Spéculations/Le chant du cygne

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SpéculationsFasquelle éd. (p. 152-155).

LE CHANT DU CYGNE

Ayant déjà parlé du volant et du drapaud, nous n’avons point de bonne raison pour ne point étudier cet autre volatile, le cygne. Le cygne est un gros oiseau d’eau, dit Buffon. Néanmoins, omet-il de préciser, il n’en faudrait pas conclure qu’on doive le confondre avec le meleagris fluviatilis ou dindon d’eau, improprement mais conformément aux règles de l’ « attraction » grammaticale, dit : dindonneau. Le cygne s’en distingue par sa blancheur, laquelle n’est comparable qu’à celle du lys observé dans les conditions les plus favorables à la faire ressortir, par exemple dans une vallée assez abritée du soleil pour être transformée à peu de chose près en chambre noire. Mais il ne saurait non plus être confondu avec le lys, dont le mutisme et l’inertie sont célébrés dans l’Évangile : car il s’en différencie par son chant. Au sujet de ce chant, la plupart des naturalistes, sans en excepter Pline ni Buffon, se sont plu à émettre de graves absurdités. Pline (X, xxxii, 1) déclare en termes brefs que ce chant tant glorifié par les poètes n’a pas lieu, d’après ses expériences. Buffon, de même, le classe parmi les fables. Pourtant, il donne une copieuse description des deux coudes dont s’incurve la trachée-artère de l’animal. Selon Willughby, cette inflexion double n’appartiendrait qu’au cygne sauvage (cycnus musicus). Pourquoi elle s’atrophie chez le cygne commun (cycnus olor), domestique et sédentaire, notre théorie l’élucide. Les auteurs qui, jusqu’à présent, ont cru traiter du chant du cygne n’ont examiné que son cri.

Cette trachée repliée deux fois réalise le même dispositif que les organes vocaux du tramway sauvage et de l’automobile, et comme eux elle ne peut produire qu’une note. En vain l’abbé Arnaud l’a-t-il excitée à la modulation par l’exemple de son violon. « Strideur, accent de menace ou de colère », témoigne Buffon. Il nous est arrivé à tous de fuir quand une interjection analogue traduisait l’état d’esprit, voisin de la fureur, de l’omnibus. Il est aisé de déduire que le cri du cygne tend à une seule fin, faire ranger les autres êtres vivants sur son passage. À cet effet, son long cou ne s’articule de pas moins de vingt-trois vertèbres, ce qui lui permet de porter une grande puissance de son sur un point donné, en tournant la tête. À son exemple, M. Sax a construit les pavillons de ses cors mobiles sur leur axe et recourbés. Fétis atteste que par cette méthode la sonorité est au moins doublée. Il est regrettable qu’aucun constructeur de saxhorns n’ait pensé à créer des pavillons se refermant en deux, à l’instar de celui du cygne, qu’on appelle « bec » par un abus, et qui sert à mettre la trachée à l’abri des poussières.

Se faire un chemin libre dans l’air par des appels de trompette (le cygne a suggéré l’ange du jugement dernier) est indispensable au vol du cygne, dont Hésiode, comme on sait, proclame la vitesse et l’altitude. L’aigle lui-même, s’il ne s’ôtait de sa route, serait précipité.

Peu de mots, maintenant, suffiront à faire comprendre ce qu’est le « chant » du cygne. Rappelons le passage d’Aristote (IX, xiii, 4).

Les cygnes chantent, et ils chantent surtout quand leur mort approche… Ils volent jusqu’en haute mer ; et des navigateurs qui allaient en Libye ont rencontré en mer des troupes de cygnes qui chantaient d’une voix lamentable ; ils en ont vu quelques-uns mourir sous leurs yeux.

Donc, le cygne ne « chante » que dans les airs : il n’est pas improbable que, par la vitesse et peut-être par l’état spécial de raréfaction et d’hygrométrie de l’atmosphère aux grandes hauteurs, la harpe éolienne des grandes ailes blanches produise des sons modulés. Sonnini l’a prévu presque. Que si on s’explique mal que ce chant soit suivi le plus souvent de la mort, nous citerons une analogie : la fusée, dont le bruissement précède l’éclat.

Écartons l’idée que le cygne soit muni d’élytres et stridule à la façon des orthoptères, malgré les séduisants travaux de M. le colonel Goureau sur cette question de la stridulation.