Spéculations/Le guet-apens de M. Timbre

La bibliothèque libre.
SpéculationsFasquelle éd. (p. 208-211).

LE GUET-APENS DE M. TIMBRE

Le 10 mars dernier, M. Timbre nous écrivit qu’il serait charmé de nous recevoir chez lui, 13, rue de la Banque, à ses mercredis, de deux à quatre. De façon assez étrange, il laissait transparaître, à travers l’expression de sa vive sympathie, un non moins vif désir d’être obligé par nous d’une petite somme. Il convoitait particulièrement celle de 62 fr. 60, mais le plus infime secours, protestait-il, serait bien accueilli : il nous conjurait de lui remettre, au plus tôt, du moins les 0 fr. 60, en un billet de banque, ou plus exactement en un billet de timbre, qui est le billet de banque du pauvre.

Pour excuser la délicatesse de sa démarche, il prétextait que nous l’avions gravement lésé dans ses moyens d’existence en donnant un reçu à une entreprise de colis à domicile sans le gratifier, lui, M. Timbre, d’un pourboire de 0 fr. 10 auquel il tient fort en pareille circonstance. Cette histoire était, il va sans dire, pure imagination de M. Timbre, car il est sans exemple que nous ayons jamais octroyé aucun reçu d’aucune chose, au moins à l’entreprise en question.

Néanmoins, nous fûmes profondément touché que M. Timbre, en sa gêne momentanée, se fût confié à nous de préférence à toute autre personne. Nous fûmes indulgent au mensonge qui déshonorait ses cheveux blancs… M. Timbre a vraisemblablement des cheveux blancs ; dans tous les cas il est indiscutable que c’est un personnage de figure rectangulaire, rébarbative, et dentelée sur les bords.

Donc, muni de 0 fr. 60 en papier-monnaie et à tout hasard copieusement armé, nous nous rendîmes à son invitation.

Dès son antichambre, deux surprises nous attendaient. Premièrement, M. Timbre, de qui la santé est capricieuse, un peu souffrant ce jour-là, s’était fait excuser, et remplacer, d’ailleurs par un homme d’une courtoisie parfaite, M. Hutin, sous-inspecteur. Deuxièmement, M. Timbre, dans l’intention trop peu déguisée d’accroître ses ressources, avait adressé la même lettre confidentielle qui faisait appel à notre charité, à plusieurs centaines de contribuables : c’était une circulaire confidentielle !

M. Hutin, avec un tact exquis, s’efforça d’adoucir ce que le procédé de M. Timbre avait, à notre avis, d’un peu trop rectangulaire, rébarbatif et dentelé sur les bords. Préalablement, toutefois, il serra dans un coffre-fort les nombreuses liasses de billets de banque de soixante centimes, montant des offrandes.

Et nous avions eu le temps de surprendre la torture d’un contribuable tremblant, raffinée au moyen d’un questionnaire combiné par M. Timbre :

« Que faisiez-vous tel jour de l’année dernière, à telle heure, tant de minutes, tant de secondes ? Vous donniez décharge d’un colis par votre signature sur un registre insoumis à M. Timbre, M. Timbre a horreur de cela, monsieur ! Vous dites que vous n’avez pas signé ? Si ce n’est vous, c’est votre concierge. Votre concierge ne sait pas écrire ? Mais il sait recevoir un paquet en le prenant entre ses mains : dans recevoir il y a reçu. Vous lui avez dit de recevoir pour vous, il est donc votre mandataire. Vous ne lui avez rien dit ? Alors il est votre mandataire tacite. On n’échappe pas à M. Timbre ! Mais la bonté de M. Timbre est infinie : si vous ne devez rien et si vous êtes chargé de famille, vous ne paierez que le dixième de ce que vous auriez payé si vous aviez dû quelque chose. Écrivez seulement sur votre feuille de papier à 0 fr. 60 : « Je confesse être redevable à M. Timbre de la somme de 62 fr. 60… »

La police veille à ce que les simples particuliers ne commettent point à l’encontre de leurs semblables d’actes délictueux du genre du « coup des soixante centimes »…

Nous n’aurons ni la candeur, ni l’imprudence de lui signaler un certain personnage rectangulaire, rébarbatif et dentelé sur les bords.