Sulamite/11

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XI


ET COMME LA MORT,


CRUELLE EST LA JALOUSIE…




DIX prêtres, avec de larges taches rouges sur leurs vêtements blancs, pénétrèrent au centre du sanctuaire. Habillés en femmes, deux autres prêtres leur faisaient suite ; ils devaient, ce jour-là, représenter Isis et Nephtis, pleurant la mort du dieu Osiris. Puis, du fond du sanctuaire, l’on vit s’avancer un homme vêtu d’une tunique immaculée, vierge de toute parure, et les yeux de tous les fidèles, des hommes et des femmes, se fixèrent sur lui avec ferveur. Cet homme était un anachorète du Liban qui, après s’être soumis pendant dix ans aux plus dures pratiques de l'ascétisme, devait aujourd’hui offrir spontanément à Isis le grand sacrifice sanglant. Sa face, pâle et sévère, était rongée par la faim, desséchée par le soleil et les intempéries, son regard austère restait rivé au sol, et de toute sa personne un merveilleux effroi se dégageait, qui se communiqua à la foule. Enfin, à son tour, parut le Grand-Prêtre du Temple, vieillard centenaire. Il portait un tablier broché, semé de queues de chacal; sa tête était surmontée d’une tiare ; sur ses épaules, était jetée une peau de tigre.

Tourné vers les fidèles, il prononce de sa voix antique, douce et tremblante:

— Le roi offre un sacrifice.

Puis, prenant des mains de son servant un pigeon blanc aux pattes rouges, il lui trancha la gorge et, une fois le cœur arraché, avec le sang de l’oiseau il aspergea l’autel et le couteau sacré.

Il y eut un court silence, puis il proclama :

— Pleurons Osiris, le dieu Atouma, le grand Oun-Nofer-Onoufir, le dieu Lui !

Aussitôt, de leurs voix grêles et harmonieuses, deux castrats en habits de femmes — Isis et Nephtis — entonnèrent les lamentations : sULA1x11·1·E 143 « Reviens dans ta demeure, ô bel adoles- cent I Te voir est un délice. « Isis t’en conjure, Isis, ton épouse et ta sœur, engendrée par un même sein que toi. « Livre encore ton visage à nos regards, dieu de clarté! Vois Nephtis, ta sœur: ses larmes coulent et elle s’arrache les cheveux en signe de détresse. « En proie à une angoisse mortelle, nous cherchons ton beau corps. Osiris, reviens dans ta demeure I » Deux nouvelles voix s’étaient jointes aux premières : Anoubis et Gore, à leur tour, ve- naient pleurer Osiris, et chaque fois qu’ils avaient terminé un verset, le chœur, éehelonné le long des marches, le reprenait sur un mode triste et solennel. Puis, toujours suivis par les chants, les grancls—prêtres du sacrifice retirèrent du sanc- tuaire la statue de la déesse, que ne cachait plus le naos. Mais un voile noir parsemé d’ét0iles d’or Venveloppait entièrement, ne laissant à découvert que ses pieds argentés qu’un serpent enlaçait, et, sur sa tête, un dis144 SULAMITE que d’argent entre deux cornes de vache. Et lentement, au tintement des calices et des sistres, la procession de la déesse Isis se mit en marche, et alla porter jusqu’au fond du Temple, le long des murs et parmi les colonnes, sa plainte douloureuse. C’est ainsi que la déesse, espérant ranimer Osiris avec l’aide d’An©ubis et de Toot. ras- semblait les membres épars de son époux : « Gloire à la ville d’Abydos, qui a conservé ta tête si belle, Osiris! « Gloire à toi, ville de Memphis, où nous avons retrouvé le bras droit du dieu puis- sant, le bras qui combat, le bras qui protège. « A toi aussi, gloire, ô ville de Saïs, qui sauvegardas le bras gauche du dieu lumineux, le bras qui est celui de la justice. « Et toi, sois bénie, ville de Thèbes, où reposa le cœur d`Oun—Nofer—Onoufri. » Tandis que la déesse, traversant le temple, se rapprochait du sanctuaire, le chant du chœur augmentait toujours d’éclat et de fer- veur. Un enthousiasme sacré s’emparait des prêtres et des Hdèles. Isis maintenant avait SULAMITE 145 retrouvé toutes les parties du corps de son époux, il ne lui manquait plus que le Phallus sacré qui fécondele sein de Pépouse, le Phallus qui crée la vie et la perpétue. L’acte suprême du mystère d’©siris et d‘lsis approchait". — C’est toi, Eliav? demanda la reine à Padolescent qui venait d'entrer sans bruit. Mais lui, dans Pobscurité, selaissant glisser silencieusement aux pieds de la reine, appuya ses lèvres sur le bas de sa robe, et Astis com- prit qu’il pleurait de ravissement, de honte et de désir. Alors, posant sa main sur la tête crépue de l’ad0lescent : —— Baconte—moi, Eliav, dit la reine, tout ce que tu sais au sujet du roi et de cette vierge de la vigne. — O reine, gémit Eliav avec amertume, comme tu l’aimes ! -— Parle..., ordonna Astis. ~—· Que puis-je te dire, ma reine? Mon cœur est déchiré de jalousie. — Parle ! 10 146 SULAMITE — Le roi n’a aimé nulle femme autant qu’elle. Il ne la quitte pas d’une seconde. Le · bonheur rayonne dans ses yeux. Il verse sans compter ses grâces et ses présents à tous ceux qui l’ent0urent. Lui, le sage, Pavimelech, reste étendu à ses pieds et, tel un esclave, ne la quitte pas des yeux. —— Parle! —« O reine, quel supplice est le mien! Elle... elle est toute douceur, toute tendresse, tout amour! Timide et docile, elle ne voit et ne connaît que son amour, et ne traîne après elle ni jalousie, ni haine, ni envie... — Parle !... la reine eut un gémissement de rage. Ses doigts se crispèrent dans les boucles noires d’Eliav et convulsivement elle serra contre son corps la tête de Yadolescent, lui déchirant le visage à la broderie d’argent de sa tunique transparente. Cependant, autour de l’autel, devant l’effi— gie de la déesse, voilée de noir, au son félé des sistres et au tintement des tympanons, les prêtres et les prêtresses, en proie à un délire sacré, tournoyaient avec des cris semblables sULAM1Tn 147 à des aboiements. Certains se flagellaient le corps avec des fouets aux multiples lanières faites en peau de r];1inocéros;d’autres, à l’aide de petits couteaux, se tailladaient la poitrine et les épaules de larges et sanglantes bles- sures. D’autres enfin, se labourant le visage avec leurs ongles, se déchiraient la bouche et les oreilles. Au centre de cette ronde infer- nale, aux pieds mêmes de la déesse, on aper- cevait, tournant sur place avec une rapidité vertigineuse, Panachorète du Liban, tout blanc dans sa tunique flottante. Seul, le grand- prêtre restait immobile, le couteau sacré en obsydiane d’Ethiopie a la main, prêt à l’avan— cer au dernier moment, terrible et solennel. -— Phallus, Phallus, Phallus, hurlaient les prêtres, possédés d’une frénésie extatique. Où est ton Phallus, ô dieu de clarté? Viens féconder la déesse ! Son sein languit de désir! Son ventre est semblable au désert, durant les ardeurs de l’été l Soudain, un cri strident, effroyable de dé- mence, s’éleva par—dessus toutes les clameurs. Brusquement, les prêtres s’éoartèrent, et l’on 148 SULAMITE put voir, effrayant dans son absolue nudité, le corps long, jaune et osseux de l’anach0— rète du Liban. Le Grand—Prêtre lui tendit le couteau. Un silence surhumain s’abattit sur le Temple. Alors s’inclinant rapidement, l’homme fit un geste, puis se redressa, et tout à coup, dans un hurlement de douleur et d’extase, jeta aux pieds de la déesse un informe lambeau de chair ensanglantée. Il chancelait. Le Grand-Prêtre, un bras passé sous ses reins, le soutint doucement. Puis l`ayant conduit devant la statue de la déesse, il le dissimula soigneusement sous le voile dont elle était recouverte et le laissa ainsi pendant quelques instants, afin qu’il puisse, caché à tous les regards, imprimer son baiser sur les lèvres de la déesse fécon- dée. Aussitôt après, placé sur un brancard, on l’emporta loin du sanctuaire. Alors un prêtre sortit du temple. Avec un marteau de bois, il frappa sur un énorme disque d’airain, pour porter aux oreilles du Monde que le mystère auguste de la féconsULAM11·s 149 dation d’Isis venait d’étre consommé. Et le retentissement aigu de l’airain mélodieux se répandit au-dessus de Jérusalem. Tremblant encore de tous ses membres, la reine Astis éloigna de son corps la tête d’Eliav. Une flamme rouge intense brûlait dans ses yeux. Lentement, scanclant les paroles : —— Eliav, dit-elle, veux—tu que je te fasse roi de Juda et d’lsraél‘? Veux——tu régner sur la Mésopotamie et la Syrie, sur Babylone et la Phénieie ? —— Non, ma reine, c’est toi seule que je veux... -—— Oui, tu seras mon maître. Toutes mes nuits tïappartiendront. Chacune de mes pa- roles, chaque regard, chaque soupir seront à toi. Tu connais le mot qui ouvre les portes du palais : ce soir, tu y pénétreras et tu les tueras I Tu les tueras tous les deux! Tu les tueras tous les deux I Eliav voulut répliquer, mais, Yattirant vers elle, la reine colla ses lèvres brûlantes et sa langue de feu sur la bouche de Padolescent. Cela fut infiniment long et douloureux.

Puis, le repoussant brusquement, elle dit d’une voix brève et impérieuse :

— Va !

Et, Soumis, Eliav répondit :

— J’obéis !