Spiridion (RDDM)/1

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SPIRIDION.

À M. PIERRE LEROUX.
Ami et frère par les années, père et maître par la vertu et la science, agréez l’envoi d’un de mes contes, non comme un travail digne de vous être dédié, mais comme un témoignage d’amitié et de vénération.
George Sand.

PREMIÈRE PARTIE.

Lorsque j’entrai comme novice au couvent des Franciscains, j’étais à peine âgé de seize ans. Mon caractère, doux et timide, sembla inspirer d’abord la confiance et l’affection, mais je ne tardai pas à voir la bienveillance des frères se changer en froideur, et le père trésorier, qui seul me conserva un peu d’intérêt, me prit plusieurs fois à part pour me dire tout bas que si je ne faisais attention à moi-même, je tomberais dans la disgrace du prieur. Je le pressais en vain de s’expliquer, il mettait un doigt sur ses lèvres, et s’éloignant d’un air mystérieux, il ajoutait pour toute réponse : — Vous savez bien, mon cher fils, ce que je veux dire. Je cherchais vainement mon crime. Il m’était impossible, après le plus scrupuleux examen, de découvrir en moi des torts assez graves pour mériter une réprimande. Des semaines, des mois s’écoulèrent, et l’espèce de réprobation tacite qui pesait sur moi ne s’adoucit point. En vain je redoublais de ferveur et de zèle ; en vain je veillais à toutes mes paroles, à toutes mes pensées ; en vain j’étais le plus assidu aux offices et le plus ardent au travail, je voyais chaque jour la solitude élargir un cercle autour de moi. Tous mes amis m’avaient quitté. Personne ne m’adressait plus la parole. Les novices les moins réguliers et les moins méritans semblaient s’arroger le droit de me mépriser. Quelques-uns même, lorsqu’ils passaient près de moi, serraient contre leur corps les plis de leur robe, comme s’ils eussent craint de toucher un lépreux. Quoique je récitasse mes leçons sans faire une seule faute, et que je fisse dans le chant de très grands progrès, un profond silence régnait dans les salles d’étude, quand ma timide voix avait cessé de résonner sous la voûte. Les docteurs et les maîtres n’avaient pas pour moi un seul regard d’encouragement, tandis que des novices nonchalans ou incapables étaient comblés d’éloges et de récompenses ; lorsque je passais devant l’abbé, il détournait la tête, comme s’il eût eu horreur de mon salut.

J’examinais tous les mouvemens de mon cœur et je m’interrogeais sévèrement pour savoir si l’orgueil blessé n’avait pas une grande part dans ma souffrance. Je pouvais du moins me rendre ce témoignage, que je n’avais rien épargné pour combattre toute révolte de la vanité, et je sentais bien que mon cœur était réduit à une tristesse profonde par l’isolement où on le refoulait, par le manque d’affection, et non par le manque d’amusement et de flatteries.

Je résolus de prendre pour appui le seul religieux qui ne put fuir mes confidences, mon confesseur. J’allai me jeter à ses pieds, je lui exposai mes douleurs, mes efforts, pour mériter un sort moins rigoureux, mes combats contre l’esprit de reproche et d’amertume qui commençait à s’élever en moi. Mais quelle fut ma consternation, lorsqu’il me répondit d’un ton glacial : — Tant que vous ne m’ouvrirez pas votre cœur avec une entière sincérité et une parfaite soumission, je ne pourrai rien faire pour vous ! — Ô père Hégésipe ! lui répondis-je, vous pouvez lire la vérité au fond de mes entrailles, car je ne vous ai jamais rien caché. — Alors il se leva, et me dit avec un accent terrible : Misérable pécheur ! ame basse et perverse ! vous savez bien que vous me cachez un secret formidable, et que votre conscience est un abîme d’iniquité ; mais vous ne tromperez pas l’œil de Dieu, vous n’échapperez point à sa justice. Allez, retirez-vous de moi, je ne veux plus entendre vos plaintes hypocrites. Jusqu’à ce que la contrition ait touché votre cœur, et que vous ayez lavé par une pénitence sincère les souillures de votre esprit, je vous défends d’approcher du tribunal de la pénitence.

— Ô mon père ! mon père ! m’écriai-je, ne me repoussez pas ainsi, ne me réduisez pas au désespoir, ne me faites pas douter de la bonté de Dieu et de la sagesse de vos jugemens. Je suis innocent devant le Seigneur, ayez pitié de mes souffrances… — Reptile audacieux ! s’écria-t-il d’une voix tonnante, glorifie-toi de ton parjure et invoque le nom du Seigneur pour appuyer tes faux sermens ; mais laisse-moi, ôte-toi de devant mes yeux, ton endurcissement me fait horreur. — En parlant ainsi, il dégagea sa robe que je tenais dans mes mains suppliantes. Je m’y cramponnai dans une sorte d’égarement ; alors il me repoussa violemment, et je tombai la face contre terre. Il s’éloigna, poussant avec force derrière lui la porte de la sacristie où cette scène se passait. Je demeurai dans les ténèbres. Soit par la violence de ma chute, soit par l’excès de mon chagrin, une veine se rompit dans ma gorge, et j’eus une hémorragie. Je n’eus pas la force de me relever, je me sentis défaillir rapidement, et bientôt je fus étendu sans connaissance sur le pavé baigné de mon sang.

Je ne sais combien de temps je passai ainsi. Quand je commençai à revenir à moi, je sentis une fraîcheur agréable ; une brise harmonieuse semblait se jouer autour de moi, séchait la sueur de mon front et courait dans ma chevelure, puis semblait s’éloigner avec un son vague, imperceptible, murmurer je ne sais quelles notes faibles dans les coins de la salle, et revenir sur moi comme pour me rendre des forces et m’engager à me relever.

Cependant je ne pouvais m’y décider encore, car j’éprouvais un bien-être inoui, et j’écoutais dans une sorte d’aberration paisible les bruits de ce souffle d’été qui se glissait furtivement par la fente d’une persienne. Alors il me sembla entendre une voix qui partait du fond de la sacristie, et qui parlait si bas, que je ne distinguais pas ses paroles. Je restai immobile et lui prêtai toute mon attention. Elle semblait faire une de ces prières entrecoupées que nous appelons oraisons jaculatoires. Enfin je saisis distinctement ces mots : Esprit de vérité, relève les victimes de l’ignorance et de l’imposture. « Père Hégésipe ! dis-je d’une voix faible, est-ce vous qui revenez vers moi ? » Mais personne ne me répondit ; je me soulevai sur mes mains et sur mes genoux, j’écoutai encore, je n’entendis plus rien. Je me relevai tout-à-fait, je regardai autour de moi, j’étais tombé si près de la porte unique de cette petite salle, que personne après le départ de mon confesseur n’eût pu rentrer sans marcher sur moi ; d’ailleurs, cette porte ne s’ouvrait qu’en dedans par un fort loquet de forme ancienne. J’y touchai, et je m’assurai qu’il était fermé. Je fus pris de terreur, et je restai quelques instans sans oser faire un pas. Adossé contre la porte, je cherchais à percer de mon regard l’obscurité dans laquelle les angles de la salle étaient plongés. Une lueur blafarde, tombant d’une lucarne à volet de plein chêne, tremblait vers le milieu de cette pièce. Un faible vent tourmentant le volet, agrandissait et diminuait tour à tour la fente qui laissait pénétrer cette rare lumière. Les objets qui se trouvaient dans cette région à demi éclairée, le prie-dieu surmonté d’une tête de mort, quelques livres épars sur le plancher, une aube suspendue à la muraille, semblaient se mouvoir avec l’ombre du feuillage que l’air agitait derrière la croisée. Quand je crus voir que j’étais seul, j’eus honte de ma timidité, je fis un signe de croix, et je m’apprêtai à aller ouvrir tout-à-fait le volet ; mais un profond soupir qui semblait partir du prie-dieu me retint collé à ma place. Cependant je voyais assez distinctement le prie-dieu pour être bien sûr qu’il n’y avait personne. Une idée que j’aurais dû concevoir plus tôt vint me rassurer ; quelqu’un pouvait être appuyé dehors contre la fenêtre, et faire sa prière sans songer à moi. Mais qui donc pouvait être assez hardi pour émettre des vœux et prononcer des paroles comme celles que j’avais entendues ?

La curiosité, seule passion et seule distraction permise dans le cloître, s’empara de moi. Je m’avançai vers la fenêtre ; mais à peine eus-je fait un pas, qu’une ombre noire, se détachant, à ce qu’il me parut, du prie-dieu, traversa la salle en se dirigeant vers la fenêtre, et passa devant moi comme un éclair. Ce mouvement fut si rapide, que je n’eus pas le temps d’éviter ce que je prenais pour un corps, et ma frayeur fut si grande, que je faillis m’évanouir une seconde fois. Mais je ne sentis rien, et, comme si j’eusse été traversé par cette ombre, je la vis disparaître à ma gauche.

Je m’élançai vers la fenêtre, je poussai le volet avec précipitation, je jetai les yeux dans la sacristie, j’y étais absolument seul ; je les promenai sur tout le jardin, il était désert, et le vent du midi courait sur les fleurs. Je pris courage, j’explorai tous les coins de la salle, je regardai derrière le prie-dieu, qui était fort grand ; je secouai tous les vêtemens sacerdotaux suspendus aux murailles, je trouvai toutes choses dans leur étal naturel, et rien ne put m’expliquer ce qui s’était passé. La vue de tout le sang que j’avais perdu me porta à croire que mon cerveau, affaibli par cette hémorragie, avait été en proie à une hallucination. Je me retirai dans ma cellule, et j’y demeurai enfermé jusqu’au lendemain.

Je passai ce jour et cette nuit dans les larmes. L’inanition, la perte de sang, les vaines terreurs de la sacristie, avaient brisé tout mon être. Nul ne vint me secourir ou me consoler ; nul ne s’enquit de ce que j’étais devenu. Je vis de ma fenêtre la troupe des novices se répandre dans le jardin. Les grands chiens qui gardaient la maison vinrent gaiement à leur rencontre, et reçurent d’eux mille caresses. Mon cœur se serra et se brisa à la vue de ces animaux, mieux traités cent fois, et cent fois plus heureux que moi.

J’avais trop de foi en ma vocation, pour concevoir aucune idée de révolte ou de fuite. J’acceptai en somme ces humiliations, ces injustices et ce délaissement comme une épreuve envoyée par le ciel, et comme une occasion de mériter. Je priai, je m’humiliai, je frappai ma poitrine, je recommandai ma cause à la justice de Dieu, à la protection de tous les saints, et je finis enfin vers le matin par goûter un doux repos. Je fus éveillé en sursaut par un rêve. Le père Alexis m’était apparu, et, me secouant rudement, il m’avait répété à peu près les paroles qu’un être mystérieux m’avait dites dans la sacristie : — Relève-toi, victime de l’ignorance et de l’imposture.

Quel rapport le père Alexis pouvait-il avoir avec cette réminiscence ? Je n’en trouvai aucun, sinon que la vision de la sacristie m’avait beaucoup occupé au moment où je m’étais endormi, et qu’à ce moment même j’avais vu de mon grabat le père Alexis rentrer du jardin dans le couvent vers le coucher de la lune, une heure environ avant le jour.

Cette matinale promenade du père Alexis ne m’avait pourtant pas frappé comme un fait extraordinaire. Le père Alexis était le plus savant de nos moines ; il était grand astronome, et il avait la garde des instrumens de physique et de géométrie, dont l’observatoire du couvent était assez bien fourni. Il passait une partie des nuits à faire ses expériences et à contempler les astres ; il allait et venait à toute heure, sans être astreint scrupuleusement à celles des offices, et il était dispensé de descendre à l’église pour matines et laudes. Mais mon rêve le ramenant à ma pensée, je me mis à songer que c’était un homme bizarre, toujours préoccupé, souvent inintelligible dans ses paroles, errant sans cesse dans le couvent comme une ame en peine ; qu’en un mot, ce pouvait bien être lui qui, la veille, appuyé contre la fenêtre de la sacristie, avait murmuré une formule d’invocation, et fait passer son ombre sur le mur, par hasard, sans se douter de mes terreurs. Je résolus de le lui demander, et en réfléchissant à la manière dont il accueillerait mes questions, je m’enhardis à saisir ce prétexte pour faire connaissance avec lui. Je me rappelai que ce sombre vieillard était le seul dont je n’eusse reçu aucune insulte muette ou verbale ; qu’il ne s’était jamais détourné de moi avec horreur, et qu’il paraissait absolument étranger à toutes les résolutions qui se prenaient dans la communauté. Il est vrai qu’il ne m’avait jamais dit une parole amie, que son regard n’avait jamais rencontré le mien, et qu’il ne paraissait pas seulement se souvenir de mon nom ; mais il n’accordait pas plus d’attention aux autres novices. Il vivait dans un monde à part, absorbé dans ses spéculations scientifiques. On ne savait s’il était pieux ou indifférent à la religion ; il ne parlait jamais que du monde extérieur et visible ; il ne paraissait pas se soucier beaucoup de l’autre. Personne n’en disait de mal, personne n’en disait de bien ; et quand les novices se permettaient quelque remarque ou quelque question sur lui, les moines leur imposaient silence d’un ton sévère.

Peut-être, pensai-je, si j’allais lui confier mes tourmens, il me donnerait un bon conseil ; peut-être lui, qui passe sa vie tout seul, si tristement, serait touché de voir pour la première fois un novice venir à lui et lui demander son assistance. Les malheureux se cherchent et se comprennent. Peut-être est-il malheureux, lui aussi ; peut-être sympathisera-t-il avec mes douleurs. Je me levai, et, avant de l’aller trouver, je passai au réfectoire. Un frère convers coupait du pain ; je lui en demandai, et il m’en jeta un morceau, comme il eût fait à un animal importun. J’eusse mieux aimé des injures que cette muette et brutale pitié. On me trouvait indigne d’entendre le son de la voix humaine, et on me jetait ma nourriture par terre, comme si dans mon abjection j’eusse été réduit à ramper avec les bêtes. Ouand j’eus mangé ce pain amer et trempé de mes pleurs, je me rendis à la cellule du père Alexis. Elle était située, loin de toutes les autres, dans la partie la plus élevée du bâtiment, à côté du cabinet de physique. On y arrivait par un étroit balcon suspendu à l’extérieur du dôme. Je frappai, on ne me répondit pas ; j’entrai, je trouvai le père Alexis endormi sur un fauteuil, un livre à la main. Sa figure, sombre et pensive jusque dans le sommeil, faillit m’ôter ma résolution. C’était un vieillard de taille moyenne, robuste, large des épaules, voûté par l’étude plus que par les années ; son crâne chauve était encore garni par derrière de cheveux noirs crépus ; ses traits énergiques ne manquaient cependant pas de finesse. Il y avait sur cette face flétrie un mélange inexprimable de décrépitude et de force virile. Je passai derrière son fauteuil sans faire aucun bruit, dans la crainte de le mal disposer en l’éveillant brusquement ; mais, malgré mes précautions extrêmes, il s’aperçut de ma présence, et sans soulever sa tête appesantie, sans ouvrir ses yeux caves, sans témoigner ni humeur ni surprise, il me dit : Je t’entends.

— Père Alexis… lui dis-je d’une voix timide.

— Pourquoi m’appelles-tu père ? reprit-il sans changer de ton ni d’attitude, tu n’as pas coutume de m’appeler ainsi ; je ne suis pas ton père, mais bien plutôt ton fils, quoique je sois flétri par l’âge, tandis que toi, tu restes éternellement jeune, éternellement beau !

Ce discours étrange troublait toutes mes idées ; je gardai le silence. Le moine reprit.

— Eh bien ! parle, je t’écoute. Tu sais bien que je t’aime comme l’enfant de mes entrailles, comme le père qui m’a engendré, comme le soleil qui m’éclaire, comme l’air que je respire, et plus que tout cela encore !

— Ô père Alexis, lui dis-je, étonné et attendri d’entendre des paroles si douces sortir de cette bouche rigide, ce n’est pas à moi, misérable enfant, que s’adressent des sentimens si tendres ; je ne suis pas digne d’une telle affection, et je n’ai le bonheur de l’inspirer à personne ; mais puisque je vous surprends au milieu d’un heureux songe, puisque le souvenir d’un ami égaie votre cœur, bon père Alexis, que votre réveil me soit favorable, que votre regard tombe sur moi sans colère, et que votre main ne repousse pas ma tête humiliée, couverte des cendres de la douleur et de l’expiation.

En parlant ainsi, je pliai les genoux devant lui, et j’attendis qu’il jetât les yeux sur moi. Mais à peine m’eut-il vu, qu’il se leva comme saisi de fureur et d’épouvante en même temps ; l’éclair de la colère brillait dans ses yeux, et une sueur froide ruisselait sur ses tempes dévastées. — Qui êtes-vous ? s’écria-t-il, que me voulez-vous ? que venez-vous faire ici ? je ne vous connais pas ! — J’essayai vainement de le rassurer par mon humble posture, par mes regards supplians. — Vous êtes un novice, me dit-il, je n’ai point affaire avec les novices. Je ne suis pas un directeur de consciences, ni un dispensateur de grâces et de faveurs. Pourquoi venez-vous m’espionner pendant mon sommeil ? Vous ne surprendrez pas le secret de mes pensées. Retournez vers ceux qui vous envoient, dites-leur que je n’ai pas long-temps à vivre, et que je demande qu’on me laisse tranquille. Sortez, sortez, j’ai à travailler ; pourquoi violez-vous la consigne qui défend d’approcher de mon laboratoire ? Vous exposez votre vie et la mienne : allez-vous-en ! — J’obéis tristement, et je me retirais à pas lents, découragé, brisé de douleurs, le long de la galerie extérieure par laquelle j’étais venu. Il m’avait suivi jusqu’en dehors, comme pour s’assurer que je m’éloignais. Lorsque j’eus atteint l’escalier, je me retournai et je le vis debout, l’œil toujours enflammé de colère, les lèvres contractées par la méfiance. D’un geste impérieux il m’ordonna de m’éloigner. J’essayai d’obéir ; je n’avais plus la force de marcher, je n’avais plus celle de vivre ; je perdis l’équilibre, je roulai quelques marches, je faillis être entraîné dans ma chute par-dessus la rampe, et du haut de la tour me briser sur le pavé. Le père Alexis s’élança vers moi avec la force et l’agilité d’un chat ; il me saisit, et me soutenant dans ses bras : — Qu’avez-vous donc ? me dit-il d’un ton brusque, mais plein de sollicitude, êtes-vous malade, êtes vous désespéré, êtes-vous fou ? — Je balbutiai quelques paroles, et cachant ma tête dans sa poitrine, je fondis en larmes. Il m’emporta alors comme si j’eusse été un enfant au berceau, et entrant dans sa cellule, il me déposa sur son fauteuil, frotta mes tempes d’une liqueur spiritueuse, et en humecta mes narines et mes lèvres froides ; puis, voyant que je reprenais mes esprits, il m’interrogea avec douceur. Alors je lui ouvris mon ame tout entière ; je lui racontai les angoises auxquelles on m’abandonnait, jusqu’à me refuser le secours de la confession ; je protestai de mon innocence, de mes bonnes intentions, de ma patience, et je me plaignis amèrement de n’avoir pas un seul ami pour me consoler et me fortifier dans cette épreuve au-dessus de mes forces.

Il m’écouta d’abord avec un reste de crainte et de méfiance ; puis son front austère s’éclaircit peu à peu, et comme j’achevais le récit de mes peines, je vis de grosses larmes ruisseler sur ses joues creuses.

— Pauvre enfant, me dit-il, voilà bien ce qu’ils m’ont fait souffrir ! victime ! victime de l’ignorance et de l’imposture !

À ces paroles, je crus reconnaître la voix que j’avais entendue dans la sacristie, et cessant de m’en inquiéter, je ne songeai plus à lui demander l’explication de cette aventure ; seulement je fus frappé du sens de cette exclamation, et voyant qu’il demeurait comme plongé en lui-même, je le suppliai de me faire entendre encore sa voix amie, si douce à mon oreille, si chère à mon cœur, au milieu de ma détresse.

— Jeune homme, me dit-il, avez-vous compris ce que vous fesiez quand vous êtes entré dans un cloître ? Vous êtes-vous bien dit que c’était enfermer votre jeunesse dans la nuit du tombeau, et vous résoudre à vivre dans les bras de la mort ?

— Ô mon père ! lui dis-je, je l’ai compris, je l’ai résolu, je l’ai voulu et je le veux encore ; mais c’était à la vie du siècle, à la vie du monde, à la vie de la chair que je consentais à mourir…

— Ah ! tu as cru, enfant, qu’on te laisserait celle de l’âme ! tu t’es livré à des moines, et tu as pu le croire !

— J’ai voulu donner la vie à mon ame, j’ai voulu élever et purifier mon esprit, afin de vivre de Dieu, dans l’esprit de Dieu ; mais voilà qu’au lieu de m’accueillir et de m’aider, on m’arrache violemment du sein de mon père, et on me livre aux ténèbres du doute et du désespoir…

Gustans gustavi paululùm mellis, et ecce morior ! dit le moine d’un air sombre en s’asseyant sur son grabat ; et, croisant ses bras maigres sur sa poitrine, il tomba dans la méditation.

Puis se levant, et marchant dans sa cellule avec activité : — Comment vous nomme-t-on ? me dit-il.

— Frère Angel, pour servir Dieu et vous honorer, répondis-je ; mais il n’écouta pas ma réponse, et après un instant de silence : Vous vous êtes trompé, dit-il ; si vous voulez être moine, si vous voulez habiter le cloître, il faut changer toutes vos idées, autrement vous mourrez !

— Dois-je donc mourir en effet pour avoir mangé le miel de la grâce ? pour avoir cru, pour avoir espéré, pour avoir dit : Seigneur, aimez-moi ?

— Oui, pour cela tu mourras ! répondit-il d’une voix forte, en promenant autour de lui des regards farouches ; puis il retomba encore dans sa rêverie, et ne fit plus attention à moi. Je commençais à me trouver mal à l’aise auprès de lui ; ses paroles entrecoupées, son aspect rude et chagrin, ses éclairs de sensibilité, suivis aussitôt d’une profonde indifférence, tout en lui avait un caractère d’aliénation. Tout d’un coup il renouvela sa question, et me dit d’un ton presque impérieux : — Votre nom ?

— Angel, répondis-je avec douceur.

— Angel ! s’écria-t-il en me regardant d’un air inspiré. Il m’a été dit : « Vers la fin de tes jours, un ange te sera envoyé, et tu le reconnaîtras à la flèche qui lui traversera le cœur. Il viendra te trouver, et il te dira : Retire-moi cette flèche qui me donne la mort… Et si tu lui retires cette flèche, aussitôt celle qui te traverse tombera, ta plaie sera fermée, et tu vivras. »

— Mon père, lui dis-je, je ne connais point ce texte, je ne l’ai rencontré nulle part.

— C’est que tu connais peu de choses, me répondit-il en posant amicalement sa main sur ma tête, c’est que tu n’as point encore rencontré la main qui doit guérir ta blessure ; moi, je comprends la parole de l’Esprit, et je te connais. Tu es celui qui devait venir vers moi, je te reconnais à cette heure, et ta chevelure est blonde comme la chevelure de celui qui t’envoie. Mon fils, sois béni, et que le pouvoir de l’Esprit s’accomplisse en toi… Tu es mon fils bien-aimé, et c’est en toi que je mettrai toute mon affection.

Il me pressa sur son sein, et levant les yeux au ciel, il me parut sublime. Son visage prit une expression que je n’avais vue que dans ces têtes de saints et d’apôtres, chefs-d’œuvre de peinture qui ornaient l’église du couvent. Ce que j’avais pris pour de l’égarement eut à mes yeux le caractère de l’inspiration. Je crus voir un archange, et pliant les deux genoux, je me prosternai devant lui.

Il m’imposa les mains, en disant : « Cesse de souffrir ! que la flèche acérée de la douleur cesse de déchirer ton sein ; que le dard empoisonné de l’injustice et de la persécution cesse de percer ta poitrine ; que le sang de ton cœur cesse d’arroser des marbres insensibles. Sois consolé, sois guéri, sois fort, sois béni. Lève-toi !

Je me relevai et sentis mon ame inondée d’une telle consolation, mon esprit raffermi par une espérance si vive, que je m’écriai : Oui, un miracle s’est accompli en moi, et je reconnais maintenant que vous êtes un saint devant le Seigneur.

— Ne parle pas ainsi, mon enfant, d’un homme faible et malheureux, me dit-il avec tristesse ; je suis un être ignorant et borné, dont l’Esprit a eu pitié quelquefois. Qu’il soit loué à cette heure, puisque j’ai eu la puissance de te guérir. Va en paix ; sois prudent, ne me parle en présence de personne, et ne viens me voir qu’en secret.

— Ne me renvoyez pas encore, mon père, lui dis-je, car qui sait quand je pourrai revenir ? Il y a des peines si sévères contre ceux qui approchent de votre laboratoire, que je serai peut-être bien longtemps avant de pouvoir goûter de nouveau la douceur de votre entretien.

— Il faut que je te quitte et que je consulte, répondit le père Alexis. Il est possible qu’on te persécute pour la tendresse que tu vas m’accorder ; mais l’Esprit te donnera la force de vaincre tous les obstacles, car il m’a prédit ta venue, et ce qui doit s’accomplir est dit.

Il se rassit sur son fauteuil, et tomba dans un profond sommeil. Je contemplai long-temps sa tête, empreinte d’une sérénité et d’une beauté surnaturelle, bien différente en ce moment de ce qu’elle m’était apparue d’abord ; puis, baisant avec amour le bord de sa robe grise, je me retirai sans bruit.

Quand je ne fus plus sous le charme de sa présence, ce qui s’était passé entre lui et moi me fit l’effet d’un songe. Moi, si croyant, si orthodoxe dans mes études et dans mes intentions ; moi, que le seul mot d’hérésie faisait frémir de crainte et d’horreur, par quelles paroles avais-je donc été fasciné ? et par quelle formule avais-je laissé unir clandestinement ma destinée à cette destinée inconnue ? Alexis m’avait soufflé l’esprit de révolte contre mes supérieurs, contre ces hommes que je devais croire et que j’avais toujours crus infaillibles. Il m’avait parlé d’eux avec un profond mépris, avec une haine concentrée, et je m’étais laissé surprendre par les figures et l’obscurité de son langage. Maintenant ma mémoire me retraçait tout ce qui eût dû me faire douter de sa foi, et je me souvenais avec terreur de lui avoir entendu citer et invoquer à chaque instant l’Esprit, sans qu’il y joignît jamais l’épithète consacrée par laquelle nous désignons la troisième personne de la Trinité divine. C’était peut-être au nom du malin esprit qu’il m’avait imposé les mains. Peut-être avais-je fait alliance avec les esprits des ténèbres en recevant les caresses et les consolations de ce moine suspect. Je fus troublé, agité ; je ne pus fermer l’œil de la nuit. Comme la veille, je fus oublié et abandonné. De même que la nuit précédente, je m’endormis au jour et me réveillai tard. J’eus honte alors d’avoir manqué depuis tant d’heures à mes exercices de piété ; je me rendis à l’église, et je priai ardemment l’Esprit saint de m’éclairer et de me préserver des embûches du tentateur.

Je me sentis si triste et si peu fortifié au sortir de l’église, que je me crus dans une voie de perdition, et je résolus d’aller me confesser. J’écrivis un mot au père Hégésipe pour le supplier de m’entendre ; mais il me fit faire verbalement, par un des convers les plus grossiers, une réponse méprisante et un refus positif. En même temps ce convers m’intima, de la part du prieur, l’ordre de sortir de l’église et de n’y jamais mettre les pieds avant la fin des offices du soir. Encore si un religieux prolongeait sa prière dans le chœur, ou y rentrait pour s’y livrer à quelque acte de dévotion particulière, je devais à l’instant même purger la maison de Dieu de mon souffle impur, et céder ma place à un serviteur de Dieu.

Cet arrêt inique me blessa tellement que j’entrai dans une colère insensée. Je sortis de l’église en frappant du poing sur les murs comme un furieux. Le convers me chassait dehors en me traitant de blasphémateur et de sacrilége.

Au moment où je franchissais la porte au fond du chœur qui donnait sur le jardin, le chagrin et l’indignation faillirent me faire perdre encore une fois l’usage de mes sens. Je chancelai ; un nuage passa devant mes yeux, mais la fierté vainquit le mal, et je m’élançai vers le jardin, en me jetant un peu de côté pour faire place à une personne que je vis tout à coup sur le seuil, face à face avec moi. C’était un jeune homme d’une beauté surprenante, et portant un costume étranger. Bien qu’il fût couvert d’une robe noire, semblable à celle des supérieurs de notre ordre, il avait en dessous une jaquette demi-courte en drap fin, attachée par une ceinture de cuir à boucle d’argent, à la manière des anciens étudians allemands. Comme eux, il portait, au lieu des sandales de nos moines, des bottines collantes, et sur son col de chemise, rabattu et blanc comme la neige, tombait à grandes ondes dorées la plus belle chevelure blonde que j’aie vue de ma vie. Il était grand, et son attitude élégante semblait révéler l’habitude du commandement. Frappé de respect et rempli d’incertitude, je le saluai à demi. Il ne me rendit point mon salut ; mais il me sourit d’un air si bienveillant, et en même temps ses beaux yeux, d’un bleu sévère, s’adoucirent pour me regarder avec une compassion si tendre, que jamais ses traits ne sont sortis de ma mémoire. Je m’arrêtai, espérant qu’il me parlerait, et me persuadant, d’après la majesté de son aspect, qu’il avait le pouvoir de me protéger ; mais le convers qui marchait derrière moi, et qui ne semblait faire aucune attention à lui, le força brutalement de se retirer contre le mur, et me poussa presque jusqu’à me faire tomber. Ne voulant point engager une lutte avilissante avec cet homme grossier, je me hâtai de sortir ; mais après avoir fait trois pas dans le jardin, je me retournai, et je vis l’inconnu qui restait debout à la même place, et me suivait des yeux avec une affectueuse sollicitude. Le soleil donnait en plein sur lui et faisait rayonner sa chevelure. Il soupira, et levant ses beaux yeux vers le ciel comme pour appeler sur moi le secours de la justice éternelle et la prendre à témoin de mon infortune, il se tourna lentement vers le sanctuaire, entra dans le chœur et se perdit dans l’ombre, car la brillante clarté du jour faisait paraître ténébreux l’intérieur de l’église. J’avais envie de retourner sur mes pas malgré le convers, de suivre ce noble étranger et de lui dire mes peines ; mais quel était-il pour les accueillir et les faire cesser ? D’ailleurs s’il attirait vers lui la sympathie de mon ame, il m’inspirait aussi une sorte de crainte, car il y avait dans sa physionomie autant d’austérité que de douceur.

Je montai vers le père Alexis, et lui racontai les nouvelles cruautés exercées envers moi. — Pourquoi avez-vous douté, ô homme de peu de foi ! me dit-il d’un air triste. Vous vous nommez Ange, et au lieu de reconnaître l’esprit de vie qui tressaille en vous, vous avez voulu aller vous jeter aux pieds d’un homme ignorant, demander la vie à un cadavre ! Ce directeur ignare vous repousse et vous humilie. Vous êtes puni par où vous avez péché, et votre souffrance n’a rien de noble, votre martyre rien d’utile pour vous-même, parce que vous sacrifiez les forces de votre entendement à des idées fausses ou étroites. Au reste, j’avais prévu ce qui vous arrive ; vous me craignez. Vous ne savez pas si je suis le serviteur des anges ou l’esclave des démons. Vous avez passé la nuit dernière à commenter toutes mes paroles, et vous avez résolu ce matin de me vendre à mes ennemis pour une absolution. — Oh ! ne le croyez pas, m’écriai-je, je me serais confessé de tout ce qui m’était personnel sans prononcer votre nom, sans redire une seule de vos paroles. Hélas ! serez-vous donc, vous aussi, injuste envers moi ? Serai-je repoussé de partout ? La maison de Dieu m’est fermée, votre cœur me le sera-t-il de même ? Le père Hégésipe m’accuse d’impiété, et vous, mon père, vous m’accusez d’être lâche !

— C’est que vous l’avez été, répondit Alexis. La puissance des moines vous intimide, leur haine vous épouvante. Vous enviez leurs suffrages et leurs cajoleries aux ineptes disciples qu’ils choient tendrement. Vous ne savez pas vivre seul, souffrir seul, aimer seul !

— Eh bien ! mon père, il est vrai, je ne sais pas me passer d’affection ; j’ai cette faiblesse, cette lâcheté, si vous voulez. Je suis peut-être un caractère faible, mais je sens en moi une ame tendre, et j’ai besoin d’un ami. Dieu est si grand, que je me sens terrifié en sa présence. Mon esprit est si timide, qu’il ne trouve pas en lui-même la force d’embrasser ce Dieu tout-puissant, et d’arracher de sa main terrible les dons de la grace. J’ai besoin d’intermédiaire entre le ciel et moi. Il me faut des appuis, des conseils, des médiateurs. Il faut qu’on m’aime, qu’on travaille pour moi et avec moi à mon salut. Il faut qu’on prie avec moi, qu’on me dise d’espérer, et qu’on me promette les récompenses éternelles. Autrement je doute, non de la bonté de Dieu, mais de celle de mes intentions. J’ai peur du Seigneur, parce que j’ai peur de moi-même. Je m’attiédis, je me décourage, je me sens mourir, mon cerveau se trouble, et je ne distingue plus la voix du ciel de celle de l’enfer. Je cherche un appui ; fût-ce un maître impitoyable qui me châtiât sans cesse, je le préférerais à un père indulgent qui m’oublie.

— Pauvre ange égaré sur la terre ! dit le père Alexis avec attendrissement ; étincelle d’amour tombée de l’auréole du maître, et condamnée à couver sous la cendre de cette misérable vie ! Je reconnais à tes tourmens la nature divine qui m’anima dans ma jeunesse, avant qu’on eût épaissi sur mes yeux les ténèbres de l’endurcissement, avant qu’on eût glacé sous le cilice les battemens de ce cœur brûlant, avant qu’on eût rendu mes communications avec l’Esprit pénibles, rares, douloureuses, et à jamais incomplètes. Ils feront de toi ce qu’ils ont fait de moi. Ils rempliront ton esprit de doutes poignans, de puérils remords et d’imbécilles terreurs. Ils te rendront malade, vieux avant l’âge, infirme d’esprit ; et quand tu auras secoué tous les liens de l’ignorance et de l’imposture, quand tu te sentiras assez éclairé pour déchirer tous les voiles de la superstition, tu n’en auras plus la force. Ta fibre sera relâchée, ta vue trouble, ta main débile, ton cerveau paresseux et fatigué. Tu voudras lever les yeux vers les astres, et ta tête pesante retombera stupidement sur ta poitrine ; tu voudras lire, et des fantômes danseront devant tes yeux ; tu voudras te rappeler, et mille lueurs incertaines se joueront dans ta mémoire épuisée ; tu voudras méditer, et tu t’endormiras sur ta chaise. Et pendant ton sommeil, si l’Esprit te parle, ce sera en des termes si obscurs, que tu ne pourras les expliquer à ton réveil. Ah ! victime ! victime ! je te plains, et ne puis te sauver.

En parlant ainsi, il frissonnait comme un homme pris de fièvre ; son haleine brûlante semblait raréfier l’air de sa cellule, et on eût dit, à la langueur de son être, qu’il lui restait à peine quelques instans à vivre.

— Bon père Alexis, lui dis-je, votre tendresse pour moi est-elle donc déjà fatiguée ? J’ai été faible et craintif, il est vrai ; mais vous me sembliez si fort, si vivant, que je comptais retrouver en vous assez de chaleur pour me pardonner ma faute, pour l’effacer et pour me fortifier de nouveau. Mon ame retombe dans la mort avec la vôtre, ne pouvez-vous, comme hier, faire un miracle qui nous ranime tous les deux ?

— L’Esprit n’est point avec moi aujourd’hui, dit-il. Je suis triste, je doute de tout, et même de toi. Reviens demain, je serai peut-être illuminé.

— Et que deviendrai-je jusque-là ?

— L’Esprit est fort, l’Esprit est bon ; peut-être t’assistera-t-il directement. En attendant, je veux te donner un conseil pour adoucir l’amertume de ta situation. Je sais pourquoi les moines ont adopté avec toi ce système d’inflexible méchanceté. Ils agissent ainsi avec tous ceux dont ils craignent l’esprit de justice et la droiture naturelle ! Ils ont pressenti en toi un homme de cœur, sensible à l’outrage, compatissant à la souffrance, ennemi des féroces et lâches passions. Ils se sont dit que dans un tel homme ils ne trouveraient pas un complice, mais un juge, et ils veulent faire de toi ce qu’ils font de tous ceux dont la vertu les effraie ou dont la candeur les gêne. Ils veulent abrutir, effacer en toi par la persécution toute notion du juste et de l’injuste, émousser par d’inutiles souffrances toute généreuse énergie. Ils veulent par de mystérieux et vils complots, par des énigmes sans mot et des châtimens sans objet, t’habituer à vivre brutalement dans l’amour et l’estime de toi seul, à te passer de sympathie, à perdre toute confiance, à mépriser toute amitié. Ils veulent te faire désespérer de la bonté du maître, te dégoûter de la prière, te forcer à mentir ou à trahir tes frères dans la confession, te rendre envieux, sournois, calomniateur, délateur. Ils veulent te rendre pervers, stupide et infâme. Ils veulent t’enseigner que le premier des biens c’est l’intempérance et l’oisiveté, que pour s’y livrer en paix il faut tout avilir, tout sacrifier, dépouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout noble instinct. Ils veulent t’enseigner la haine hypocrite, la vengeance patiente, la couardise et la férocité. Ils veulent que ton ame meure pour avoir été nourrie de miel, pour avoir aimé la douceur et l’innocence ; ils veulent, en un mot, faire de toi un moine. Voilà ce qu’ils veulent, mon fils, voilà ce qu’ils ont entrepris ; voilà ce qu’ils poursuivent d’un commun accord, les uns par calcul, les autres par instinct, les meilleurs par faiblesse, par obéissance et par crainte.

— Qu’entends-je, m’écriai-je, et dans quel monde d’iniquité faites-vous entrer mon ame tremblante ! Père Alexis, père Alexis ! dans quel abîme serais-je tombé, s’il en était ainsi ! ciel ! ne vous trompez-vous point ? N’êtes-vous point aveuglé par le souvenir de quelque injure personnelle ? Ce monastère n’est-il habité que par des moines prévaricateurs ? Dois-je chercher parmi des ames plus sincères la foi et la charité qu’un impur démon semble avoir chassées de ces murs maudits ?

— Tu chercherais en vain un couvent moins souillé et des moines meilleurs ; tous sont ainsi. La foi est perdue sur la terre et le vice est impuni. Accepte le travail et la douleur, car vivre, c’est travailler et souffrir.

— Je le veux, je le veux ! mais je veux semer pour recueillir. Je veux travailler dans la foi et dans l’espérance ; je veux souffrir selon la charité. Je fuirai cet abominable réceptacle de crimes ; je déchirerai cette robe blanche, emblème menteur d’une vie de pureté. Je retournerai à la vie du monde, ou je me retirerai dans une thébaïde pour pleurer sur les fautes du genre humain et me préserver de la contagion…

— C’est bien, me dit le père Alexis en prenant dans ses mains mes mains que je tordais avec désespoir, j’aime ce mouvement d’indignation et cet éclair de courage. J’ai connu ces angoisses, j’ai formé ces résolutions. Ainsi j’ai voulu fuir, ainsi j’ai désiré de vivre parmi les hommes du siècle, ou de m’enfermer dans des cavernes inaccessibles ; mais écoute les conseils que l’Esprit m’a donnés aux temps de mon épreuve, et grave-les dans ta mémoire :

« Ne dis pas : Je vivrai parmi les hommes et je serai le meilleur d’entre eux, car toute chair est faible, et ton esprit s’éteindra comme le leur dans la vie de la chair.

« Ne dis pas non plus : Je me retirerai dans la solitude et j’y vivrai de l’esprit, car l’esprit de l’homme est enclin à l’orgueil, et l’orgueil corrompt l’esprit.

« Vis avec les hommes qui sont autour de toi. Garde-toi de leur malice. Cherche ta solitude au milieu d’eux. Détourne les yeux de leur iniquité, regarde en toi-même, et garde-toi de les haïr autant que de les imiter. Fais-leur du bien dans le temps présent en ne leur fermant ni ton cœur, ni ta main. Fais-leur du bien dans leur postérité en ouvrant ton esprit à la lumière de l’Esprit.

« La vie du siècle débilite, la vie du désert irrite.

« Quand un instrument est exposé aux intempéries des saisons, les cordes se détendent ; quand il est enfermé sans air, dans un étui, les cordes se rompent.

« Si tu écoutes le sens des paroles humaines, tu oublieras l’Esprit, et tu ne pourras plus le comprendre. Mais si tu ne laisses venir à toi les sons de la voix humaine, tu oublieras les hommes, et tu ne pourras plus les enseigner. »

En récitant ces versets d’une bible inconnue, le père Alexis tenait ouvert le livre que j’avais vu déjà entre ses mains, et il tournait les pages pour le consulter, comme s’il eût aidé sa mémoire d’un texte écrit ; mais les pages de ce livre étaient blanches, et ne paraissaient pas avoir jamais porté l’empreinte d’aucun caractère.

Ce fait bizarre réveilla mes inquiétudes, et je commençai à l’observer avec curiosité. Rien dans son aspect n’annonçait en ce moment l’égarement, ou seulement l’exaltation. Il referma doucement son livre, et me parlant avec calme :

— Garde-toi donc, me dit-il en commentant son texte, de retourner au monde, car tu es un faible enfant, et si le vent des passions venait à souffler sur toi, il éteindrait le flambeau de ton intelligence. La concupiscence et la vanité ne te trouveraient peut-être pas assez fort pour résister à leur aiguillon. Quant à moi, j’ai fui le monde, parce que j’étais fort, et que les passions eussent changé ma force en fureur. J’aurais surmonté la présomption et terrassé la luxure ; j’aurais succombé sous les tentations de l’ambition et de la haine ; j’aurais été dur, intolérant, vindicatif, orgueilleux, c’est-à-dire égoïste. Nous sommes faits l’un et l’autre pour le cloître. Quand un homme a entendu l’Esprit l’appeler, ne fût-ce qu’une fois et faiblement, il doit tout quitter pour le suivre, et rester là où il l’a conduit, quelque mal qu’il s’y trouve. Retourner en arrière n’est plus en son pouvoir, et quiconque a méprisé une seule fois la chair pour l’esprit, ne peut plus revenir aux plaisirs de la chair ; car la chair révoltée se venge et veut chasser l’esprit à son tour. Alors le cœur de l’homme est le théâtre d’une lutte terrible où la chair et l’esprit se dévorent l’un l’autre ; l’homme succombe et meurt sans avoir vécu. La vie de l’esprit est une vie sublime, mais elle est difficile et douloureuse. Ce n’est pas une vaine précaution que de mettre entre la contagion du siècle et le règne de la chair des murailles, des remparts de pierre et des grilles d’airain. Ce n’est pas trop pour enchaîner la convoitise des choses vaines que de descendre vivant dans un cercueil scellé. Mais il est bon de voir autour de soi d’autres hommes voués au culte de l’esprit, ne fût-ce qu’en apparence. Ce fut l’œuvre d’une grande sagesse que d’instituer les communautés religieuses. Où est le temps où les hommes s’y chérissaient comme des frères et y travaillaient de concert, en s’aidant charitablement les uns les autres, à implorer, à poursuivre l’esprit, à vaincre les grossiers conseils de la matière ? Toute lumière, tout progrès, toute grandeur sont sortis du cloître ; mais toute lumière, tout progrès, toute grandeur, doivent y périr, si quelques-uns d’entre nous ne persévèrent dans la lutte effroyable que l’ignorance et l’imposture livrent désormais à la vérité. Soutenons ce combat avec acharnement ; poursuivons notre entreprise, eussions-nous contre nous toute l’armée de l’enfer. Si on coupe nos deux bras, saisissons le navire avec les dents, car l’esprit est avec nous. C’est ici qu’il habite ; malheur à ceux qui profanent son sanctuaire ! Restons fidèles à son culte, et si nous sommes d’inutiles martyres, ne soyons pas du moins de lâches déserteurs.

— Vous avez raison, mon père, répondis-je, frappé des paroles qu’il disait. Votre enseignement est celui de la sagesse. Je veux être votre disciple et ne me conduire que d’après vos décisions. Dites-moi ce que je dois faire pour conserver ma force et poursuivre courageusement l’œuvre de mon salut, au milieu des persécutions qu’on me suscite.

— Les subir toutes avec indifférence, répondit-il ; ce sera une tâche facile, si tu considères le peu que vaut l’estime des moines, et la faiblesse de leurs moyens contre nous. Il pourra se faire qu’à la vue d’une victime innocente comme toi, et comme toi maltraitée, tu sentes souvent l’indignation brûler tes entrailles ; mais ton rôle, en ce qui t’est personnel, c’est de sourire, et c’est aussi toute la vengeance que tu dois tirer de leurs vains efforts. En outre, ton insouciance fera tomber leur animosité. Ce qu’ils veulent, c’est te rendre insensible à force de douleur ; sois-le à force de courage ou de raison. Ils sont grossiers ; ils s’y méprendront. Sèche tes larmes, prends un visage sans expression, feins un bon sommeil et un grand appétit, ne demande plus la confession, ne parais plus à l’église, ou feins d’y être morne et froid. Quand ils te verront ainsi, ils n’auront plus peur de toi ; et, cessant de jouer une sale comédie, ils seront indulgens à ton égard, comme l’est un maître paresseux envers un élève inepte. Fais ce que je te dis, et avant trois jours je t’annonce que le prieur te mandera devant lui pour faire sa paix avec toi.

Avant de quitter le père Alexis, je lui parlai du personnage que j’avais rencontré au sortir de l’église, et lui demandai qui il pouvait être. D’abord il m’écouta avec préoccupation, hochant la tête, comme pour dire qu’il ne connaissait et ne se souciait de connaître aucun dignitaire de l’ordre ; mais, à mesure que je lui détaillais les traits et l’habillement de l’inconnu, son œil s’animait, et bientôt il m’accabla de questions précipitées. Le soin minuteux que je mis à y répondre acheva de graver dans ma mémoire le souvenir de celui que je crois voir encore et que je ne verrai plus.

Enfin le père Alexis, saisissant mes mains avec une grande expression de tendresse et de joie, s’écria à plusieurs reprises : — Est-il possible ? est-il possible ? as-tu vu cela ? Il est donc revenu ? il est donc avec nous ? il t’a connu ? il t’a appelé ? Il ôtera la flèche de ton cœur ! C’est donc bien toi, mon enfant, toi qui l’as vu !

— Quel est-il donc, mon père, cet ami inconnu vers lequel mon cœur s’est élancé tout d’abord ? Failes-le-moi connaître, menez-moi vers lui, dites-lui de m’aimer comme je vous aime et comme vous semblez m’aimer aussi. Avec quelle reconnaissance n’embrasserais-je pas celui dont la venue remplit votre ame d’une telle joie !

— Il n’est pas en mon pouvoir d’aller vers lui, répondit Alexis. C’est lui qui vient vers moi, et il faut l’attendre. Sans doute, je le verrai aujourd’hui, et je te dirai ce que je dois te dire ; jusque-là ne me fais pas de questions, car il m’est défendu de parler de lui, et ne dis à personne ce que tu viens de me dire. — J’objectai que l’étranger ne m’avait pas semblé agir d’une manière mystérieuse, et que le frère convers avait dû le voir. Le père secoua la tête en souriant. — Les hommes de chair ne le connaissent point, dit-il.

Aiguillonné par la curiosité, je montai le soir même à la cellule du père Alexis ; mais il refusa de m’ouvrir la porte. — Laisse-moi seul, me dit-il ; je suis triste, je ne pourrais te consoler. — Et votre ami ? lui dis-je timidement. — Tais-toi, répondit-il d’un ton absolu ; il n’est pas venu ; il est parti sans me voir ; il reviendra peut-être. Ne t’en inquiète pas. Il n’aime pas qu’on parle de lui. Va dormir, et demain conduis-toi comme je te l’ai prescrit. Au moment où je sortais, il me rappela pour me dire : — Angel, a-t-il fait du soleil aujourd’hui ? — Oui, mon père, un beau soleil, une brillante matinée. — Et quand tu as rencontré cette figure, le soleil brillait ? — Oui, mon père. — Bon, bon, reprit il ; à demain.

Je suivis le conseil du père Alexis, et je restai au lit tout le lendemain. Le soir, je descendis au réfectoire à l’heure où le chapitre était assemblé, et, me jetant sur un plat de viandes fumantes, je le dévorai avidement ; puis, mettant mes coudes sur la table, au lieu de faire attention à la vie des saints qu’on lisait à haute voix, et que j’avais coutume d’écouter avec recueillement, je feignis de tomber dans une somnolence brutale. Alors les autres novices, qui avaient détourné les yeux avec horreur lorsqu’ils m’avaient vu dolent et contrit, se prirent à rire de mon abrutissement, et j’entendis les supérieurs encourager cette épaisse gaieté par la leur. Je continuai cette feinte pendant trois jours, et, comme le père Alexis me l’avait prédit, je fus mandé le soir du troisième jour dans la chambre du prieur. Je parus devant lui dans une attitude craintive et sans dignité ; j’affectai des manières gauches, un air lourd, une ame appesantie. Je faisais ces choses, non pour me réconcilier avec ces hommes que je commençais à mépriser, mais pour voir si le père Alexis les avait bien jugés. Je pus me convaincre de la justesse de ses paroles, en entendant le prieur m’annoncer que la vérité était enfin connue, que j’avais été injustement accusé d’une faute qu’un novice venait de confesser. — Le prieur devait, disait-il, à la contrition du coupable et à l’esprit de charité, de me taire son nom et la nature de sa faute ; mais il m’exhortait à reprendre ma place à l’église et mes études au noviciat, sans conserver ni chagrin ni rancune contre personne. Il ajouta en me regardant avec attention : — Vous avez pourtant droit, mon cher fils, à une réparation éclatante ou à un dédommagement agréable pour le tort que vous avez souffert. Choisissez, ou de recevoir en présence de toute la comnmnauté les excuses de ceux des novices qui, par leurs officieux rapports, nous ont induits en erreur, ou bien d’être dispensé pendant un mois des offices de la nuit.

Jaloux de poursuivre mon expérience, je choisis la dernière offre, et je vis aussitôt le prieur devenir tout-à-fait bienveillant et familier avec moi. Il m’embrassa, et le père trésorier étant entré en cet instant : — Tout est arrangé, lui dit-il ; cet enfant ne demande, pour dédommagement du chagrin involontaire que nous lui avons fait, autre chose qu’un peu de repos pendant un mois, car sa santé a souffert dans cette épreuve. Au reste, il accepte humblement les excuses tacites de ses accusateurs, et il prend son parti sur tout ceci avec une grande douceur et une aimable insouciance. — À la bonne heure ! dit le trésorier avec un gros rire et en me frappant la joue avec familiarité, c’est ainsi que nous les aimons, c’est de ce bon et paisible caractère qu’il nous les faut.

Le père Alexis me donna un autre conseil, ce fut de demander la permission de m’adonner aux sciences, et de devenir son élève et le préparateur de ses expériences physiques et chimiques. — On te verra avec plaisir accepter cet emploi, me dit-il, parce que la chose qu’on craint le plus ici, c’est la ferveur et l’ascétisme. Tout ce qui peut détourner l’intelligence de son véritable but et l’appliquer aux choses matérielles, est encouragé par le prieur. Il m’a proposé cent fois de m’adjoindre un disciple, et, craignant de trouver un espion et un traître dans les sujets qu’on me présentait, j’ai toujours refusé sous divers prétextes. On a voulu une fois me contraindre en ce point, et j’ai déclaré que je ne m’occuperais plus de science et que j’abandonnerais l’observatoire, si on ne me laissait vivre seul et à ma guise.

On a cédé, parce que, d’une part, il n’y avait personne pour me remplacer, et que les moines mettent une vanité immense à paraître savans et à promener les voyageurs dans leurs cabinets et bibliothèques ; parce que, de l’autre, on sait que je ne manque pas d’énergie, et qu’on a mieux aimé se débarrasser de cette énergie au profit des spéculations scientifiques, qui ne font point de jaloux ici, que d’engager une lutte dans laquelle mon ame n’eût jamais plié. Va donc ; dis que tu as obtenu de moi l’autorisation de faire ta demande. Si on hésite, marque de l’humeur, prends un air sombre, pendant quelques jours reste sans cesse prosterné dans l’église, jeûne, soupire, montre-toi farouche, exalté dans ta dévotion, et, de peur que tu ne deviennes un saint, on cherchera à faire de toi un savant.

Je trouvai le prieur encore mieux disposé à accueillir ma demande que le père Alexis ne me l’avait fait espérer. Il y eut même dans le regard pénétrant qu’il attacha sur moi, en recevant mes remerciemens, quelque chose d’âcre et de satirique, équivalant à l’action d’un homme qui se frotte les mains. Il avait dans l’ame une pensée que ni le père Alexis ni moi n’avions pressentie.

Je fus aussitôt dispensé d’une grande partie de mes exercices religieux, afin de pouvoir consacrer ce temps à l’étude, et on plaça même mon lit dans une petite cellule voisine de celle d’Alexis, afin que je pusse me livrer avec lui, la nuit, à la contemplation des astres.

C’est à partir de ce moment que je contractai avec le père Alexis une étroite amitié. Chaque jour elle s’accrut par la découverte des inépuisables trésors de son ame. Il n’a jamais existé sur la terre de cœur plus tendre, de sollicitude plus paternelle, de patience plus angélique. Il mit à m’instruire un zèle et une persévérance au-dessus de toute gratitude. Aussi avec quelle anxiété je voyais sa santé se détériorer de plus en plus ! Avec quel amour je le soignais jour et nuit, cherchant à lire ses moindres désirs dans ses regards éteints ! Ma présence semblait avoir rendu la vie à son cœur, long-temps vide d’affection humaine, et, selon son expression, affamé de tendresse ; l’émulation à son intelligence fatiguée de solitude et lasse de se tourmenter sans cesse en face d’elle-même. Mais en même temps que son esprit reprenait de la vigueur et de l’activité, son corps s’affaiblissait de jour en jour. Il ne dormait presque plus, son estomac ne digérait plus que des liquides, et ses membres étaient tour à tour frappés de paralysie durant des jours entiers. Il voyait arriver sa fin avec sérénité, sans terreur et sans impatience. Quant à moi, je le voyais dépérir avec désespoir, car il m’avait ouvert un monde inconnu ; mon cœur avide d’amour nageait à l’aise dans cette vie de sentiment, de confiance et d’effusion qu’il venait de me révéler.

Toutes les pensées qui m’étaient venues d’abord sur le dérangement possible de son cerveau s’étaient évanouies. Il me sembla désormais que son exaltation mystérieuse était l’élan du génie, son langage obscur me devenait de plus en plus intelligible, et quand je ne le comprenais pas bien, j’en attribuais la faute à mon ignorance, et je vivais dans l’espoir d’arriver à le pénétrer parfaitement.

Cependant cette félicité n’était pas sans nuages. Il y avait comme un ver rongeur au fond de ma conscience timorée. Le père Alexis ne me semblait pas croire en Dieu selon les lois de l’église chrétienne. Il y a plus, il me semblait parfois qu’il ne servait pas le même Dieu que moi. Nous n’étions jamais en dissidence ouverte sur aucun point, parce qu’il évitait soigneusement tout rapport entre les sujets de nos études scientifiques et les enseignemens du dogme. Mais il semblait que nous nous fissions mutuellement cette concession, lui, de ne pas l’attaquer, moi, de ne pas le défendre. Quand par hasard je lui soumettais un cas de conscience ou une difficulté théologique, il refusait de s’expliquer, en disant : Ceci n’est pas de mon ressort, vous avez des docteurs versés dans ces matières, allez les consulter ; moi, en fait de culte, je ne m’embarrasse pas dans le labyrinthe de la scholastique, je sers mon maître comme je l’entends, et ne demande point à un directeur ce que je dois admettre ou rejeter : ma conscience est en paix avec elle-même, et je suis trop vieux pour aller me remettre sur les bancs.

Son thème favori était de parler sur la chair et sur l’esprit ; mais, quoiqu’il ne se déclarât jamais en dissidence avec la foi, il traitait ces matières bien plus en philosophe métaphysicien qu’en serviteur zélé de l’église catholique et romaine.

J’avais encore remarqué une chose qui me donnait bien à penser. Il avait souvent l’air préoccupé de mon instruction scientifique, et alors il me faisait entreprendre des expériences chimiques dont j’apercevais moi-même, grâce aux enseignemens qu’il m’avait déjà donnés, l’insignifiance et la grossièreté ; puis bientôt il m’interrompait au milieu de mes manipulations pour me faire chercher dans des livres inconnus des éclaircissemens qu’il disait précieux. Je lisais à voix haute, en commençant à la page qu’il m’indiquait, pendant des heures entières. Lui, pendant ce temps, se promenait de long en large, levant les yeux au ciel avec enthousiasme, passant lentement la main sur son front dépouillé, et s’écriant de temps en temps : Bon ! bon ! Pour moi, j’avais bientôt reconnu que ce n’étaient pas là des articles de science sèche et précise, mais bien des pages pleines d’une philosophie audacieuse et d’une morale inconnue. Je continuais quelque temps par respect pour lui, espérant toujours qu’il m’arrêterait ; mais, voyant qu’il me laissait aller, je me mettais à craindre pour ma foi, et, posant le livre tout d’un coup, je lui disais : — Mais, mon père, ne sont-ce pas des hérésies que nous lisons là ? et croyez-vous qu’il n’y ait rien dans ces pages, trop belles peut-être, qui soit contraire à notre sainte religion ? — En entendant ces paroles, il s’arrêtait brusquement dans sa marche d’un air découragé, me prenait le livre des mains, et le jetait sur une table en me disant : — Je ne sais pas ! je ne sais pas ! mon enfant ; je suis une créature malade et bornée ; je ne puis juger ces choses ; je les lis, mais sans dire qu’elles sont bonnes ni mauvaises. Je ne sais pas ! je ne sais pas ! travaillons. Et nous nous remettions tous deux en silence à l’ouvrage, sans oser, moi approfondir mes pensées, lui me communiquer les siennes. Ce qui me fâchait le plus, c’était de l’entendre citer et invoquer sans cesse les révélations d’un esprit tout-puissant qu’il ne désignait jamais clairement. Il donnait à ce nom d’esprit l’extension la plus vague. Tantôt il semblait s’en servir pour qualifier Dieu créateur et inspirateur de toutes choses, et tantôt il réduisait les proportions de cette essence universelle jusqu’à personnifier une sorte de génie familier avec lequel il aurait eu, comme Socrate, des communications cabalistiques. Dans ces instans-là, j’étais saisi d’une telle frayeur, que je n’osais dormir ; je me recommandais à mon ange gardien, et je murmurais des formules d’exorcisme chaque fois que mes yeux appesantis voyaient passer les visions des rêves. Mon esprit devenait alors si faible, que j’étais tenté d’aller encore me confesser au père Hégésipe ; si je ne le faisais pas, c’est que ma tendresse pour Alexis restant inaltérable, je craignais de le perdre par mes aveux, quelque réserve et quelque prudence que je pusse y mettre. Cependant les deux choses qui m’avaient le plus inquiété n’avaient plus lieu. Lorsque mon maître s’endormait un livre à la main, la tête penchée dans l’attitude d’un homme qui lit, à son réveil il ne se persuadait plus avoir lu, et il ne me rapportait plus les sentences imaginaires qu’il prétendait avoir trouvées dans ce livre. En outre, je ne voyais plus paraître le cahier sur les pages immaculées duquel il lisait couramment, affectant de se reprendre et de tourner les feuillets comme il eût fait d’un véritable livre. Je pouvais attribuer ces pratiques bizarres à un affaiblissement passager de ses facultés mentales, phase douloureuse de la maladie dont il était sorti et dont il n’avait plus conscience. Aussi me gardais-je bien de lui en parler, dans la crainte de l’affliger. Si son état physique empirait, du moins son cerveau paraissait très bien rétabli ; il pensait, et ne rêvait plus.

Comme il ne prenait aucun soin de sa santé, il ne voulait s’astreindre à aucun régime. Je n’avais plus guère d’espérance de le voir se rétablir. Il repoussait toutes mes instances, disant que l’arrêt du destin était inévitable, et parlant avec une résignation toute chrétienne de la fatalité, qu’il concevait à la manière des musulmans. Enfin, un jour, m’étant jeté à ses pieds et l’ayant supplié avec larmes de consulter un célèbre médecin qui se trouvait alors dans le pays, je le vis céder à mes vœux avec une complaisance mélancolique. — Tu le veux, me dit-il ; mais à quoi bon ? que peut un homme sur un autre homme ? relever quelque peu les forces de la matière et y retenir le souffle animal quelques jours de plus ! L’esprit n’obéit jamais qu’au souffle de l’Esprit, et l’Esprit qui règne sur moi ne cédera pas à la parole d’un médecin, d’un homme de chair et d’os ! Quand l’heure marquée sonnera, il faudra restituer l’étincelle de mon ame au foyer qui me l’a départie. Que feras-tu d’un homme en enfance, d’un vieillard idiot, d’un corps sans ame ?

Il consentit néanmoins à recevoir la visite du médecin. Celui-ci s’étonna, en le voyant, de trouver un homme encore si jeune (le père Alexis n’avait pas plus de soixante ans) et d’une constitution si robuste, dans un tel état d’épuisement. Il jugea que les travaux de l’intelligence avaient ruiné ce corps trop négligé, et je me souviens qu’il lui dit ces paroles proverbiales qui frappèrent mon oreille pour la première fois : — Mon père, la lame a usé le fourreau. — Qu’est-ce qu’une misérable gaine de plus ou de moins ? répondit mon maître en souriant ; la lame n’est-elle pas indestructible ? — Oui, répondit le docteur, mais elle peut se rouiller quand la gaine usée ne la protège plus. — Qu’importe qu’une lame ébréchée se rouille ? reprit le père Alexis ; elle est déjà hors de service. Il faut que le métal soit remis dans la fournaise pour être travaillé et employé de nouveau.

Le docteur, voyant que j’étais le seul qui portât un sincère intérêt au père Alexis, me prit à part et m’interrogea avec détail sur son genre de vie. Quand il sut de moi l’excès de travail auquel s’abandonnait mon maître, et l’excitation qu’il entretenait dans son cerveau, il dit comme se parlant à lui-même : — Il est évident que le four a trop chauffé ; il y a peu de ressources ; la flamme sublime a tout dévoré ; il faudra essayer de l’éteindre un peu. Il écrivit une ordonnance, et m’engagea à la faire exécuter fidèlement ; après quoi il demanda à son malade la permission de l’embrasser, le peu d’instans qu’il avait passés près de lui ayant gagné son cœur. Cette marque de sympathie pour mon maître me toucha et m’attrista profondément ; ce baiser ressemblait à un éternel adieu. Le docteur devait repasser dans le pays à la fin de la saison où nous venions d’entrer.

Les remèdes qu’il avait prescrits eurent d’abord un effet merveilleux. Mon bon maître retrouva l’aisance et l’activité de ses membres ; son estomac devint plus robuste, et il eut plusieurs nuits d’un excellent sommeil. Mais je n’eus pas long-temps lieu de me réjouir, car à mesure que son corps se fortifiait, son esprit tombait dans la mélancolie. La mélancolie fut suivie de tristesse, la tristesse d’engourdissement, l’engourdissement de désordre. Puis toutes ces phases se répétèrent alternativement dans la même journée, et toutes ses facultés perdirent leur équilibre. Je vis reparaître ces somnolences durant lesquelles son cerveau travaillait péniblement sur des chimères. Je vis reparaître aussi le maudit livre blanc qui m’avait tant déplu, et non-seulement il y lisait, mais il y traçait chaque jour des caractères imaginaires avec une plume qu’il ne songeait point à imbiber d’encre. Un profond ennui et une inquiétude secrète semblaient miner les ressorts détendus de son ame. Pourtant il continuait à me témoigner la même bonté, la même tendresse ; il essayait, malgré moi, de continuer mes leçons, mais il s’assoupissait au bout d’un instant, et, s’éveillant en sursaut, il me saisissait le bras en me disant : — Tu l’as pourtant vu, n’est-ce pas ? Tu l’as bien vu ? Ne l’as-tu donc vu qu’une fois ? — Ô mon bon maître ! lui disais-je, que ne puis-je ramener près de vous cet ami qui vous est si cher ! sa présence adoucirait votre mal, ranimerait votre ame. — Mais alors il s’éveillait lout-à-fait, et me disait : Tais-toi, imprudent, tais-toi ; de quoi parles-tu là, malheureux ! Tu veux donc qu’il ne revienne plus, et que je meure sans l’avoir revu ?

Je n’osais ajouter un mot ; toute curiosité était morte en moi. Il n’y avait plus de place que pour la douleur, et le sentiment d’une vague épouvante était le seul qui vînt parfois s’y mêler.

Une nuit qu’accablé de fatigue, je m’étais endormi plus tôt et plus profondément que de coutume, je fis un songe. Je rêvai que je revoyais le bel inconnu dont l’absence affligeait tant mon maître. Il s’approchait de mon lit, et, se penchant vers moi, il me parlait à l’oreille. Ne dites pas que je suis là, me disait-il, car ce vieillard obstiné s’acharnerait à me voir, et je ne veux le visiter qu’à l’heure de sa mort. Je le suppliais d’aller vers mon maître, lui disant qu’il soupirait après sa venue, et que les douleurs de son ame étaient dignes de pitié. Je m’éveillais alors et me mettais sur mon séant, car j’avais l’esprit frappé de ce rêve, et j’avais besoin d’ouvrir les yeux et d’étendre les bras pour me convaincre que c’était un fantôme créé par le sommeil. Par trois fois ce jeune homme m’apparut dans toute sa douceur et dans toute sa beauté. Sa voix résonnait à mon oreille comme les sons éloignés d’une lyre, et sa présence répandait un parfum comme celui des lis au lever de l’aurore. Par trois fois je le suppliai d’aller visiter mon maître, et par trois fois je m’éveillai et me convainquis que c’était un songe ; mais à la troisième j’entendis de la cellule voisine le père Alexis qui m’appelait avec véhémence. Je courus à lui, et, à la lueur d’une veilleuse qui brûlait sur sa table, je le vis assis sur son lit, les yeux brillans, la barbe hérissée, et comme hors de lui-même. — Vous l’avez vu ! me dit-il d’une voix forte et rude, qui n’avait rien de son timbre ordinaire. Vous l’avez vu, et vous ne m’avez pas averti ! Il vous a parlé, et vous ne m’avez pas appelé ! Il vous a quitté, et vous ne l’avez pas envoyé vers moi ! Malheureux ! serpent réchauffé dans mon sein ! vous m’avez enlevé mon ami, et mon hôte est devenu le vôtre ; vipère ! vous m’avez trahi, vous m’avez dépouillé, vous me donnez la mort !

Il se rejeta en arrière sur son chevet, et resta privé de sentiment pendant plusieurs minutes. Je crus qu’il venait d’expirer ; je frottai ses tempes glacées avec l’essence qu’il avait coutume d’employer lorsqu’il était menacé de défaillance. Je réchauffai ses pieds avec ma robe, et ses mains avec mon haleine. Je ne percevais plus le bruit de la sienne, et ses doigts étaient raidis par un froid mortel. Je commençais à me désespérer, lorsqu’il revint à lui, et, se soulevant doucement, il appuya sa tête sur mon épaule : — Angel, que fais-tu près de moi à cette heure ? me dit-il avec une douceur ineffable. Suis-je donc plus malade que de coutume ? Mon pauvre enfant, je suis cause de tes soucis et de tes fatigues. — Je ne voulus pas lui dire ce qui s’était passé, et encore moins lui demander compte de l’incroyable coïncidence de sa vision avec la mienne ; j’eusse craint de réveiller son délire. Il semblait n’en avoir pas gardé le moindre souvenir, et il exigea que je retournasse à mon lit. J’obéis, mais je restai attentif à tous ses mouvemens ; il me sembla qu’il dormait, et que sa respiration était gênée ; son oppression augmentait et diminuait comme le bruit de la mer. Enfin il me parut soulagé, et je succombai au sommeil ; mais au bout de peu d’instans, je fus réveillé de nouveau par le son d’une voix puissante qui ne ressemblait point à la sienne. — Non, tu ne m’as jamais connu, jamais compris, disait cette voix sévère ; je suis venu vers toi cent fois, et tu n’as pas osé m’appartenir une seule ; mais que peut-on attendre d’un moine, sinon l’incertitude, la couardise et le sophisme ? — Mais je t’ai aimé ! répondit la voix plaintive et affaiblie du père Alexis. Tu le sais, je t’ai imploré, je t’ai poursuivi ; j’ai employé toutes les puissances de mon être à pénétrer le sens de tes paraboles ; je t’ai invoqué à genoux ; j’ai délaissé le culte des Hébreux ; j’ai laissé le dieu des Juifs et des gentils se tordre douloureusement sur son gibet sanglant, sans lui accorder une larme, sans lui adresser une prière. — Et qui te l’avait commandé ainsi ? reprit la voix. Moine ignorant, philosophe sans entrailles ! martyr sans enthousiasme et sans foi ! t’ai-je jamais prescrit de mépriser le Nazaréen ? — Non, tu n’as jamais daigné te prononcer sur aucune chose, et tu n’as pas voulu faire voir la lumière à celui qui pour toi aurait passé par toutes les idolâtries ; tu le sais ! tu le sais ! si tu l’avais voulu, j’aurais déchiré le froc et ceint le glaive. J’aurais fait retentir ma parole et prêché ton évangile aux quatre coins de la terre ; j’y aurais porté le fer et la flamme ; j’aurais bouleversé la face des nations et imposé ton culte aux humains, du sud au septentrion, du couchant à l’aurore. J’avais la volonté, j’avais la puissance ; tu n’avais qu’à dire : Marche ! à mettre le flambeau dans ma main et marcher devant moi comme une étoile ; j’aurais, en ton nom, enchaîné les mers et transporté les montagnes. Que ne l’as-tu voulu ! tu aurais des autels, et j’aurais vécu ! tu serais un dieu, et je serais ton prophète !

— Oui, oui, dit la voix inconnue, tu avais l’orgueil et l’ambition en partage, et, si je t’avais encouragé, tu aurais consenti à être dieu toi-même. — Ô maître ! ne me méprise pas, ne me tourne pas en dérision ! J’avais ces instincts et je les ai refoulés. Tu as blâmé mes vœux téméraires, mon audace insensée, et je t’ai sacrifié tous mes rêves. Tu m’as dit que la violence ne gouvernait pas les siècles, et que l’Esprit n’habitait pas dans la vapeur du sang et dans le tumulte des armées. Tu m’as dit qu’il fallait le chercher dans l’ombre, dans la solitude, dans le silence et le recueillement. Tu m’as dit qu’on le trouvait dans l’étude, dans le renoncement, dans une vie humble et cachée, dans les veilles, dans la méditation, dans l’incessante aspiration de l’ame. Tu m’as dit de le chercher dans les entrailles de la terre, dans la poussière des livres, dans les vers du sépulcre, et je l’ai cherché où tu m’avais dit, et pourtant je ne l’ai pas trouvé, et je vais mourir dans l’horreur du doute et dans l’épouvante du néant !…

— Tais-toi, lâche blasphémateur ! reprit la voix tonnante, c’est ta soif de gloire qui cause les regrets, c’est ton orgueil qui te pousse au désespoir. Vermisseau superbe, qui ne peux te soumettre à descendre dans la tombe sans avoir pénétré le secret de la toute-puissance ! Mais qu’importe à l’inexorable passé, à l’innumérable avenir des êtres, qu’un moine de plus ou de moins ait vécu dans l’imposture et soit mort dans l’ignorance ? L’intelligence universelle périra-t-elle parce qu’un franciscain a ergoté contre elle ? La puissance infinie sera-t-elle détrônée parce qu’un moine astronome n’a pu la mesurer avec son compas et ses lunettes ?

Un rire impitoyable fit retentir la cellule du père Alexis, et la voix de mon maître y répondit par un lamentable sanglot. J’avais écouté ce dialogue avec une affreuse angoisse. Debout près de la porte entrouverte, les pieds nus sur le carreau, retenant mon haleine, j’avais essayé de voir l’hôte inconnu de cette veillée sinistre ; mais la lampe s’était éteinte, et mes yeux, troublés par la peur, ne pouvaient percer les ténèbres. La douleur de mon maître ranima mon courage ; j’entrai dans sa cellule, je rallumai la lampe avec du phosphore, et je m’approchai de son lit. Il n’y avait personne autre que lui et moi dans la chambre ; aucun bruit, aucun désordre ne trahissait le départ précipité de son interlocuteur. Je surmontai mon effroi pour m’occuper de mon maître, dont le désespoir me déchirait. Assis sur son traversin, le corps plié en deux comme si une main formidable eût brisé ses reins, il cachait sa face dans ses genoux convulsifs, ses dents claquaient dans sa bouche, et des torrens de larmes ruisselaient sur sa barbe grise. Je me jetai à genoux près de lui, je mêlai mes pleurs aux siens, je lui prodiguai de filiales caresses. Il s’abandonna quelques instans à cette effusion sympathique, et s’écria plusieurs fois en se jetant dans mon sein : Mourir ! mourir désespéré ! mourir sans avoir vécu, et ne pas savoir si l’on meurt pour revivre !

— Mon père, mon maître bien-aimé, lui dis-je, je ne sais quelles désolantes visions troublent votre sommeil et le mien. Je ne sais quel fantôme est entré ici cette nuit pour nous tenter et nous menacer ; mais que ce soit un ministre du Dieu vivant qui vient nous inspirer une terreur salutaire, ou que ce soit un esprit de ténèbres qui vient pour nous damner en nous faisant désespérer de la bonté de Dieu, faites cesser ces choses surnaturelles en rentrant dans le giron de la sainte église. Exorcisez les démons qui vous assiégent, ou rendez-vous favorables les anges qui vous visitent, en recevant les sacremens, et en me permettant de vous dire les prières de notre sainte liturgie… — Laisse-moi, laisse-moi, mon cher Angel, me dit-il en me repoussant avec douceur, ne fatigue pas mon cerveau par des discours puérils. Laisse-moi seul, ne trouble plus ton sommeil et le mien par de vaines frayeurs. Tout ceci est un rêve, et je me sens tout-à-fait bien maintenant ; les larmes m’ont soulagé ; les larmes sont une pluie bienfaisante après l’orage. Que rien de ce que je puis dire dans mon sommeil ne t’étonne. Aux approches de la mort, l’ame, dans ses efforts pour briser les liens de la matière, tombe dans d’étranges détresses, mais l’esprit la relève et l’assiste, dit-on, au moment solennel !

Dans la matinée je reçus ordre de me rendre auprès du prieur. Je descendis à sa chambre ; on me dit qu’il était occupé et que j’eusse à l’attendre dans la salle du chapitre qui y était contiguë. J’entrai dans cette salle et j’en fis le tour ; c’était la seconde fois, je crois, que j’y pénétrais, et je n’avais jamais eu le loisir d’en contempler l’architecture, qui était grande et sévère. Au reste, je n’y pouvais faire en cet instant même qu’une médiocre attention ; j’étais accablé des émotions de la nuit, troublé et épouvanté dans ma conscience, affligé par-dessus tout des douleurs physiques et morales de mon cher maître. En outre, l’entretien auquel m’appelait le prieur ne laissait pas de m’inquiéter, car j’avais singulièrement négligé mes devoirs religieux depuis que j’étais le disciple d’Alexis, et je m’en faisais de sérieux reproches.

Cependant, tout en promenant mes regards mélancoliques autour de moi pour me distraire de ces tristesses et me fortifier contre ces appréhensions, je fus frappé de la belle ordonnance de cette antique salle, cintrée avec une force et une hardiesse inconnue de nos modernes architectes. Des pendentifs accolés à la muraille donnaient naissance aux rinceaux de pierre qui s’entrecroisaient en arceaux à la voûte, et au-dessous de chacun de ces pendentifs était suspendu le portrait d’un dignitaire ou d’un personnage illustre de l’ordre. C’étaient tous de beaux tableaux, richement encadrés, et cette longue galerie de graves personnages vêtus de noir avait quelque chose d’imposant et de funéraire. On était aux derniers beaux jours de l’automne. Le soleil, entrant par les hautes croisées, projetait de grands rayons d’or pâle sur les traits austères de ces morts respectables, et donnait un reste d’éclat aux dorures massives des cadres noircis par le temps. Un silence profond régnait dans les cours et dans les jardins ; les voûtes me renvoyaient l’écho de mes pas.

Tout d’un coup il me sembla entendre d’autres pas derrière les miens, et ces pas avaient quelque chose de si ferme et de si solennel, que je crus que c’était le prieur. Je me retournai pour le saluer, mais je ne vis personne et je pensai m’être trompé. Je recommençai à marcher, et j’entendis ces pas une seconde fois, et une troisième, quoique je fusse absolument seul dans la salle. Alors les terreurs qui m’avaient déjà assailli recommencèrent, je songeai à m’enfuir ; mais, forcé d’attendre le prieur, j’essayai de surmonter ma faiblesse et d’attribuer ces rêveries à l’accablement de mon corps et de mon esprit. Pour y échapper, je m’assis sur un banc, vis à-vis du portrait qui occupait le milieu parmi tous les autres. C’était celui de notre patron, saint François d’Assises. Il était représenté au moment où un ange lui apparaît et lui impose aux pieds et aux mains les glorieux stigmates de la passion de notre Seigneur Jésus-Christ. J’espérais que la contemplation de cette belle peinture chasserait les visions dont j’étais obsédé, lorsqu’il me sembla reconnaître, dans la tête pâle et douloureusement extatique du saint, les traits de l’inconnu que j’avais rencontré un matin au seuil de l’église. Je me levai, je me rassis, je m’approchai, je me reculai, et plus je le regardai, plus je me convainquis que c’étaient les mêmes traits et la même expression ; seulement la chevelure du saint était rejetée en désordre derrière sa tête, et comme hérissée d’une religieuse terreur à l’approche de l’ange. Le costume ne consistait qu’en une robe noire qui laissait voir ses pieds nus. La découverte de cette ressemblance me causa un transport de joie. J’eus un instant l’orgueil de croire que notre saint patron m’était apparu, et que son esprit veillait sur moi. En même temps je songeai avec bonheur que le père Alexis était dans la bonne voie, et qu’il était un saint lui-même, puisque le bienheureux était en commerce avec lui, et venait l’assister tantôt de salutaires reproches, et tantôt, sans doute, de tendres encouragemens.

Je m’avançai pour m’agenouiller devant cette image sacrée, mais il me sembla encore qu’on me suivait pas à pas, et je me retournai encore sans voir personne. En ce moment mes yeux se portèrent sur le tableau qui faisait face à saint François ; et quelle fut ma surprise en retrouvant les mêmes traits avec une expression douce et grave, et la belle chevelure ondoyante que j’avais cru voir en réalité ! Ce personnage était bien plus identique que l’autre avec ma vision. Il était debout et dans l’attitude où il m’était apparu. Il portait exactement le même costume, le même manteau, la même ceinture, les mêmes bottines. Ses grands yeux bleus, un peu enfoncés sous l’arcade régulière de ses sourcils, s’abaissaient doucement avec une expression méditative et pénétrante. La peinture était si belle, qu’elle me sembla être sortie du même pinceau que le saint François, et le personnage était si beau lui-même, que toutes mes méfiances à son égard firent place à une joie extrême de le revoir, ne fût-ce qu’en effigie. Il était représenté un livre à la main, et beaucoup de livres étaient épars à ses pieds. Il paraissait fouler ceux-là avec indifférence et mépris, tandis qu’il élevait l’autre dans la main, et semblait dire ce qui était écrit en effet sur la couverture de ce livre : Hic est veritas.

Comme je le contemplais avec ravissement, me disant que ce ne pouvait être qu’un homme vénérable, puisque son image décorait cette salle, et que c’était peut-être par descendance un parent de saint François d’Assises, puisqu’il lui ressemblait, la porte du fond s’ouvrit, et le père trésorier, qui était un bonhomme assez volontiers bavard, vint causer avec moi en attendant l’arrivée du prieur. — Vous me paraissez charmé de la vue de ces tableaux, me dit-il. Notre saint François est un superbe morceau, à ce qu’on assure. Quelques amateurs l’ont pris pour un Van-Dyck, mais Van-Dyck était mort quand cette toile a été peinte. C’est l’ouvrage d’un de ses élèves, qui continuait admirablement sa manière. Il n’y a pas à se tromper sur les dates, car lorsque Pierre Hébronius vint ici, vers l’an 1690, Van-Dyck n’était plus ; et, comme vous avez dû le remarquer, c’est la tête de Pierre Hébronius, alors âgé d’un peu plus de trente ans, qui a servi de modèle au peintre de saint François. — Et qui donc était ce Pierre Hébronius ? demandai-je. — Eh mais ! reprit le moine en me montrant le portrait de mon ami inconnu, c’est celui que l’on connaît ici sous le nom de l’abbé Spiridion, le vénérable fondateur de notre communauté. C’était, comme vous voyez, un des plus beaux hommes de son temps, et le peintre ne pouvait pas trouver une plus noble tête de saint. — Et il est mort ? m’écriai-je, sans songer à ce que je disais. — Vers l’an 1698, répondit le trésorier, il y a près d’un siècle. Vous voyez que le peintre l’a représenté tenant en main un livre et en foulant plusieurs autres sous les pieds. Celui qu’il tient est, dit-on, le quatrième écrit de Bossuet contre les protestans ; les autres sont les livres exécrables de Luther et de ses adeptes. Cette action faisait allusion à la conversion récente de Pierre Hébronius, et marquait son passage à la vraie foi, qu’il a servie avec éclat depuis, en embrassant la vie religieuse et en consacrant ses biens à l’édification de cette sainte maison. — J’ai ouï dire en effet, repris-je, que ce saint fondateur fut un homme de grand mérite, qu’il vécut et mourut en odeur de sainteté. — Le trésorier secoua doucement la tête en souriant. — Il est facile de bien vivre, dit-il, plus facile que de bien mourir ! Il n’est pas bon de tant cultiver la science dans le cloître. L’esprit s’exalte, l’orgueil s’empare souvent des meilleures têtes, et l’ennui fait aussi qu’on se lasse de croire toujours aux mêmes vérités. On veut en découvrir de nouvelles ; on s’égare. Le démon fait son profit de cela et vous suscite parfois, sous les formes d’une belle philosophie et sous les apparences d’une céleste inspiration, de monstrueuses erreurs, bien malaisées à abjurer quand l’heure de rendre compte vous surprend. J’ai ouï dire tout bas, par des gens bien informés, que l’abbé Spiridion, sur la fin de sa carrière, quoique menant une vie austère et sainte, ayant lu beaucoup de mauvais livres, sous prétexte de les réfuter à loisir, s’était laissé infecter peu à peu, et à son insu, par le poison de l’erreur. Il conserva toujours l’extérieur d’un bon religieux, mais il paraît que secrètement il était tombé dans des hérésies plus monstrueuses encore que celles de sa jeunesse. Les livres abominables du juif Spinosa et les infernales doctrines des philosophes de cette école l’avaient rendu panthéiste, c’est-à-dire athée. Mon cher fils, oh ! que l’amour de la science, qui n’est qu’une vaine curiosité, ne vous entraîne jamais à de telles chutes ! On prétend que, dans ses dernières années, Hébronius avait écrit des abominations sans nombre. Heureusement il se repentit à son lit de mort et les brûla de sa propre main, afin que le poison n’infectât pas, par la suite, les esprits simples qui les liraient. Il est mort en paix avec le Seigneur, en apparence ; mais ceux qui n’avaient vu que sa vie extérieure, et qui le regardaient comme un saint, furent étonnés de ce qu’il ne fît point de miracles pour eux sur son tombeau. Les esprits droits qui avaient appris à le mieux juger, s’abstinrent toujours de dire leurs craintes sur son sort dans l’autre vie. Quelques-uns pensèrent même qu’il avait été jusqu’à se livrer à des pratiques de sorcellerie, et que le diable parut auprès de lui lorsqu’il expira. Mais ce sont des choses dont il est impossible de s’assurer pleinement, et dont il est imprudent, dangereux peut-être, de parler. Paix soit donc à sa mémoire ! Son portrait est resté ici pour marquer que Dieu peut bien lui avoir tout pardonné, en considération de ses grandes aumônes et de la fondation de ce monastère.

Nous fûmes interrompus par l’arrivée du prieur ; le trésorier s’inclina jusqu’à terre, les bras croisés sur la poitrine, et nous laissa ensemble.

Alors le prieur, me toisant de la tête aux pieds et me parlant avec sécheresse, me demanda compte des longues veilles du père Alexis, et du bruit de voix qu’on entendait partir chaque nuit de sa cellule. J’essayai d’expliquer ces faits par l’état de maladie de mon maître ; mais le prieur me dit qu’une personne digne de foi, en allant avant le jour remonter l’horloge de l’église, avait entendu dans nos cellules un grand bruit de voix, des menaces, des cris et des imprécations. — J’espère, ajouta le prieur, que vous me répondrez avec sincérité et simplicité ; car il y a grace pour toutes les fautes, quand le coupable se confesse et se repent ; mais si vous n’éclaircissez pas mes doutes d’une manière satisfaisante, les plus rudes châtimens vous y contraindront. — Mon révérend père, répondis-je, je ne sais quels soupçons peuvent peser sur moi en de telles circonstances. Il est vrai que le père Alexis a parlé à voix haute toute la nuit, et avec assez de véhémence, car il avait le délire. Quant à moi, j’ai pleuré, tant sa souffrance me faisait de peine ; et dans les instans où il revenait à lui-même, il murmurait à Dieu de ferventes prières. J’unissais ma voix à la sienne et mon cœur au sien. — Cette explication ne manque pas d’habileté, reprit le prieur d’un ton méprisant ; mais comment expliquerez-vous la grande lueur qui tout d’un coup a éclairé vos cellules et le dôme entier, et la flamme qui est sortie par le faîte et qui s’est répandue dans les airs, accompagnée d’une horrible odeur de soufre ? — Je ne comprendrais pas, mon révérend père, répondis-je, qu’il y eût plus de mal à me servir de phosphore et de soufre pour allumer une lampe, qu’il n’y en a, selon moi, à veiller un malade pendant la nuit, et à prier auprès de son lit. Il est possible que je me sois servi imprudemment de cette composition, et que dans mon empressement j’aie laissé ouvert le flacon dont l’odeur désagréable a pu se répandre dans la maison ; mais j’ose affirmer que cette odeur n’a rien de dangereux, et qu’en aucun cas le phosphore ne pourrait causer un incendie. Je supplie donc votre révérence de me pardonner, si j’ai manqué de prudence, et de n’en imputer la faute qu’à moi seul.

Le prieur fixa long-temps sur moi un regard inquisiteur, comme s’il eût voulu voir jusqu’où irait mon impudence ; puis, levant les yeux au ciel dans un transport d’indignation, il sortit sans me dire une seule parole.

Resté seul, et frappé d’épouvante, non à cause de moi, mais à cause de l’orage que je voyais s’amasser sur la tête d’Alexis, je regardai involontairement le portrait d’Hébronius, et je joignis les mains, emporté par un mouvement irrésistible de confiance et d’espoir. Le soleil frappait en cet instant le visage du fondateur, et il me sembla voir sa tête se détacher du fond, puis sa main et tout son corps quitter le cadre et se pencher en avant. Le mouvement fit ondoyer légèrement la chevelure, les yeux s’animèrent et attachèrent sur moi un regard vivant. Alors je fus pris d’une palpitation si violente, que mon sang bourdonna dans mes oreilles, ma vue se troubla, et, sentant défaillir mon courage, je m’éloignai précipitamment.

Je me retirai fort triste et fort inquiet. Soit que la haine et la calomnie eussent envenimé des faits qui restaient pour moi à l’état de problème, soit que je fusse, ainsi que le père Alexis, en butte aux attaques du malin esprit, et qu’il se fût passé aux yeux d’un témoin véridique quelque chose de plus que ce que j’avais aperçu, je prévoyais que mon infortuné maître allait être accablé de persécutions, et que ses derniers instans, déjà si douloureux, seraient abreuvés d’amertume. J’eusse voulu lui cacher ce qui venait de se passer entre le prieur et moi ; mais le seul moyen de détourner les châtimens qu’on lui préparait sans doute, c’était de l’engager à se réconcilier avec l’esprit de l’église.

Il écouta mon récit et mes supplications avec indifférence, et quand j’eus fini de parler : — Sois en paix, me dit-il ; l’Esprit est avec nous, et rien ne nous arrivera de la part des hommes de chair. L’Esprit est rude, il est sévère, il est irrité ; mais il est pour nous. Et quand même nous serions livrés aux châtimens, quand même on plongerait ton corps délicat et mon vieux corps agonisant dans les humides ténèbres d’un cachot, l’Esprit monterait vers nous des entrailles de la terre, comme il descend sur nous à cette heure des rayons d’or du soleil. Ne crains pas, mon fils ; là où est l’Esprit, là aussi sont la lumière, la chaleur et la vie.

Je voulus lui parler encore ; il me fit signe avec douceur de ne pas le troubler, et, s’asseyant dans son fauteuil, il tomba dans une contemplation intérieure, durant laquelle son front chauve et ses yeux abaissés vers la terre offrirent l’image de la plus auguste sérénité. Il y avait en lui à coup sûr une vertu inconnue qui subjuguait toutes mes répugnances et dominait toutes mes craintes. Je l’aimais plus qu’un fils n’a jamais aimé son père. Ses maux étaient les miens, et s’il eût été damné, malgré mon sincère désir de plaire à Dieu, j’eusse voulu partager cette damnation. Jusque-là j’avais été rongé de scrupules ; mais désormais le sentiment de son danger donnait tant de force à ma tendresse, que je ne connaissais plus l’incertitude. Mon choix était fait entre la voix de ma conscience et le cri de son angoisse ; ma sollicitude prenait un caractère tout humain, je l’avoue. S’il ne peut être sauvé dans l’autre vie, me disais-je, qu’il achève du moins paisiblement celle-ci, et si je dois être à jamais châtié de ce vœu, la volonté de Dieu soit faite !…

Le soir, comme il s’assoupissait doucement, et que j’achevais ma prière à côté de son lit, la porte s’ouvrit brusquement, et une figure épouvantable vint se placer en face de moi. Je demeurai terrifié au point de ne pouvoir articuler un son, ni faire un mouvement. Mes cheveux se dressaient sur ma tête et mes yeux restaient attachés sur cette horrible apparition, comme ceux de l’oiseau fasciné par un serpent. Mon maître ne s’éveillait point, et l’odieuse chose était immobile au pied de son lit. Je fermai les yeux pour ne plus la voir et pour chercher ma raison et ma force au fond de moi-même. Je rouvris les yeux, elle était toujours là. Alors je fis un grand effort pour crier, et un râlement sourd sortant de ma poitrine, mon maître s’éveilla. Il vit cela devant lui, et, au lieu de témoigner de l’horreur ou de l’effroi, il dit seulement du ton d’un homme un peu étonné : — Ah ! ah ! — Me voici, car tu m’as appelé, dit le fantôme. — Mon maître haussa les épaules, et se tournant vers moi : — Tu as peur ? me dit-il ; tu prends cela pour un esprit, pour le diable, n’est-ce pas ? Non, non, les esprits ne revêtent pas cette forme, et s’il en était d’aussi sottement laids, ils n’auraient pas le pouvoir de se montrer aux hommes. La raison humaine est sous la garde de l’esprit de sagesse. Ceci n’est point une vision, ajouta-t-il en se levant et en s’approchant du fantôme, ceci est un homme de chair et d’os. Allons, ôtez ce masque, dit-il en saisissant le spectre à la gorge, et ne pensez pas que cette crapuleuse mascarade puisse m’épouvanter. Alors, secouant ce fantôme avec une main de fer, il le fit tomber sur les genoux, et Alexis lui arrachant son masque, je reconnus le frère convers qui m’avait chassé de l’église et qui avait nom Dominique.

— Prends la lampe ! me dit Alexis d’une voix forte et l’œil élincelant d’une joie ironique. Marche devant moi, il faut que j’aie raison de cette abomination. Allons, dépêche-toi ! Obéis ! As-tu moins de force et de courage qu’un lièvre ?

J’étais encore si bouleversé, que ma main tremblait et ne pouvait soutenir la lampe. — Ouvre la porte, me dit mon maître d’un ton impérieux. J’obéis, mais, en le voyant traîner comme un haillon sur le pavé, le misérable Dominique, je fus saisi d’horreur, car le père Alexis avait, dans l’indignation, des instans de violence effrénée, et je crus qu’il allait précipiter le prétendu démon par-dessus la rampe du dôme. — Grace ! grace ! mon père, lui dis-je en me mettant devant lui, ne souillez pas vos mains de sang. — Le père Alexis haussa les épaules et dit : — Tu es insensé ! Puisque tu ne veux pas marcher devant, suis-moi ! Et traînant toujours le convers, qui était pourtant un homme robuste, mais qui semblait terrassé par une force surhumaine, il descendit rapidement l’escalier. Alors je repris courage et le suivis. Au bruit que nous faisions, plusieurs personnes qui attendaient sans doute au bas de l’escalier le résultat des aveux que le faux démon prétendait arracher à mon maître, se montrèrent ; mais, en voyant une scène si différente de ce qu’elles attendaient, elles s’enveloppèrent de leurs capuchons et s’enfuirent dans les ténèbres. Nous eûmes le temps de remarquer, à leurs robes, que c’étaient des frères convers et des novices. Aucun des pères ne s’était compromis dans cette farce sacrilége, dirigée cependant, comme nous le sûmes depuis, par des ordres supérieurs.

Alexis marchait toujours à grands pas, traînant son prisonnier. De temps en temps celui-ci faisait des efforts pour se dégager de sa main formidable ; mais le père, s’arrêtant, lui imprimait un mouvement de strangulation, et le faisait rouler sur les degrés. Les ongles d’Alexis étaient imprégnés de sang, et les yeux de Dominique sortaient de leur orbite. Je les suivais toujours, et ainsi nous arrivâmes au bas du grand escalier qui donnait sur le cloître. Là était suspendue la grosse cloche que l’on ne sonnait qu’à l’agonie des religieux, et que l’on appelait l’articulo mortis. Tenant toujours d’une main son démon terrassé, il se mit à sonner de l’autre avec une telle vigueur, que tout le monastère en fut ébranlé. Bientôt nous entendîmes ouvrir précipitamment les portes des cellules, et tous les escaliers se remplirent de bruit. Les moines, les novices, les serviteurs, toute la maison accourait, et bientôt le cloître fut plein de monde. Toutes ces figures effarées et en désordre, éclairées seulement par la lueur tremblante de ma lampe, offraient l’aspect des habitans de la vallée de Josaphat, s’éveillant du sommeil de la mort au son de la trompette du jugement. Le père sonnait toujours, et en vain on l’accablait de questions, en vain on voulait arracher de ses mains le malheureux Dominique, il était animé d’une force surnaturelle ; il faisait face à cette foule, et la dominant du bruit de son tocsin et de sa voix de tonnerre : — Il me manque quelqu’un, disait-il ; quand il sera ici, je parlerai, je me soumettrai, mais je ne cesserai de sonner qu’il ne soit descendu comme les autres. Enfin le prieur parut le dernier, et le père Alexis cessa d’agiter la cloche. Il était si fort et si beau en cet instant, debout, les yeux étincelans, l’air victorieux, et tenant sous ses pieds cette figure de monstre, qu’on l’eût pris pour l’archange Michel terrassant le démon. Tout le monde le regardait immobile ; pas un souffle ne s’entendait sous la profonde voûte du cloître. Alors le vieillard, élevant la voix au milieu de ce silence funèbre, dit en s’adressant au prieur :

— Mon père, voyez ce qui se passe ! Pendant que j’agonise sur mon lit, des hommes de cette sainte maison, et qui s’appellent mes frères, viennent assiéger mon dernier soupir d’une lâche curiosité et d’une supercherie infâme. Ils envoient dans ma cellule celui-ci, ce Dominique ! — Et en disant cela il élevait assez haut la tête du convers pour que toute l’assemblée fût bien à même de le reconnaître. — Ils l’envoient, affublé d’un déguisement hideux, se placer à mon chevet et crier à mon oreille d’une voix furieuse pour me réveiller en sursaut de mon sommeil, de mon dernier sommeil peut-être ! Qu’espéraient-ils ? m’épouvanter, glacer par une apparition terrifiante mon esprit qu’ils supposaient abattu, et arracher à mon délire de honteuses paroles et d’horribles secrets ? Quelle est cette nouvelle et incroyable persécution, mon père ? et depuis quand n’est-il plus permis au pécheur de passer dans le silence et dans la paix son heure suprême ? S’ils eussent eu affaire à un faible d’esprit, et qu’ils m’eussent tué par cette vision infernale, sans me laisser le temps de me reconnaître et d’invoquer le Seigneur, sur qui, dites-moi, aurait dû retomber le poids de ma damnation ? vous tous, hommes de bonne volonté, qui vous trouvez ici, ce n’est pas pour moi que je parle, pour moi qui vais mourir ; c’est pour vous qui survivez, c’est pour que vous puissiez boire tranquillement le calice de votre mort, que je vous dis de demander tous avec moi justice à notre père spirituel qui est devant nous, et au besoin à l’autre qui est au-dessus de nous. Justice donc ! mon père ; j’attends : faites justice.

Et les hommes de bonne volonté qui étaient là crièrent tous ensemble : Justice ! justice ! et les échos émus du cloître répétèrent : Justice !

Le prieur assistait à cette scène avec un visage impassible. Seulement il me sembla plus pâle qu’à l’ordinaire. Il resta quelques instans sans répondre, le sourcil légèrement contracté. Enfin il éleva la voix et dit : — Mon fils Alexis, pardonne à cet homme.

— Oui, je lui pardonne à condition que vous le punirez, mon père, répondit Alexis.

— Mon fils Alexis, reprit le prieur, sont-ce là les sentimens d’un homme qui se dit prêt à paraître devant le tribunal de Dieu ? Je vous prie de pardonner à cet homme et de retirer votre main de dessus lui.

Alexis hésita un instant ; mais il sentit que, s’il ne réprimait sa colère, ses ennemis allaient triompher. Il fit deux pas en avant, et, poussant sa proie aux pieds du prieur sans la lâcher : Mon révérend, dit-il en s’inclinant, je pardonne parce que je le dois et parce que vous le voulez ; mais comme ce n’est pas moi, comme c’est le ciel qui a été offensé, comme c’est votre vertu, votre sagesse et votre autorité qui ont été outragées, j’amène le coupable à vos genoux, et, m’y prosternant avec lui, je supplie votre révérence de lui faire grace et de prier pour que la justice éternelle lui pardonne aussi.

Les ennemis de mon maître avaient espéré que, par son emportement et sa résistance, il allait gâter sa cause ; mais cet acte de soumission déjoua tous leurs mauvais desseins, et ceux qui étaient pour lui donnèrent à sa conduite de telles marques d’approbation, que le prieur fut forcé de prendre son parti, du moins en apparence. — Mon fils Alexis, lui dit-il en le relevant et en l’embrassant, je suis touché de votre humilité et de votre miséricorde ; mais je ne puis pardonner à cet homme comme vous lui pardonnez. Votre devoir était d’intercéder pour lui, le mien est de le châtier sévèrement, et il sera fait ainsi que le veulent la justice céleste et les statuts de notre ordre.

À cet arrêt sévère, un frémissement d’effroi passa de proche en proche, car les peines contre le sacrilége étaient les plus sévères de toutes, et aucun religieux n’en connaissait l’étendue avant de les avoir subies. Il était défendu, en outre, de les révéler, sous peine de les subir une seconde fois. Les condamnés ne sortaient du cachot que dans un état épouvantable de souffrance, et plusieurs avaient succombé peu de temps après avoir reçu leur grâce. Sans doute, mon maître ne fut pas dupe de la sévérité du prieur, car je vis un sourire étrange errer sur ses lèvres ; néanmoins sa fierté était satisfaite, et alors seulement il lâcha sa proie. Sa main était tellement crispée et raidie au collet de son ennemi, qu’il fut forcé d’employer son autre main pour l’en détacher. Dominique tomba évanoui aux pieds du prieur qui fit un signe, et aussitôt quatre autres convers l’emportèrent aux yeux de l’assemblée consternée. Il ne reparut jamais dans le couvent. Il fut défendu de jamais prononcer ni son nom, ni aucune parole qui eût rapport à son étrange faute ; l’office des morts fut récité pour lui sans qu’il nous fût permis de demander ce qu’il était devenu ; mais par la suite je l’ai revu dehors, gras, dispos et allègre, et riant d’un air sournois quand on lui rappelait cette aventure.

Mon maître s’appuya sur moi, chancela, pâlit, et, perdant tout à coup la force miraculeuse qui l’avait soutenu jusque-là, il se traîna à grand’peine à son lit ; je lui fis avaler quelques gouttes d’un cordial, et il me dit : Angel, je crois bien que je l’aurais tué si le prieur l’eût protégé. Il s’endormit sans ajouter une parole.

Le lendemain, le père Alexis s’éveilla assez tard : il était calme, mais très faible ; il eut besoin de s’appuyer sur moi pour gagner son fauteuil, et il y tomba plutôt qu’il ne s’assit, en poussant un soupir. Je ne concevais pas que ce corps si débile eût été la veille capable de si puissans efforts.

— Mon père, lui dis-je en le regardant avec inquiétude, est-ce que vous vous trouvez plus mal, et souffrez-vous davantage ?

— Non, me répondit-il, non, je suis bien.

— Mais vous paraissez profondément absorbé.

— Je réfléchis.

— Vous réfléchissez à tout ce qui s’est passé, mon père. Je le conçois ; il y a lieu à méditer. Mais vous devriez, ce me semble, être plus serein, car il y a aussi lieu à se réjouir. Nous avons fini par voir clair au fond de cet abîme, et nous savons maintenant que vous n’êtes réellement pas assiégé par les mauvais esprits.

Alexis se mit à sourire d’un air doucement ironique, en secouant la tête :

— Tu crois donc encore aux mauvais esprits, mon pauvre Angel ? me dit-il. Erreur ! erreur ! Crois-tu aussi, comme les physiciens d’autrefois, que la nature a horreur du vide ? Il n’y a pas plus de mauvais esprits que de vide. Que serait donc l’homme, cette créature intelligente, ce fils de l’esprit, si les mauvaises passions, les vils instincts de la chair, pouvaient venir, sous une forme hideuse ou grotesque, assaillir sa veille ou fatiguer son sommeil ? Non : tous ces démons, toutes ces créations infernales, dont parlent tous les jours les ignorans ou les imposteurs, sont de vains fantômes créés par l’imagination des uns pour épouvanter celle des autres. L’homme fort sent sa propre dignité, rit en lui-même des pitoyables inventions avec lesquelles on veut tenter son courage, et, sûr de leur impuissance, il s’endort sans inquiétude et se réveille sans crainte.

— Pourtant, lui répondis-je étonné, il s’est passé ici même des choses qui doivent me faire penser le contraire. L’autre nuit, vous savez, je vous ai entendu vous entretenir avec une autre voix plus forte que la votre qui semblait vous gourmander durement. Vous lui répondiez avec l’accent de la crainte et de la douleur ; et, comme j’étais effrayé de cela, je suis venu dans votre chambre pour vous secourir, et je vous ai trouvé seul, accablé et pleurant amèrement. Qu’était-ce donc ?

— C’était lui.

— Lui ! qui lui ?

— Tu le sais bien, puisqu’il était avec toi, puisqu’il t’avait appelé par trois fois comme l’esprit du Seigneur appela durant la nuit le jeune Samuel endormi dans le temple.

— Comment le savez-vous, mon père ?

Alexis ne sembla pas entendre ma question. Il resta quelque temps absorbé, la tête baissée sur la poitrine ; puis il reprit la parole sans changer de position ni faire aucun mouvement.

— Dis-moi, Angel, quand tu l’as vu, c’était en plein jour ?

— Oui, mon père, à l’heure de midi. Vous m’avez déjà fait cette question.

— Et le soleil brillait ?

— Il rayonnait sur sa face.

— Ne l’as-tu vu que cette seule fois ?

J’hésitais à répondre ; je craignais d’être dupe d’une illusion et de donner, par mes propres aberrations, de la consistance à celles d’Alexis.

— Tu l’as vu une autre fois ! s’écria-t-il avec impatience, et tu ne me l’as pas dit ?

— Mon bon maître, quelle importance voulez-vous donner à des apparitions qui ne sont peut-être que l’effet d’une ressemblance fortuite, ou même de simples jeux de la lumière ?

— Angel, que voulez-vous dire ? Ce que vous voulez me cacher m’est révélé par vos réticences même. Parlez, il le faut, il y va du repos de mes derniers jours !

Vaincu par sa persistance, je lui racontai, pour le satisfaire, la frayeur que j’avais eue dans la sacristie un jour que, me croyant seul et sortant d’un profond évanouissement, j’avais entendu murmurer des paroles et vu passer une ombre, sans pouvoir m’expliquer ensuite ces choses d’une manière naturelle.

— Et quelles étaient ces paroles ? dit Alexis.

— Un appel à Dieu en faveur des victimes de l’ignorance et de l’imposture.

— Comment appelait-il celui qu’il invoquait ? Disait-il : Ô Esprit ! ou bien disait-il : Ô Jéhovah !

— Il disait : Ô Esprit de sagesse !

— Et comment était faite cette ombre ?

— Je ne le sais point. Elle sortit de l’obscurité, et se perdit dans le rayon qui tombait de la fenêtre, avant que j’eusse eu le temps ou le courage de l’examiner. Mais, écoutez, mon bon maître, j’ai toujours pensé que c’était vous qui, appuyé contre la fenêtre et vous parlant à vous-même…

Alexis fit un geste d’incrédulité.

— Pourriez-vous avoir gardé le souvenir du contraire, sans cesse errant, à cette époque, dans les jardins, et fortement préoccupé comme vous l’êtes toujours ?…

— Mais tu l’as vu d’autres fois encore ? interrompit Alexis avec une sorte de violence. Tu ne veux pas me dire tout, tu veux que je meure sans léguer mon secret à un ami ! Réponds à cette question du moins. Quand tu te promenais seul dans les beaux jours, le long des allées écartées du jardin, et qu’en proie à de douloureuses pensées, tu invoquais une providence amie des hommes, n’as-tu pas entendu derrière tes pas d’autres pas qui faisaient crier le sable ? Je tressaillis, et lui dis que ce bruit de pas m’avait poursuivi dans la salle du chapitre la veille même.

— Et alors rien ne t’est apparu ?

J’avouai l’effet prodigieux du soleil sur le portrait du fondateur. Il serra ses mains l’une dans l’autre avec transport, en répétant à plusieurs reprises : C’est lui, c’est lui !… Il t’a choisi, il t’a envoyé, il veut que je te parle. Eh bien ! je vais te parler ! Recueille tes pensées, et qu’une vaine curiosité n’agite point ton ame. Reçois la confidence que je vais te faire, comme les fleurs au matin reçoivent avec calme la délicieuse rosée du ciel. As-tu entendu parler de Samuel Hébronius ?

— Oui, mon père, s’il est en effet le même que l’abbé Spiridion. Et je lui rapportai ce que le trésorier m’avait raconté. Le père Alexis haussa les épaules avec une expression de mépris, et me parla en ces termes.