Suite de Joseph Delorme/Invocation

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Suite de Joseph DelormeMichel Lévy frères. (p. 193-195).
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INVOCATION


Sæpe venit magno fœnore tardus Amor.
Properce


Il est de l’amour comme de la petite vérole, qui tue d’ordinaire quand elle prend tard.
Bussy-Rabutin


Ils m’ont dit, ces mortels en qui toujours j’ai foi,
Ceux qui savent le Ciel et l’homme mieux que moi ;
Ces poëtes divins que le génie inspire
Et qu’au livre du cœur, dès l’enfance, il fait lire ;
D’Ossian, de Milton, jeune postérité,
Qui sans cheveux blanchis, sans longue cécité,
Introduits de bonne heure au parvis des cantiques,
Ont dans leur voix l’accent des vieillards prophètiques ;
Ils m’ont dit, me voyant dans mon âme enfermé,
Malade et dévoré de n’avoir point aimé,
Morne, les yeux éteints, frappant cette poitrine
D’où jamais n’a jailli la flamme qui la mine,
Et me plaignant au Ciel du mal qui me tuera :
« Enfant, relève-toi, ton heure sonnera !
« Va, si tu veux aimer, tu n’as point passé l’âge ;
« Si le calme te pèse, espère encor l’orage.
« Ton printemps fut trop doux, attends les mois d’été ;
« Vienne, vienne l’ardeur de la virilité,
« Et sans plus t’exhaler en pleurs imaginaires,
« Sous des torrents de feux, au milieu des tonnerres,
« Le cœur par tous les points saignant, tu sentiras
« Au seuil de la beauté, sous ses pieds, dans ses bras,
« Tout ce qu’avait d’heureux ton indolente peine
« Au prix de cet excès de la souffrance humaine.

« Car l’amour vrai, tardif, qui mûrit en son temps,
« Vois-tu, n’est pas semblable à celui de vingt ans,
« Que jette la jeunesse en sa première sève,
« Au blond duvet, vermeil, et doré comme un rêve :
« C’est un amour profond, amer, désespéré,
« C’est le dernier, l’unique ; — on dit moins, J’en mourrai ;
« On en meurt ; — un amour armé de jalousie,
« Consumant tout, honneur et gloire et poésie ;
« Sans douceurs et sans miel, capable de poison,
« Et pour toute la vie égarant la raison. »

Voilà ce qu’ils m’ont dit, ceux qui connaissent l’âme ;
Je les crois, et j’attends la tempête et la flamme ;
Je cherche autour de moi, comme un homme averti,
Demandant à mon cœur : « N’ai-je donc rien senti ? »
Et comme, l’autre soir, quittant la causerie
D’une femme pudique et saintement chérie,
Heureux de son sourire et de ses doigts baisés,
Je revenais, la lèvre et le front embrasés ;
Comme, en mille détours, la flatteuse insomnie
Faisait luire à mes yeux son image bénie,
Et qu’à travers un bois, volant pour la saisir,
Mon âme se prenait aux ronces du désir,
Un moment j’espérai que, fondant sur sa proie.
Amour me déchirait, et j’en eus grande joie.
Mais tout s’évanouit bientôt dans le sommeil,
Et je ne sentais plus de blessure au réveil.

Amour, où donc es-tu ? descends, vautour sublime ;
J’étalerai mon cœur pour qu’il soit ta victime ;
Je t’ouvrirai ma veine et mon flanc tout fumant ;
Docile à ton essor, comme un crédule amant,
J’irai, j’irai partout où montera ton aile ;
Je chérirai sans fin ta morsure éternelle.

Tu me seras léger et doux, maître adoré !
Jamais gazon flétri, jamais sable altéré,
Jamais guerriers mourants dont la plaine est jonchée
N’ont plus avidement bu la pluie épanchée
Que moi, rôdant, la nuit, aux lieux les plus déserts,
Je ne boirai mes pleurs cuisants, mes pleurs amers.
Oui, même sans bonheur, même sans espérance.
Quelque passion folle, abîme de souffrance,
Quelque amour désastreux, fléau de tout devoir ;
Oui, pourvu qu’il déchaîne en moi tout son pouvoir.
Pourvu que bien avant dans ma chair il se plonge,
Qu’il aiguise mes jours et sans pitié me ronge ;
Qu’importe ? je l’accepte et je m’attache à lui.
Plus de fade langueur, de vague et mol ennui ;
La tempête, en soufflant dans une âme élargie.
Des hautes facultés rallume l’énergie ;
La foudre éclate en nous, et si l’homme est vaincu,
Avant de succomber, du moins il a vécu[1].


  1. « Dans tout le temps de ma belle jeunesse, j’ai toujours été ne désirant, n’appelant rien tant de mes vœux, n’adorant que la Passion sacrée. » (Pensées de Joseph Delorme.) Ç’a été le cri des enfants du siècle. Poésie et morale régulière ne vont guère ensemble. Il y a longtemps que Montaigne a dit : « Et moi je suis de ceux qui tiennent que la poésie ne rit point ailleurs comme elle fait en un sujet folâtre et déréglé. » Mais il le disait gaiement, et nos enfants du siècle, ces neveux de René, l’ont dit au sérieux et sans rire, avec une sorte d’acharnement.