Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Lettre VI

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 54-61).

LETTRE VI

Vallée de Sainte-Hélène, 2 octobre 1808

Mon cher ami,


Je finis mon histoire. Haydn, une fois entré dans la maison Esterhazy, mis à la tête d’un grand orchestre, attaché au service d’un patron immensément riche, et passionné pour la musique, se trouvait dans cette réunion de circonstances, trop rares pour nos plaisirs, qui permettent à un grand génie de prendre tout son essor. De ce moment, sa vie fut uniforme et remplie par le travail. Il se levait le matin de bonne heure, s’habillait très proprement, se mettait à une petite table à côté de son piano, et ordinairement l’heure du dîner l’y retrouvait encore. Le soir, il allait aux répétitions, ou à l’opéra, qui avait lieu au palais du prince quatre fois par semaine. Quelquefois, mais rarement, il donnait une matinée à la chasse. Le peu de temps qui lui restait les jours ordinaires était partagé entre ses amis et mademoiselle Boselli. Telle fut sa vie pendant plus de trente ans. Ce détail explique le nombre étonnant de ses ouvrages. Ils se divisent en trois classes. La musique instrumentale, la musique d’église et les opéras.

Dans la symphonie, il est le premier des premiers ; dans la musique sacrée, il ouvrit une route nouvelle, qu’on peut critiquer, il est vrai, mais par laquelle il se place à côté des premiers génies. Dans le troisième genre, celui de la musique de théâtre, il ne fut qu’estimable, et cela par plusieurs raisons : une des meilleures, c’est qu’il n’y fut qu’imitateur.

Puisque vous m’assurez que la longueur de mon bavardage ne vous déplaît pas, je vous parlerai successivement de ces trois genres.

La musique instrumentale de Haydn est composée de symphonies de chambre à plus ou moins d’instruments, et de symphonies à grand orchestre, qu’à cause du grand nombre d’instruments nécessaires on ne peut guère jouer que dans un théâtre.

La première classe comprend les duos, trios, quatuors, sextuors, octavettis et divertissements, les sonates de piano-forte, les fantaisies, les variations, les caprices. On met dans la seconde classe les symphonies à grand orchestre, les concertos pour divers instruments, les sérénades et les marches.

Ce qu’on préfère dans toute cette musique, ce sont les quatuors et les symphonies à grand orchestre. Haydn a fait quatre-vingt-deux quatuors et cent quatre-vingts symphonies. Les dix-neuf premiers quatuors passent auprès des amateurs pour de simples divertissements. L’originalité et le grandiose du style ne s’y déploient encore que faiblement. Mais, en revanche, chacun des quatuors, depuis celui qui porte le n° 20 jusqu’au n° 82, aurait suffi pour faire la réputation de son auteur.

On sait que les quatuors sont joués par quatre instruments, un premier violon, un deuxième violon, un alto et un violoncelle. Une femme d’esprit disait qu’en entendant les quatuors de Haydn elle croyait assister à la conversation de quatre personnes aimables. Elle trouvait que le premier violon avait l’air d’un homme de beaucoup d’esprit, de moyen âge, beau parleur, qui soutenait la conversation dont il donnait le sujet. Dans le second violon, elle reconnaissait un ami du premier, qui cherchait par tous les moyens possibles à le faire briller, s’occupait très-rarement de soi, et soutenait la conversation plutôt en approuvant ce que disaient les autres qu’en avançant des idées particulières. Le violoncelle était un homme solide, savant et sentencieux. Il appuyait les discours du premier violon par des maximes laconiques, mais frappantes de vérité. Quant à l’alto, c’était une bonne femme un peu bavarde, qui ne disait pas grand’chose, et cependant voulait toujours se mêler à la conversation. Mais elle y portait de la grâce, et pendant qu’elle parlait, les autres interlocuteurs avaient le temps de respirer. On voyait cependant qu’elle avait un penchant secret pour le violoncelle, qu’elle préférait aux autres instruments.

Haydn, en cinquante années de travaux, a donné cinq cent vingt-sept compositions instrumentales, et il ne s’est jamais copié que quand il l’a bien voulu. Par exemple, l’air de l’agriculteur, dans l’oratorio des Quatre-Saisons, est un andante d’une de ses symphonies, dont il a fait un bel air de basse-taille, qui, il est vrai, languit un peu vers la fin.

Vous sentez, mon ami, que la plupart des observations que j’aurais à vous faire ici exigent un piano-forte, et non pas une plume. À quatre cents lieues de vous et de notre aimable France, ce n’est que de la partie poétique du style de Haydn que je puis vous parler.

Les allegro de ses symphonies, pour la plupart très-vifs et pleins de force, vous enlèvent à vous-même : ils commencent ordinairement par un thème court, facile et très-clair ; peu à peu, et par un travail plein de génie, ce thème, répété par les divers instruments, acquiert un caractère mélangé d’héroïsme et de gaieté. Ces teintes de sérieux sont les grandes ombres de Rembrandt et du Guerchin, qui donnent tant d’effets aux parties éclairées de leurs tableaux.

L’auteur semble vous conduire au milieu d’abîmes ; mais un plaisir continu fait que vous le suivez dans sa marche singulière. Le caractère que je viens de décrire me semble commun aux presto et aux rondo.

Il y a plus de variété dans les andante et les adagio : le style grandiose y brille dans toute sa majesté.

Les phrases ou idées musicales ont de beaux et grands développements ; chaque membre en est clair et distinct ; le tout a de la saillie. C’est le style de Buffon quand il a beaucoup d’idées. Il faut, pour bien jouer les adagio de Haydn, plus d’énergie que de douceur. Ils ont plutôt les proportions d’une Junon que d’une Vénus. Plus graves que mignards, ils respirent la dignité tranquille, pleine de force et quelquefois un peu lourde des Allemands.

Dans les andante, cette dignité se laisse vaincre, de temps en temps, par une gaieté modérée, mais cependant elle domine toujours. Quelquefois, dans les andante et les adagio, l’auteur se laisse tout à coup emporter à la force et à l’abondance de ses idées. Cette folie, cet excès de vigueur anime, réjouit, entraîne toute la composition, mais n’en exclut pas la passion et le sentiment.

Quelques-uns des andante et des allegro de Haydn semblent ne pas avoir de thème. On serait tenté de croire que les musiciens ont commencé par le milieu de leur cahier ; mais peu à peu l’âme du véritable amateur s’aperçoit, à ses sensations, que le compositeur a eu un but et un plan.

Ses menuets, pures émanations du génie, si riches d’harmonie, d’idées, de beautés accumulées dans un petit espace, suffiraient à un homme ordinaire pour faire une sonate. C’est dans ce sens que Mozart disait de nos opéras-comiques, que tout homme qui se portait bien devait faire tous les jours un opéra comme cela avant déjeuner. Les secondes parties des menuets de Haydn, ordinairement comiques, sont ravissantes d’originalité.

En général, le caractère de la musique instrumentale de notre compositeur est d’être pleine d’une imagination romantique. C’est en vain qu’on y chercherait la mesure racinienne ; c’est plutôt l’Arioste ou Shakspeare, et c’est ce qui fait que je ne comprends pas encore le succès de Haydn en France.

Son génie parcourt toutes les routes avec la rapidité de l’aigle : le merveilleux et le séduisant se succèdent tour à tour et sont peints des couleurs les plus brillantes. C’est cette variété de coloris, c’est l’absence du genre ennuyeux qui lui a peut-être valu la rapidité et l’étendue de ses succès. Il n’y avait pas deux ans qu’il faisait des symphonies, qu’on les jouait déjà en Amérique et dans les Indes.

Il me semble que la magie de ce style consiste dans un caractère dominant de liberté et de joie. Cette joie de Haydn est une exaltation tout ingénue, toute nature, pure, indomptable, continue : elle règne dans les allegro ; on l’aperçoit encore dans les parties graves, et elle parcourt les andante d’une manière sensible.

Dans les compositions où l’on voit, par le rythme, par le ton, par le genre, que l’auteur a voulu inspirer la tristesse, cette joie obstinée, ne pouvant se montrer à visage découvert, se transforme en énergie et en force. Observez bien : ce n’est pas de la douleur que cette sombre gravité, c’est de la joie contrainte à se masquer : on dirait la joie concentrée d’un sauvage ; mais de la tristesse, de l’affliction d’âme, de la mélancolie, jamais. Haydn n’a pu être vraiment triste que deux ou trois fois en sa vie, dans un verset de son Stabat Mater, et dans deux adagio des Sept paroles.

Et voilà pourquoi il n’a pu exceller dans la musique dramatique. Sans mélancolie, point de musique passionnée : c’est ce qui fait que le peuple français, vif, vain, léger, exprimant bien vite tous ses sentiments, quelquefois ennuyé, mais jamais mélancolique, n’aura jamais de musique.

Puisque nous sommes sur cet article, et que je vous vois déjà faire la mine, voici ma pensée tout entière : je vais employer exprès les images les plus triviales et les plus claires ; j’invite tous mes confrères, les faiseurs de paradoxes, à se servir de la même méthode.