, il en avait extrait les notes dont il avait besoin pour mener son Bouvard et son Pécuchet à travers les tentatives les plus saugrenues. Ce roman l’occupait exclusivement ; il disait : « Ça, ce sera le livre des vengeances! » Vengeance de quoi? Je ne l’ai jamais deviné et ses explications à ce sujet ont toujours été confuses. Je connais la vie de Flaubert, comme je connais la mienne, et il m’est impossible d’y découvrir un fait, un incident dont il ait pu avoir à se venger. Il a été célèbre du jour au lendemain, et ce n’était que justice; il a été l’enfant gâté dans plus d’une intimité; il a eu des amis dévoués et des amitiés de femme qui étaient enviables. Vengeance de quoi? j’y reviens sans pouvoir me répondre. De la bêtise humaine, sans doute, qui l’offusquait et qui le faisait rugir de fureur quand elle ne le faisait pâmer de rire. Ce livre, que la mort ne lui a pas laissé le temps d’achever et qui a été publié sous le titre de Bouvard et Pécuchet, n’a qu’un volume. Dans la pensée de Flaubert, il devait en avoir deux. Ce tome second, il l’avait commencé, car au mois de mars 1878, il m’écrivait : « J’entame mon huitième chapitre; après celui-là, encore deux, et puis le second volume, qui est fort avancé. » Or ce second volume était sans doute ce qu’il appelait le livre des vengeances. Ses deux commis, lorsqu’ils ont pris le parti de se remettre à copier, veulent copier avec intelligence « pour eux-mêmes, » pour s’instruire, et non plus à l’état de machines qu’ils étaient autrefois. Ils font un recueil de « grandes pensées; » ils lisent tous les ouvrages modernes, œuvres de science, de poésie, d’imagination ou d’histoire, en font des extraits, c’est-à-dire, entraînés par leur médiocrité naturelle, y recueillent le plus grand nombre de bêtises et d’erreurs possibles. Toutes les fois que, dans ses lectures ou dans ses souvenirs, Flaubert découvrait un vers baroque, une phrase mal faite, une idée sotte, une bourde en un mot, il la notait et disait : « Ça, c’est pour mes deux bonshommes.» Le second volume n’était fait que de citations empruntées aux lieux-communs, aux phrases toutes faites qu’il avait récoltées dans la littérature de nos jours. Il n’avait ménagé personne; les plus grands noms eussent figuré dans ce panthéon du prudhommisme, ses amis n’étaient point épargnés; il m’avait dit : « J’ai une quinzaine de phrases de toi qui sont d’une belle niaiserie; » — ce n’est pas beaucoup. Si l’on a retrouvé le manuscrit de ce second volume, réunion de pièces justificatives expliquant le premier, on ne l’a pas publié, et j’estime que l’on a sagement agi.

C’est pendant qu’il écrivait les Aventures de Bouvard et de Pécuchet que se produisit un épisode qui assombrit les dernières années de son existence et les lui rendit insupportables. On peut juger de son état moral par ce fragment d’une lettre datée du 15 août 1878 : « Il fallait que mon fourreau fût robuste, car le sort a cruellement ébréché la lame. Comment, depuis deux ans surtout, ne suis-je pas crevé de rage et de chagrin? Voilà ce qui me surpasse moi-même. Eh bien, non; je me porte comme un chêne et je travaille comme un bœuf. » Sa mère, en mourant, lui avait laissé, non pas de la fortune, comme on l’a dit, mais une aisance suffisante et qui lui enlevait toute inquiétude pour l’avenir; en outre, il était stipulé qu’il aurait toujours le droit d’habiter la maison de Croisset, qui était léguée à un autre héritier. Sa situation matérielle était donc assurée dans des conditions convenables et dont il se montra satisfait. Il savait qu’avec son mode de travailler qui l’entraînait à dépenser quatre ou cinq ans à la confection d’un volume, ce n’est pas de ses livres qu’il pourrait jamais retirer de quoi vivre. Cela ne l’empêcha pas de se ruiner avec une étourderie généreuse que nulle intervention, nul conseil, nulle supplication ne put arrêter. Cet homme, ce terrible ennemi des bourgeois, qui avait passé sa vie à se moquer des préjugés d’autrui, avait toutes les vertus bourgeoises, et, pour y rester fidèle, il aliéna la sécurité de sa vieillesse.

Sa vie devint difficile; il me disait : « J’hésite souvent à prendre une voiture. « Il connut la gêne, et, dans un lointain qui se rapprochait rapidement, il vit approcher la pauvreté. Il en eut peur. Sa préoccupation était visible, il ne réussissait pas à la dissimuler; ses amis s’en aperçurent, en cherchèrent la cause et ne tardèrent pas à la découvrir, car il n’y avait pas un habitant de Rouen qui ne la connût. C’est alors que l’on essaya de lui faire donner une place dans quelque musée ou dans quelque bibliothèque. Il comptait parmi les députés des camarades qui lui étaient dévoués. À ce moment, Sylvestre de Sacy, qui était conservateur de la bibliothèque Mazarine, mourut. C’était une vacance; on voulut en pourvoir Flaubert. Il fut averti des démarches que l’on faisait en sa faveur; il ne s’y opposa ni ne les appuya. Il resta neutre. Des droits acquis lui barraient la route; le poste de conservateur était réservé; on lui offrit celui de bibliothécaire; il refusa.

Le combat qu’il se livra à lui-même fut très dur; j’en suis la trace dans une correspondance échangée avec l’un des hommes que cette question intéressait le plus. Le 1er mars 1879, il écrit : « Je ne veux pas d’une aumône pareille, que je ne mérite pas d’ailleurs. Ceux qui m’ont ruiné (il les nomme) ont le devoir de me nourrir et non pas le gouvernement. Stupide, oui; intéressant, non. Je suis si énervé que je n’espère plus qu’une chose : la peste russe. Ah! si elle pouvait venir et m’emporter! » Trois mois après, il écrivait à la même personne : « C’est fait, j’ai cédé. Mon intraitable orgueil avait résisté jusqu’ici; mais, hélas! je suis à la veille de crever de faim ou à peu près. Donc j’accepte la place en question : 3,000 francs par an, la promesse de ne me faire servir à quoi que ce soit, car vous comprenez que le séjour forcé de Paris me rendrait plus pauvre encore qu’auparavant. « Il eut donc une fonction hors cadre à la bibliothèque Mazarine, où il ne parut jamais. Dans cette circonstance, en venant délicatement au secours d’un écrivain auquel on doit des chefs-d’œuvre, M. Jules Ferry, ministre de l’instruction publique, a pris une initiative qui lui fait le plus grand honneur et dont tous les lettrés lui ont été reconnaissans[5].

Flaubert ne devait pas jouir longtemps de la maigre sinécure qui lui avait été accordée. Trop de secousses morales, trop d’angoisses l’avaient agité. Il avait cinquante-huit ans passés ; l’âge l’avait alourdi ; il avait beau redoubler de travail, il ne s’échappait pas à lui-même et s’affaissait sous l’ennui. Sa solitude le fatiguait; loin de redouter les visites, comme autrefois, il les sollicitait, et ses amis de Rouen prenaient souvent le chemin de Croisset. Aux inquiétudes qui l’avaient assailli s’ajoutèrent des déceptions profondes. Un incident, bien futile en apparence, — il s’agissait d’un cigare, — éclaira des obscurités qu’il s’était toujours refusé à pénétrer. Il écrivit alors une longue lettre qui a les allures d’un réquisitoire et il y versa toute l’amertume dont il était abreuvé[6]. Les tourmens dont il était harcelé avaient rendu une intensité redoutable à la maladie de sa jeunesse. Les crises étaient devenues fréquentes, et elles se produisaient à un âge où, trop souvent, elles sont suivies de congestion. Il travaillait néanmoins; ce fort ouvrier devait jusqu’à la dernière heure manier l’outil qu’il adorait. Son livre n’était pas terminé, mais, comme il disait, « il y voyait clair, » c’est-à-dire que les dernières pages à écrire étaient préparées dans son esprit et ne l’inquiétaient plus. Il se disposait à venir passer deux mois à Paris et se promettait de faire de longues séances à la Bibliothèque nationale auprès de Chéron, actuellement mort, et qui était le plus savant et le plus complaisant bibliophile dont on pût réclamer les services. Ses malles étaient faites; le manuscrit de Bouvard et Pécuchet, les notes destinées au dernier chapitre, étaient réunis pour le voyage. Le samedi 8 mai 1880, dans la matinée, il eut une crise nerveuse qu’il essaya vainement de conjurer en aspirant de l’éther. Lorsqu’il revint à lui, la vision jaune, ce qu’il appelait la vision d’or, persista. La tête était troublée, un flot de sang envahit la face. Presque à tâtons il se dirigea vers son divan et se coucha sur le dos. Des rumeurs bruissaient dans sa poitrine. Il souillait avec force et essayait de parler. Au milieu des ténèbres qui l’enveloppaient, il comprit sans doute que sa minute suprême allait sonner; il appela deux fois son médecin, son ami : « Hallot! Hallot! » La bouche eut une convulsion, il tourna la tête et mourut[7].

Lorsque l’on apprit, brutalement, par une dépêche insérée dans les journaux, que Gustave Flaubert, l’auteur des Trois Contes, de Salammbô, de Madame Bovary, avait été subitement terrassé, le monde des lettres s’émut et poussa un cri de douleur. Lui qui avait été tant critiqué, tant discuté, lui contre lequel les avocats impériaux avaient lancé de si belles périodes, lui dont la célébrité instantanée avait offusqué tant d’impuissans, devint un grand homme dès qu’il fut mort. Nulle protestation : le concert fut unanime. Enfin l’on reconnaissait qu’il était un écrivain de premier ordre, un styliste incomparable, un chef d’école, un maître : je le savais depuis trente ans. Dans l’interprétation des sentimens humains, il a donné une note nouvelle qui vibre avec une puissance extraordinaire. Tout son talent était fait de conscience professionnelle. Il était homme, donc il a pu se tromper, mais j’affirme que jamais il n’a abandonné une phrase sans avoir fait le dernier effort pour la rendre parfaite. Plus il a avancé en âge, plus il a été difficile pour lui-même, moins il en a été satisfait. Malgré son orgueil, — son très légitime orgueil, — il avait des heures d’humilité où il doutait même de son talent. Jamais artiste ne fut plus convaincu, plus fervent, plus respectueux de son œuvre. Il ne laissa rien à l’improvisation, rien au hasard; tout ce qu’il a produit est le fruit d’un labeur prodigieux. Son existence fut la plus honorable que je connaisse et son talent un des plus sérieux de la littérature moderne. Malgré ses invectives et ses boutades contre l’existence, il aimait la vie. L’agonie lui a été épargnée; Dieu en soit loué ! Il repose près de son père, de sa mère et de sa sœur, non loin de Louis Bouilhet, qu’il a tant aimé[8].

En lui l’artiste fut sans défaut; l’homme en eut ; qui n’en a pas? mais ses défauts étaient de surface et en rien ne touchaient au fond même; ils étaient le résultat de sa nature à la fois exubérante et concentrée, de son tempérament exclusif, pour lequel tout effort d’action était une tâche presque douloureuse; ils étaient surtout le résultat de sa maladie nerveuse, sans la révélation de laquelle son talent, ses habitudes, son caractère restent inexplicables. Il le savait bien et me disait : « Je suis une victime de la physiologie. » S’il eût eu à parler de lui, il ne l’aurait point caché. Deifier les morts, ce n’est point les honorer, et le respect que l’on doit à leur mémoire serait de faible aloi s’il autorisait à dissimuler la vérité. La névrose dont Gustave a souffert pendant presque toute sa vie et dont il est mort n’a rien de honteux; c’est un accident pathologique comme le cancer ou la chorée ; celui qui l’a subi n’en est point responsable, A l’existence de Flaubert cette maladie a ajouté des difficultés sans nombre contre lesquelles il a lutté, dont il a triomphé par son amour de l’art et sa volonté de bien faire. Ce combat qui fut incessant sera son éternel honneur ; ses œuvres prouvent à quel point il en sortit victorieux, et c’est grandir son mérite, le mettre en pleine lumière que de raconter contre quelles défaillances physiques, contre quelles révoltes de la matière il eut à se défendre. Sous le fardeau d’un tel mal, être l’écrivain qu’il a été dénote une force d’âme peu commune et une intelligence exceptionnelle. Sain de corps, il est diminué; malade comme il l’a été, il devient et reste extraordinaire. Faire à ses mânes l’injure de ne pas le montrer tel qu’il était eût été une niaiserie sentimentale dont mon affection pour lui ne pouvait se rendre coupable. Il faut plus que de l’énergie à un boiteux pour gagner le prix de la course.

J’étais malade lorsqu’il mourut et l’émotion que m’a causée sa mort n’a point hâté ma guérison. Je n’ai pu prendre place derrière son cercueil et l’accompagner jusqu’à « l’endroit où l’on dort. » Je ne le regrette pas; si j’avais marché auprès de sa dépouille, j’aurais porté toute notre jeunesse, notre vie en commun, nos illusions, nos espérances, notre inaltérable affection, et le poids eût été si lourd que j’aurais peut-être fléchi avant d’arriver au bout.


C’est fini ; la dernière tombe est fermée : vieux fossoyeur, tu peux déposer ta bêche.


A tout livre il faut une conclusion : celle que j’ajouterai à ces tristes pages sera courte. On prétend que Villemain a dit : « Les lettres mènent à tout, à la condition que l’on en sorte. » Je dirai : Les lettres consolent de tout à la condition que l’on y reste, que l’on se donne à elles sans esprit de retour et qu’on les respecte absolument. Elles sont la compagne des bonnes heures et l’amie des heures douloureuses ; autour de celui qui les aime, elles forment un rempart contre les choses éphémères; elles l’enferment dans un cercle dont nulle joie n’est exclue et où les satisfactions médiocres ne peuvent trouver place. Je ne connais pas de fonction plus belle que celle de l’écrivain indépendant et désintéressé. Si à l’amour du travail et de la vérité, il joint un peu de modestie ; s’il a assez étudié l’histoire des nations pour savoir que nulle défaite n’efface la gloire passée, que nul triomphe n’assure la gloire à venir; si, dédaigneux des formes transitoires de la politique, il ne regarde que vers la justice et vers la liberté; s’il n’a d’autre ambition que de faire de son mieux; si, malgré les déceptions de la vie individuelle et les amertumes de la vie collective, il a reconnu, compris, admiré la grandeur de son temps; s’il a cette fortune d’avoir des amis comme ceux que j’ai perdus, comme ceux qui m’entourent encore, il devra rendre grâce à la destinée, car il aura été heureux,


MAXIME DU CAMP.

  1. En 1875, Flaubert me parla de cette lettre que j’avais oubliée, en termes qui me firent désirer de la lire ; il me l’envoya, je l’ai gardée et c’est ainsi que je puis l’a reproduire.
  2. Paul de Musset, Biographie d’Alfred de Musser.; sa vie et ses œuvres; Paris, 1877, p. 333.
  3. Henri-Charles Read, Poésies posthumes, 1874-1876; Paris, A. Lemerre, 1879.
  4. Le Candidat, comédie en 4 actes, par Gustave Flaubert, représentée sur le théâtre du Vaudeville les 11, 12, 13 et 14 mars 1874; Paris, Charpentier, 1874.
  5. L’arrêté ministériel est du 27 mai 1879.
  6. Cette lettre, qui est une sorte de mémoire avec pièces à l’appui, ne doit être rendue publique que dans certaines circonstances que Gustave Flaubert a déterminées lui-même.
  7. Ce nom de Hallot a fait croire à quelques chroniqueurs que Flaubert avait parlé de l’avenue d’Eylau et pensé à Victor Hugo au moment de mourir.
  8. Peu de temps après la mort de Flaubert, la maison de Croisset a été vendue 180,000 francs. A l’endroit où il a vécu, on a établi une fabrique qui extrait l’alcool des grains avariés. De tout ce qui fut là jadis il ne reste qu’un tulipier.