Sur Frankenstein

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock, éditeur (Bibliothèque cosmopolite, n° 7) (p. 306-310).

II

SUR FRANKENSTEIN[1]


Le roman de Frankenstein, ou le Prométhée moderne est incontestablement, en tant que simple récit, une des productions les plus originales et les plus complètes du jour. Nous discutons en nous-mêmes avec étonnement, au cours de notre lecture, quelle a pu être la série de pensées, — quelles ont pu être les circonstances particulières qui l’ont fait naître, — d’où sont sorties, dans l’esprit de l’auteur ces extraordinaires combinaisons de motifs et d’incidents, et cette saisissante catastrophe qui forment son récit. Il y a peut-être quelques détails d’une importance secondaire, qui prouvent que c’est là le premier essai de l’auteur. Mais pour en juger, il faudrait un discernement très subtil, et nous pouvons nous y tromper, car l’ouvrage est mené d’un bout à l’autre d’une main forte et ferme. L’intérêt s’accroît par une gradation bien ménagée, et on marche vers le dénoûment avec l’accélération de rapidité que prend un rocher en roulant sur la pente d’une montagne. Nous sommes entraînés, haletants d’incertitude et de sympathie, à travers des incidents qui s’amoncellent sur les incidents, des passions qui engendrent d’autres passions. Nous crions « Halte ! Halte ! c’est assez ! » mais il survient encore autre chose ; comme la victime dont ce récit fait l’histoire, nous croyons ne pouvoir en supporter davantage, et il faut que nous en supportions encore davantage. Le Pélion est entassé sur l’Ossa, et l’Ossa sur l’Olympe. Nous montons une Alpe, puis une autre, jusqu’à ce que l’horizon nous apparaisse, vide, désert dans son immensité, que le vertige nous tourne la tête, et que le sol paraisse manquer sous nos pieds.

Ce roman vise au mérite d’être une source de puissantes et profondes émotions. Les sentiments élémentaires de l’esprit humain sont mis à nu et ceux qui ont l’habitude de raisonner profondément sur leur origine et leur tendance, seront peut-être seuls capables de goûter pleinement l’intérêt des actes qui en résultent. Mais comme ils sont fondés sur la nature, il n’est peut-être pas un lecteur, à moins qu’il n’ait de goût que pour un nouveau roman d’amour, en qui ils ne fassent vibrer une des cordes les plus sensibles des profondeurs de son âme. Les sentiments y sont si affectueux, si innocents. Les personnages secondaires de ce drame étrange sont revêtus de la lumière d’un esprit si doux et si noble. Les tableaux d’intérieur familier sont du caractère le plus simple et le plus attachant : celui du père est irrésistible et profond. Même les crimes et la méchanceté de l’Isolé, si flétrissants et si terribles qu’ils soient, ne sont pas le produit d’un inexplicable penchant au mal, mais ils sortent fatalement de certaines circonstances qui doivent forcément leur donner naissance. Ils sont, en quelque sorte les enfants de la nécessité et de la nature humaine. C’est en cela que consiste la morale directe du livre, et c’est peut-être celle qui est la plus importante, celle dont l’application est la plus universelle, parmi les leçons qui peuvent être confirmées par l’exemple. Traitez quelqu’un avec méchanceté, et il deviendra méchant. Rendez mépris pour affection ; choisissez un être, pour quelque motif que ce soit et faites-en le rebut de son espèce ; séparez de la société cet être, né sociable, et vous lui imposez des nécessités irrésistibles, la méchanceté et l’égoïsme. C’est ainsi que cela se passe trop souvent dans la société : des êtres qui possèdent toutes les qualités pour en être l’utilité ou l’ornement, sont par le fait de quelque hasard, marqués au fer rouge, pour devenir un objet de mépris, pour être transformés par l’indifférence et la solitude du cœur, en un fléau, en une malédiction.

L’Isolé, dans Frankenstein, est assurément un personnage redoutable. Il était impossible qu’il n’eût pas subi parmi les hommes ce traitement qui conduisait aux résultats que devaient produire sa nature d’être sociable. Il était un avorton, une anomalie, et bien que son esprit fût tel que l’avaient formé ses premières impressions, c’est-à-dire aimant et plein de sensibilité morale, néanmoins les circonstances où il vit sont si monstrueuses, si extraordinaires, que quand leurs conséquences se développèrent en actes, sa bonté première fit peu à peu place à une misanthropie, à un désir de vengeance insatiables. La scène dans le collage entre l’Isolé et l’aveugle De Lacey, est un des modèles de passion profonde, extraordinaire, les plus remarquables dont nous nous souvenions. Il est impossible de lire ce dialogue, — et aussi plusieurs autres d’un caractère un peu analogue — sans qu’on sente les battements du cœur s’arrêter d’étonnement, et « les larmes ruisseler sur les joues ». La rencontre et la discussion entre l’Isolé et Frankenstein sur la Mer de Grâce, égale presque l’entretien suppliant de Caleb Williams avec Falkland. Et à vrai dire, elle nous rappelle jusqu’à un certain point le style et le caractère de cet admirable écrivain, auquel l’auteur a dédié son ouvrage, et dont il paraît avoir étudié les productions.

Il y a pourtant un seul endroit où nous découvrons des traces, si faibles qu’elles soient, d’imitation. C’est la façon dont est conduit l’incident du débarquement de Frankenstein en Irlande. À vrai dire, le caractère général du récit ne ressemble à rien qui l’ait jamais précédé. Après la mort d’Élisabeth, le roman, comme un fleuve qui en avançant gagne en rapidité et en profondeur, prend une solennité invincible, et l’énergie magnifique, la célérité d’une tempête.

La scène du cimetière, où Frankenstein rend visite aux tombeaux de sa famille, et son départ de Genève, et son voyage à travers la Tartarie jusqu’aux rives de l’Océan Glacial, font songer en même temps à l’effrayant retour des mouvements dans un cadavre, et aux courses surnaturelles d’un esprit. La scène dans la cabine du vaisseau de Walton, l’enthousiasme et la grandeur plus qu’humains du discours de l’Isolé sur le corps de sa victime morte, forment un déploiement de facultés intellectuelles et imaginatives que le lecteur, à notre avis, reconnaîtra avoir été rarement surpassé.

  1. Tiré des Shelley’s Papers, 1883.