Suite de Joseph Delorme/Stances (« Par ce soleil d’automne, au bord de ce beau fleuve »)

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Suite de Joseph DelormeMichel Lévy frères. (p. 183-185).

POUR MON AMI ULRIC GUTTINGUER[1]

I

STANCES


Par ce soleil d’automne, au bord de ce beau fleuve,
Dont l’eau baigne les bois que ma main a plantés,
Après les jours d’ivresse, après les jours d’épreuve,
Viens, mon Âme, apaisons nos destins agités ;

Viens, avant que le Temps dont la fuite nous presse
Ait dévoré le fruit des dernières saisons,
Avant qu’à nos regards la brume qu’il abaisse
Ait voilé la blancheur des vastes horizons ;

Viens, respire, ô mon Âme, et, contemplant ces îles
Où le fleuve assoupi ne fait plus que gémir,
Cherche en ton cours errant des souvenirs tranquilles
Autour desquels aussi ton flot puisse dormir.

Dépose le limon qu’a soulevé l’orage ;
L’abîme est loin encore, il nous faut l’oublier ;
Il nous faut les douceurs d’une secrète plage :
J’attache ma nacelle au tronc d’un peuplier.


Hélas ! dans ces jardins, dont j’aime le mystère,
Que de jours écoulés, sereins ou nuageux !
À midi sur ce banc s’asseoit encor mon père ;
Mes filles ont foulé ces gazons dans leurs jeux.

Sous ces acacias, les pieds dans la rosée,
J’ai quelquefois, dès l’aube, égaré la beauté :
L’oiseau chantait à peine, et la fleur reposée
Assemblait un parfum chargé de volupté.

Après bien des détours dans l’ombre et sur la mousse,
L’aurore avec le jour amenait les adieux !
En me disant Demain, que sa voix était douce !
Que loin, en la quittant, je la suivais des yeux !

Puis je m’en revenais, solitaire et superbe,
Recevant le soleil et l’air par tous mes sens,
Cueillant le frais bouton, ramassant le brin d’herbe,
Et le cœur inondé d’harmonieux accents.

Voici toujours les lieux, les places trop connues,
Et l’ombre comme hier flottant dans ce chemin :
Vous toutes, seulement, qu’êtes-vous devenues ?
Et quelle autre, à mon bras, doit y marcher demain ?

Je n’ai point passé l’âge où l’on plaît, où l’on aime ;
Mes cheveux sont touffus et décorent mon front ;
Les regards de mes yeux ont un charme suprême,
Et, bien longtemps encor, les âmes s’y prendront.

Mais que pour cette fois ce soit une belle âme,
Tendre et douce à l’amour, et légère à guider,
Qui de jeunes baisers rafraîchisse ma flamme,
Me couvre de son aile et me sache garder ;


Qui, des rayons de feu que lance ma paupière,
Réfléchisse en ses pleurs la tremblante clarté,
Et sans orage au ciel, sans trop vive lumière,
Se lève sur le soir de mon rapide été !

Que l’oubli du passé me vienne à côté d’elle ;
Que, rentré dans la paix, je craigne d’en sortir…
Que cet amour surtout, bien que noble et fidèle.
Au cœur pieux des miens n’aille pas retentir !


  1. Les cinq pièces suivantes sont écrites comme par l’ami même à qui elles sont adressées. En général, durant toute cette période intermédiaire, Joseph Delorme, ayant trop peu à dire pour son propre compte, exprimait et rimait volontiers les sentiments de ses amis.