Sur Mirabeau

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Sur Mirabeau
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 653-665).
SUR MIRABEAU


I

M. Louis Barthou a écrit sur Mirabeau un très beau livre[1], clair, sobre, ferme, bien ordonné, d’une lucidité historique et politique à n’y rien souhaiter, nullement oratoire, ce qui témoigne, en un tel sujet, d’une maîtrise de soi extraordinaire, grave comme un rapport, mais, pour ce qui est du récit des faits et de la peinture des scènes, très animé et très vivant ; un livre où l’on sent l’homme politique à la facilité avec laquelle l’auteur se démêle et se débrouille dans les labyrinthes de l’histoire parlementaire, extrêmement mesuré, quoique sans faiblesse, dans l’appréciation du héros, enrichi d’inédits bien compris et non surfaits, ce qui est rare ; un livre d’histoire, enfin, qui est un livre d’historien, ce qui n’est pas commun non plus.

Je serai bref sur la biographie privée de Mirabeau avant 1789. On a tout dit sur elle et il ne reste plus qu’à l’abréger. C’est ce que M. Barthou a fait, mais je souhaiterais qu’il l’eût fait encore plus et qu’il eût insisté davantage sur les écrits de Mirabeau, en en donnant cette analyse succincte, mais complète, qu’il eût si bien faite, qu’il aurait eu plaisir à faire, et qui eût été si attrayante et si instructive.

On néglige trop Mirabeau auteur. Mirabeau auteur, c’est tout le XVIIIe siècle repensé par l’homme qui avait le plus de passé dans la mémoire et le plus d’avenir dans l’esprit. C’est Mirabeau se préparant, à tout hasard, à une œuvre politique et sociale qu’il sentait qui pouvait être immense et pour laquelle il voulait être prêt de toutes les manières.

Moralement, il s’y prépara d’une façon désastreuse ; intellectuellement, il s’y prépara à merveille. Il s’enquit d’histoire et l’on voit très bien que l’Essai sur les mœurs l’a conduit à un contact direct et immédiat avec l’antiquité, à des lectures méditées de Thucydide, de Tite Live et de Polybe dont il a tiré grand profit ; il sait (peut-être moins bien) l’histoire d’Angleterre et il a fortement étudié la Constitution anglaise ; il a suivi de très près la Révolution dont les États-Unis d’Amérique sont sortis ; sa mission secrète en Prusse, encore (on le lui a assez reproché) qu’elle n’ait rien de reluisant, lui a appris l’Europe, que ses contemporains français connaissent si peu, et les méthodes et les traditions diplomatiques.

Très peu versé, je crois, dans la littérature du XVIIe siècle, dont je reconnais qu’il n’a que faire, il a pratiqué Buffon, qu’il admire avec enthousiasme et qui peut tout au moins apprendre aux hommes politiques que, comme les révolutions de la nature, les révolutions de l’espèce humaine ne se font pas en un jour et ont besoin du temps comme principal ouvrier ; il a pratiqué Montesquieu avec lequel il n’est presque jamais d’accord, mais qui, au moins, lui a donné ou a confirmé en lui l’idée d’une constitution « analogue à celle d’Angleterre, » et qui, surtout, lui a donné l’exemple de la méditation concrète, pratique et j’allais dire pragmatique sur les choses politiques ; il a pratiqué Rousseau, qu’il adore ; mais, remarquez bien que ce qu’il en admire, ce n’est pas le Contrat social, qu’il me semble qu’il ne nomme jamais, mais l’Émile, c’est-à-dire le livre de l’éducation naturelle et de la profession de foi du vicaire savoyard ; il a pratiqué Voltaire, peut-être trop, car il fut toujours irréligieux et toujours royaliste un peu plus que je ne souhaiterais qu’il fût ; mais surtout le Voltaire de l’Essai sur les mœurs, de l’Histoire des Parlemens, du Siècle de Louis XIV et de la Henriade, que l’on sait qui est un ouvrage excellent comme livre d’histoire..

Et surtout il a vécu, sauf la partie féminine de sa vie, d’une façon souverainement intelligente. Il était, chose curieuse, un orateur qui savait écouter et un orateur qui savait interroger. Il séduisait tout le monde, amis, adversaires, ennemis, gouverneurs de prison, geôliers ; mais ce n’était pas pour séduire qu’il séduisait, encore qu’il y prît plaisir, c’était pour tirer de chacun tout ce qu’il savait, tout ce qu’il pensait, tout ce qu’il sentait et en faire son profit. Je sais quelqu’un à qui l’on disait ; « Pourquoi causez-vous avec des gens qui ne pensent pas ? — C’est qu’avec moi, ils pensent et d’une façon très personnelle ; » et Mirabeau était tout à fait cet homme-là. : Quand, membre de l’Assemblée nationale, il eut vingt collaborateurs où il puisait chaque jour et qu’il vida, il ne faisait que continuer de faire ce qu’il avait toujours fait, avec cette différence que précédemment il emmagasinait et que maintenant il dépliait. Ainsi nourri, ainsi muni, armé Riquetti de Mirabeau, 1789 pouvait venir.


II

En 1789, Mirabeau était un gros homme, grand, fort, aux épaules puissantes, à tête énorme, à figure laide et couturée, à gros nez, à bouche grande, à lèvres minces, à front grand, rond et magnifique ; de beaux yeux sous des paupières lourdes. Son extérieur avait quelque vulgarité et il était de ceux que l’on sent tout de suite qui sont faits plus pour le forum et pour la tribune que pour le monde. La première impression qu’en reçut le comte de la Marck, homme de cour affiné et raffiné, ne fut pas très bonne. « En voyant entrer M. de Mirabeau, M. de la Marck fut frappé de son extérieur. Il avait une stature haute, carrée, épaisse. La tête, déjà forte au delà des proportions ordinaires, était encore grossie par une énorme chevelure bouclée et poudrée. Il portait un habit de ville dont les boutons, en pierres de couleur, étaient d’une grandeur démesurée, des boucles de souliers également très grandes. On remarquait enfin, dans toute sa toilette, une exagération des modes du jour qui ne s’accordait guère avec le bon goût des hommes de cour.. Les traits de sa figure étaient enlaidis par des marques de petite vérole. Il avait le regard couvert, mais ses yeux étaient pleins de feu. En voulant se montrer poli, il exagérait ses révérences ; ses premières paroles furent des complimens prétentieux et assez vulgaires. En un mot, il n’avait ni les formes, ni le langage de la société dans laquelle il se trouvait, et quoique, par sa naissance, il allât de pair avec ceux qui le recevaient, on voyait, néanmoins, tout de suite à ses manières qu’il manquait de l’aisance que donne l’habitude du grand monde. »

En revanche, au milieu des foules ou dans une assemblée en majorité populaire, il avait souverainement cette aisance autoritaire que donne l’habitude des hommes. Du premier jour, du premier coup il domina l’assemblée du Tiers-État qui, après annexion du ciergé et de la noblesse, devint l’Assemblée nationale.

Qu’y apportait-il ? Son éloquence vingt ans comprimée et qui pouvait enfin se donner carrière ; mais qu’y apportait-il comme programme ou plutôt comme doctrine ?

Mirabeau est royaliste, profondément et radicalement royaliste ; d’autant plus profondément, je crois pouvoir dire, qu’il ne l’est nullement d’une façon sentimentale. Il croit rationnellement, par méditation scientifique, qu’une France monarchique depuis dix siècles, dans une Europe en grande partie monarchique (quoiqu’il y eût plus de républiques en Europe à cette époque qu’à la nôtre), doit rester monarchique : « Je serai à l’Assemblée nationale (il l’appelle ainsi dès 1788) très zélé monarchique parce que je sens profondément combien nous avons besoin de tuer le despotisme ministériel et de relever l’autorité royale. » Il verrait dans la chute de la monarchie la chute même et l’engloutissement de la France : « Il s’agit de savoir (fin mai 1789) si la monarchie et le monarque survivront à la tempête qui se prépare ou si les fautes faites et celles qu’on ne manquera pas de faire encore nous engloutiront tous (avec eux). » — « Je serai (1790) ce que j’ai toujours été : le défenseur du pouvoir monarchique réglé par les lois et l’apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique... Sous l’ancien régime, l’autorité du Roi était incomplète, parce qu’elle n’était pas fondée sur les lois ; insuffisante, parce qu’elle tenait à la force publique plus qu’à l’opinion ; incertaine, parce qu’une révolution, toujours prête à éclater, était capable de le renverser. »

Et il est difficile de mieux marquer qu’une monarchie est précaire, surtout quand elle est absolue ; mais il est impossible aussi de mieux marquer à quel point l’on tient à la monarchie.

Il est monarchiste, mais il est anti-aristocrate de toutes les manières, et c’est surtout parce qu’il est anti-aristocrate qu’il est monarchiste.

Il a toutes les formes de l’anti-aristocratisme :

Il est, comme Voltaire, l’ennemi déclaré et acharné des Parlemens : quand le Parlement de Paris, dont il n’a pas oublié sans doute l’hostilité à l’égard de Turgot et de Necker, élabore en 1788 tout un programme de réformes, il déclare que « cela est bien fou pour [de la part de] un pouvoir judiciaire, » et un peu auparavant il avait écrit à M. de Montmorin : « Il serait bien maladroit, le gouvernement qui rendrait la France parlementaire [gouvernée par les parlements]. » Il faut que quelque chose mette fin « aux menées et aux conspirations de ces corps implacables » qui ne profitent de l’horreur qu’inspirent certains despotismes ministériels et ne se posent en défenseurs des libertés publiques que pour acquérir ou perpétuer une usurpation et une suprématie intolérables.

Il est adversaire de l’autorité (pourtant si faible alors) de la noblesse et du clergé parce que ces ordres de l’État ont une autorité disproportionnée à leur importance, parce que, placés entre le Roi et la nation, ils empêchent le Roi de se « coalitionner avec ses peuples » et entre lui et eux ne sont pas des intermédiaires, comme disait Montesquieu, mais des fossés, de sorte que le Roi est isolé et n’a de contact qu’avec ceux qui veulent partager son pouvoir, et c’est-à-dire avec ses ennemis.

Il est hostile au grand clergé, archevêques, évêques, parce qu’ils sont un corps aristocratique qui limite, lui aussi, l’autorité du Roi et peut-être sa puissance de mal faire, mais assurément sa puissance de faire le bien ; mais, quoique absolument irréligieux, il est, si l’on me permet le mot, curiste, ami et défenseur du petit clergé, des curés, des vicaires, des desservans, parce qu’il sait très bien que ceux-ci sont peuple, sont très dévoués au peuple et ne s’appuient sur une aristocratie ou sur une autre que quand on a la sottise, par horreur bête ou vicieuse de la religion elle-même, de les persécuter.

Que veut-il donc ? La monarchie absolue ?

Point du tout. Je le comparerais, d’un peu loin, à Malebranche, qui n’admettait pas que Dieu agît par des volontés particulières, et qui assurait qu’il agit toujours par des volontés générales, c’est-à-dire par des lois. La royauté agissant par des volontés particulières, qui du reste très souvent ne sont pas les siennes, mais celles des ministres, c’est la monarchie arbitraire ; la royauté agissant par des volontés générales qui sont des lois, c’est la vraie monarchie, c’est quelque chose comme la monarchie divine.

Les lois ont cela de bienfaisant qu’elles limitent celui qui les exécute en le fortifiant ; qu’elles sont à la fois ce qui l’empêche d’errer et ce qui lui donne une puissance que sans elles il n’aurait pas et un caractère sacré qu’elles renouvellent et que sans elles il finirait par perdre. Cette limite au caprice royal que l’on a cherché et qu’on a cru trouver dans les pouvoirs intermédiaires entre le peuple et le Roi, il la faut, elle est nécessaire ; mais ce n’est pas dans les pouvoirs intermédiaires qu’il faut la chercher ni qu’on la trouve, c’est dans la loi.

C’est ainsi qu’entre le Roi et le peuple, il y aura un intermédiaire qui ne sera pas un fossé, ni un mur fortifié, mais un lien moral ; qu’entre le Roi et le peuple, il y aura une communication perpétuelle et une communauté de volontés et de bonnes volontés.

Quelles seront ces lois, tout au moins ces lois générales ? Elles seront, en leur ensemble, l’application du principe de la souveraineté immanente du peuple, le peuple étant maître de lui, et le Roi n’étant que son « premier magistrat. » Elles établiront que le peuple ne paiera jamais que l’impôt qu’il aura consenti, ce qui est la première condition de la liberté nationale et l’essentielle différence entre la royauté légale et le despotisme ; elles établiront la liberté individuelle des citoyens ; elles établiront la liberté de la presse, garantie de la liberté individuelle et assurance contre les caprices arbitraires du pouvoir central ; elles établiront la responsabilité des ministres, « seule base de l’inviolable respect de l’autorité royale ; » elles formeront, de la sorte, une constitution « analogue à celle de l’Angleterre, » moins les aristocraties que le Royaume-Uni a conservées.

C’est ainsi que la royauté sera, non dépossédée, mais fortifiée et consolidée.

Mirabeau insiste toujours sur ce point. La Révolution, telle qu’il l’entend, est inattaquable, ne doit pas être attaquée et l’on ne doit pas essayer de rebrousser à l’encontre d’elle, mais elle a été faite au profit véritable de la royauté, et, à réagir contre elle, la royauté réagirait contre soi-même. A reprendre le pouvoir absolu, elle se replacerait dans cet isolement funeste où la moindre commotion populaire peut la renverser et la détruire ; à essayer d’une combinaison des corps privilégiés partageant le pouvoir avec elle, elle créerait une république aristocratique qui serait le foyer de la plus active tyrannie ; à supprimer toutes les aristocraties et en se « coalisant » avec le peuple, mais en se coalisant avec lui d’une façon permanente, régulière, systématique, organique, constitutionnelle, elle inaugure et elle fonde la monarchie véritable, et elle garantit la révolution et la révolution la garantit.

N’est-ce rien que d’être sans parlemens, sans pays d’États, sans corps de clergé, de privilège, de noblesse ? Mirabeau, selon les excellentes formules de M. Barthou, veut « assurer le succès de la Révolution, la consommer pacifiquement » pour l’union intime de la nation qui la veut avec le Roi qui l’accepte et qui en profite ; il apprécie dans la monarchie la condition et la garantie de la Révolution, et il ne « conçoit le maintien et le développement des conquêtes révolutionnaires que sous la sauvegarde et dans le cadre de la Royauté. »

En un mot, il est démocrate-royaliste et royaliste-démocrate, et il veut fonder cette démocratie royale (je ne sais pas si le mot est de lui et je ne crois pas, mais il résume sa pensée) qui fut la doctrine de la grande majorité des révolutionnaires jusqu’en 1792.

Il veut fonder une royauté qui, sans corps intermédiaire, gouvernera le peuple par l’intermédiaire des lois seules ; à la royauté légitime il oppose et il veut faire succéder la royauté légale.

Mais encore, ces lois, qui les fera ? Le peuple lui-même ; car le seul pouvoir législatif, c’est le peuple : « La souveraineté (législative) réside uniquement et inaltérablement dans le peuple et le « souverain » n’est que le premier magistrat de ce peuple. » Le peuple fera la loi par le ministère de ses représentans librement élus. Il faut un corps législatif périodiquement renouvelé, qui fera la loi, et c’est à cette condition que la monarchie française prendra la forme définitive d’une « monarchie tempérée » et que l’on pourra « allier les principes du gouvernement représentatif avec ceux du gouvernement monarchique. »

— Mais voilà un corps, voilà un ordre, et vous qui ne voulez entre le peuple et le Roi qu’un intermédiaire moral, à savoir la loi, en créant un corps qui fait la loi, en créant un ordre qui fait la loi, vous reconstituez une aristocratie analogue aux anciennes et beaucoup plus forte, beaucoup plus limitatrice des pouvoirs du Roi et beaucoup plus usurpatrice des pouvoirs du peuple !

Analogue aux anciennes ; car elle sera élue et non héréditaire, il est vrai ; mais, parce qu’elle sera élue périodiquement, elle recevra périodiquement une investiture, une consécration nouvelle, qui manquaient aux anciennes, ce qui compensera parfaitement l’hérédité, d’autant plus que le choix des électeurs n’étant pas indéfiniment large et extensif, il y aura bien encore un peu et beaucoup d’hérédité, et il y aura des familles « parlementaires » dans le sens nouveau du mot, comme il y avait des familles parlementaires dans le sens ancien du vocable.

Beaucoup plus forte que les anciennes, parce que, représentant le peuple, elle sera le peuple visible, elle se considérera et sera considérée comme le peuple, se dira le peuple souverain et ne faisant que sa volonté et non celle du peuple (cela se voit déjà dans l’Assemblée nationale qui ne tient pas le moindre compte des Cahiers de ses commettans et rit quand on lui en parle), elle gouvernera, non comme un ordre qui n’est jamais qu’une fonction de la nation, mais comme le peuple tout entier, comme le peuple souverain, qu’elle ne sera point du tout.

Plus limitatrice des pouvoirs du Roi ; car, se considérant et étant considérée comme étant le peuple, elle sera le souverain en face du Roi et tiendra le Roi pour simple chef du pouvoir exécutif et c’est-à-dire pour son ministre subordonné, obéissant, ou qui doit l’être ; d’autant plus que les ministres étant responsables et le Roi ne l’étant pas, entre l’Assemblée souveraine et les ministres, pouvoir exécutif responsable, le Roi ne sera plus rien qu’un personnage décoratif et un président des fêtes nationales.

Plus limitatrice des droits du peuple, parce que les ordres n’avaient chacun qu’une fraction très limitée du pouvoir, chacun étant limité par le Roi d’abord et par les autres ordres ensuite, tandis que l’Assemblée nationale ramassera en elle tous les pouvoirs possibles, n’étant laissé au peuple que le pouvoir, très limité par la force des choses, de la renouveler périodiquement.

En un mot, le nouveau régime n’est pas autre chose qu’une royauté et plusieurs aristocraties remplacées par une aristocratie unique.

Mirabeau a parfaitement senti ou pressenti toute l’objection, et c’est pour cela qu’il a voulu partager le pouvoir législatif entre l’Assemblée et le Roi par le moyen du veto, le Roi, par le veto, pouvant s’opposer à une volonté législative de l’Assemblée législative.

Avec le veto l’Assemblée législative ne fait que les lois que le Roi permet qu’elle fasse ; elle n’est plus législateur sans appel ; elle n’est plus législateur souverain ; elle n’est plus souveraine ; il n’y a plus d’aristocratie.

Il n’y a plus d’aristocratie, et donc, le veto n’est pas royaliste, n’est pas autocratique, il est démocratique.

Et c’est bien ainsi que Mirabeau prend les choses ; car il dit : « Quand il sera question de la prérogative royale, c’est-à-dire, comme je le démontrerai en son temps, du plus précieux domaine du peuple... » Il a raison ; le domaine du peuple, c’est sa souveraineté législative et il ne l’a pas plus quand une Assemblée la confisque que quand une royauté autocratique l’absorbe.

C’est bien comme sauvegarde du « domaine du peuple » que Mirabeau considère le veto ; car il dit : « J’aimerais mieux vivre à Constantinople qu’en France si le Roi n’avait pas le veto. Oui, je le déclare, je ne connaîtrais rien de plus terrible que l’aristocratie souveraine de 600 personnes qui, demain, pourraient se rendre inamovibles, après-demain héréditaires et finiraient, comme toutes les aristocraties du monde, par tout envahir. »

A la vérité, comme moyen de partage du pouvoir législatif et c’est-à-dire de la souveraineté entre le Roi et la représentation nationale, le veto n’était pas très heureux, n’était pas très rationnel. Il était, sinon le contraire, du moins l’inverse de ce qui serait rationnel. C’est un petit nombre d’hommes, instruits et informés, qui savent ce qu’ils veulent, la foule ne sait que ce qu’elle ne veut pas. C’est donc un homme placé au centre, et indépendant, autonome et détenteur, du reste, des traditions nationales et entouré et informé par un groupe d’élite, conseil d ministres ou conseil d’Etat, ou les deux ensemble, qui peut faire utilement la loi ; c’est l’Assemblée nationale qui peut utilement ne pas l’accepter et, en cas de conflit entre ces deux pouvoirs, c’est la nation consultée qui peut à son tour et définitivement la repousser ; et ce serait donc « au Roi en son conseil » qu’il faudrait donner l’action législative, et à l’Assemblée le veto suspensif, et à la nation le veto définitif.

Mais encore, dans l’état des esprits tel qu’il était en 1790, vouloir partager, même en l’envers, si je puis m’exprimer ainsi, le pouvoir législatif entre l’Assemblée et le Roi, c’était tout le possible comme effort anti-aristocratique, et ce n’était pas même le possible, puisque le projet de Mirabeau, sur ce point, échoua, comme on sait, complètement.

Telles étaient les idées générales de Mirabeau, que je ne songe pas à approuver, puisque les miennes sont, sinon contraires, du moins très différentes, mais qui sont singulièrement fortes, étendues, compréhensives et inspirées au moins par la vue la plus lucide des dangers prochains (et du reste éternels) que contenait en lui le nouveau régime.


III

Telles étaient ses idées directrices. Sa conduite politique, qui, très souvent, ne fut pas inspirée par ses idées, est loin de mériter le même hommage. Mirabeau, toujours endetté et toujours avide d’argent, avec le caractère le plus indépendant du monde, manquait absolument de ce qui assure l’indépendance : il n’avait pas le goût de la pauvreté ; et donc il était essentiellement corruptible. Déjà, en 1788, il avait fait des appels d’argent du côté du ministre Montmorin pour ses frais d’élection en Provence. A peine mêlé aux luttes de l’Assemblée nationale, il vit que sa popularité pouvait être une valeur négociable et il fit avec la Cour ce fameux marché sur lequel on a tant discuté et qui, à mon avis, ne comporte pas cinq minutes de discussion. Dettes payées (208 000 francs), 6 000 francs de pension par mois ; un million à la fin de la session de l’Assemblée nationale si M. de Mirabeau avait bien servi le Roi.

Comme l’a très bien marqué M. Barthou, avec les distinctions peu nécessaires, mais utiles encore, c’était la vente pure et simple ; car si, à la rigueur, on peut admettre, ce que je prie de croire que je n’admets pas, qu’un député se fasse payer ses dettes par le gouvernement et accepte de lui des mensualités encourageantes ; se faire promettre un million à la condition de bien le servir, ce n’est pas autre chose que se mettre aux gages du gouvernement que l’on a le mandat de contrôler.)

Il résulta de ce marché que Mirabeau, à l’Assemblée, « louvoya » (c’est son mot) continuellement et c’est-à-dire agit de la façon qui était la plus contraire du monde à son tempérament et à son tour d’esprit.

Il le sent bien ; car au mérite extraordinaire qu’il s’attribue à ce propos on peut mesurer l’effort que cela lui coûtait et la difficulté qu’il avait à se plier à cette manœuvre : « Il faut, écrivait-il à M. de la Marck, plus de peine et de véritable habileté (non pas de génie) pour louvoyer ainsi que pour combattre ; c’est là peut-être la partie du talent la plus rare, du moins chez les talens un peu distingués, parce que c’est la moins attrayante et celle qui vit de petites combinaisons accumulées, de privations et de services... L’homme public qui n’a pas renoncé à influer et qui se considère plus comme homme d’État que comme orateur ou écrivain, n’avait pas un autre parti à prendre. » — « Il faut dissimuler, disait-il dans une autre circonstance, quand on veut suppléer à la force par l’habileté, comme on est obligé de louvoyer dans une tempête. »

Il résultait de cela une certaine « incohérence » (le mot est de M. Barthou) dans la conduite de Mirabeau à l’Assemblée nationale : on ne comprenait pas ses contradictions, si éloquentes qu’elles fussent, et ses volte-face, de quelques prestiges littéraires qu’elles fussent comme illuminées.

Et l’Assemblée se défiant de lui, non qu’elle sût qu’il fût acheté, mais doutant peu qu’il ne fût capable de l’être ; et la Cour se défiait de lui comme d’un homme de la duplicité même duquel on ne pouvait pas être sûr, et « la grande trahison du comte de Mirabeau » avait ceci de particulier, comme d’autres du reste, qu’on ne pouvait pas être certain qu’il ne serait pas traître à sa trahison.

Ajoutez encore qu’il entrait dans le plan concerté entre Mirabeau et la Cour, — plan dans le détail duquel je n’ai pas lieu, ici, d’entrer, — de décréditer et de dépopulariser l’Assemblée nationale, de manière que l’opinion publique, réclamant sa dissolution et l’obligeant à se retirer, on pût faire de nouvelles élections plus favorables aux idées conservatrices. Or, pour décréditer l’Assemblée nationale en lui faisant faire des sottises, Mirabeau jouait chez elle, par des « discours incendiaires, » le rôle d’agent provocateur. Mais encore ni ses contemporains ne pouvaient savoir, ni nous-mêmes ne pouvons démêler si tel discours révolutionnaire de Mirabeau ou procède de son désir d’induire l’Assemblée en tentation de sottise, ou est dû simplement au tempérament tribunitien du grand orateur : et tout cela est parfaitement inextricable.

Il est très paradoxal, mais il serait, à mon avis, très exact de dire que Mirabeau s’est diminué pendant la Révolution. Certes, il ne s’est pas diminué comme orateur, cela va de soi, ni même comme homme d’Etat à idées générales (encore que toutes ses idées générales il les eût très précisément avant 1789) ; il ne s’est pas diminué non plus comme homme capable de gouverner, car c’est à partir de 1789 qu’il a montré l’art suprême du chef de gouvernement, qui est de savoir choisir dix, quinze, vingt collaborateurs, de tirer d’eux tout ce qu’ils contiennent, de le comprendre mieux qu’eux, de l’assimiler rapidement et de le transformer en vues de génie, et pratiques ; mais il s’est diminué comme homme moral et par suite comme homme ayant du crédit et à qui l’on a confiance.

Il semble s’être trompé sur ce point ; car il attribue sa relative impuissance à ses fautes et à ses vices de jeunesse ; il dit, il répète : « L’immoralité de ma jeunesse est un malheur public. » Ce n’est pas tout à fait cela : on lui aurait parfaitement pardonné sa vie licencieuse, et ce n’est pas elle qui l’empêchait de devenir ministre ; l’obstacle c’était sa vénalité soupçonnée et l’insurmontable défiance que, de ce fait, il inspirait. Et sans doute, ce sont bien ses vices qui l’ont conduit à la vénalité et qui sont la cause première, et s’il a voulu dire cela, il a dit juste ; mais il ne semble pas que ce soit cela qu’il ait voulu dire, et je crois bien qu’il attribuait les difficultés de sa position, non à l’homme taré, mais à l’homme vicieux.

Tant y a qu’il s’est diminué pendant la Révolution de la façon que j’ai dite et qu’il en est venu assez vite à être, je ne dirai pas un intrigant de génie, car il n’avait pas du tout de génie comme intrigant, mais un intrigant, qui du reste et d’autre part était un homme de génie. La moralité de ceci c’est que, pour être un grand homme d’Etat, il faut, avec du génie, avoir toutes les ambitions et pas de besoins.


IV

Que serait-il arrivé de Mirabeau s’il n’était pas mort le 2 avril 1791 à l’âge de quarante-deux ans ? Ces questions sont trop oiseuses pour que je consacre à l’une d’elles plus de vingt lignes, mais encore elles contribuent à fixer les idées sur un homme.

Il aurait été assurément guillotiné en 1793 s’il fût resté en France ; si, ce qu’il aurait sans doute compris qu’il fallait faire après les découvertes de l’armoire de fer, il avait fui à l’étranger, il n’aurait pas pu revenir avant le Consulat, et très probablement il n’aurait pas été employé par Napoléon qui s’accommodait mal d’hommes de sa taille, et il n’aurait pu devenir ministre qu’avec Louis XVIII vers 1818 ou 1820, et, à cette époque, il aurait eu soixante-dix-ans. C’était un peu tard. On peut donc dire qu’à la date où Mirabeau mourut, sa carrière était si. près d’être finie qu’en vérité elle l’était.

Inversement, s’il avait été prêt d’autre sorte qu’intellectuellement en 1788, s’il avait été moralement ministrable en 1787 ou 1788, s’il avait, à la place de Necker ou de Montmorin, présidé comme chef de gouvernement à la Révolution naissante, s’il avait été appelé à la diriger, à la contenir, à la guider, à l’éclairer avec la netteté de ses vues et la décision de son geste, il est possible, il est presque probable que ce grand mouvement, très nécessaire, eût pris un tout autre cours, et meilleur, et que son seul produit net, l’Empire (qu’il a prévu), n’aurait jamais existé.

Quittons l’uchronie. Que reste-t-il de Mirabeau ? Ses écrits, tout pleins d’idées, presque toutes justes, toutes intéressantes et curieuses, malheureusement d’un mauvais style ; ses discours, d’un style meilleur, quoique surchargé encore et trop feuillu, mais presque toujours d’un mouvement magnifique, d’une largeur de fleuve et d’une course de torrent ; ses vues sur le nouveau régime, qui ne s’appliquent précisément qu’à une monarchie constitutionnelle, mais dont il y a à tirer profit indirectement pour tout gouvernement représentatif : immense danger pour les libertés individuelles et pour les droits du peuple d’une Assemblée qui assume tous les pouvoirs, qui « envahit tout, » qui se fait législative et exécutive et qui forme, elle et sa clientela, une aristocratie plus égoïste et plus oppressive, une aristocratie de curée, plus féroce que toutes les aristocraties et que toutes les royautés ; nécessité, pour la contenir, d’une presse libre qui la surveille et qui la dénonce et d’un partage de sa souveraineté même législative avec le chef de l’État, qu’il soit roi constitutionnel ou président de République, ce qui est exactement la même chose ; nécessité de mœurs publiques qui soient telles, s’il est possible, que jamais le peuple ne se croie libre pour avoir délégué sa souveraineté à des délégués qui l’oppriment.

Il y a peut-être de bonnes choses dans ce que Mirabeau a laissé derrière lui après son court et tumultueux passage à travers le monde.


EMILE FAGUET.

  1. Mirabeau, par M. Louis Barthou, 1 vol. in-8 ; Hachette.