Stendhal - De l’amour, II, 1927, éd. Martineau/Fragments

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (IIp. 176-278).

FRAGMENTS DIVERS


Jai réuni sous ce titre, que j’aurais voulu rendre encore plus modeste, un choix fait sans trop de sévérité parmi trois ou quatre cents cartes à jouer sur lesquelles j’ai trouvé des lignes tracées au crayon ; souvent ce qu’il faut bien appeler le manuscrit original, faute d’un nom plus simple, est bâti de morceaux de papier de toute grandeur écrits au crayon, et que Lisio attachait avec de la cire pour ne pas avoir l’embarras de recopier. Il m’a dit une fois que rien de ce qu’il notait ne lui semblait une heure après valoir la peine d’être recopié. Je suis entré dans ce détail avec l’espérance qu’il me servira d’excuse pour les répétitions.

1.

On peut tout acquérir dans la solitude, hormis du caractère.

2.

En 1821, la haine, l’amour et l’avarice, les trois passions les plus fréquentes, et avec le jeu, presque les seules à Rome.

Les Romains paraissent méchants au premier abord ; ils ne sont qu’extrêmement méfiants, et avec une imagination qui s’enflamme à la plus légère apparence.

S’ils font des méchancetés gratuites, c’est un homme rongé par la peur, et qui cherche à se rassurer en essayant son fusil.

3.

Si je disais, comme je le crois, que la bonté est le trait distinctif du caractère des habitants de Paris, je craindrais beaucoup de les offenser.

« Je ne veux pas être bon ».

4.

Une marque de l’amour vient de naître, c’est que tous les plaisirs et toutes les peines que peuvent donner toutes les autres passions et tous les autres besoins de l’homme cessent à l’instant de l’affecter.

5.

La pruderie est une espèce d’avarice, la pire de toutes.

6.

Avoir le caractère solide, c’est avoir une longue et ferme expérience des mécomptes et des malheurs de la vie. Alors l’on désire constamment, ou l’on ne désire pas du tout.

7.

L’amour tel qu’il est dans la haute société, c’est l’amour des combats, c’est l’amour du jeu.

8.

Rien ne tue l’amour-goût comme les bouffées d’amour-passion dans le partner.

Contessina L. Forli, 1819.
9.

Grand défaut des femmes, le plus choquant de tous pour un homme un peu digne de ce nom. Le public, en fait de sentiments ne s’élève guère qu’à des idées basses, et elles font le public juge suprême de leur vie ; je dis même les plus distinguées, et souvent sans s’en douter, et même en croyant, et disant le contraire.

Brescia, 1819.
10.

Prosaïque est un mot nouveau qu’autrefois je trouvais ridicule, car rien de plus froid que nos poésies ; s’il y a quelque chaleur en France depuis cinquante ans, c’est assurément dans la prose.

Mais enfin la contessina L. se servait, du mot prosaïque et j’aime à l’écrire.

La définition est dans Don Quichotte et dans le Contraste parfait du maître et de l’écuyer. Le maître, grand et pâle ; l’écuyer, gras et frais. Le premier tout héroïsme et courtoisie ; le second tout égoïsme et servilité ; le premier toujours rempli d’imaginations romanesques et touchantes ; le second un modèle d’esprit de conduite, un recueil de proverbes bien sages ; le premier toujours nourrissant son âme de quelque contemplation héroïque et hasardée ; l’autre ruminant quelque plan bien sage et dans lequel il ne manque pas d’admettre soigneusement en ligne de compte l’influence de tous les petits mouvements honteux et égoïstes du cœur humain.

Au moment où le premier devrait être détrompé par le non-succès de ses imaginations d’hier, il est déjà occupé de ses châteaux en Espagne d’aujourd’hui.

Il faut avoir un mari prosaïque et prendre un amant romanesque.

Malborough avait l’âme prosaïque ; Henri IV amoureux à cinquante-cinq ans d’une jeune princesse qui n’oubliait pas son âge, un cœur romanesque[1].

Il y a moins d’âmes prosaïques dans la noblesse que dans le tiers-état.

C’est le défaut du commerce, il rend prosaïque.

11.

Rien d’intéressant comme la passion, c’est que tout y est imprévu, et que l’agent y est victime. Rien de plat comme l’amour-goût où tout est calcul comme dans toutes les prosaïques affaires de la vie.

12.

On finit toujours, à la fin de la visite, par traiter son amant mieux qu’on ne voudrait.

L. 2 novembre 1818.
13.

L’influence du rang se fait toujours sentir à travers le génie chez un parvenu. Voyez Rousseau tombant amoureux de toutes les dames qu’il rencontrait, et pleurant de ravissement, parce que le duc de L***[2], un des plus plats courtisans de l’époque, daigne se promener à droite plutôt qu’à gauche, pour accompagner un M. Coindet, ami de Rousseau.

L. 3 mai 1820.
14.
Ravenne, 23 janvier 1820.

Les femmes ici n’ont que l’éducation des choses, une mère ne se gêne guère pour être au désespoir, ou au comble de la joie, par amour, devant ses filles de douze à quinze ans. Rappelez-vous que dans ces climats heureux beaucoup de femmes sont très bien jusqu’à quarante-cinq ans, et la plupart sont mariées à dix-huit.

La Valchiusa, disant hier de Lampugnani : Ah ! celui-là était fait pour moi, il savait aimer, etc., etc., et suivant longtemps ce discours avec une amie, devant sa fille, jeune personne très alerte de quatorze à quinze ans, qu’elle menait aussi aux promenades sentimentales avec cet amant.

Quelquefois les jeunes filles accrochent des maximes de conduite excellentes. Par exemple madame Guarnacci adressant à ses deux filles, et à deux hommes qui en toute leur vie ne lui ont fait que cette visite, des maximes approfondies pendant une demi-heure, et appuyées d’exemples à leur connaissance, (celui de la Cercara en Hongrie), sur l’époque précise à laquelle il convient de punir par l’infidélité les amants qui se conduisent mal.

15.

Le sanguin, le Français véritable (le colonel M..is), au lieu de se tourmenter par excès de sentiment comme Rousseau, s’il a un rendez-vous pour demain soir, à sept heures, se peint tout en couleur de rose jusqu’au moment fortuné. Ces gens-là ne sont guère susceptibles de l’amour-passion, il troublerait leur belle tranquillité. Je vais jusqu’à dire que peut-être ils prendraient ses transports pour du malheur, du moins ils seraient humiliés de sa timidité.

16.

La plupart des hommes du monde, par vanité, par méfiance, par crainte du malheur ne se livrent à aimer une femme qu’après l’intimité.

17.

Les âmes très tendres ont besoin de la facilité chez une femme pour encourager la cristallisation.

18.

Une femme croit entendre la voix du public dans le premier sot ou la première amie perfide qui se déclare auprès d’elle l’interprète fidèle du public.

19.

Il y a un plaisir délicieux à serrer dans ses bras une femme qui vous a fait beaucoup de mal, qui a été votre cruelle ennemie pendant longtemps et qui est prête à l’être encore. Bonheur des officiers français en Espagne, 1812.

20.

Il faut la solitude pour jouir de son cœur et pour aimer, mais il faut être répandu dans le monde pour réussir.

21.

Toutes les observations des Français sur l’amour sont bien écrites, avec exactitude, point outrées, mais ne portent que sur des affectations légères, disait l’aimable cardinal Lante.

22.

Tous les mouvements de passion de la comédie des Innamorati de Goldoni sont excellents, c’est le style et les pensées qui révoltent par la plus dégoûtante bassesse c’est le contraire d’une comédie française.

23.

Jeunesse de 1822. Qui dit penchant sérieux, disposition active, dit sacrifice du présent à l’avenir ; rien n’élève l’âme comme le pouvoir et l’habitude de faire de tels sacrifices. Je vois plus de probabilité pour les grandes passions en 1832 qu’en 1772.

24.

Le tempérament bilieux, quand il n’a pas des formes trop repoussantes, est peut-être celui de tous qui est le plus propre à frapper et à nourrir l’imagination des femmes. Si le tempérament bilieux n’est pas placé dans de belles circonstances, comme le Lauzun de Saint-Simon (Mémoires, tome V, 380), le difficile, c’est de s’y accoutumer. Mais, une fois ce caractère saisi par une femme, il doit l’entraîner. Oui, même le sauvage et fanatique Balfour (Old Mortality). C’est pour elles le contraire du prosaïque.

25.

En amour on doute souvent de ce qu’on croit le plus (la R. 355). Dans toute autre passion l’on ne doute plus de ce qu’on s’est une fois prouvé.

26.

Les vers furent inventés pour aider la mémoire. Plus tard on les conserva pour augmenter le plaisir par la vue de la difficulté vaincue. Les garder aujourd’hui dans l’art dramatique, reste de barbarie. Exemple l’ordonnance de la cavalerie, mise en vers par M. de Bonnay.

27.

Tandis que ce servant jaloux se nourrit d’ennui, d’avarice, de haine et de passions vénéneuses et froides, je passe une nuit heureuse à rêver à elle, à elle qui me traite mal par méfiance.

28.

Il n’y a qu’une grande âme qui ose avoir un style simple ; c’est pour cela que Rousseau a mis tant de rhétorique dans la Nouvelle Héloïse, ce qui la rend illisible à trente ans.

29.

« Le plus grand reproche que nous puissions nous faire est assurément de laisser s’évanouir, comme ces fantômes légers que produit le sommeil, les idées d’honneur et de justice qui, de temps en temps, s’élèvent dans notre cœur. »

Lettre de Jena, mars 1819.
30.

Une femme honnête est à la campagne, elle passe une heure dans la serre chaude avec son jardinier ; des gens dont elle a contrarié les vues l’accusent d’avoir trouvé un amant dans ce jardinier.

Que répondre ? Absolument parlant, la chose est possible. Elle pourrait dire : « Mon caractère jure pour moi, voyez les mœurs de toute ma vie », mais ces choses sont également invisibles, et aux méchants qui ne veulent rien voir et aux sots qui ne peuvent rien voir.

Salviati, Rome, 23 juillet 1819.
31.

J’ai vu un homme découvrir que son rival était aimé, et celui-ci ne pas le voir à cause de sa passion.

32.

Plus un homme est éperdument amoureux, plus est grande la violence qu’il est obligé de se faire pour oser risquer de fâcher la femme qu’il aime et lui prendre la main.

33.

Rhétorique ridicule, mais à la différence de celle de Rousseau inspirée par la vraie passion : Mémoires de M. de Mau***, lettre de S***.

34.
Naturel.

J’ai vu, ou j’ai cru voir ce soir le triomphe du naturel dans une jeune personne qui, il est vrai, me semble avoir un grand caractère. Elle adore un de ses cousins, cela me semble évident et elle doit s’être avoué à elle-même l’état de son cœur. Ce cousin l’aime, mais comme elle est très sérieuse avec lui, il croit ne pas plaire, et se laisse entraîner aux marques de préférence que lui donne Clara, une jeune veuve amie de Mélanie. Je crois qu’il va l’épouser ; Mélanie le voit et souffre tout ce qu’un cœur fier et rempli malgré lui d’une passion violente peut souffrir. Elle n’aurait qu’à changer un peu ses manières ; mais elle regarde comme une bassesse qui aurait des conséquences durant toute sa vie de s’écarter un instant du naturel.

35.

Sapho ne vit dans l’amour que le délire des sens ou le plaisir physique sublimé par la cristallisation. Anacréon y chercha un amusement pour les sens et pour l’esprit. Il y avait trop peu de sûreté dans l’antiquité pour qu’on eût le loisir d’avoir un amour-passion.

36.

Il ne me faut que le fait précédent pour rire un peu des gens qui trouvent Homère supérieur au Tasse. L’amour-passion existait du temps d’Homère et pas très loin de la Grèce.

37.

Femme tendre qui cherchez à voir si l’homme que vous adorez vous aime d’amour-passion, étudiez la première jeunesse de votre amant. Tout homme distingué fut d’abord, à ses premiers pas dans la vie, un enthousiaste ridicule ou un infortuné. L’homme à l’humeur gaie et douce, et au bonheur facile, ne peut aimer avec la passion qu’il faut à votre cœur.

Je n’appelle passion que celle éprouvée par de longs malheurs, et de ces malheurs que les romans se gardent bien de peindre, et d’ailleurs qu’ils ne peuvent pas peindre.

38.

Une résolution forte change sur le champ le plus extrême malheur en un état supportable. Le soir d’une bataille perdue, un homme fuit à toutes jambes sur un cheval harassé ; il entend distinctement le galop du groupe de cavaliers qui le poursuivent ; tout à coup, il s’arrête, descend de cheval, renouvelle l’amorce de sa carabine et de ses pistolets, et prend la résolution de se défendre. À l’instant, au lieu de voir la mort, il voit la croix de la légion d’honneur.

39.

Fond des mœurs anglaises. Vers 1730, quand nous avions déjà Voltaire et Fontenelle, on inventa en Angleterre une machine pour séparer le grain qu’on vient de battre des petits fragments de paille ; cela s’opérait au moyen d’une roue qui donnait à l’air le mouvement nécessaire pour enlever les fragments de paille ; mais en ce pays biblique les paysans prétendirent qu’il était impie d’aller contre la volonté de la divine Providence, et de produire ainsi un vent factice, au lieu de demander au ciel, par une ardente prière, le vent nécessaire pour vanner le blé, et d’attendre le moment marqué par le dieu d’Israël. Comparez cela aux paysans français[3].

40.

Nul doute que ce ne soit une folie pour un homme de s’exposer à l’amour-passion. Quelquefois cependant le remède opère avec trop d’énergie. Les jeunes Américaines des États-Unis sont tellement pénétrées et fortifiées d’idées raisonnables que l’amour, cette fleur de la vie, y a déserté la jeunesse. On peut laisser en toute sûreté, à Boston, une jeune fille seule avec un bel étranger, et croire qu’elle ne songe qu’à la dot du futur.

41.

En France les hommes qui ont perdu leur femme sont tristes, les veuves au contraire gaies et heureuses. Il y a un proverbe parmi les femmes sur la félicité de cet état. Il n’y a donc pas d’égalité dans le contrat d’union.

42.

Les gens heureux en amour ont l’air profondément attentif, ce qui, pour un Français, veut dire profondément triste.

Dresde, 1818.
43.

Plus on plaît généralement, moins on plaît profondément.

44.

L’imitation des premiers jours de la vie fait que nous contractons les passions de nos parents, même quand ces passions empoisonnent notre vie. (Orgueil de L.).

45.

La source la plus respectable de l’orgueil féminin, c’est la crainte de se dégrader aux yeux de son amant par quelque démarche précipitée ou par quelque action qui peut lui sembler peu féminine.

46.

Le véritable amour rend la pensée de la mort fréquente, aisée, sans terreurs, un simple objet de comparaison, le prix qu’on donnerait pour bien des choses.

47.

Que de fois ne me suis-je pas écrié au milieu de mon courage : Si quelqu’un me tirait un coup de pistolet dans la tête je le remercierais avant d’expirer, si j’en avais le temps On ne peut avoir de courage envers ce qu’on aime qu’en l’aimant moins.

S. Février, 1820.
48.

Je ne saurais aimer, me disait une jeune femme ; Mirabeau et les lettres à Sophie m’ont dégoûtée des grandes âmes. Ces lettres fatales m’ont fait l’impression d’une expérience personnelle. Cherchez ce qu’on ne voit jamais dans les romans ; que deux ans de constance avant l’intimité, vous assurent du cœur de votre amant.

49.

Le ridicule effraye l’amour. Le ridicule impossible en Italie, ce qui est de bon ton à Venise est bizarre à Naples, donc rien n’est bizarre. Ensuite rien de ce qui fait plaisir n’est blâmé. Voilà qui tue l’honneur bête, et une moitié de la comédie.

50.

Les enfants commandent par les larmes, et quand on ne les écoute pas ils se font mal exprès. Les jeunes femmes se piquent d’amour-propre.

51.

C’est une réflexion commune ; mais que sous ce prétexte l’on oublie de croire que tous les jours les âmes qui sentent deviennent plus rares, et les esprits cultivés plus communs.

52.
Orgueil féminin.
Bologne, 18 avril, deux heures du matin.

Je viens de voir un exemple frappant, mais tout calcul fait, il faudrait quinze pages pour en donner une idée juste, j’aimerais mieux, si j’en avais le courage, noter les conséquences de ce que j’ai vu à n’en pas douter. Voilà donc une conviction qu’il faut renoncer à communiquer. Il y a trop de petites circonstances. Cet orgueil est l’opposé de la vanité française. Autant que je puis m’en souvenir, le seul ouvrage où je l’aie vu esquissé, c’est la partie des Mémoires de madame Roland, où elle conte les petits raisonnements qu’elle faisait étant fille.

53.

En France, la plupart des femmes ne font aucun cas d’un jeune homme jusqu’à ce qu’elles en aient fait un fat. Ce n’est qu’alors qu’il peut flatter la vanité.

Duclos.
54.
Modène, 1820.

Zilietti me dit à minuit, chez l’aimable Marchesina R… : « Je n’irai pas dîner avec vous demain à San-Michele (c’est une auberge) ; hier j’ai dit des bons mots, j’ai été plaisant en parlant à Cl***, cela pourrait me faire remarquer. »

N’allez pas croire que Zilietti soit sot ou timide. C’est un homme prudent et fort riche de cet heureux pays-ci.

55.

Ce qu’il faut admirer en Amérique, c’est le gouvernement et non la société. Ailleurs, c’est le gouvernement qui fait le mal. Ils ont changé de rôle à Boston, et le gouvernement fait l’hypocrite pour ne pas choquer la société.

56.

Les jeunes filles d’Italie, si elles aiment, sont livrées entièrement aux inspirations de la nature. Elles ne peuvent être aidées tout au plus que par un petit nombre de maximes fort justes qu’elles ont apprises en écoutant aux portes.

Comme si le hasard avait décidé que tout ici concourrait à préserver le naturel, elles ne lisent pas de romans par la raison qu’il n’y en a pas. À Genève et en France, au contraire, on fait l’amour à seize ans, pour faire un roman, et l’on se demande à chaque démarche et presque à chaque larme : Ne suis-je pas bien comme Julie d’Étanges ?

57.

Le mari d’une jeune femme qui est adorée par son amant qu’elle traite mal, et auquel elle permet à peine de lui baiser la main, n’a tout au plus que le plaisir physique le plus grossier, là où le premier trouverait les délices et les transports du bonheur le plus vif qui existe sur cette terre.

58.

Les lois de l’imagination sont encore si peu connues que j’admets l’aperçu suivant qui peut-être n’est qu’une erreur.

Je crois distinguer deux espèces d’imaginations.

1o L’imagination ardente, impétueuse, prime-sautière, conduisant sur-le-champ à l’action, se rongeant elle-même et languissant si l’on diffère seulement de vingt-quatre heures, comme celle de Fabio. L’impatience est son premier caractère, elle se met en colère contre ce qu’elle ne peut obtenir. Elle voit tous les objets extérieurs, mais ils ne font que l’enflammer, elle les assimile à sa propre substance, et les tourne sur-le-champ au profit de la passion.

2o L’imagination qui ne s’enflamme que peu à peu, lentement, mais qui avec le temps ne voit plus les objets extérieurs et parvient à ne plus s’occuper ni se nourrir que de sa passion. Cette dernière espèce d’imagination s’accommode fort bien de la lenteur et même de la rareté des idées. Elle est favorable à la constance. C’est celle de la plupart des pauvres jeunes filles allemandes mourant d’amour et de phtisie. Ce triste spectacle, si fréquent au delà du Rhin, ne se rencontre jamais en Italie.

59.

Habitudes de l’imagination. Un Français est réellement choqué de huit changements de décorations par acte de tragédie. Le plaisir de voir Macbeth est impossible pour cet homme ; il se console en damnant Shakespeare.

60.

En France, la province pour tout ce qui regarde les femmes est à quarante ans en arrière de Paris. À C…[4] une femme mariée me dit qu’elle ne s’est permis de lire que certains morceaux des Mémoires de Lauzun. Cette sottise me glace, je ne trouve plus une parole à lui dire, c’est bien là en effet, un livre que l’on quitte.

Manque de naturel, grand défaut des femmes de province. Leurs gestes multipliés et gracieux. Celles qui jouent le premier rôle dans leur ville, pires que les autres.

61.

Goethe, ou tout autre homme de génie allemand, estime l’argent ce qu’il vaut. Il ne faut penser qu’à sa fortune tant qu’on n’a pas six mille francs de rente, et puis n’y plus penser. Le sot, de son côté, ne comprend pas l’avantage qu’il y a à sentir et penser comme Goethe ; toute sa vie, il ne sent que par l’argent et ne pense qu’à l’argent. C’est par le mécanisme de ce double vote que dans le monde les prosaïques semblent l’emporter sur les cœurs nobles.

62.

En Europe le désir est enflammé par la contrainte, en Amérique il s’émousse par la liberté.

63.

Une certaine manie discutante s’est emparée de la jeunesse et l’enlève à l’amour. En examinant si Napoléon a été utile à la France, on laisse s’enfuir l’âge d’aimer ; même parmi ceux qui veulent être jeunes, l’affectation de la cravate, de l’éperon, de l’air martial, l’occupation de soi fait oublier de regarder cette jeune fille qui passe d’un air si simple et à laquelle son peu de fortune ne permet de sortir qu’une fois tous les huit jours.

64.

J’ai supprimé le chapitre Prude, et quelques autres.

Je suis heureux de trouver le passage suivant dans les mémoires d’Horace Walpole :

THE TWO ELISABETHS. Let us compare the daughters of two ferocious men, and see which was sovereign of a civilised nation, which of a barbarous one. Both were Elisabeths. The daughter of Peter (of Russia) was absolute yet spared a competitor and a rival ; and thought the person of an empress had suffisient allurements for as many of her subjects as she chose to honour with the communication. Elisabeth of England could neither forgive the claim of Mary Stuart nor her charms, but ungenerously emprisoned her (as George IV did Napoléon), when imploring protection and, without the sanction of either despotism or law, sacrificed many to her great and little jealousy. Yet this Elisabeth, piqued herself on chastity and while she practised every ridiculous art of coquetery to be admired at an unseemly age, kept off lovers whom she encouraged, and neither gratified her own desires nor their ambition. Who can help prefering the honest, open-hearted barbarian empress ? (Lord Oxford’s Memoirs.)

65.

L’extrême familiarité peut détruire la cristallisation. Une charmante jeune fille de seize ans devenait amoureuse d’un beau jeune homme du même âge qui ne manquait pas chaque soir, à la tombée de la nuit[5], de passer sous ses fenêtres. La mère l’invite à passer huit jours à la campagne. Le remède était hardi, j’en conviens, mais la jeune fille avait une âme romanesque, et le beau jeune homme était un peu plat : elle le méprisa au bout de trois jours.

66.
Bologne, 17 avril 1817.

Ave Maria (twilight), en Italie heure de la tendresse, des plaisirs de l’âme et de la mélancolie : sensation augmentée par le son de ces belles cloches.

Heures des plaisirs qui ne tiennent aux sens que par les souvenirs.

67.

Le premier amour d’un jeune homme qui entre dans le monde est ordinairement un amour ambitieux. Il se déclare rarement pour une jeune fille douce, aimable, innocente. Comment trembler, adorer, se sentir en présence d’une divinité ? Un adolescent a besoin d’aimer un être dont les qualités l’élèvent à ses propres yeux. C’est au déclin de la vie qu’on en revient tristement à aimer le simple et l’innocent, désespérant du sublime. Entre les deux, se place l’amour véritable, qui ne pense à rien qu’à soi-même.

68.

Les grandes âmes ne sont pas soupçonnées, elles se cachent ; ordinairement il ne paraît qu’un peu d’originalité. Il y a plus de grandes âmes qu’on ne le croirait.

69.

Quel moment que le premier serrement de main de la femme qu’on aime ! Le seul bonheur à comparer à celui-ci est le ravissant bonheur du pouvoir, celui que les ministres et rois font semblant de mépriser. Ce bonheur a aussi sa cristallisation qui demande une imagination plus froide et plus raisonnable. Voyez un homme qui vient d’être nommé ministre depuis un quart d’heure par Napoléon.

70.

La nature a donné la force au nord et l’esprit au midi, me disait le célèbre Jean de Muller, à Cassel, en 1808.

71.

Rien de plus faux que la maxime : « Nul n’est héros pour son valet de chambre », ou plutôt rien de plus vrai dans le sens monarchique : héros affecté comme l’Hippolyte de Phèdre. Desaix, par exemple, aurait été un héros même pour son valet de chambre (je ne sais, il est vrai, s’il en avait un), et plus héros pour son valet de chambre que pour tout autre. Sans le bon ton et le degré de comédie indispensable, Turenne et Fénelon eussent été des Desaix.

72.

Voici un blasphème : Moi, Hollandais, j’ose dire : les Français n’ont ni le vrai plaisir de la conversation, ni le vrai plaisir du théâtre : au lieu de délassement et de laisser aller parfait, c’est un travail. Au nombre des fatigues qui ont hâté la mort de madame de Staël, j’ai ouï compter le travail de la conversation pendant son dernier hiver[6].

W.
73.

Le degré de tension des nerfs de l’oreille pour écouter chaque note explique assez bien la partie physique du plaisir de la musique.

74.

Ce qui avilit les femmes galantes, c’est l’idée qu’elles ont et qu’on a, qu’elles commettent une grande faute.

75.

À l’armée, dans une retraite, avertissez d’un péril inutile à braver un soldat italien, il vous remercie presque et l’évite soigneusement. Indiquez le même péril par humanité à un soldat français, il croit que vous le défiez, se pique d’amour-propre, et court aussitôt s’y exposer. S’il l’osait, il chercherait à se moquer de vous.

Gyat, 1812.
76.

Toute idée extrêmement utile, si elle ne peut être exposée qu’en des termes fort simples, sera nécessairement méprisée en France. Jamais l’enseignement mutuel n’eût pris, trouvé par un Français. C’est exactement le contraire en Italie.

77.

Pour peu que vous ayez de passion pour une femme, ou que votre imagination ne soit pas épuisée, si elle a la maladresse de vous dire un soir d’un air tendre et interdit : « Hé bien, oui ; venez demain à midi, je ne recevrai personne ; » vous ne pouvez plus dormir, vous ne pouvez plus penser à rien, la matinée est un supplice ; enfin l’heure sonne, et il vous semble que chaque coup de l’horloge vous retentit dans le diaphragme.

78.

En amour, quand on divise de l’argent, on augmente l’amour ; quand on en donne, on tue l’amour.

On éloigne le malheur actuel, et pour l’avenir l’odieux de la crainte de manquer, ou bien l’on fait naître la politique et le sentiment d’être deux, on détruit la sympathie.

79.
(Messe des Tuileries, 1811).

Les cérémonies de la cour avec les poitrines découvertes des femmes, qu’elles étalent là comme les officiers leurs uniformes, et sans que tant de charmes fassent plus de sensation, rappellent involontairement à l’esprit les scènes de l’Arétin.

On voit ce que tout le monde fait par intérêt d’argent pour plaire à un homme, on voit tout un public agir à la fois sans morale et surtout sans passion. Cela joint a la présence de femmes très décolletées avec la physionomie de la méchanceté et le rire sardonique pour tout ce qui n’est pas intérêt personnel payé comptant par de bonnes jouissances, donne l’idée des scènes du Bagno, et jette bien loin toute difficulté fondée sur la vertu ou sur la satisfaction intérieure d’une âme contente d’elle-même.

J’ai vu, au milieu de tout cela, le sentiment de l’isolement disposer les cœurs tendres à l’amour.

80.

Si l’âme est employée à avoir de la mauvaise honte, et à la surmonter, elle ne ne peut pas avoir du plaisir. Le plaisir est un luxe ; pour en jouir il faut que la sûreté, qui est le nécessaire, ne coure aucun risque.

81.

Marque d’amour que ne savent pas feindre les femmes intéressées. Y a-t-il une véritable joie dans la réconciliation ? ou songe-t-on aux avantages à en retirer ?

82.

Les pauvres gens qui peuplent la Trappe sont des malheureux qui n’ont pas eu tout à fait assez de courage pour se tuer. J’excepte toujours les chefs qui ont le plaisir d’être chefs.

83.

C’est un malheur d’avoir connu la beauté italienne, on devient insensible. Hors de l’Italie on aime mieux la conversation des hommes.

84.

La prudence italienne tend à se conserver la vie, ce qui admet le jeu de l’imagination. (Voir une version de la mort du fameux acteur comique Pertica, le 24 décembre 1821.) La prudence anglaise, toute relative à amasser ou conserver assez d’argent pour couvrir la dépense, réclame au contraire une exactitude minutieuse et de tous les jours, habitude qui paralyse l’imagination. Remarquez qu’elle donne en même temps la plus grande force à l’idée du devoir.

85.

L’immense respect pour l’argent, grand et premier défaut de l’Anglais et de l’Italien, est moins sensible en France, et tout à fait réduit à de justes bornes en Allemagne.

86.

Les femmes françaises n’ayant jamais vu le bonheur des passions vraies, sont peu difficiles sur le bonheur intérieur de leur ménage, et le tous les jours de la vie.

Compiègne.
87.

« Vous me parlez d’ambition comme chasse-ennui, disait Kamensky, tout le temps que je faisais chaque soir deux lieues au galop pour aller voir la princesse à Kolich, j’étais en société intime avec un despote que je respectais, qui avait tout mon bonheur en son pouvoir, et la satisfaction de tous mes désirs possibles. »

Wilna, 1812.
88.

La perfection dans les petits soins de savoir-vivre et de toilette, une grande bonté, nul génie, de l’attention pour une centaine de petites choses chaque jour, l’incapacité de s’occuper plus de trois jours d’un même événement ; joli contraste avec la sévérité puritaine, la cruauté biblique, la probité stricte, l’amour-propre timide et souffrant, le cant universel ; et cependant voilà les deux premiers peuples du monde

89.

Puisque parmi les princesses il y a eu une Catherine II impératrice, pourquoi, parmi les bourgeoises, n’y aurait-il pas une femme Samuel Bernard ou Lagrange ?

90.

Alviza appelle un manque de délicatesse impardonnable, d’oser écrire des lettres où vous parlez d’amour à une femme que vous adorez, et qui, en vous regardant tendrement, vous jure qu’elle ne vous aimera jamais.

91.

Il a manqué au plus grand philosophe qu’aient eu les Français de vivre dans quelque solitude des Alpes, dans quelque séjour éloigné, et de lancer de là son livre dans Paris sans y venir jamais lui-même. Voyant Helvétius si simple et si honnête homme, jamais des gens musqués et affectés comme Suard, Marmontel, Diderot, ne purent penser que c’était là un grand philosophe. Ils furent de bonne foi en méprisant sa raison profonde ; d’abord elle était simple, péché irrémissible en France ; en second lieu, l’homme, non pas le livre, était rabaissé par une faiblesse : il attachait une importance extrême à avoir ce qu’on appelle en France de la gloire, à être à la mode parmi les contemporains comme Balzac, Voiture, Fontenelle.

Rousseau avait trop de sensibilité et trop peu de raison, Buffon trop d’hypocrisie à son jardin des plantes, Voltaire trop d’enfantillage dans la tête, pour pouvoir juger le principe d’Helvétius.

Ce philosophe commit la petite maladresse d’appeler ce principe l’intérêt, au lieu de lui donner le joli nom de plaisir[7], mais que penser du bon sens de toute une littérature qui se laisse fourvoyer par une aussi petite faute ?

Un homme d’esprit ordinaire, le prince Eugène de Savoie, par exemple, à la place de Régulus, serait resté tranquillement à Rome où il se serait même moqué de la bêtise du sénat de Carthage ; Régulus y retourne. Le prince Eugène aurait suivi son intérêt exactement comme Régulus suivit le sien.

Dans presque tous les événements de la vie, une âme généreuse voit la possibilité d’une action dont l’âme commune n’a pas même l’idée. À l’instant même où la possibilité de cette action devient visible à l’âme généreuse, il est de son intérêt de la faire.

Si elle n’exécutait pas cette action qui vient de lui apparaître, elle se mépriserait soi-même ; elle serait malheureuse. On a des devoirs suivant la portée de son esprit. Le principe d’Helvétius est vrai même dans les exaltations les plus folles de l’amour, même dans le suicide. Il est contre sa nature, il est impossible que l’homme ne fasse pas toujours, et dans quelque instant que vous vouliez le prendre, ce qui dans le moment est possible et lui fait le plus de plaisir.

92.

Avoir de la fermeté dans le caractère, c’est avoir éprouvé l’effet des autres sur soi-même, donc il faut les autres.

93.
L’amour antique.

L’on n’a point imprimé de lettres d’amour posthumes des dames romaines. Pétrone a fait un livre charmant, mais n’a peint que la débauche.

Pour l’amour à Rome, après la Didon[8] et la seconde églogue de Virgile, nous n’avons rien de plus précis que les écrits des trois grands poètes Ovide, Tibulle et Properce.

Or, les élégies de Parny ou la lettre d’Héloïse à Abélard, de Colardeau, sont des peintures bien imparfaites et bien vagues si on les compare à quelques lettres de la Nouvelle-Héloïse, à celles d’une Religieuse portugaise, de Mlle de Lespinasse, de la Sophie de Mirabeau, de Werther, etc.

La poésie avec ses comparaisons obligées, sa mythologie que ne croit pas le poète, sa dignité de style à la Louis XIV, et tout l’attirail de ses ornements appelés poétiques, est bien au-dessous de la prose dès qu’il s’agit de donner une idée claire et précise des mouvements du cœur ; or, dans ce genre, on n’émeut que par la clarté.

Tibulle, Ovide et Properce furent de meilleur goût que nos poètes ; ils ont peint l’amour tel qu’il put exister chez les fiers citoyens de Rome ; encore vécurent-ils sous Auguste qui, après avoir fermé le temple de Janus, cherchait à ravaler les citoyens à l’état de sujets loyaux d’une monarchie.

Les maîtresses de ces trois grands poètes furent des femmes coquettes, infidèles et vénales ; ils ne cherchèrent auprès d’elles que des plaisirs physiques, et je croirais qu’ils n’eurent jamais l’idée des sentiments sublimes[9] qui, treize siècles plus tard, firent palpiter le sein de la tendre Héloïse.

J’emprunte le passage suivant à un littérateur distingué et qui connaît beaucoup mieux que moi les poètes latins :

« Le brillant génie d’Ovide[10], l’imagination riche de Properce, l’âme sensible de Tibulle, leur inspirèrent sans doute des vers de nuances différentes, mais ils aimèrent de la même manière des femmes à peu près de la même espèce. Ils désirent, ils triomphent, ils ont des rivaux heureux, ils sont jaloux, ils se brouillent et se raccommodent ; ils sont infidèles à leur tour, on leur pardonne, et ils retrouvent un bonheur qui bientôt est troublé par le retour des mêmes chances.

« Corinne est mariée. La première leçon que lui donne Ovide est pour lui apprendre par quelle adresse elle doit tromper son mari ; quels signes ils doivent se faire devant lui et devant le monde, pour s’entendre et n’être entendus que d’eux seuls. La jouissance suit de près ; bientôt des querelles, et ce qu’on n’attendrait pas d’un homme aussi galant qu’Ovide, des injures et des coups ; puis des excuses, des larmes et le pardon. Il s’adresse quelquefois à des subalternes, à des domestiques, au portier de son amie pour qu’il lui ouvre la nuit, à une maudite vieille qui la corrompt et lui apprend à se donner à prix d’or, à un vieil eunuque qui la garde, à une jeune esclave pour qu’elle lui remette des tablettes où il demande un rendez-vous. Le rendez-vous est refusé : il maudit ses tablettes, qui ont eu un si mauvais succès. Il en obtient un plus heureux : il s’adresse à l’Aurore pour qu’elle ne vienne pas interrompre son bonheur.

« Bientôt il s’accuse de ses nombreuses infidélités, de son goût pour toutes les femmes. Un instant après Corinne est aussi infidèle : il ne peut supporter l’idée qu’il lui a donné des leçons dont elle profite avec un autre. Corinne à son tour est jalouse ; elle s’emporte en femme plus colère que tendre : elle l’accuse d’aimer une jeune esclave. Il lui jure qu’il n’en est rien, et il écrit à cette esclave ; et tout ce qui avait fâché Corinne était vrai. Comment l’a-t-elle pu savoir ? Quels indices les ont trahis ? Il demande à la jeune esclave un nouveau rendez-vous. Si elle le lui refuse, il menace de tout avouer à Corinne. Il plaisante avec un ami de ses deux amours, de la peine et des plaisirs qu’ils lui donnent. Peu après c’est Corinne seule qui l’occupe. Elle est toute à lui. Il chante son triomphe comme si c’était sa première victoire. Après quelques incidents que pour plus d’une raison il faut laisser dans Ovide, et d’autres qu’il serait trop long de rappeler, il se trouve que le mari de Corinne est devenu trop facile. Il n’est plus jaloux ; cela déplaît à l’amant qui le menace de quitter sa femme s’il ne reprend sa jalousie. Le mari lui obéit trop ; il fait si bien surveiller Corinne qu’Ovide ne peut plus en approcher. Il se plaint de cette surveillance qu’il a provoquée, mais il saura bien la tromper ; par malheur il n’est pas le seul à y parvenir. Les infidélités de Corinne recommencent et se multiplient ; ses intrigues deviennent si publiques, que la seule grâce qu’Ovide lui demande, c’est qu’elle prenne quelque peine pour le tromper, et qu’elle se montre un peu moins évidemment ce qu’elle est. Telles furent les mœurs d’Ovide et de sa maîtresse, tel est le caractère de leurs amours.

« Cinthie est le premier amour de Properce, et ce sera le dernier. Dès qu’il est heureux, il est jaloux. Cinthie aime trop la parure ; il lui demande de fuir le luxe et d’aimer la simplicité. Il est livré lui-même à plus d’un genre de débauche. Cinthie l’attend ; il ne se rend qu’au matin auprès d’elle, sortant de table et pris de vin. Il la trouve endormie ; elle est longtemps sans que tout le bruit qu’il fait, sans que ses caresses mêmes la réveillent ; elle ouvre enfin les yeux et lui fait les reproches qu’il mérite. Un ami veut le détacher de Cinthie ; il fait à cet ami l’éloge de sa beauté, de ses talents. Il est menacé de la perdre : elle part avec un militaire ; elle va suivre les camps, elle s’expose à tout pour suivre son soldat. Properce ne s’emporte point, il pleure, il fait des vœux pour qu’elle soit heureuse. Il ne sortira point de la maison qu’elle a quittée ; il ira au-devant des étrangers qui l’auront vue ; il ne cessera de les interroger sur Cinthie. Elle est touchée de tant d’amour. Elle quitte le soldat, et reste avec le poète. Il remercie Apollon et les muses ; il est ivre de son bonheur. Ce bonheur est bientôt troublé par de nouveaux accès de jalousie, interrompu par l’éloignement et par l’absence. Loin de Cinthie, il ne s’occupe que d’elle. Ses infidélités passées lui en font craindre de nouvelles. La mort ne l’effraye pas, il ne craint que de perdre Cinthie ; qu’il soit sûr qu’elle lui sera fidèle, il descendra sans regret au tombeau.

« Après de nouvelles trahisons, il s’est cru délivré de son amour, mais bientôt il reprend ses fers. Il fait le portrait le plus ravissant de sa maîtresse, de sa beauté, de l’élégance de sa parure, de ses talents pour le chant, la poésie et la danse, tout redouble et justifie son amour. Mais Cinthie, aussi perverse qu’elle est aimable, se déshonore dans toute la ville par des aventures d’un tel éclat, que Properce ne peut plus l’aimer sans honte. Il en rougit, mais il ne peut se détacher d’elle. Il sera son amant, son époux ; jamais il n’aimera que Cinthie. Ils se quittent et se reprennent encore. Cinthie est jalouse, il la rassure. Jamais il n’aimera une autre femme. Ce n’est point en effet une seule femme qu’il aime : ce sont toutes les femmes. Il n’en possède jamais assez, il est insatiable de plaisirs. Il faut pour le rappeler à lui-même que Cinthie l’abandonne encore. Ses plaintes alors sont aussi vives que si jamais il n’eut été infidèle lui-même. Il veut fuir. Il se distrait par la débauche. Il s’était enivré comme à son ordinaire. Il feint qu’une troupe d’amours le rencontre et le ramène aux pieds de Cinthie. Leur raccommodement est suivi de nouveaux orages. Cinthie, dans un de leurs soupers, s’échauffe de vin comme lui, renverse la table, lui jette les coupes à la tête ; il trouve cela charmant. De nouvelles perfidies le forcent enfin à rompre sa chaîne ; il veut partir ; il va voyager dans la Grèce ; il fait tout le plan de son voyage, mais il renonce à ce projet, et c’est pour se voir encore l’objet de nouveaux outrages. Cinthie ne se borne plus à le trahir, elle le rend la risée de ses rivaux ; mais une maladie vient la saisir, elle meurt. Elle lui reproche ses infidélités, ses caprices, l’abandon où il l’a laissée à ses derniers moments, et jure qu’elle même, malgré les apparences, lui fut toujours fidèle. Telles sont les mœurs et les aventures de Properce et de sa maîtresse ; telle est en abrégé l’histoire de leurs amours. Voilà la femme qu’une âme comme celle de Properce fut réduite à aimer.

« Ovide et Properce furent souvent infidèles, mais jamais inconstants. Ce sont deux libertins fixés qui portent souvent çà et là leurs hommages, mais qui reviennent toujours reprendre la même chaîne. Corinne et Cinthie ont toutes les femmes pour rivales ; elles n’en ont particulièrement aucune. La muse de ces deux poètes est fidèle si leur amour ne l’est pas, et aucun autre nom que ceux de Corinne et de Cinthie ne figure dans leurs vers. Tibulle, amant et poète plus tendre, moins vif et moins emporté qu’eux dans ses goûts, n’a pas la même constance. Trois beautés sont l’une après l’autre les objets de son amour et de ses vers. Délie est la première, la plus célèbre, et aussi la plus aimée. Tibulle a perdu sa fortune, mais il lui reste la campagne et Délie ; qu’il la possède dans la paix des champs, qu’il puisse en expirant presser la main de Délie dans le sienne ; qu’elle suive en pleurant sa pompe funèbre, il ne forme point d’autres vœux. Délie est enfermée par un mari jaloux : il pénétrera dans sa prison malgré les Argus et les triples verrous. Il oubliera dans ses bras toutes ses peines. Il tombe malade, et Délie seule l’occupe. Il l’engage à être toujours chaste, à mépriser l’or, à n’accorder qu’à lui ce qu’il a obtenu d’elle. Mais Délie ne suit point ce conseil. Il a cru pouvoir supporter son infidélité : il y succombe et demande grâce à Délie et à Vénus. Il cherche dans le vin un remède qu’il n’y trouve pas ; il ne peut ni adoucir ses regrets, ni se guérir de son amour. Il s’adresse au mari de Délie trompé comme lui ; il lui révèle toutes les ruses dont elle se sert pour attirer et pour voir ses amants. Si ce mari ne sait pas la garder, qu’il la lui confie : il saura bien les écarter et garantir de leurs pièges celle qui les outrage tous deux. Il s’apaise, il revient à elle, il se souvient de la mère de Délie qui protégeait leurs amours ; le souvenir de cette bonne femme rouvre son cœur à des sentiments tendres, et tous les torts de Délie sont oubliés. Mais elle en a bientôt de plus graves. Elle s’est laissé corrompre par l’or et les présents, elle est à un autre, à d’autres. Tibulle rompt enfin une chaîne honteuse, et lui dit adieu pour toujours.

« Il passe sous les lois de Némésis et n’en est pas plus heureux ; elle n’aime que l’or, et se soucie peu des vers et des dons du génie. Némésis est une femme avare qui se donne au plus offrant ; il maudit son avarice, mais il l’aime, et ne peut vivre s’il n’en est aimé. Il tâche de la fléchir par des images touchantes. Elle a perdu sa jeune sœur ; il ira pleurer sur son tombeau, et confier ses chagrins à cette cendre muette. Les mânes de la sœur de Némésis s’offenseront des larmes que Némésis fait répandre. Qu’elle n’aille pas mépriser leur colère. La triste image de sa sœur viendrait la nuit troubler son sommeil… Mais ces tristes souvenirs arrachent des pleurs à Némésis. Il ne veut point à ce prix acheter même le bonheur. Nééra est sa troisième maîtresse. Il a joui longtemps de son amour ; il ne demande aux dieux que de vivre et de mourir avec elle ; mais elle part, elle est absente ; il ne peut s’occuper que d’elle, il ne demande qu’elle aux dieux ; il a vu en songe Apollon qui lui a annoncé que Nééra l’abandonne. Il refuse de croire à ce songe ; il ne pourrait survivre à ce malheur, et cependant ce malheur existe. Nééra est infidèle ; il est encore une fois abandonné. Tel fut le caractère et le sort de Tibulle, tel est le triple et assez triste roman de ses amours.

« C’est en lui surtout qu’une douce mélancolie domine, qu’elle donne même au plaisir une teinte de rêverie et de tristesse qui en fait le charme. S’il y eut un poète ancien qui mit du moral dans l’amour, ce fut Tibulle ; mais ces nuances de sentiment qu’il exprime si bien sont en lui, il ne songe pas plus que les deux autres à les chercher ou à les faire naître chez ses maîtresses ; leurs grâces, leur beauté, sont tout ce qui l’enflamme ; leurs faveurs, ce qu’il désire ou ce qu’il regrette ; leur perfidie, leur vénalité, leur abandon, ce qui le tourmente. De toutes ces femmes devenues célèbres par les vers de trois grands poètes, Cinthie paraît la plus aimable. L’attrait des talents se joint en elle à tous les autres ; elle cultive le chant, la poésie ; mais, pour tous ces talents, qui étaient souvent ceux des courtisanes d’un certain ordre, elle n’en vaut pas mieux ; le plaisir, l’or et le vin n’en sont pas moins ce qui la gouverne et Properce, qui vante une ou deux fois seulement en elle ce goût pour les arts, n’en est pas moins, dans sa passion pour elle, maîtrisé par une tout autre puissance. »

Ces grands poètes furent apparemment au nombre des âmes les plus tendres et les plus délicates de leur siècle, et voilà pourtant qui ils aimèrent et comment ils aimèrent. Ici il faut faire abstraction de toute considération littéraire. Je ne leur demande qu’un témoignage sur leur siècle et dans deux mille ans un roman de Ducray-Duminil sera un témoignage de nos mœurs.

93 bis.

L’un de mes grands regrets, c’est de n’avoir pu voir la Venise de 1760[11] ; une suite de hasards heureux avait réuni apparemment, dans ce petit espace, et les institutions politiques et les opinions les plus favorables au bonheur de l’homme. Une douce volupté donnait à tous un bonheur facile. Il n’y avait point de combat intérieur et point de crimes. La sérénité était sur tous les visages, personne ne songeait à paraître plus riche, l’hypocrisie ne menait à rien. Je me figure que ce devait être le contraire de Londres en 1822.

94.

Si vous remplacez le manque de sécurité personnelle par la juste crainte de manquer d’argent, vous verrez que les États-Unis d’Amérique, par rapport à la passion dont nous essayons une monographie, ressemblent beaucoup à l’antiquité.

En parlant des esquisses plus ou moins imparfaites de l’amour-passion, que nous ont laissées les anciens, je vois que j’ai oublié les Amours de Médée dans l’Argonautique. Virgile les a copiées dans sa Didon. Comparez cela à l’amour tel qu’il est dans un roman moderne, le doyen de Killerine, par exemple.

95.

Le Romain sent les beautés de la nature et des arts, avec une force, une profondeur, une justesse étonnantes, mais, s’il se met à vouloir raisonner sur ce qu’il sent avec tant d’énergie, c’est à faire pitié.

C’est peut-être que le sentiment lui vient de la nature, et sa logique du gouvernement.

On voit sur-le-champ pourquoi les beaux arts, hors de l’Italie, ne sont qu’une mauvaise plaisanterie ; on en raisonne mieux, mais le public ne sent pas.

96.
Londres, 20 novembre 1821.

Un homme fort raisonnable, et qui est arrivé hier de Madras, me dit en deux heures de conversation ce que je réduis aux vingt lignes suivantes :

Ce sombre, qu’une cause inconnue fait peser sur le caractère anglais, pénètre si avant dans les cœurs, qu’au bout du monde, à Madras, quand un Anglais peut obtenir quelques jours de vacance, il quitte bien vite la riche et florissante Madras, pour venir se dérider dans la petite ville française de Pondichéry, qui, sans richesses et presque sans commerce, fleurit sous l’administration paternelle de M. Dupuy. À Madras on boit du vin de Bourgogne à trente-six francs la bouteille ; la pauvreté des Français de Pondichéry, fait que, dans les sociétés les plus distinguées, les rafraîchissements consistent en grands verres d’eau. Mais on y rit.

Maintenant, il y a plus de liberté en Angleterre qu’en Prusse. Le climat est le même que celui de Kœnigsberg, de Berlin, de Varsovie, villes qui sont loin de marquer par leur tristesse. Les classes ouvrières y ont moins de sécurité et y boivent tout aussi peu de vin qu’en Angleterre, elles sont beaucoup plus mal vêtues.

Les aristocraties de Venise et de Vienne ne sont pas tristes.

Je ne vois qu’une différence, dans les pays gais, on lit peu la Bible et il y a de la galanterie. Je demande pardon de revenir souvent sur une démonstration dont je doute. Je supprime vingt faits dans le sens du précédent.

97.

Je viens de voir, dans un beau château, près de Paris, un jeune homme très joli, fort spirituel, très riche, de moins de vingt ans ; le hasard l’y a laissé presque seul, et pendant longtemps, avec une fort belle fille de dix-huit ans, pleine de talents, de l’esprit le plus distingué, fort riche aussi. Qui ne se serait attendu à une passion ? Rien moins que cela, l’affectation était si grande chez ces deux jolies créatures, que chacune n’était occupée que de soi et de l’effet qu’elle devait produire.

98.

J’en conviens, dès le lendemain d’une grande action, un orgueil sauvage a fait tomber ce peuple dans toutes les fautes et les niaiseries qui se sont présentées. Voici pourtant ce qui m’empêche d’effacer les louanges que je donnais autrefois à ce représentant du moyen âge.

La plus jolie femme de Narbonne est une jeune Espagnole à peine âgée de vingt ans, qui vit là fort retirée avec son mari espagnol aussi et officier en demi-solde. Cet officier fut obligé, il y a quelque temps, de donner un soufflet à un fat : le lendemain sur le champ de bataille, le fat voit arriver la jeune Espagnole ; nouveau déluge de propos affectés : « Mais en vérité c’est une horreur, comment avez-vous pu dire cela à votre femme, madame vient pour empêcher notre combat ? » — Je viens vous enterrer, répond la jeune Espagnole.

Heureux le mari qui peut tout dire à sa femme. Le résultat ne démentit pas la fierté du propos. Cette action eût passé pour peu convenable en Angleterre. Donc la fausse décence diminue le peu de bonheur qui se trouve ici-bas.

99.

L’aimable Donézan disait hier : « Dans ma jeunesse, et jusque bien avant dans ma carrière, puisque j’avais cinquante ans en 89, les femmes portaient de la poudre dans leurs cheveux.

« Je vous avouerai qu’une femme sans poudre me fait répugnance ; la première impression est toujours d’une femme de chambre qui n’a pas eu le loisir de faire sa toilette. »

Voilà la seule raison contre Shakespeare et en faveur des unités.

Les jeunes gens ne lisant que la Harpe, le goût des grands toupets poudrés, comme ceux que portait la feue reine Marie-Antoinette, peut encore durer quelques années. Je connais aussi des gens qui méprisent le Corrège et Michel-Ange, et certes, M. Donézan était homme d’infiniment d’esprit.

100.

Froide, brave, calculatrice, méfiante, discutante, ayant toujours peur d’être électrisée par quelqu’un qui pourrait se moquer d’elle en secret, absolument libre d’enthousiasme, un peu jalouse des gens qui ont vu de grandes choses à la suite de Napoléon, telle était la jeunesse de ce temps-là, plus estimable qu’aimable. Elle amenait forcément le gouvernement au rabais du centre gauche. Ce caractère de la jeunesse se retrouvait jusque parmi les conscrits, dont chacun n’aspire qu’à finir son temps.

Toutes les éducations, données exprès ou par hasard, forment les hommes pour une certaine époque de la vie. L’éducation du siècle de Louis XV plaçait à vingt-cinq ans le plus beau moment de ses élèves[12].

C’est à quarante que les jeunes gens de ce temps-là seront le mieux, ils auront perdu la méfiance et la prétention, et gagné l’aisance et la gaieté.

101.
Discussion entre l’homme de bonne foi et l’homme d’académie

« Dans cette discussion avec l’académicien, toujours l’académicien se sauvait en reprenant de petites dates, et autres semblables erreurs de peu d’importance ; mais la conséquence et qualification naturelle des choses, il niait toujours, ou semblait ne pas entendre ; par exemple, que Néron eût été cruel empereur ou Charles II parjure. Or comment prouver de telles choses, ou les prouvant, ne pas arrêter la discussion générale et en perdre le fil ?

« Telle manière de discussion ai-je toujours vue entre telles gens, dont l’un ne cherche que vérité et avancement en icelle, l’autre faveur de son maître ou parti, et gloire du bien dire. Et j’ai estimé grande duperie et perdement de temps en l’homme de bonne foi, de s’arrêter à parler avec lesdits académiciens. »

Œuvres badines de Guy Allard de Voiron.
102.

Il n’y a qu’une très petite partie de l’art d’être heureux qui soit une science exacte, une sorte d’échelle sur laquelle on soit assuré de monter un échelon chaque siècle, c’est celle qui dépend du gouvernement (encore ceci n’est-il qu’une théorie, je vois les Vénitiens de 1770 plus heureux que les gens de Philadelphie d’aujourd’hui).

Du reste, l’art d’être heureux est comme la poésie ; malgré le perfectionnement de toutes choses, Homère, il y a deux mille sept cents ans, avait plus de talent que lord Byron.

En lisant attentivement Plutarque, je crois m’apercevoir qu’on était plus heureux en Sicile, du temps de Dion, quoiqu’on n’eût ni imprimerie, ni punch à la glace, que nous ne savons l’être aujourd’hui. J’aimerais mieux être un Arabe du ve siècle qu’un Français du xix- siècle.

103.

Ce n’est jamais cette illusion, qui renaît et se détruit à chaque seconde, que l’on va chercher au théâtre, mais l’occasion de prouver à son voisin, ou du moins à soi-même, si l’on a la contrariété de n’avoir point de voisin, que l’on a bien lu son la Harpe et que l’on est homme. de goût. C’est un plaisir de vieux pédant que se donne la jeunesse.

104.

Une femme appartient de droit à l’homme qui l’aime et qu’elle aime plus que la vie.

105.

La cristallisation ne peut pas être excitée par des hommes-copies, et les rivaux les plus dangereux sont les plus différents.

106.

Dans une société très avancée, l’amour-passion est aussi naturel que l’amour physique chez des sauvages.

M.
107.

Sans les nuances, avoir une femme qu’on adore ne serait pas un bonheur, et même serait impossible.

L. 7 octobre.
108.

D’où vient l’intolérance des stoïciens ? De la même source que celles des dévots outrés. Ils ont de l’humeur parce qu’ils luttent contre la nature, qu’ils se privent et qu’ils souffrent. S’ils voulaient s’interroger de bonne foi sur la haine qu’ils portent à ceux qui professent une morale moins sévère, ils s’avoueraient qu’elle naît de la jalousie secrète d’un bonheur qu’ils envient et qu’ils se sont interdit, sans croire aux récompenses qui les dédommageraient de leurs sacrifices.

Diderot.
109.

Les femmes qui ont habituellement de l’humeur pourraient se demander si elles suivent le système de conduite qu’elles croient sincèrement le chemin du bonheur. N’y a-t-il pas un peu de manque de courage accompagné d’un peu de vengeance basse au fond du cœur d’une prude ? Voir la mauvaise humeur de madame Deshoulières dans ses derniers jours.

Notice de M. Lemontey.
110.

Rien de plus indulgent parce que rien n’est plus heureux que la vertu de bonne foi ; mais mistress Hutchinson elle-même manque d’indulgence.

111.

Immédiatement après ce bonheur vient celui d’une femme jeune, jolie, facile, qui ne se fait point de reproches. À Messine on disait du mal de la contessina Vicenzella : « Que voulez-vous, disait-elle, je suis jeune, libre, riche, et peut-être pas laide. J’en souhaite autant à toutes les femmes de Messine. » Cette femme charmante, et qui ne voulut jamais avoir pour moi que de l’amitié, est celle qui m’a fait connaître les douces poésies de l’abbé Melli, en dialecte sicilien ; poésies délicieuses, quoique gâtées encore par la mythologie.

Delfante.
112.

Le public de Paris a une capacité d’attention, c’est trois jours ; après quoi présentez-lui la mort de Napoléon ou la condamnation de M. Béranger à deux mois de prison, absolument la même sensation, ou le même manque de tact à qui en reparle le quatrième jour. Toute grande capitale doit-elle être ainsi, ou cela tient-il à la bonté et la légèreté parisienne ? Grâce à l’orgueil aristocratique et à la timidité souffrante, Londres n’est qu’une nombreuse collection d’ermites : ce n’est pas une capitale. Vienne n’est qu’une oligarchie de deux cents familles environnées de cent cinquante mille artisans ou domestiques qui les servent : ce n’est pas là non plus une capitale. Naples et Paris, les deux seules capitales.

Extrait des Voyages de Birkbeck, page 371.
113.

S’il était une époque où, d’après les théories vulgaires, appelées raisonnables par les hommes communs, la prison pût être supportable, ce serait celle où, après une détention de plusieurs années, un pauvre prisonnier n’est plus séparé que par un mois ou deux du moment qui doit le mettre en liberté. Mais la cristallisation en ordonne autrement. Le dernier mois est plus pénible que les trois dernières années. M. d’Hotelans a vu à la maison d’arrêt de Melun plusieurs prisonniers détenus depuis longtemps, parvenus à quelques mois du jour qui devait les rendre à la liberté, mourir d’impatience.

114.

Je ne puis résister au plaisir de transcrire une lettre écrite en mauvais anglais, par une jeune Allemande. Il est donc prouvé qu’il y a des amours constantes, et tous les hommes de génie ne sont pas des Mirabeau. Klopstock, le grand poète, passe à Hambourg pour avoir été un homme aimable ; voici ce que sa jeune femme écrivait à une amie intime :

« After having seen him two hours, I was obliged to pass the evening in a company, which never had been so wearisome to me. I could not speak, I could not play ; I thought I saw nothing but Klopstock ; I saw him the next day, and the following and we were very seriously friends. But the fourth day he departed. It was a strong hour the hour of his departure ! He wrote soon after and from that time our correspondence began to be a very diligent one. I sincerely believed my love to be friendship. I spoke with my friends of nothing but Klopstock, and showed his letters. They raillied at me and said I was in love. I raillied them again, and said that they must have a very friendshipless heart, if they had no idea of friendship to a man as well as to a woman. Thus it continued eight months, in which time my friends found as much love in Klopstock’s letters as in me. I perceived it likewise, but I would not believe it. At the last Klopstock said plainly that he loved ; and I startled as for a wrong thing ; I answered that it was no love, but friendship, as it was what I felt for him ; we had not seen one another enough to love (as if love must have more time than friendship). This was sincerely my meaning, and I had this meaning till Klopstock came again to Hamburg. This he did a year after we had seen one another the first time. We saw, we were friends, we loved and a short time after, I could even tell Klopstock that I loved. But we were obliged to part again, and wait two years for our wedding. My mother would not let marry me a stranger. I could marry then without her consentment, as by the death of my father my fortune depended not on her ; but this was a horrible idea for me ; and thank heaven that I have prevailed by prayers ! At this time knowing Klopstock, she loves him as her lifely son, and thanks god that she has not persisted. We married and I am the happiest wife in the world. In some few months it will be four years that I am so happy… »

Correspondence of Richardson, vol. III, page 147.
115.

Il n’y a d’unions à jamais légitimes que celles qui sont commandées par une vraie passion.

M.
116.

Pour être heureuse avec la facilité des mœurs, il faut une simplicité de caractère qu’on trouve en Allemagne, en Italie, mais jamais en France.

La duchesse de C…
117.

Par orgueil, les Turcs privent leurs femmes de tout ce qui peut donner un aliment à la cristallisation. Je vis depuis trois mois chez un peuple ou, par orgueil, les gens titrés en seront bientôt là.

Les hommes appellent pudeur les exigences d’un orgueil rendu fou par l’aristocratie. Comment oser manquer à la pudeur ? Aussi, comme à Athènes, les gens d’esprit ont une tendance marquée à se réfugier auprès des courtisanes, c’est-à-dire auprès de ces femmes qu’une faute éclatante a mises à l’abri des affectations de la pudeur.

Vie de Fox.
118.

Dans le cas d’amour empêché par victoire trop prompte, j’ai vu la cristallisation chez les caractères tendres chercher à se former après. Elle dit en riant : « Non, je ne t’aime pas. »

119.

L’éducation actuelle des femmes, ce mélange bizarre de pratiques pieuses et de chansons fort vives (di piacer mi balza il cor de la Gazza ladra), est la chose du monde la mieux calculée pour éloigner le bonheur. Cette éducation fait les têtes les plus inconséquentes. Mme de R…, qui craignait la mort, vient de mourir parce qu’elle trouvait drôle de jeter les médecines par la fenêtre. Ces pauvres petites femmes prennent l’inconséquence pour de la gaieté, parce que la gaieté est souvent inconséquente en apparence. C’est comme l’Allemand qui se fait vif en se jetant par la fenêtre.

120.

La vulgarité, éteignant l’imagination, produit sur-le-champ pour moi l’ennui mortel. La charmante comtesse K… me montrant ce soir les lettres de ses amants, que je trouve grossières.

Forli, 17 mars. Henri.

L’imagination n’était pas éteinte, elle était seulement fourvoyée, et par répugnance cessait bien vite de se figurer la grossièreté de ces plats amants.

121.
Rêverie métaphysique.
Belgirate, 26 octobre 1810.

Pour peu qu’une véritable passion rencontre de contrariétés, elle produit vraisemblablement plus de malheur que de bonheur ; cette idée peut n’être pas vraie pour une âme tendre, mais elle est d’une évidence parfaite pour la majeure partie des hommes, et en particulier pour les froids philosophes qui, en fait de passions, ne vivent presque que de curiosité et d’amour-propre.

Ce qui précède, je le disais hier soir à la contessina Fulvia, en nous promenant sur la terrasse de l’Isola-Bella, à l’orient, près du grand pin. Elle me répondit : « Le malheur produit une beaucoup plus forte impression sur l’existence humaine que le plaisir.

» La première vertu de tout ce qui prétend à nous donner le plaisir, c’est de frapper fort.

» Ne pourrait-on pas dire que la vie elle-même n’étant faite que de sensations, le goût universel de tous les êtres qui ont vie est d’être avertis qu’ils vivent par les sensations les plus fortes possibles ? Les gens du Nord ont peu de vie ; voyez la lenteurs de leurs mouvements. Le dolce farniente des Italiens, c’est le plaisir de jouir des émotions de son âme, mollement étendu sur un divan, plaisir impossible, si l’on court toute la journée à cheval ou dans un droski, comme l’Anglais ou le Russe. Ces gens mourraient d’ennui sur un divan. Il n’y a rien à regarder dans leurs âmes.

» L’amour donne les sensations les plus fortes possibles ; la preuve en est que dans ces moments d’inflammation, comme diraient les physiologistes, le cœur forme ces alliances de sensations qui semblent si absurdes aux philosophes Helvétius, Buffon et autres. Luizina, l’autre jour, s’est laissé tomber dans le lac, comme vous savez ; c’est qu’elle suivait des yeux une feuille de laurier détachée de quelque arbre de l’Isola-Madre (îles Borromées). La pauvre femme m’a avoué qu’un jour son amant, en lui parlant, effeuillait une branche de laurier dans le lac, et lui disait : Vos cruautés et les calomnies de votre amie m’empêchent de profiter de la vie et d’acquérir quelque gloire.

» Une âme qui, par l’effet de quelque grande passion, ambition, jeu, amour, jalousie, guerre, etc., a connu les moments d’angoisse et d’extrême malheur, par une bizarrerie bien incompréhensible, méprise le bonheur d’une vie tranquille et où tout semble fait à souhait : un joli château dans une position pittoresque, beaucoup d’aisance, une bonne femme, trois jolis enfants, des amis aimables et en quantité, ce n’est là qu’une faible esquisse de tout ce que possède notre hôte, le général C…, et cependant vous savez qu’il a dit être tenté d’aller à Naples prendre le commandement d’une guérilla. Une âme faite pour les passions sent d’abord que cette vie heureuse l’ennuie, et peut-être aussi qu’elle ne lui donne que des idées communes. Je voudrais, vous disait C…, n’avoir jamais connu la fièvre des grandes passions, et pouvoir me payer de l’apparent bonheur sur lequel on me fait tous les jours de si sots compliments, auxquels, pour comble d’horreur, je suis forcé de répondre avec grâce. — Moi, philosophe, j’ajoute : Voulez-vous une millième preuve que nous ne sommes pas faits par un être bon, c’est que le plaisir ne produit pas peut-être la moitié autant d’impression sur notre être que la douleur[13]… La Contessina m’a interrompu : « Il y a peu de peines morales dans la vie qui ne soient rendues chères par l’émotion qu’elles excitent ; s’il y a un grain de générosité dans l’âme, ce plaisir se centuple. L’homme condamné à mort en 1815, et sauvé par hasard (M. L*** par exemple), s’il marchait au supplice avec courage, doit se rappeler ce moment dix fois par mois ; le lâche qui mourait en pleurant et jetant les hauts cris (le douanier Morris, jeté dans le lac, Rob Roy, III, 120), s’il est aussi sauvé par hasard, ne peut tout au plus se souvenir avec plaisir de cet instant, qu’à cause de la circonstance qu’il a été sauvé, et non pour les trésors de générosité qu’il a découverts en lui-même, et qui ôtent à l’avenir toutes ses craintes. »

Moi. — L’amour, même malheureux, donne à une âme tendre, pour qui la chose imaginée est la chose existante, des trésors de jouissance de cette espèce ; il y a des visions sublimes de bonheur et de beauté chez soi et chez ce qu’on aime. Que de fois Salviati n’a-t-il pas entendu Léonore lui dire, comme mademoiselle Mars dans les Fausses Confidences, avec son sourire enchanteur : « Eh bien ! oui, je vous aime ! » Or, voilà de ces illusions qu’un esprit sage n’a jamais.

Fulvia, levant les yeux au ciel. — Oui, pour vous et pour moi, l’amour, même malheureux, pourvu que notre admiration pour l’objet aimé soit infinie, est le premier des bonheurs.

(Fulvia a vingt-trois ans ; c’est la beauté la plus célèbre de *** ; ses yeux étaient divins en parlant ainsi, et se levant vers ce beau ciel des îles Borromées, à minuit ; les astres semblaient lui répondre. J’ai baissé les yeux et n’ai plus trouvé de raisons philosophiques pour la combattre. Elle a continué) : Et tout ce que le monde appelle le bonheur ne vaut pas ses peines. Je crois que le mépris seul peut guérir de cette passion ; non pas un mépris trop fort, ce serait un supplice, mais, par exemple, pour vous autres hommes, voir l’objet que vous adorez aimer un homme grossier et prosaïque, ou vous sacrifier aux jouissances du luxe aimable et délicat qu’elle trouve chez son amie.

122.

Vouloir, c’est avoir le courage de s’exposer à un inconvénient ; s’exposer ainsi, c’est tenter le hasard, c’est jouer. Il y a des militaires qui ne peuvent vivre sans ce jeu c’est ce qui les rend insupportables dans la vie de famille.

123.

Le général Teulié me disait ce soir qu’il avait découvert que ce qui le rendait d’une sécheresse et d’une stérilité si abominable quand il y avait dans le salon des femmes affectées, c’est qu’il avait ensuite une honte amère d’avoir exposé ses sentiments avec feu devant de tels êtres. (Et quand il ne parlait pas avec son âme, fût-ce de Polichinelle, il n’avait rien à dire. Je voyais du reste qu’il ne savait sur rien la phrase convenue et de bon ton. Il était par là réellement ridicule et baroque aux yeux des femmes affectées. Le ciel ne l’avait pas fait pour être élégant.)

124.

À la cour, l’i***[14] est de mauvais ton, parce qu’il est censé qu’elle est contre l’intérêt des princes : l’i*** est aussi de mauvais ton en présence des jeunes filles, cela les empêcherait de trouver un mari. Il faut convenir que s* D*** e***[15], il doit lui être agréable d’être honoré pour de tels motifs.

125.

Dans l’âme d’un grand peintre ou d’un grand poète, l’amour est divin comme centuplant le domaine et les plaisirs de l’art dont les beautés donnent à son âme le pain quotidien. Que de grands artistes qui ne se doutent ni de leur âme ni de leur génie ! Souvent ils se croient un métalent pour la chose qu’ils adorent, parce qu’ils ne sont pas d’accord avec les eunuques du sérail, les la Harpe, etc. : pour ces gens-là, même l’amour malheureux est bonheur.

126.

L’image du premier amour est la plus généralement touchante ; pourquoi ? C’est qu’il est presque le même dans tous les rangs, dans tous les pays, dans tous les caractères. Donc ce premier amour n’est pas le plus passionné.

127.

La raison, la raison ! Voilà ce qu’on crie toujours à un pauvre amant. En 1760, dans le moment le plus animé de la guerre de sept ans, Grimm écrivait : « … Il n’est point douteux que le roi de Prusse n’eût prévenu cette guerre avant qu’elle n’éclatât, en cédant la Silésie. En cela il eût fait une action très sage. Combien de maux il aurait prévenus ! Que peut avoir de commun la possession d’une province avec le bonheur d’un roi ? et le grand électeur n’était-il pas un prince très heureux et très respecté sans posséder la Silésie ? Voilà comment un roi aurait pu se conduire en suivant les préceptes de la plus saine raison, et je ne sais comment il serait arrivé que ce roi eût été l’objet des mépris de toute la terre, tandis que Frédéric sacrifiant tout au besoin de conserver la Silésie s’est couvert d’une gloire immortelle.

» Le fils de Cromwell a sans doute fait l’action la plus sage qu’un homme puisse faire ; il a préféré l’obscurité et le repos à l’embarras et au danger de gouverner un peuple sombre, fougueux et fier. Ce sage a été méprisé de son vivant et par la postérité, et son père est resté un grand homme au jugement des nations.

» La Belle Pénitente est un sujet sublime du théâtre espagnol[16], gâté en anglais et en français par Otway et Colardeau. Caliste a été violée par un homme qu’elle adore, que les fougues d’orgueil de son caractère rendent odieux, mais que ses talents, son esprit, les grâces de sa figure, tout enfin concourt à rendre séduisant. Lothario eût été trop aimable, s’il eût su modérer de coupables transports ; du reste, une haine héréditaire et atroce divise sa famille et celle de la femme qu’il aime. Ces familles sont à la tête des deux factions qui partagent une ville d’Espagne durant les horreurs du moyen âge. Sciolto, le père de Caliste, est le chef de l’autre faction qui dans ce moment a le dessus ; il sait que Lothario a eu l’insolence de vouloir séduire sa fille. La faible Caliste succombe sous les tourments de sa honte et de sa passion. Son père est parvenu à faire donner à son ennemi le commandement d’une armée navale, qui part pour une expédition lointaine et dangereuse, où probablement Lothario trouvera la mort. Dans la tragédie de Colardeau, il vient donner cette nouvelle à sa fille. À ces mots la passion de Caliste s’échappe :

« Ô dieux !
» Il part !… vous l’ordonnez !… il a pu s’y résoudre ?

» Jugez du danger de cette situation ; un mot de plus et Sciolto va être éclairé sur la passion de sa fille pour Lothario. Ce père confondu s’écrie :

» Qu’entends-je ? me trompé-je ? où s’égarent tes vœux ?

» À cela Caliste, revenue à elle-même, répond :

« Ce n’est pas son exil, c’est sa mort que je veux ;
» Qu’il périsse !

» Par ces mots, Caliste étouffe les soupçons naissants de son père, et c’est cependant sans artifice, car le sentiment qu’elle exprime est vrai. L’existence d’un homme qu’elle aime et qui a pu l’outrager doit empoisonner sa vie, fût-il au bout du monde ; sa mort seule pourrait lui rendre le repos, s’il en était pour les amants infortunés… Bientôt après Lothario est tué, et Caliste a le bonheur de mourir.

» Voilà bien des pleurs et bien des cris pour peu de chose ! ont dit les gens froids qui se décorent du nom de philosophes. Un homme hardi et violent abuse de la faiblesse qu’une femme a pour lui ; il n’y a pas là de quoi se désoler, ou du moins il n’y a pas de quoi nous intéresser aux chagrins de Caliste. Elle n’a qu’à se consoler d’avoir couché avec son amant, et ce ne sera pas la première femme de mérite qui aura pris son parti sur ce malheur-là[17] ».

Richard Cromwell, le roi de Prusse, Caliste, avec les âmes que le ciel leur avait données ne pouvaient trouver la tranquillité et le bonheur qu’en agissant ainsi. La conduite de ces deux derniers est éminemment déraisonnable, et cependant ce sont les seuls qu’on estime.

Sagan, 1813.
128.

La constance après le bonheur ne peut se prédire que d’après celle que, malgré les doutes cruels, la jalousie et les ridicules, on a eue avant l’intimité.

129.

Chez une femme au désespoir de la mort de son amant, qui vient d’être tué à l’armée, et qui songe évidemment à le suivre, il faut d’abord examiner si ce parti n’est pas convenable ; et, dans le cas de la négative, attaquer, par cette habitude si ancienne chez l’être humain, l’amour de sa conservation. Si cette femme a un ennemi, on peut lui persuader que cet ennemi a obtenu une lettre de cachet pour la mettre en prison. Si cette menace n’augmente pas son amour pour la mort, elle peut songer à se cacher pour éviter la prison. Elle se cachera trois semaines, fuyant de retraite en retraite ; elle sera arrêtée et au bout de trois jours se sauvera. Alors sous un nom supposé, on lui ménagera un asile dans une ville fort éloignée, et la plus différente possible de celle où elle était au désespoir. Mais qui veut se dévouer à consoler un être aussi malheureux et aussi nul pour l’amitié ?

Varsovie, 1808.
130.

Les savants d’académie voient les mœurs d’un peuple dans sa langue : l’Italie est le pays du monde où l’on prononce le moins le mot d’amour, toujours amicizia et avvicinar (amicizia pour amour et avvicinar pour faire la cour avec succès).

131.

Le dictionnaire de la musique n’est pas fait, n’est pas même commencé ; ce n’est que par hasard que l’on trouve les phrases qui disent : je suis en colère, ou je vous aime, et leurs nuances. Le maestro ne trouve ces phrases que lorsqu’elles lui sont dictées par la présence de la passion dans son cœur, ou par son souvenir. Les gens qui passent le feu de la jeunesse à étudier au lieu de sentir ne peuvent donc pas être artistes, rien de plus simple que ce mécanisme.

132.

L’empire des femmes est beaucoup trop grand en France, l’empire de la femme beaucoup trop restreint.

133.

La plus grande flatterie que l’imagination la plus exaltée saurait inventer pour l’adresser à la génération qui s’élève parmi nous, pour prendre possession de la vie, de l’opinion et du pouvoir se trouve une vérité plus claire que le jour. Elle n’a rien à continuer, cette génération, elle a tout à créer. Le grand mérite de Napoléon est d’avoir fait maison nette.

134.

Je voudrais pouvoir dire quelque chose sur la consolation. On n’essaye pas assez de consoler.

Le principe général, c’est qu’il faut tâcher de former une cristallisation la plus étrangère possible au motif qui a jeté dans la douleur.

Il faut avoir le courage de se livrer à un peu d’anatomie pour découvrir un principe inconnu.

Si l’on veut consulter le chapitre 11 de l’ouvrage de M. Villermé, sur les prisons (Paris, 1820), on verra que les prisonniers si maritano fra di loro (c’est le mot du langage des prisons). Les femmes si maritano anche fra di loro, et il y a en général beaucoup de fidélité dans ces unions, ce qui ne s’observe pas chez les hommes, et qui est un effet du principe de la pudeur.

« À Saint-Lazare, dit M. Villermé, page 96, à Saint-Lazare, en octobre 1818, une femme s’est donné plusieurs coups de couteau parce qu’elle s’est vu préférer une arrivante.

» C’est ordinairement la plus jeune qui est la plus attachée à l’autre. »

135.

Vivacità, leggerezza soggettissima a prendere puntiglio, occupazione di ogni momento delle apparenze della propria esistenza agli occhi altrui : ecco i tre gran caratteri di questa pianta che risveglia Europa nell 1808.

Parmi les Italiens les bons sont ceux qui ont encore un peu de sauvagerie et de propension au sang : les Romagnols, les Calabrais, et parmi les plus civilisés, les Bressans, les Piémontais, les Corses. Le bourgeois de Florence est plus mouton que celui de Paris.

L’espionnage de Léopold l’a avili à jamais. Voir la lettre de M. Courier, sur le bibliothécaire Furia et le chambellan Puccini.

136.

Je ris de voir des gens de bonne foi ne pouvoir jamais être d’accord, se dire naturellement de grosses injures et en penser davantage. Vivre, c’est sentir la vie ; c’est avoir des sensations fortes. Comme pour chaque individu le taux de cette force change, ce qui est pénible pour un homme comme trop fort est précisément ce qu’il faut à un autre pour que l’intérêt commence. Par exemple la sensation d’être épargné par le canon quand on est au feu, la sensation de s’enfoncer en Russie à la suite de ces Parthes, de même la tragédie de Shakespeare et la tragédie de Racine, etc., etc.

Orcha, 13 août 1812.
137.

D’abord le plaisir ne produit pas la moitié autant d’impression que la douleur, ensuite, outre ce désavantage dans la quantité d’émotion, la sympathie est au moins la moitié moins excitée par la peinture du bonheur que par celle de l’infortune. Donc les poètes ne sauraient peindre le malheur avec trop de force ; ils n’ont qu’un écueil à redouter, ce sont les objets qui inspirent le dégoût. Encore ici le taux de cette sensation dépend-il de la monarchie ou de la république. Un Louis XIV centuple le nombre des objets répugnants (Poésies de Crabbe).

Par le seul fait de l’existence de la monarchie à la Louis XIV environnée de sa noblesse, tout ce qui est simple dans les arts devient grossier. Le noble personnage devant qui on l’expose se trouve insulté ; ce sentiment est sincère, et partant respectable.

Voyez le parti que le tendre Racine a tiré de l’amitié héroïque, et si consacrée dans l’antiquité, d’Oreste et de Pylade. Oreste tutoie Pylade, et Pylade lui répond Seigneur. Et l’on veut que Racine soit pour nous l’auteur le plus touchant ! Si l’on ne se rend pas à un tel exemple, il faut parler d’autre chose.

138.

Dès qu’on peut espérer de se venger on recommence de haïr. Je n’eus l’idée de me sauver et de manquer à la foi que j’avais jurée à mon ami, que les dernières semaines de ma prison. (Deux confidences faites ce soir, devant moi, par un assassin de bonne compagnie qui nous fait toute son histoire.)

Faenza, 1817.
139.

Toute l’Europe, en se cotisant, ne pourrait faire un seul de nos bons volumes français les Lelires persanes, par exemple.

140.

J’appelle plaisir toute perception que l’âme aime mieux éprouver que ne pas éprouver[18].

J’appelle peine toute perception que l’âme aime mieux ne pas éprouver qu’éprouver.

Désiré-je m’endormir plutôt que de sentir ce que j’éprouve, nul doute, c’est une peine. Donc les désirs de l’amour ne sont pas des peines, car l’amant quitte, pour rêver à son aise, les sociétés les plus agréables.

Par la durée, les plaisirs du corps sont diminués et les peines augmentées.

Pour les plaisirs de l’âme, ils sont augmentés ou diminués par la durée, suivant les passions ; par exemple, après six mois passés à étudier l’astronomie, l’on aime davantage l’astronomie ; après un an d’avarice on aime mieux l’argent.

Les peines de l’âme sont diminuées par la durée ; « que de veuves véritablement fâchées se consolent par le temps ! » Milady Waldegrave d’Horace Walpole.

Soit un homme dans un état d’indifférence, il lui arrive un plaisir.

Soit un autre homme dans un état de vive douleur, cette douleur cesse subitement. Le plaisir qu’il ressent est-il de même nature que celui du premier homme ? M. Verri dit que oui, et il me semble que non.

Tous les plaisirs ne viennent pas de la cessation de la douleur.

Un homme avait depuis longtemps six mille livres de rente, il gagne cinq cent mille francs à la loterie. Cet homme s’était déshabitué de désirer les choses que l’on ne peut obtenir que par une grande fortune. (Je dirai, en passant, qu’un des inconvénients de Paris, c’est la facilité de perdre cette habitude.)

On invente la machine à tailler les plumes ; je l’ai achetée ce matin, et c’est un grand plaisir pour moi, qui m’impatiente à tailler les plumes, mais certainement je n’étais pas malheureux hier de ne pas connaître cette machine. Pétrarque était-il malheureux de ne pas prendre de café ?

Il est inutile de définir le bonheur, tout le monde le connaît : par exemple la première perdrix que l’on tue au vol à douze ans ; la première bataille d’où l’on sort sain et sauf à dix-sept.

Le plaisir qui n’est que la cessation d’une peine passe bien vite, et au bout de quelques années le souvenir n’en est pas même agréable. Un de mes amis fut blessé au côté par un éclat d’obus, à la bataille de la Moskowa, quelques jours après, il fut menacé de la gangrène, au bout de quelques heures on put réunir M. Béclar, M. Larrey et quelques chirurgiens estimés ; on fit une consultation dont le résultat fut d’annoncer à mon ami qu’il n’avait pas la gangrène. À ce moment je vis son bonheur, il fut grand, cependant il n’était pas pur. Son âme, en secret, ne croyait pas en être tout à fait quitte, il refaisait le travail des chirurgiens, il examinait s’il pouvait entièrement s’en rapporter à eux. Il entrevoyait encore un peu la possibilité de la gangrène. Aujourd’hui, au bout de huit ans, quand on lui parle de cette consultation, il éprouve un sentiment de peine, il a la vue imprévue d’un des malheurs de la vie.

Le plaisir causé par la cessation de la douleur consiste : 1o à remporter la victoire contre toutes les objections qu’on se faisait successivement ;

2o A revoir tous les avantages dont on allait être privé.

Le plaisir causé par le gain de cinq cent mille francs, consiste à prévoir tous les plaisirs nouveaux et extraordinaires qu’on va se donner.

Il y a une exception singulière : il faut voir si cet homme a trop, ou trop peu d’habitude de désirer une grande fortune. S’il a trop peu de cette habitude, s’il a la tête étroite, le sentiment d’embarras durera deux ou trois jours.

S’il a l’habitude de désirer souvent une grande fortune, il aura usé d’avance la jouissance par se la trop figurer.

Ce malheur n’arrive pas dans l’amour-passion.

Une âme enflammée ne se figure pas la dernière des faveurs, mais la plus prochaine. Par exemple d’une maîtresse qui vous traite avec sévérité, l’on se figure un serrement de main. L’imagination ne va pas naturellement au-delà, si on la violente, après un moment, elle s’éloigne par la crainte de profaner ce qu’elle adore.

Lorsque le plaisir a entièrement parcouru sa carrière, il est clair que nous retombons dans l’indifférence ; mais cette indifférence n’est pas la même que celle d’auparavant. Ce second état diffère du premier, en ce que nous ne serions plus capables de goûter, avec autant de délices, le plaisir que nous venons d’avoir.

Les organes qui servent à le cueillir sont fatigués, et l’imagination n’a plus autant de propensions à présenter les images qui seraient agréables aux désirs qui se trouvent satisfaits.

Mais si au milieu du plaisir on vient nous en arracher, il y a production de douleur.

141.

La disposition à l’amour physique, et même au plaisir physique, n’est point la même chez les deux sexes. Au contraire des hommes, presque toutes les femmes sont au moins susceptibles d’un genre d’amour. Depuis le premier roman qu’une femme a ouvert, en cachette à quinze ans, elle attend en secret la venue de l’amour-passion. Elle voit dans une grande passion la preuve de son mérite. Cette attente redouble vers vingt ans, lorsqu’elle est revenue des premières étourderies de la vie, tandis qu’à peine arrivés à trente, les hommes croient l’amour impossible ou ridicule.

142.

Dès l’âge de six ans nous nous accoutumons à chercher le bonheur par la même route que nos parents. L’orgueil de la mère de la contessina Nella a commencé le malheur de cette aimable femme, et elle le rend sans ressource par le même orgueil fou.

Venise, 1819.
143.
Du genre romantique.

L’on m’écrit de Paris qu’on y a vu (exposition de 1822) un millier de tableaux représentant des sujets de l’Écriture sainte, peints par des peintres qui n’y croient pas beaucoup, admirés et jugés par des gens qui n’y croient pas, et enfin payés par des gens qui n’y croient pas.

L’on cherche après cela le pourquoi de la décadence de l’art.

Ne croyant pas en ce qu’il dit, l’artiste craint toujours de paraître exagéré et ridicule. Comment arriverait-il au grandiose, rien ne l’y porte.

Lettera di Roma, giugno 1822.
144.

L’un des plus grands poètes, selon moi, qui aient paru dans ces derniers temps, c’est Robert Burns, paysan écossais mort de misère. Il avait soixante-dix louis d’appointements comme douanier, pour lui, sa femme et quatre enfants. Il faut convenir que le tyran Napoléon était plus généreux envers son ennemi Chénier, par exemple. Burns n’avait rien de la pruderie anglaise. C’est un génie romain sans chevalerie ni honneur. Je n’ai pas assez de place pour conter ses amours avec Mary Campbell et leur triste catastrophe. Seulement je remarque qu’Édimbourg est à la même latitude que Moscou, ce qui pourrait déranger un peu mon système des climats.

« One of Burn’s remarks, when he first came to Edimburgh, was that between the men of rustic life and the polite world, he observed little difference, that in the former, though unpolished by fashion and unenlightened by science, he had found much observation and much intelligence ; but, a refined and accomplished woman was a being almost new to him, and of which he had formed but a very inadequate idea. »

Londres, 1er novembre 1821, tome V, page 69.
145.

L’amour est la seule passion qui se paye d’une monnaie qu’elle fabrique elle-même.

146.

Les compliments qu’on adresse aux petites filles de trois ans forment précisément la meilleure éducation possible pour leur enseigner la vanité la plus pernicieuse. Être jolie est la première vertu, le plus grand avantage au monde. Avoir une jolie robe, c’est être jolie.

Ces sots compliments ne sont usités que dans la bourgeoisie ; ils sont heureusement de mauvais ton, comme trop aisés à faire, chez les gens à carrosse.

147.
Lorette, 11 septembre 1811.

Je viens de voir un très beau bataillon de gens de ce pays ; c’est le reste de quatre mille hommes qui étaient allés à Vienne en 1809. J’ai passé dans les rangs avec le colonel, et fait faire leur histoire à plusieurs soldats. C’est la vertu des républiques du moyen âge, plus ou moins abâtardie par les Espagnols[19], le P.....[20], et deux siècles des gouvernements lâches et cruels qui ont tour à tour gâté ce pays-ci[21].

Le brillant honneur chevaleresque, sublime et sans raison, est une plante exotique importée seulement depuis un petit nombre d’années.

On n’en trouve pas trace en 1740. Voir de Brosses. Les officiers de Montenotte et de Rivoli avaient trop d’occasions de montrer la vraie vertu à leurs voisins, pour chercher à imiter un honneur peu connu sous les chaumières que le soldat de 1796 venait de quitter, et qui leur eût semblé bien baroque.

Il n’y avait, en 1796, ni Légion d’honneur, ni enthousiasme pour un homme, mais beaucoup de simplicité et de vertu à la Desaix. L’honneur a donc été importé en Italie par des gens trop raisonnables et trop vertueux pour être bien brillants. On sent qu’il y a loin des soldats de 96 gagnant vingt batailles en un an, et n’ayant souvent ni souliers, ni habits, aux brillants régiments de Fontenoy, disant poliment aux Anglais, et le chapeau bas : Messieurs, tirez les premiers.

148.

Je croirais assez qu’il faut juger de la bonté d’un système de vie, par son représentant. Par exemple, Richard Cœur-de-Lion montra sur le trône la perfection de l’héroïsme et de la valeur chevaleresque, et ce fut un roi ridicule.

149.

Opinion publique de 1822. Un homme de trente ans séduit une jeune personne de quinze ans, c’est la jeune personne qui est déshonorée.

150.

Dix ans plus tard je retrouvaila comtesse Ottavia ; elle pleura beaucoup en me revoyant ; je lui rappelais Oginski. Je ne puis plus aimer, me disait-elle ; je lui répondis avec le poète : How changed, how saddened, yet how elevated was her character !

151.

Comme les mœurs anglaises sont nées de 1688 à 1730, celles de France vont naître de 1815 à 1880. Rien ne sera beau, juste, heureux, comme la France morale vers 1900. Actuellement elle n’est rien. Ce qui est une infamie dans la rue de Belle-Chasse est une action héroïque rue du Mont-Blanc, et, au travers de toutes les exagérations, les gens réellement faits pour le mépris se sauvent de rue en rue. Nous avions une ressource, la liberté des journaux, qui finissent par dire à chacun son fait, et quand ce fait se trouve être l’opinion publique, il reste. On nous arrache ce remède, cela retardera un peu la naissance de la morale.

152.

L’abbé Rousseau était un pauvre jeune homme (1784), réduit à courir du matin au soir tous les quartiers de la ville, pour y donner des leçons d’histoire et de géographie. Amoureux d’une de ses élèves, comme Abélard d’Héloïse, comme Saint-Preux de Julie ; moins heureux, sans doute, mais probablement assez près de l’être ; avec autant de passion que ce dernier, mais l’âme plus honnête, plus délicate et surtout plus courageuse, il paraît s’être immolé à l’objet de sa passion. Voici ce qu’il a écrit avant de se brûler la cervelle, après avoir dîné chez un restaurateur au Palais-Royal, sans laisser échapper aucune marque de trouble ni d’aliénation : c’est du procès-verbal dressé sur les lieux par le commissaire et les officiers de la police, qu’on a tiré la copie de ce billet, assez remarquable pour mériter d’être conservé.

« Le contraste inconcevable qui se trouve entre la noblesse de mes sentiments et la bassesse de ma naissance, un amour aussi violent qu’insurmontable pour une fille adorable[22], la crainte de causer son déshonneur, la nécessité de choisir entre le crime et la mort, tout m’a déterminé à abandonner la vie. J’étais né pour la vertu, j’allais être criminel ; j’ai préféré mourir. »

Grimm, troisième partie, tome II, page 495.

Voilà un suicide admirable et qui ne serait qu’absurde avec les mœurs de 1880.

153.

On a beau faire, jamais les Français, en fait de beaux-arts, ne passeront le joli.

Le comique qui suppose de la verve dans le public et du brio dans l’acteur, les délicieuses plaisanteries de Palomba, à Naples, jouées par Casaccia, impossibles à Paris ; du joli et jamais que du joli, quelquefois, il est vrai, annoncé comme sublime.

On voit que je ne spécule pas en général sur l’honneur national.

154.

Nous aimons beaucoup un beau tableau, ont dit les Français ; et ils disent vrai, mais nous exigeons comme condition essentielle de la beauté, qu’il soit fait par un peintre se tenant constamment à cloche-pied pendant tout le temps qu’il travaille. Les vers dans l’art dramatique.

155.

Beaucoup moins d’envie en Amérique qu’en France, et beaucoup moins d’esprit.

156.

La tyrannie à la Philippe II a tellement avili les esprits, depuis 1530, qu’elle pèse sur le jardin du monde, que les pauvres auteurs italiens n’ont pas encore eu le courage d’inventer le roman de leur pays. À cause de la règle du naturel, rien de plus simple pourtant ; il faut oser copier franchement ce qui crève les yeux dans le monde. Voir le cardinal Gonzalvi, épluchant gravement pendant trois heures, en 1822, le livret d’un opéra bouffon ; et disant au maestro avec inquiétude : « Mais vous répéterez souvent ce mot cozzar, cozzar. »

157.

Héloïse vous parle de l’amour, un fat vous parle de son amour, sentez-vous que ces choses n’ont presque que le nom de commun ? C’est comme l’amour des concerts et l’amour de la musique. L’amour des jouissances de vanité que votre harpe vous promet, au milieu d’une société brillante, ou l’amour d’une rêverie, tendre, solitaire, timide.

158.

Quand on vient de voir la femme qu’on aime, la vue de toute autre femme gâte la vue, fait physiquement mal aux yeux ; j’en vois le pourquoi.

159.

Réponse à une objection.

Le naturel parfait et l’intimité ne peuvent avoir lieu que dans l’amour-passion, car dans tous les autres l’on sent la possibilité d’un rival favorisé.

160.

Chez l’homme qui, pour se délivrer de la vie, a pris du poison, l’être moral est mort ; étonné de ce qu’il a fait et de ce qu’il va éprouver, il n’a plus d’attention pour rien : quelques rares exceptions.

161.

Un vieux capitaine de vaisseau, oncle de l’auteur, auquel je fais hommage du présent manuscrit, ne trouve rien de si ridicule que l’importance, donnée pendant six cents pages, à une chose aussi frivole que l’amour. Cette chose si frivole est cependant la seule arme avec laquelle on puisse frapper les âmes fortes.

Qu’est-ce qui a empêché, en 1814, M. de M…[23] d’immoler Napoléon dans la forêt de Fontainebleau ? Le regard méprisant d’une jolie femme qui entrait aux Bains-Chinois[24]. Quelle différence dans les destinées du monde si Napoléon et son fils eussent été tués en 1814 !

162.

Je transcris les lignes suivantes d’une lettre française que je reçois de Znaïm, en observant qu’il n’y a pas dans toute la province un homme en état de comprendre la femme d’esprit qui m’écrit :

« … L’accident fait beaucoup en amour. Lorsque je n’ai pas lu de l’anglais depuis un an, le premier roman qui me tombe sous la main me semble délicieux. L’habitude d’aimer une âme prosaïque, c’est-à-dire lente et timide pour tout ce qui est délicat, et ne sentant avec passion que les intérêts grossiers de la vie : l’amour des écus, l’orgueil d’avoir de beaux chevaux, les désirs physiques, etc., etc., peut facilement faire paraître offensantes les actions d’un génie impétueux, ardent, à imagination impatiente, ne sentant que l’amour, oubliant tout le reste, et qui agit sans cesse, et avec impétuosité, là ou l’autre se laissait guider, et n’agissait jamais par lui-même. L’étonnement qu’il donne peut offenser ce que nous appelions, l’année dernière, à Zithau, l’orgueil féminin : est-ce français, ça ? Avec le second, on a de l’étonnement, sentiment que l’on ignorait auprès du premier (et comme ce premier est mort à l’armée, à l’improviste, il est resté synonyme de perfection), et sentiment, qu’une âme pleine de hauteur et privée de cette aisance qui est le fruit d’un certain nombre d’intrigues, peut confondre facilement avec ce qui est offensant. »

163.

Geoffroy Rudel, de Blaye, fut un très grand gentilhomme, prince de Blaye, et il devint amoureux de la princesse Tripoli, sans la voir, pour le grand bien et pour la grande courtoisie qu’il entendit dire d’elle aux pèlerins qui venaient d’Antioche ; et fit pour elle beaucoup de belles chansons, avec de bons airs et de chétives paroles et, par volonté de la voir, il se croisa et se mit en mer pour aller vers elle. Et advint qu’en le navire le prit une très grande maladie, de telle sorte que ceux qui étaient avec lui crurent qu’il fût mort, mais tant firent qu’ils le conduisirent à Tripoli, dans une hôtellerie, comme un homme mort. On le fit savoir à la comtesse, et elle vint à son lit et le prit entre ses bras. Il sut qu’elle était la comtesse, il recouvra le voir, l’entendre, et il loua Dieu, et lui rendit grâce qu’il lui eût soutenu la vie jusqu’à ce qu’il l’eût vue. Et ainsi il mourut dans les bras de la comtesse, et elle le fit honorablement ensevelir dans la maison du Temple à Tripoli. Et puis en ce même jour elle se fit religieuse, pour la douleur qu’elle eut de lui et de sa mort[25].

164.

Voici une singulière preuve de la folie nommée cristallisation, que l’on trouve dans les Mémoires de mistress Hutchinson :

… « He told to M. Hutchinson a very true story of a gentleman who not long before had come for some time to lodge in Richmond, and found all the people he came in company with, bewailing the death of a gentle woman that had lived there. Hearing her so much deplored he made inquiry after her, and grew so in love with the description, that no other discourse could at first please him, nor could he at last endure any other ; he grew desperately melancholy, and would go to a mount where the print of her foot was cut, and lie there pining and kissing of it all the day long, till at length death in some months space concluded his languishment. This story was very true. »

Tome I, page 83.
165.

Lisio Visconti n’était rien moins qu’un grand lecteur de livres. Outre ce qu’il avait pu voir en courant le monde, cet essai est fondé sur les mémoires de quinze ou vingt personnages célèbres. S’il se rencontrait, par hasard, un lecteur qui trouvât ces bagatelles dignes d’un instant d’attention, voici les livres desquels Lisio a tiré ses réflexions et conclusions :

Vie de Benvenuto Cellini, écrite par lui-même.

Les Nouvelles de Cervantes et de Scarron.

Manon Lescaut et le Doyen de Killerine, de l’abbé Prévôt.

Lettres latines d’Héloïse à Abélard.

Tom Jones.

Lettres d’une Religieuse Portugaise.

Deux ou trois romans d’Auguste La Fontaine.

L’Histoire de Toscane, de Pignotti.

Werther.

Brantôme.

Mémoires de Carlo Gozzi (Venise, 1760), seulement les 80 pages sur l’histoire de ses amours.

Mémoires de Lauzun, Saint-Simon, d’Épinay, de Staal, Marmontel, Bezenval, Roland, Duclos, Horace Walpole, Evelyn, Hutchinson.

Lettres de mademoiselle Lespinasse.

166.

Un des plus grands personnages de ce temps-là, l’un des hommes les plus marquants dans l’Église et dans l’État, nous a conté ce soir (janvier 1822), chez Mme de M…, les dangers fort réels qu’il avait courus du temps de la Terreur.

« J’avais eu le malheur d’être au nombre des membres les plus marquants de l’Assemblée constituante : je me tins à Paris, cherchant à me cacher tant bien que mal, tant qu’il y eut quelque espoir de succès pour la bonne cause. Enfin les dangers augmentant et les étrangers ne faisant rien d’énergique pour nous, je me déterminai à partir, mais il fallait partir sans passeport. Comme tout le monde s’en allait à Coblentz, j’eus l’idée de sortir par Calais. Mais mon portrait avait été si fort répandu, dix-huit mois auparavant, que je fus reconnu à la dernière poste ; cependant on me laissa passer. J’arrivai à une auberge à Calais, où, comme vous pouvez penser, je ne dormis guère, et fort heureusement pour moi, car, vers les quatre heures du matin, j’entendis très distinctement prononcer mon nom. Pendant que je me lève et m’habille à la hâte, je distingue fort bien malgré l’obscurité, des gardes nationaux avec leurs fusils, pour lesquels on ouvre la grande porte et qui entrent dans la cour de l’auberge. Heureusement il pleuvait à verse ; c’était une matinée d’hiver fort obscure avec un grand vent. L’obscurité et le bruit du vent me permirent de me sauver par la cour de derrière et l’écurie des chevaux. Me voilà dans la rue à sept heures du matin, sans ressource aucune.

« Je pensai qu’on allait me courir après de mon auberge. Ne sachant trop ce que je faisais, j’allai près du port sur la jetée. J’avoue que j’avais un peu perdu la tête : je ne me voyais pour toute perspective que la guillotine.

« Il y avait un paquebot qui sortait du port par une mer fort grosse et qui était déjà à vingt toises de la jetée. Tout à coup j’entends des cris du côté de la mer, comme si l’on m’appelait. Je vois s’approcher un petit bateau. — Allons, donc, monsieur, venez, on vous attend. » Je passe machinalement dans le bateau. Il y avait un homme qui me dit à l’oreille : « Vous voyant marcher sur la jetée d’un air effaré, j’ai pensé que vous pourriez bien être un malheureux proscrit. J’ai dit que vous étiez mon ami que j’attendais ; faites semblant d’avoir le mal de mer et allez vous cacher en bas dans un coin obscur de la chambre. »

— Ah ! le beau trait, s’écria la maîtresse de la maison respirant à peine, et qui avait été émue jusqu’aux larmes par le long récit fort bien fait des dangers de l’abbé. Que de remercîments vous dûtes faire à ce généreux inconnu ! Comment s’appelait-il ?

— Je ne sais pas son nom, a répondu l’abbé un peu confus ; et il y a eu un moment de profond silence dans le salon.

167.
Le père et le fils
Dialogue de 1787.
Le père (ministre de la…).

« Je vous félicite, mon fils, c’est une chose fort agréable pour vous d’être invité chez M. le duc d’..... ; c’est une distinction pour un homme de votre âge. Ne manquez pas d’être au Palais… à six heures précises.

le fils

« Je pense, monsieur, que vous y dînez aussi ?

le père

« M. le duc d’....., toujours parfait pour notre famille, vous engageant pour la première fois, a bien voulu m’inviter aussi. »

Le fils, jeune homme fort bien né et de l’esprit le plus distingué, ne manque pas d’être au Palais… à six heures. On servit à sept. Le fils se trouva placé vis-à-vis du père. Chaque convive avait à côté de soi une f… n…[26] L’on était servi par une vingtaine de laquais en grande livrée[27].

168.
Londres, août 1817.

Je n’ai de ma vie été frappé et intimidé de la présence de la beauté comme ce soir à un concert que donnait Mme Pasta.

Elle était environnée, en chantant, de trois rangs de jeunes femmes tellement belles, d’une beauté tellement pure et céleste, que je me suis senti baisser les yeux par respect, au lieu de les lever pour admirer et jouir. Cela ne m’est arrivé dans aucun pays, pas même dans ma chère Italie.

169.

Une chose est absolument impossible, dans les arts, en France, c’est la verve. Il y aurait trop de ridicule pour l’homme entraîné, il a l’air trop heureux. Voir un Vénitien réciter les satires de Buratti.

170[28].

Il y avait à Valence, en Espagne, deux amies, femmes très honnêtes, et des familles les plus distinguées. L’une d’elles fut courtisée par un officier français, qui l’aima avec passion, et au point de manquer la croix après une bataille, en restant dans un cantonnement auprès d’elle, au lieu d’aller au quartier général faire la cour au général en chef.

À la fin, il en fut aimé. Après sept mois de froideur aussi désespérante le dernier jour que le premier, elle lui dit un soir : « Bon Joseph, je suis à vous. » Il restait l’obstacle d’un mari, homme d’infiniment d’esprit, mais le plus jaloux des hommes. En ma qualité d’ami, j’ai dû lire avec lui toute l’histoire de Pologne, de Rulhière, qu’il n’entendait pas bien. Il s’écoula trois mois sans qu’on pût le tromper. Il y avait un télégraphe les jours de fêtes, pour indiquer l’église où l’on irait à la messe.

Un jour, je vis mon ami plus sombre qu’à l’ordinaire ; voici ce qui allait se passer. L’amie intime de Dona Inezilla était dangereusement malade. Celle-ci demanda à son mari la permission de passer la nuit auprès de la malade, ce qui fut aussitôt accordé, à condition que le mari choisirait le jour. Un soir, il conduit dona Inezilla chez son amie, et dit, en badinant et comme inopinément, qu’il dormira fort bien sur un canapé, dans un petit salon attenant à la chambre à coucher, et dont la porte fut laissée ouverte. Depuis onze jours, tous les soirs, l’officier français passait deux heures, caché sous le lit de la malade. Je n’ose ajouter le reste.

Je ne crois pas que la vanité permette ce degré d’amitié à une Française.

  1. Dulaure, Histoire de Paris.
    Scène muette dans l’appartement de la reine, le soir de la fuite de la princesse de Condé ; les ministres collés contre les murs et silencieux ; le roi se promenant à grands pas.
  2. Duc de Luxembourg. — N.D.L.E.
  3. Pour l’état actuel des mœurs anglaises, voir la Vie de M. Beattie, écrite par un ami intime. On sera édifié de l’humilité profonde de M. Beattie) recevant dix guinées d’une vieille marquise pour calomnier Hume. L’aristocratie tremblante s’appuie sur des évêques à 200.000 livres de rente, et paye en argent ou en considération des écrivains prétendus libéraux pour dire des injures à Chénier (Edinburgh-Review, 1821).
    Le cant le plus dégoûtant pénètre partout. Tout ce qui n’est pas peinture de sentiments sauvages et énergiques en est étouffé : impossible d’écrire une page gaie en anglais.
  4. Corbeil. — N.D.L.E.
  5. À l’Ave Maria.
  6. Mémoires de Marmontel, conversation de Montesquieu.
  7. Torva leœna lupum sequitur, lupus ipse capellam ;
    Florentem cytisum sequitur lascive capella.
    ...... Trahit sua quemque voluptas.

    Virgile, églogue II.
  8. Voir le regard de Didon, dans la superbe esquisse de M. Guérin au Luxembourg.
  9. Tout ce qu’il y a de beau au monde, étant devenu partie de la beauté de la femme que vous aimez, vous vous trouvez disposé à faire tout ce qu’il y a de beau au monde.
  10. Ginguené, Histoire littéraire de l’Italie, vol. II, page 490.
  11. Voyage du président de Brosses en Italie, voyage d’Eustace, de Sharp, de Smolett.
  12. M. de Francueil, quand il portait trop de poudre. Mémoires de Mme d’Épinay.
  13. Voir l’analyse du principe ascétique, Bentham, Traités de législation, tome I.
    On fait plaisir à un être bon en se faisant souffrir.
  14. L’irréligion. — N.D.L.E.
  15. Si Dieu existe. — N.D.L.E.
  16. Voir les romances espagnoles et danoises du xiiie siècle ; elles paraîtraient plates ou grossières au goût français.
  17. Grimm, tome III, page 107.
  18. Maupertuis.
  19. Vers 1580, les Espagnols, hors de chez eux, n’étaient que des agents énergiques de despotisme, ou des joueurs de guitare sous les fenêtres des belles Italiennes. Les Espagnols passaient alors en Italie comme aujourd’hui l’on vient à Paris ; du reste ils ne mettaient leur orgueil qu’à faire triompher le roi leur maître. Ils ont perdu l’Italie, et l’ont perdue en l’avilissant. En 1626, le grand poète Calderon était officier à Milan.
  20. Le Prêtisme. — N.D.L.E.
  21. Voir la Vie de saint Charles Borromée, qui changea Milan, et l’avilit. Il fit déserter les salles d’armes et aller au chapelet. Merveilles tue Castiglione, 1533.
  22. Il paraît qu’il s’agit de mademoiselle Gromaire, fille de M. Gromaire, expéditionnaire en cour de Rome.
  23. Maubreuil. — N.D.L.E.
  24. Mémoires, page 88, édition de Londres.
  25. Traduit d’un manuscrit provençal du xiiie siècle.
  26. Femme nue. — N.D.L.E.
  27. From december 27, 1819 till the 3 june 1820, Mil.
  28. Ce no 170 n’est pas dans l’édition originale.