Stendhal - Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, 1928, éd. Martineau/Mozart IV

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Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 295-301).

CHAPITRE IV


Un amateur d’une ville où Mozart passait dans un de ses voyages réunit chez lui une nombreuse société pour procurer à ses amis le plaisir d’entendre ce musicien célèbre, qui lui avait promis de s’y trouver. Mozart arrive, ne dit pas grand’chose, et se met au piano. Croyant n’être entouré que de connaisseurs, il commença, dans un mouvement très-lent, à exécuter de la musique d’une harmonie suave, mais extrêmement simple, voulant ainsi préparer ses auditeurs aux sentiments qu’il avait dessein d’exprimer. La société trouva cela fort commun. Bientôt son jeu devint plus vif ; on le trouva assez joli. Il devint sévère et solennel, d’une harmonie frappante, élevée, et en même temps plus difficile ; quelques dames commencèrent à le trouver décidément ennuyeux et à se communiquer quelques mots de critique ; bientôt la moitié du salon se mit à causer. Le maître de la maison était sur les épines ; et enfin Mozart s’aperçut de l’impression que sa musique faisait sur l’auditoire. Il n’abandonna point l’idée principale qu’il avait commencé à exprimer, mais il la développa avec toute l’impétuosité dont il était capable. On n’y fit pas encore attention. Il se mit alors à apostropher son auditoire d’une manière assez brusque, mais toujours en continuant de jouer ; et comme heureusement ce fut en italien, presque personne ne le comprit. Cependant on commençait à être plus tranquille. Quand sa colère fut un peu apaisée, il ne put s’empêcher de rire lui-même de son impétuosité. Il donna à ses idées une tournure plus vulgaire, et finit par jouer un air très-connu, dont il fit dix à douze variations charmantes. Tout le salon était ravi, et très peu de ceux qui s’y trouvaient s’étaient aperçus de la scène qui venait de se passer. Mozart cependant sortit bientôt, en invitant le maître de la maison, qui l’accompagnait, et quelques connaisseurs à venir le voir le même soir dans son auberge. Il les y retint à souper ; et à peine lui eurent-ils témoigné quelque désir de l’entendre, qu’il se mit à jouer des fantaisies sur le clavecin, où, au grand étonnement de ses auditeurs, il s’oublia jusqu’après minuit.

Un vieil accordeur de clavecin était venu mettre quelques cordes à son forte-piano de voyage. « Bon vieillard, lui dit Mozart, combien vous faut-il ? je pars demain. » Ce pauvre homme, le regardant pour ainsi dire comme un Dieu, lui répondit, déconcerté, anéanti et balbutiant : « Majesté Impériale ! Monsieur le maître de chapelle de Sa Majesté Impériale ! Je ne puis… Il est vrai que j’ai été plusieurs fois chez vous… Eh bien, vous me donnerez un écu. — Un écu ! répondit Mozart ; allons donc ! un brave homme comme vous ne doit pas se déranger pour un écu, » et il lui donna quelques ducats. Le bonhomme, en se retirant, répétait encore, avec de grandes révérences : « Ah ! Majesté Impériale ! »

Idoménée et Don Juan étaient ceux de ses opéras qu’il estimait le plus. Il n’aimait pas à parler de ses ouvrages, ou, s’il en parlait, ce n’était jamais qu’en quelques mots. Au sujet de Don Juan, il dit un jour : « Cet opéra n’a pas été composé pour le public de Vienne ; il convenait mieux à celui de Prague ; mais, au fond, je ne l’ai fait que pour moi et mes amis. »

Le temps qu’il donnait le plus volontiers au travail était le matin, depuis six ou sept heures jusqu’à dix. Alors il sortait du lit. Le reste de la journée il ne composait plus, à moins qu’il n’eût à terminer quelque morceau pressé. Il fut toujours très inégal dans sa manière de travailler. Quand il était saisi d’une idée, on ne pouvait l’arracher à son ouvrage. Si on l’ôtait du piano, il composait au milieu de ses amis, et passait ensuite des nuits entières la plume à la main. Dans d’autres temps, son âme était tellement rebelle à l’application, qu’il ne pouvait achever une pièce qu’au moment même où l’on devait l’exécuter. Il lui arriva même un jour de renvoyer tellement au dernier moment un morceau qui lui avait été demandé pour un concert de la cour, qu’il n’eut pas le temps d’écrire la partie qu’il devait exécuter. L’empereur Joseph, qui furetait partout, jetant par hasard les yeux sur le papier de musique que Mozart avait l’air de suivre, fut étonné de n’y voir que des lignes sans notes, et lui dit : « Où est donc votre partie ? — Là, répondit Mozart, en portant la main au front. »

Le même accident fut sur le point de lui arriver au sujet de l’ouverture de Don Juan. On convient assez généralement que c’est la meilleure de ses ouvertures ; cependant il n’y travailla que dans la nuit qui précéda la première représentation et lorsque la répétition générale avait déjà eu lieu. Le soir, vers les onze heures, en se retirant, il pria sa femme de lui faire du punch, et de rester avec lui pour le tenir éveillé. Elle y consentit, et se mit à lui raconter des contes de fées, des aventures bizarres, qui le firent pleurer à force de rire. Cependant le punch l’excita au sommeil, de sorte qu’il ne travaillait que pendant que sa femme racontait, et il fermait les yeux dès qu’elle s’arrêtait. Ses efforts pour se tenir éveillé, cette alternative continuelle de veille et de sommeil, le fatiguèrent tellement, que sa femme l’engagea à prendre quelque repos, lui donnant sa parole de le réveiller une heure après. Il s’endormit si profondément qu’elle le laissa reposer deux heures. Elle l’éveilla vers les cinq heures du matin. Il avait donné rendez-vous aux copistes à sept heures, et, à leur arrivée, l’ouverture était finie. Ils eurent à peine assez de temps pour faire les copies nécessaires à l’orchestre, et les musiciens furent obligés de jouer sans avoir fait de répétition. Quelques personnes prétendent reconnaître dans cette ouverture les passages où Mozart doit avoir été surpris par le sommeil, et ceux où il s’est réveillé en sursaut.

Don Juan ne fut pas très bien accueilli à Vienne dans la nouveauté. Peu de temps après la première représentation, on en parlait dans une assemblée nombreuse où se trouvaient la plupart des connaisseurs de la capitale, et entre autres Haydn. Mozart n’y était point. Tout le monde s’accordait à dire que c’était un ouvrage très estimable, d’une imagination brillante et d’un génie riche ; mais tout le monde aussi y trouvait à reprendre. Tous avaient parlé, à l’exception du modeste Haydn. On le pria de dire son opinion. « Je ne suis pas en état de juger de cette dispute, dit-il avec sa retenue accoutumée : tout ce que je sais, c’est que Mozart est le plus grand compositeur qui existe dans ce moment. » On parla d’autres choses.

Mozart, de son côté, avait beaucoup d’estime pour Haydn. Il lui a dédié un recueil de quatuors qu’on peut mettre parmi ce qu’il y a de plus beau en ce genre. Un compositeur viennois, qui n’était pas sans quelque mérite, mais qui était bien loin de valoir Haydn, se faisait un malin plaisir de rechercher dans les compositions de ce dernier toutes les petites incorrections qui avaient pu s’y glisser. Il venait souvent trouver Mozart pour lui montrer avec joie des symphonies ou des quatuors de Haydn qu’il avait mis en partition, et où il avait découvert, par ce moyen, quelques négligences de style. Mozart tâchait toujours de changer le sujet de la conversation ; enfin, n’y pouvant plus tenir : « Monsieur, lui dit-il une fois d’un ton un peu brusque, si l’on nous fondait tous les deux ensemble, on ne trouverait pas encore de quoi faire un Haydn. »

Un peintre, voulant flatter Cimarosa, lui dit un jour qu’il le regardait comme supérieur à Mozart. « Moi, monsieur, répliqua-t-il vivement ; que diriez-vous à un homme qui viendrait vous assurer que vous êtes supérieur à Raphaël ? »