Sur l’évidence

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Miscellanea philosophiques, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 30-31).


SUR L’ÉVIDENCE




Un autre raisonnement qu’on n’a point encore fait en faveur de l’évidence, c’est ce qui arrive dans les affaires de goût. Jamais bon ouvrage a-t-il jamais passé pour mauvais ? Jamais mauvais a-t-il constamment passé pour bon ? Qui est-ce qui donne la sanction aux ouvrages de goût ? est-ce la multitude ?… Non. Elle ne lit point, elle n’entend rien, elle ne sait rien, elle ne pense pas, elle ne sent pas ; ce n’est donc qu’une petite poignée d’hommes éclairés qui la ramène tout à son sentiment, à sa voix ; et dans quel genre ce prodige-là s’opère-t-il ? Dans un genre très-fin, très-délicat, le moins susceptible de lumières, de principes, de démonstrations ? et la pente n’arrête-elle pas aussi ? les obstacles, les ennemis, les partis, les préjugés, les mœurs, les usages, les coutumes, l’ignorance, la passion, le temps même ou le moment ? car un auteur vient trop tôt. Quoi ! le phénomène a lieu dans cette circonstance et il n’aura pas lieu dans une autre ? Les hommes sont amenés dans le goût à l’idée formelle de sentiment où l’on ne démontre rien, et ils seront toujours divisés dans des objets susceptibles d’une démonstration rigoureuse ? Si l’intérêt suppose absolument d’un côté, ne voit-on pas que l’intérêt en doit rendre de l’autre le progrès plus facile ? Qu’on laisse non-seulement penser, mais qu’on laisse venir dire que toutes les questions se tirent au clair, et que l’on prenne pour l’instruction en matière politique le même moyen qu’en matière religieuse ; que la nation soit convaincue de l’un de ces ......[1], comme elle l’est de l’autre ; qu’il vienne un moment où le paysan qui lira un édit du conseil en puisse sans effort tirer les conséquences favorables ou défavorables, et l’on verra. Pour apprécier la force d’une nation instruite, je m’en rapporterai plutôt aux efforts du despote pour abrutir, qu’aux philosophes découragés. D’où viennent les efforts de ce despote, sinon qu’il sait d’instinct qu’on vient plus aisément à bout de sujets ignorants que de sujets instruits ?



  1. En blanc dans le manuscrit. Tout ce fragment est, comme on le verra trop bien, un premier jet rapide, où les mots n’ont pu être choisis, ni les phrases mises sur pied. C’est un exemple des défauts inhérents à l’improvisation, et peut-être ces défauts, qui passaient inaperçus dans la conversation de Diderot, n’ont-ils pas été toujours dissimulés avec assez de soin dans ses livres.