Souvenirs sur Guy de Maupassant/09

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CHAPITRE IX

NOVEMBRE 1887 AU 5 JANVIER 1888


En Tunisie. — Les bains maures. — Succès au cercle des officiers. — Voyage à Kairouan à grande allure. — Installation à Tunis, avenue de la Marine. — Le feu inspirateur. — Le beau travail du masseur nègre. — Sur les ruines de Carthage — Les escapades de Tahya. — Macaroni à l’italienne ? — La grosse Tunisienne. — Tahya a le mal de mer.

Tunis, novembre. — Notre première matinée fut occupée par une visite aux anciens bains romains de Hammam-Lif à quatre kilomètres de Tunis. « Ces sources d’eau chaude eurent une certaine renommée dans les temps anciens, me dit mon maître ; mais d’après ce que j’entends dire aujourd’hui, elles auraient perdu beaucoup de leurs propriétés d’antan. Peut-être les minerais, sur lesquels elles coulaient à l’intérieur de la terre, se sont-ils trouvés épuisés, c’est très possible. Enfin, nous allons toujours voir quel est ce genre d’établissement. »

Pendant que Monsieur me racontait cela, nous traversions des grands champs où plus de quarante paires de bœufs traînaient des charrues, qui retournaient une belle terre grasse brun foncé, presque noire ; c’est la terre généralement la plus riche en sucs nécessaires à la végétation. Les nombreux laboureurs travaillent par groupe de trois ou quatre attelages ; ils se suivent et ne paraissent en faire qu’un, tant ils sont pareils et réguliers dans leur marche, le long du sillon, qui les conduit très loin, à perte de vue, tellement loin qu’à cette distance, ils nous paraissaient comme des petites bestioles naines.

Sur notre gauche, presque au bord du lac, nous voyons de grands murs blancs. Mon maître consulte son guide, et dit : « Ce sont les bâtiments de la ferme de M. Brolmann. » Nous suivons toujours la grande route ; un peu plus loin nous arrivons à un passage à niveau d’une voie ferrée, où les rails sont couverts de rouille. Mon maître me dit : « Voilà le commencement du chemin de fer qui ne va actuellement que jusqu’à Hammam-Lif, mais on doit le continuer prochainement vers l’intérieur de la province. »

Après un quart d’heure de marche, nous arrivons en face d’un vieux bâtiment qui forme un carré assez grand, mais qui est en très mauvais état ; les fenêtres sont toutes petites, il y en a de rondes et de carrées et toutes sont garnies de barres de fer. On croirait être en face d’une prison ou d’une ancienne forteresse. Des enfants sales, en guenilles, jouent dans un couloir sombre ; c’est l’entrée de cet immeuble bizarre. Une pierre grise, haute de plus de cinquante centimètres, forme le seuil, de sorte qu’il faut lever les jambes très haut pour le franchir.

Arrivé dans cette entrée, mon maître questionna le plus grand des gamins. Celui-ci, qui comprenait très bien le français, alla appeler la tenancière des bains maures. C’était une femme très haute sur jambes, d’une figure brune à l’ovale un peu allongé ; elle avait des hanches très accentuées. Tout en venant au-devant de nous, elle s’enserre la taille d’un tablier rayé, rose et rouge, et très avenante, nous dit : « Si vous désirez voir les bains, Messieurs, veuillez venir par ici, je vous prie. » Nous la suivons ; par des corridors noirs et étroits, nous arrivons à la salle de bains… « C’est tout ce que vous avez ? lui dit mon maître. — Oui, répondit-elle. » Vivement mon maître la remercia et elle nous conduisit jusqu’à la sortie. Heureusement, car nous n’aurions jamais pu retrouver notre chemin.

Dehors, Monsieur se mit à respirer très fort, humant l’air et regardant au loin avec ténacité, comme quelqu’un qui aurait été privé d’air et de lumière depuis longtemps.

« Ne trouvez-vous pas, me dit-il, que c’est hideux, ce que nous venons de voir ? Mais c’est répugnant de saleté et d’aspect épouvantable. Ces baignoires ressemblent absolument à des sarcophages, elles sont toutes ébréchées et cassées. Elles ont juste la profondeur pour recevoir un corps humain. Puis, ces sortes de stalles, éclairées par ce petit hublot, vous font penser aux anciens cachots. Oh ! non, ma bonne dame, je ne serai pas votre client, vous ne me reverrez jamais ici… »

Il ajouta : « C’est une Maltaise, cette femme, d’un type intéressant, je ne suis pas fâché de l’avoir vue. »

Après avoir retraversé le passage à niveau, nous croisons une vieille calèche 1830. M. de Maupassant reconnaît dans l’intérieur le fils du bey de Tunis. Nous marchons alors très vite, comme des gens qui ont déjà perdu trop de temps. À peine avons-nous le loisir de remarquer l’entrée de la ville, une grande porte ouverte en plein ciel, à côté de laquelle gisent des monticules de terre, qui sont, paraît-il, ce qui reste des fortifications. Pas un arbre, c’est nu, sec et triste.

Le même jour, en rentrant à 7 heures du soir, mon maître me dit :

« Préparez-moi de suite mon sac, avec le nécessaire pour un voyage de huit à dix jours ; j’ai eu aujourd’hui une occasion, une chance inespérée. Voici le fait. Je suis allé au cercle des officiers, j’avais un mot d’introduction pour plusieurs d’entre eux. Les premières paroles échangées, l’un d’eux me dit : « Comme nous sommes heureux de vous voir et quelle bonne étoile vous amène aujourd’hui parmi nous ! » Il ajouta : « Attendez. Je cours voir s’il en est temps encore. » Il prit son képi et fut absent un quart d’heure. Pendant ce temps, je continuai à causer des mœurs tunisiennes et aussi de Paris. Lorsqu’il rentra, tout content, il me dit : « Voici, monsieur de Maupassant, ce que je suis heureux de vous offrir, au nom du directeur de la banque de Tunis ; voulez-vous l’accompagner dans un voyage en landau qu’il va faire à travers la Tunisie jusqu’à Kairouan, où il va visiter les fermes de Lanfida, fermes comme, sans doute, vous n’en avez pas encore vu. Il devait partir aujourd’hui, mais si vous voulez bien accepter son invitation, il différera son départ jusqu’à demain matin neuf heures. Vous serez quatre ; le directeur sera accompagné de deux secrétaires de la banque, tous deux anciens officiers ayant pris part à l’expédition française sur cette belle terre de Tunisie, qui, j’en suis persuadé, saura vous inspirer des pages plus belles encore que celles que vous avez écrites sur l’Algérie dans votre volume Au Soleil. » J’acceptai !…

« Et sur toutes les figures qui m’entouraient se lisait la joie de recevoir ma visite. La vie est si monotone, loin du cœur de la France ! Je compris le plaisir qu’ils éprouvaient à posséder pendant quelques instants un écrivain qui les avait amusés plusieurs fois par ses contes et ses récits. Subitement je me mis à rire intérieurement, je venais de m’apercevoir que, sans s’en douter, ils faisaient la roue autour de moi, comme cela se fait dans un salon mondain, autour d’une beauté très admirée… En ce moment, une fierté attendrie me gagna, ils étaient tous si charmants et quelle bonne franchise se lisait sur leurs physionomies ! Enfin l’on s’assit et la conversation se continua, intéressante, mais la plus simple du monde, passant en revue les écrivains du jour. J’ai constaté que la plupart de ces soldats étaient des admirateurs de Paul Bourget. »

Le lendemain, à 9 heures du matin, un landau est devant la porte de l’hôtel ; quatre messieurs y ont pris place, tous quatre ont de grands manteaux à collets, des chapeaux mous gris clair. L’un de ces hommes est mon maître, et, sans que je me sois aperçu d’aucun mouvement du cocher, les deux superbes chevaux s’élancent à une grande allure, emportant vers les montagnes de la Numidie, le fils littéraire de ce Flaubert qui a su par la magie de son talent évoquer dans Salammbô tout le passé prestigieux, toute la splendeur de ce pays.


Décembre. — M. de Maupassant est de retour, il est enchanté de son voyage ; la grande mosquée de Kairouan l’a beaucoup intéressé, puis son retour par mer de Sfax à Sousse lui a été très agréable.

« Je me félicite, me dit-il, de la bonne inspiration que j’aie eue avant mon départ en vous chargeant de prendre connaissance des lettres de ma mère ; par les résumés télégraphiques que vous m’avez envoyés, j’ai eu de ses nouvelles aussi régulièrement que si j’étais resté ici. »

J’annonçai alors à mon maître que j’avais découvert à Tunis, dans la partie neuve de la ville, un hammam des mieux installés avec douches et bains de vapeur, le tout très bien compris. Il en parut très content : « Voilà une très bonne chose. Et maintenant, c’est un appartement qu’il me faut, car je ne pourrai jamais travailler dans cet hôtel. Bien entendu, je ne veux, à aucun prix, habiter la ville arabe. Donc, voyez ce que vous pourrez trouver dans la ville française. »

Après bien des recherches, je pus enfin, par l’intermédiaire d’un juif, avoir un logement convenable sur l’avenue de la Marine ; c’était bien ce qu’il nous fallait. Mais la première nuit, mon maître eut froid. Ici, le cas devenait embarrassant ; il n’y avait pas de cheminée, pas plus du reste que dans aucun des autres appartements que nous avions visités. Monsieur s’en montra très contrarié : « Pensez, François, que là, sous cette terrasse, il ne fait pas chaud, l’humidité de la nuit me tombe sur la tête. » Je compris qu’à tout prix il fallait du feu ; alors je dis : « Il est 7 heures et demie, dans deux heures, il y aura ici un bon feu dans la salle à manger. » En effet, avant 10 heures, un poêle ronflait à la place indiquée, et, comme une petite machine à vapeur, crachait sa fumée au-dessus de la terrasse.

Quelques jours se passèrent, mon maître paraissait content. Un jour, en déjeunant, il me loua beaucoup l’établissement de bains : « Leurs douches sont très bien données. Hier, j’ai pris un bain de vapeur excellent, suivi de massage. Ce nègre masseur est extraordinaire et d’une force incroyable, genre Kakléter. Il vous tourne et retourne sur la table, comme si l’on n’était qu’un petit enfant. Il fait faire aux membres des jeux à croire qu’il va vous les détacher et cela, avec une douceur parfaite, sans vous faire aucun mal ; pour finir, il saute sur la table, vous prend les jambes et vous glisse son talon, tout le long de l’épine dorsale, puis vous repose sur la table, comme un lapin qu’on a fait passer de vie à trépas par cette opération.

« Après cette séance, je suis allé voir le directeur de l’établissement, car, je vous avoue, j’étais un peu effrayé. Mais il m’a absolument rassuré, me donnant des détails très précis sur les talents de ce masseur nègre. Tout de même, je n’ai jamais rencontré aucun masseur qui le vaille. »


17 décembre. — Mon maître s’est mis très sérieusement au travail ; le petit poêle fait son effet.


18 décembre.M. de Maupassant me dit : « Vous me réveillerez demain matin à 5 heures, je vais à l’hôpital voir le médecin-major, le docteur Charvot, qui va couper la jambe à un malheureux, lequel doit, dix jours plus tard, marcher sur le moignon avec une jambe de bois. Si j’en crois le docteur, il paraît qu’il va lui mettre sa jambe dans une solution qui le guérira dans un délai très court. »

Rentré vers 9 heures, Monsieur me demande de l’eau pour faire sa toilette : « Je ne me sens pas disposé à travailler ce matin, je vais sortir un peu au grand air. Vous ne pouvez vous faire une idée de cet hôpital : c’est un vrai charnier humain en décomposition, c’est une horreur !… ou plutôt toutes les horreurs réunies, et aussi une honte ! Dehors, tout autour des murs, des morts et des mourants sont là, roulés dans quelques mauvaises guenilles ; ce sont des Arabes, me dit-on, que l’on n’a pas pu admettre faute de place. Deux fois par semaine, on passe reconnaître ceux qui ont cessé de vivre, on les jette dans un tombereau et on va les enfouir à un endroit désigné. »

En déjeunant, M. de Maupassant me regarde et me dit : « Mais vous aussi, François, vous paraissez malade ? » Je réponds : « Oui, j’ai toujours mal à l’estomac et j’ai le sommeil très agité. — Eh bien, si vous voulez, cette après-midi, je vous emmènerai à Carthage en voiture ; nous prendrons notre chienne Tahya[1], on la laissera courir, cela lui fera du bien. »

Lorsque notre voiture partit, la chienne paraissait toute joyeuse, elle faisait des gambades folles. Mais à peine étions-nous arrivés à un quart d’heure des portes de la ville qu’elle aperçut un troupeau de moutons. Elle se mit à fuir de toute la vitesse de ses jambes. Monsieur, surpris, me fit remarquer qu’elle marchait plus vite que le train italien qui allait vers la Goulette.

Carthage fut une vraie déception pour mon maître ; plus rien n’existe, que quelques traces de murs et des pierres restées pêle-mêle sur le sol. Quelques brindilles d’herbe poussent entre les cailloux.

Plus le moindre vestige du palais de Salammbô, ni de l’emplacement du bois de sycomores ni du champ des roses. Maintenant, ce n’est qu’une plaine… Mon maître ne parle pas, son esprit est absorbé sans doute par les événements dont ce lieu fut le théâtre. Il évoque peut-être Salammbô subissant l’influence de Tânit, il revoit son arrivée sous la tente de Mathô, et la surprise de ce barbare…

Enfin il dit : « Quoique plus rien ne subsiste, on a l’illusion de sentir encore l’air chargé des parfums des citronniers et des cyprès… » Puis, plongeant son regard au loin, sur la mer bleue, il ajoute… « Elle était loin l’île imaginaire que Mathô, dans son délire d’amour, offrait à Salammbô, après lui avoir brisé sa chaînette symbolique !… »

En retournant vers Tunis, nous croisons sur la route un âne paré d’un collier de grelots et deux Arabes cyclistes : « Le premier, dit mon maître, est bien l’âne que Flaubert désigne dans Salammbô, il porte au cou les insignes des chanceux à la guerre… les seconds étonneraient fort les Carthaginois… »


Trois jours plus tard, le major Charvot, qui avait fait cadeau de Tahya à mon maître, la lui ramena, en lui disant qu’elle avait été retrouvée à Bizerte par un blanchisseur de la ville, et qu’il la lui avait ramenée mais qu’elle n’en était pas à sa première escapade.

Monsieur décida de la mettre sur la terrasse de la maison où elle pourrait marcher, et aussi pour l’habituer à reconnaître sa demeure. Une heure ne s’était pas écoulée que j’entendis appeler au bas de l’escalier. C’était une voisine qui me priait de vouloir bien venir prendre notre chienne chez elle. Tahya, dans un bond formidable, avait franchi les murs qui séparaient les deux maisons, et descendu un petit escalier qui conduisait à la cuisine de cette dame, attirée sans doute par l’odeur du fricot qui mijotait…

On décida alors de l’attacher, mais Monsieur y renonça bientôt, car elle s’y opposait de toute la force de son esprit vagabond. Si nous avions persisté, elle nous aurait bel et bien mordus ; on la laissa donc faire ses quatre volontés, elle se paya plusieurs fois des absences, puis, au bout de quelques jours, elle revenait, un peu penaude sur le moment, mais c’était vite oublié, en attendant la prochaine équipée. Elle ne mentait pas à sa race.

23 décembre. — M. de Maupassant travaille de plus en plus. Aujourd’hui je vois que le tas de papier noirci a vraiment grossi ; je compte, il a écrit trente-sept pages de papier écolier dans sa journée. Je lui en fais la remarque, lui disant que c’est beaucoup, et qu’il pourrait, en se fatiguant, prendre des maux de tête. Ma réflexion le fait sourire, il réplique : « Mais non, mais non, cela ne me fatigue nullement ; ce sont des récits de voyage, cela me vient tout seul, sans chercher, ma mémoire en fournirait à deux plumes comme la mienne. »

Malgré cette dose de travail, mon maître va très souvent déjeuner au cercle des officiers, ou bien quelques-uns de ces messieurs viennent à la maison.

Un jour, il me dit : « J’aurai jeudi prochain plusieurs de ces messieurs à dîner ; je voudrais que vous me fassiez un macaroni à l’italienne tout à fait bien soigné, car vous savez que le directeur de la Banque est un ancien ministre italien. On ne sait pas au juste, mais on raconte qu’il aurait tué en duel plusieurs personnes de son pays, ce qui l’aurait amené à s’expatrier. Il serait venu ici, et, par vengeance, croit-on, il se serait rangé du côté des Français. »

Le jeudi, les convives arrivent ; j’ai fait de mon mieux pour flatter leur palais, j’ai choisi des mets recherchés, bécasses, etc. Tout marche bien, quand j’arrive dans la salle à manger, portant un saladier où fumait le macaroni : « À la guerre comme à la guerre ! » m’étais-je dit. Je n’avais pas de légumier. Mais mon maître ne pensa pas comme moi ; il me fit les gros yeux, puis, pour tâcher de laisser passer inaperçu l’incident, il se mit à dire au directeur que cela ne lui paraissait pas le bon macaroni dont il avait l’habitude ; pourtant ces messieurs en prirent et en reprirent tant et si bien qu’il n’en restait plus. Alors l’ex-ministre de Victor-Emmanuel, s’adressant à mon maître, lui dit : « Monsieur de Maupassant, le macaroni à l’italienne bien préparé est sûrement bon ; mais celui que nous venons de manger le vaut au centuple, mettons qu’il soit à la française, peu importe, mais j’affirme que je n’ai jamais mangé rien de meilleur. »

Aussitôt je vis la figure de Monsieur reprendre sa bonne expression habituelle. Mon saladier était excusé, tout le monde se mit à parler cuisine. Ces messieurs avaient chaud, ils ne paraissaient pas s’ennuyer, la conversation très animée marchait bon train ; à la fin du dîner, un des convives s’écria : « Si nous avons le plaisir de faire une expédition ensemble, nous vous demandons, cher Monsieur, d’emmener l’homme qui a fait le dîner si succulent que nous venons d’avoir l’honneur de prendre à votre table. » Et, sans donner le temps à mon maître de répondre, tous disaient : « Oui, oui… »


25 décembre. — Des femmes juives passaient en grande toilette sur l’avenue de la Marine. En les regardant, mon maître me demande si le guide m’a fait voir la grosse Tunisienne, une des illustrations du cru. Je réponds : « Oui. » Monsieur ajoute : « L’avez-vous vue nature ? » De nouveau je réponds : « Oui. » Alors, Monsieur : « Quel monstre, hein ! Ce n’est plus une boule, c’est une montagne de graisse. » Il me demanda encore : « Vous a-t-il aussi fait passer chez la mère ? Comme c’est curieux tout de même, cette mère qui tient maison ouverte avec ses deux propres filles, et cela, avec une aisance incroyable ! Mais, d’après ce que dit le guide, ce genre de commerce est très commun ici. Quelle drôle de ville avec ces mélanges de races et de coutumes !… Nous y reviendrons plus tard passer quelques mois, car je veux tirer un roman intéressant de ce fouillis ; il sera amusant à écrire et d’un haut comique… »


6 janvier 1888. — Le jour de notre départ est arrivé. La propriétaire de l’appartement vient faire l’inventaire, je lui dis que tout ce que nous avons acheté va lui rester, meubles, ustensiles de cuisine… Elle rougit un peu, et me demande s’il ne serait pas indiscret de demander à remercier M. de Maupassant. Je la présentai à mon maître, qui s’inclina très bas devant cette dame, veuve d’un officier espagnol ; elle était très belle…

Pour le voyage à la gare, j’avais mes deux porteurs, plus le blanchisseur et un délégué du boucher. Les bagages enregistrés, je me tenais un peu à l’écart avec tout ce monde, mon maître était au milieu de la salle, entouré d’une vingtaine de personnes, tant civils que militaires ; plusieurs officiers voulaient l’accompagner jusqu’au petit bateau qui part de la Goulette pour transporter les voyageurs à bord du transatlantique mouillé au large…

Ce paquebot qui doit nous conduire à Marseille en trente-six heures est le Moïse. Tous nos colis sont en place… Mon maître parle au capitaine qui se trouve sur la passerelle. Il est 6 heures du soir, nous sommes en pleine mer, la terre a complètement disparu. Du reste, il fait nuit, je marche sur le pont ; mon maître m’y rejoint. Il me dit : « Ces officiers et ces compatriotes qui habitent Tunis ont été pour moi d’une très grande amabilité que je crois franche, mais que je trouvais par moment tout de même un peu exagérée ; j’oubliais qu’on doit toujours faire la part des choses et que loin de France un peu plus d’expansion est permis. Et vous savez, François, que nous sommes sur un des bons sabots de la Compagnie Transatlantique. D’après ce que vient de me confier le capitaine, il a toute confiance en son bateau, il est, paraît-il, construit en grande partie en bois, et tient très bien la mer. »

Nous nous dirigeons vers l’avant du navire pour voir comment va la pauvre Tahya, qu’on a dû, selon le règlement, reléguer avec ses congénères. Elle a déjà le mal de mer, cette pauvre bête ; son beau museau vient frapper par intervalle dans les déjections qu’elle a déjà faites ; sa queue, sa si jolie queue, qu’en temps ordinaire elle porte si gaillardement, traîne derrière elle comme une loque. Mon maître lui parle, mais elle ne semble pas nous reconnaître ; la sloughi payait son tribut à la mer.


La traversée ne s’annonçait pas bonne, la mer grossissait et notre brave Moïse ne roulait pas, mais il tanguait déjà ferme. Tout le monde dut quitter le pont par ordre supérieur. Mon maître me dit : « Vous pouvez vous coucher, François, je me suis entendu avec le maître d’hôtel, nous ne manquerons de rien, et, si vous avez le mal de mer, restez allongé, c’est ce qu’il y a de mieux à faire dans ce cas. » Je le remerciai. À peine étais-je descendu dans la cabine que je fus pris du même mal que la pauvre Tahya.

À Marseille, une fois à terre, tout mon malaise disparut comme par enchantement. Il n’en fut pas de même de la pauvre Tahya, elle ne tenait plus sur ses pattes. Aussi fut-elle la première servie à l’hôtel Noailles, où nous descendîmes.

  1. (1) Chienne de la race des sloughis, lévriers arabes.