Sur l’esprit irréligieux des modernes

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Sur l’esprit irréligieux des modernes
Librairie phalanstérienne (p. 3-48).


MANUSCRITS DE FOURIER.

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SUR

L’ESPRIT IRRÉLIGIEUX DES MODERNES



I. sur l’emploi des systèmes répulsifs en religion.


Le tort principal de la raison est d’envisager toute question de mouvement social en système simple, faire de Dieu et de l’homme des êtres simples en mécanisme et en but, exclure Dieu d’intervention régulatrice dans les relations sociales, isoler l’homme de son appui essentiel, qui est Dieu, vouloir que la raison exerce par elle seule et sans intervention de Dieu la plus haute fonction du mouvement, la législation, et compléter cette série d’attentats par l’inconséquence d’implorer Dieu, réclamer sa providence, quand on la repousse de fait par le refus d’étudier l’Attraction, seul interprète de ses décrets sociaux.

Qu’est-ce qu’une société qui s’isole de Dieu et ne coïncide avec lui en aucune branche de système social ? Je compare une telle société à une armée qui n’a ni général, ni ordre, ni marche combinée, et dont tous les corps agissent incohéremment. On va voir que telle est la manœuvre de la Civilisation moderne. Isolée en tous sens de l’esprit divin qui doit être son pivot, son point de ralliement, elle est compromise même par les succès partiels qu’elle obtient, comme le succès des sciences physiques. C’est ce que je vais démontrer dans cet intermède, où je ne puis prendre de conclusions que sur le sujet précédemment traité, sur la scission de la raison humaine avec la raison divine dont la Civilisation ne veut pas reconnaître la suprématie, la nécessité d’intervention et révélation.

Tout acte législatif des hommes attente à la suprématie de Dieu. Il règle dans son code passionnel toutes nos relations sociales en mécanisme domestique, administratif et industriel. Il a poussé dans ce code l’exactitude à des détails si minutieux, qu’en les lisant dans le traité de l’attraction qui va suivre, on sera stupéfait de sa prévoyance, de sa générosité infinie à préparer les moyens de satisfaire chacune de nos passions dans tous les raffinements dont elle est susceptible.

La découverte ne pouvait arriver plus à propos, car le globe est inondé de ces pygmées législatifs qui fabriquent des codes pour réprimer les passions. On n’a vu en aucun siècle pulluler si rapidement les constitutions, quoique les civilisés, par leur fatras de constitutions anciennes et modernes, soient amplement convaincus du vice irréparable des lois des hommes, lois qui tombent toujours dans le cercle vicieux et reproduisent constamment les mêmes abus sous diverses formes.

En s’obstinant ainsi contre le témoignage de l’expérience, la raison civilisée doit donner de plus en plus dans les travers, et enchérir d’impéritie sur les siècles obscurs, comme il est prouvé par les scandales récents de l’athéisme et du matérialisme qui complètent dignement les sottises de cette Civilisation toujours ballottée entre la philosophie et la superstition.

Comment cette raison, qui aurait dû se perfectionner en 3,000 ans d’expérience, reconnaître enfin la suprématie de Dieu, la nécessité d’intervention divine en législation ; comment est-elle moins avancée que dans son jeune âge, puisqu’elle a perdu jusqu’à l’espoir de cette lumière dont l’antiquité plus judicieuse implorait et espérait la descente ? Comment la raison moderne s’est-elle égarée dans ses innombrables systèmes, au point d’exciter la risée de ses propres coryphées, tels que Condillac et Bacon, qui la condamnent à refaire son entendement et oublier tout ce qu’elle a appris ?

Eh ! quels progrès a-t-elle fait depuis Condillac ? Elle a produit les théories de fraternité clubique et autres nouveautés de même acabit, dont on peut dire mieux que jamais qu’il faut oublier tout ce qu’on a appris, puisque nos nouvelles lumières aggravent tous les fléaux civilisés : indigence, oppression, fourberie et carnage. La raison est donc de plus belle condamnée à refaire son entendement. On verra à l’extroduction quelle règle elle devait suivre pour atteindre ce but où l’esprit humain ne peut parvenir qu’en se corrigeant du génie simple, en se ralliant au génie composé.

Parmi les vices de la raison sont l’irréligion et l’obscurantisme. L’analyse de leur complicité montrera les ennemis de la religion dans ceux qui se parent d’un zèle fougueux pour elle, et les ennemis des lumières dans ceux qui plaident la cause de la raison. Tant il est vrai que tout n’est que fausseté et travestissement dans les mœurs civilisées, et que celui qui prendrait pour règle de croire constamment tout le contraire des apparences morales des civilisés, serait celui qui porterait sur eux les jugements les plus vrais.


L’irréligion est vice général chez les modernes ; elle a gangrené toutes les classes supérieures. Elle règne chez ceux-là même qui par intérêt personnel font parade d’un esprit religieux qui n’est point dans leur âme. Quelques sophistes célèbres, comme J.-J. Rousseau, ont évité ce travers, mais ce sont des jongleurs qui soutenaient le pour et le contre. Il avoue lui-même au sujet d’un discours couronné par l’Académie de Dijon qu’il fut sur le point de soutenir et traiter l’opinion contraire. Quel fonds peut-on faire sur les opinions de pareils hommes ? Je ne compte pas non plus pour champions de la religion ceux qui lui devaient de riches dotations, des cent mille francs de rente. Chacun serait religieux à ce prix. Quant à la classe vraiment neutre dans ce débat, il est certain que son esprit dominant est l’irréligion, et il est tout-à-fait scandaleux que trois mille ans de lumière aient amené ce résultat.

Ceux qui ont attribué à Dieu le système des atrocités infernales étaient-ils des hommes judicieux ? Ils ont fait haïr la divinité, ils ont déconsidéré la religion et frayé la route à l’impiété, aux sectes d’athéisme et à toutes les intrigues anti-religieuses.


La première tendance de l’homme parvenu à l’âge de raison est de se révolter contre des dogmes qui plongent dans les brasiers éternels des milliards de barbares et sauvages qui n’ont fait d’autre mal à Dieu que d’ignorer une religion qu’il ne leur a pas fait enseigner. C’est prêter à Dieu des cruautés dont rougiraient des cannibales, car ils ne font souffrir leurs ennemis que pendant une journée. Comment un siècle peut-il prendre des idées saines sur Dieu, quand les prêtres qui sont la milice divine déshonorent ainsi leur chef ? Faut-il s’étonner après cela que l’humanité, révoltée par cette férocité du Dieu moderne, donne dans les duperies de l’athéisme ?

Maintenant les chefs du culte sentent les inconséquences de pareils dogmes et voudraient les modifier ; mais il est trop tard, le mal est fait. Le bel âge des études, le XVIIIe siècle, a repoussé le guide naturel, l’esprit religieux qui l’aurait mené au but. Les railleries sur la divinité ont occupé le temps qu’on pouvait occuper utilement à des dissertations sur les devoirs et attributs de Dieu. La faute en est à ceux qui ont exposé la divinité au dédain par l’excès des absurdités et atrocités qu’ils lui ont prêtées.

Les philosophes n’ont pas voulu délibérer sur cette alternative : suspecter la Civilisation ou suspecter Dieu. Ils se sont ralliés à une opinion bâtarde, l’athéisme, qui supposant l’absence d’un Dieu, dispense les savants de rechercher ses vues, les autorise à donner leurs théories inconciliables pour règle du bien et du mal, et sauve leurs ouvrages de la chute dont ils seraient menacés par l’hypothèse d’un Dieu généreux, d’une providence universelle qui aurait avisé à la confection et révélation d’un code social. L’athéisme est une opinion fort commode pour l’ignorance philosophique, et ceux qu’on a nommés esprits forts pour avoir professé l’athéisme, se sont montrés par là bien faibles de génie ; craignant d’échouer dans la recherche des vues de Dieu sur l’ordre social, ils ont préféré nier et vanter comme une perfectibilité cet ordre civilisé qu’ils abhorrent en secret, et dont l’aspect les désoriente au point de les faire douter de la Providence.

« Qui êtes-vous, vers de terre, indigne créature pour vouloir sonder la profondeur des décrets de Dieu ? » Ainsi s’expriment les superstitieux en parlant à l’homme[1].

Viennent ensuite les philosophes qui en d’autres termes reproduisent le même préjugé, en nous disant : « Arrêtez, mortels téméraires ; profanes, arrêtez ! la nature est couverte d’un voile d’airain que tous les efforts des siècles ne sauraient percer. »

Ainsi les superstitieux et les philosophes sont d’accord pour détourner l’esprit humain de l’étude de la nature. Ils rivalisent de paradoxes pour avilir Dieu et le peindre comme un être haineux et jaloux de nos lumières, avare des révélations qu’il veut au contraire porter au plus haut degré, en nous initiant à la connaissance pleine de son système.

L’athéisme, entre des mains plus habiles que celles des philosophes, pouvait conduire à de brillants résultats pourvu qu’on eût adopté l’athéisme conditionnel ou accusation simultanée de Dieu et de la raison humaine, différant à méconnaître Dieu jusqu’après le parallèle entre les opérations et les devoirs de la Raison et les opérations et devoirs d’un Dieu supposé juste.

Les superstitieux n’ont pas moins outragé la divinité, en croyant la servir. Ils veulent qu’on adore sans raisonner, qu’on révère jusqu’au tigre et au serpent à sonnettes, parce qu’ils sont l’ouvrage de Dieu. Eh ! pourquoi donc Dieu nous a-t-il donné la raison et le libre arbitre, si ce n’est pour en faire usage et exercer notre intelligence critique sur tous les problèmes du mouvement et de la création ? Je prouverai, dans cet ouvrage, que la création du serpent à sonnettes fait horreur à Dieu, et qu’il a fallu pour l’y déterminer des raisons de grand poids que je ferai connaître.

Que les superstitieux aient entravé cette étude, cela ne surprend pas ; mais que des gens qui se disent esprits forts, distributeurs de lumières, investigateurs de la nature, aient découragé l’étude du mouvement et de l’attraction au moment même où Newton ouvrait la carrière, et se soient accolés aux superstitieux pour accréditer les préventions d’impénétrabilité, voilà ce qui met la cabale philosophique fort au-dessous de la superstition qu’elle combat, et qui du moins a le mérite de remplir sa tâche en répandant l’obscurantisme. Quant aux prétendus flambeaux de lumières, ils n’ont d’habileté que pour escobarder sur toutes les questions relatives à la destinée sociale ; ils ont senti que les misères du genre humain conduisaient à opter entre les deux partis : accuser Dieu d’imprévoyance ou bien accuser la raison d’impéritie dans la recherche des vues de Dieu. Des hommes justes auraient discuté sur cette alternative ; mais pour éviter d’examiner les torts de la raison humaine, les philosophes ont pris le parti de renier Dieu.

Loin que Dieu s’offense de nos doutes et de nos critiques sur ses opérations, il y applaudit comme un vieux géomètre applaudit aux doutes de l’élève et le stimule à vérifier les opérations dont le résultat paraît inconcevable au premier abord. Il en est de même de Dieu qui, loin d’exiger de nous une foi aveugle, désire, au contraire, que nous soumettions au doute ses opérations dont une critique régulière mettra en évidence la justice.

L’amour exalté pour Dieu, la vivacité de foi et d’espérance étaient la meilleure boussole qui pouvaient nous guider dans la recherche du calcul des destinées. Les hommes ont erré en système religieux comme en toute autre chose. Les faits le prouvent assez ; il faut que la politique religieuse ait été bien absurde pour avoir, au bout de trente siècles, amené les nations éclairées à la plus honteuse dégradation, à l’irréligion graduée, l’outrage public à la divinité chez les savants, l’hypocrisie religieuse chez les grands, l’indifférence chez le vulgaire. Apparemment le système religieux qui a produit ce résultat recèle quelque vice grossier qu’il faut examiner.

Il n’a produit qu’une fausse piété, la crainte de Dieu substituée à l’amour, crainte qui est devenue le germe de l’irréligion, car on en vient bien vite à ne plus aimer ceux qu’il faut craindre.


En considérant les ferments de révolution qui existent en Europe, en Amérique et dans tous les pays civilisés, la nécessité où sont les princes, même les plus doux, de s’étayer par les rigueurs et la crainte, l’inhabileté de quelques-uns, qui, ayant tant de moyens de se faire aimer, n’ont su organiser leurs états qu’à la manière jacobite, et ressusciter en chaque canton des comités de dénonciateurs secrets, quand on voit l’impatience secrète des sujets, la haine contre l’autorité et la tendance de la Civilisation à une explosion générale qui n’attend qu’un [xxxxxxxxxxxx], on doit conclure que jamais il ne fut plus urgent de bien [xxxxxxxx] ; mais pour traiter une maladie, il faut d’abord en assigner exactement les causes, et par conséquent signaler les véritables auteurs de l’irréligion, l’un des plus grands fléaux de la génération moderne, celui qui ouvre la voie à des révolutions pires peut-être que celles d’où nous sortons à peine.

L’irréligion est un fléau si désastreux qu’il importe d’en signaler les causes, les auteurs et les effets. Il règne de grandes erreurs à cet égard. Pour ne parler que des auteurs, on attribue exclusivement le désordre aux philosophes.

Sans doute ils y ont contribué, mais secondairement. Le sacerdoce est le principal coupable. Je vais distinguer les torts respectifs et rendre à chacun selon ses mérites.

Pour ne pas imiter ces artisans de supplices qui dévouent aux mêmes tortures l’intéressante vestale et le sanguinaire Néron, établissons la gradation des délits et posons en principe que les superstitieux qui ont préparé l’irréligion, sont encore plus coupables que les philosophes qui l’ont inventée. Lequel est le plus coupable, ou du larron qui spolie une maison, ou du serviteur qui, préposé à la garde, livre les clefs au larron et favorise la spoliation, tout en opposant une feinte résistance ? Tel a été dans l’irréligion le rôle des superstitieux ; ils ont sacrifié la religion à l’appât des extorsions et donations dont ils fondaient l’espoir sur les terreurs infernales.

Le sacerdoce pouvait-il ignorer que les philosophes, agitateurs de profession, sophistes par métier autant que par faux jugement, et toujours aux aguets des moyens de brouiller et révolutionner le mécanisme dans une branche quelconque, ne manqueraient pas d’attaquer le système religieux sur les points affaiblis, et que c’était compromettre à la fois l’honneur de la Divinité et le repos de la société, que de produire des dogmes qui exposent Dieu au ridicule, au dédain et à la haine, dogmes faits pour soulever les enfants mêmes ; car qui de nous n’a pas été révolté dès son enfance d’entendre dire qu’il n’est point de salut hors l’église romaine, et que six cent millions de barbares et sauvages seront à chaque génération plongés dans les flammes pour n’avoir pas ouï parler de l’église romaine ?

Le tort des philosophes dans cette affaire, est de n’avoir pas rectifié la politique religieuse, de n’avoir produit aucun système concurrent. Ils n’ont soufflé que l’esprit de parti et non celui d’unité. On a vu une foule de schismes, comme ceux de Luther et Calvin ; mais pas un culte qui ait su absorber la religion romaine, se l’identifier par des mesures purement politiques.

Manque-t-on de connaissances expérimentales ? Depuis quatre mille ans d’âges historiques, il a paru sur le globe une infinité de religions tellement contradictoires en dogmes et coutumes, qu’on ne peut pas désigner un crime qui n’ait été vertu dans quelque religion, ni une vertu qui n’ait été crime selon quelque autre culte. Assassinat, larcin, adultère, pédérastie, tout ce que nous appelons crime, a été chez quelques nations vertu religieuse. Les régicides étaient des saints chez le Vieux de la Montagne, chez les Romains et chez les régénérateurs de 1793. Le parricide est une œuvre-pie chez les sauvages, qui condamnent et mènent leur père à la mort. L’adultère est vertu chez une foule de peuples, qui offrent à l’étranger leur femme en signe d’hospitalité. La pédérastie, le vol et l’assassinat des ilotes étaient sentiers de vertu chez les républicains de Sparte qu’on nous propose dans les écoles comme modèles. Enfin, tout crime a obtenu des autels en quelques régions, et toute vertu a été crime dans quelques autres. Les Civilisés, qui s’érigent en arbitres exclusifs de la vertu, sont les plus adonnés à toutes les coutumes déclarées criminelles dans leur culte religieux.

Comment se fait-il que des parallèles de ces cultes nombreux et inconciliables on n’ait pas encore su déduire la division fondamentale de la politique religieuse en trois branches : la méthode de terreur, celle de séduction, et le mode mi-parti, division qui est la même en système administratif ?

Quant à l’option, l’alternative était la même pour les hommes que pour Dieu. S’il est évident que le gouvernement d’un prince comme Titus est plus facile à établir et à maintenir que celui d’un tyran comme Néron, n’était-il pas de même évident qu’il est plus aisé de fonder et maintenir un culte indulgent, séduisant comme celui de la mythologie, qu’un culte atroce comme celui d’Odin et de Mexico ?

Que penserions-nous d’un Mexicain ou d’un Scandinave qui se serait soulevé contre ses dieux altérés de sang ? Chacun le louerait d’avoir déserté leurs infâmes bannières. Mais l’enfer éternel, les démons, vipères, brasiers, du système romain, ne sont-ils pas cent fois plus révoltants que le dogme des farouches Scandinaves, assorti à des peuples grossiers, à qui il était prêché, tandis que le dogme romain des brasiers remplis de vipères, est présenté à des nations policées et parvenues au point d’apprécier l’odieux d’un tel dogme et de ses auteurs.

Quel parallèle avec les cultes tolérants des divinités mythologiques ! Faut-il s’étonner après cela que l’esprit religieux soit anéanti chez les modernes, qu’il n’y reste qu’un simulacre de piété, fondé sur l’intrigue et la terreur, totalement dépourvu du puissant levier de l’amour ?


Long-temps les superstitieux ont su persuader aux princes que la religion était un puissant ressort pour contenir les peuples dans l’obéissance. Aujourd’hui cette assertion est confondue par l’expérience. Jamais souverain n’a été si bien obéi que Bonaparte, dont le peuple ne croyait pas à l’enfer et n’avait point d’esprit religieux. Il existait sous son règne un simulacre de culte, mais seulement pour empêcher qu’il ne s’en élevât d’autres : c’était un culte négatif. Sous son règne, les ministres de l’église étaient dédaignés et totalement dépourvus d’influence. Ni paysans ni citadins ne croyaient à l’enfer, et pourtant jamais nation ne supporta plus débonnairement le fardeau des impôts et les milices ; jamais armée plus brave, jamais peuple plus dévoué ; les Français seraient allés mourir pour lui jusqu’au dernier, et ce qu’il y a de plus inconcevable, c’est qu’ils l’aimaient, et quand il rentra au bout d’un an le peuple l’accueillit avec une joie frénétique dans les villes les plus religieuses, comme Lyon, et la France entière, à part la Vendée et la Provence, provinces d’intrigues, se leva avec ardeur pour aller de nouveau s’immoler pour lui.

Quel souverain saura obtenir pareil dévouement, s’il ne met en jeu que le levier de l’enfer, et quelle est l’erreur de ces hommes qui veulent aujourd’hui nous persuader que la jonglerie de l’enfer soit nécessaire à museler les civilisés ? L’invention de l’enfer n’est qu’un effet de faiblesse ; elle est due à des avortons qui s’apercevaient que pour gouverner la canaille civilisée et barbare, il faut la terrifier, la décimer au besoin. Le civilisé est semblable à un cheval vicieux, aimant le cavalier qui sait le dompter, méprisant et désarçonnant celui qui ne sait pas le tenir en bride. Quelques chefs qui ne savaient pas museler des hordes primitives, inventèrent les supplices de l’autre monde pour étayer leur faible administration. Celle de Bonaparte a prouvé que l’enfer est le levier des avortons politiques, et qu’un prince habile sait faire de ses peuples un essaim de séides, sans le pitoyable secours de l’enfer, jonglerie à supprimer sous un prince qui sait se faire respecter par lui-même. L’enfer est, comme la philosophie, bien inutile sous les gouvernements forts, bien dangereux sous les gouvernements faibles.

Le système de l’enfer a un inconvénient bien plus grand, c’est d’hébéter les esprits en calcul de mouvement, de les rendre incapables d’études sur les caractères et les attributions de Dieu.

Un dogme qui ravale Dieu au-dessous des cannibales et des anthropophages, un dogme digne des cultes atroces de la Scandinavie et de l’ancien Mexique, le dogme des supplices éternels de l’enfer, est enseigné comme croyance obligée dans un siècle qui vante ses lumières. L’enfer fut inventé dans des siècles obscurs, et pour museler des peuples grossiers, incapables de réflexion. Ce dogme a été indécemment continué dans les siècles éclairés qui auraient dû s’en purger. On l’a maintenu par la facilité qu’il offrait de terrifier les moribonds, et extorquer d’eux des donations en faveur de l’autel.

Ce dogme, aussi révoltant que ridicule, produit l’effet qu’on devait attendre, le dégoût de la religion. Les peuples se soulèvent contre un dieu de rage et d’extermination, qui veut plonger dans les brasiers éternels six cents millions de sauvages et barbares. Après qu’ils auront passé leur vie dans les tourments de l’esclavage et de la famine, Dieu les fera torturer éternellement, parce qu’ils n’ont pas eu connaissance d’une doctrine romaine que personne ne leur a jamais enseignée, et parmi les deux cents millions de chrétiens, l’immense majorité sera encore plongée dans des fournaises, selon la maxime : Beaucoup d’appelés, peu d’élus !

Tant de cruautés soulèvent les esprits. On se demande pourquoi Dieu créa le genre humain, s’il avait l’intention d’en plonger les quatre-vingt-dix-neuf centièmes dans des fournaises remplies de vipères. Le dieu de l’Eglise romaine est-il bien le dieu de paix, et comment ses ministres osent-ils prêcher la charité au nom d’un bourreau implacable dans sa fureur ?


II. parallèle des systèmes attractif et répulsif


Sans anticiper sur le traité du mouvement passionnel, j’essaie de faire entrevoir le vice politique des religions modernes.

La religion catholique romaine est une manœuvre de diffraction inverse, mode qui a pour caractère constituant de pivoter sur extrêmes conjugués divergents et de laisser toujours le centre dégarni.

1o Elle circonvient et influence les deux âges extrêmes et disparates en moyens intellectuels, les enfants et les vieillards, par la cruauté des supplices de l’enfer ; mais cette même crainte influence-t-elle sur l’homme en âge de raison, à vingt, trente et quarante ans ? Non, sans doute ! Voilà donc un système de terreur qui opère sur deux âges extrêmes et très-divergents en culpabilité ; car l’âge caduc est pétri de crimes, tandis que l’âge d’enfance n’en a commis aucun. Rien n’est plus disparate sous le rapport des peines méritées ; cependant les deux âges interviennent à admettre cette crainte et forment combinément les ressorts de manœuvres, tandis que l’âge central ou âge des amours et des rapines, à vingt, trente, quarante et cinquante ans, se soulève contre le dogme des enfers et se livre à ses passions. Voilà donc sur ce point le centre dégarni et le pivot assis sur extrêmes conjugués divergents.


2o Elle influence et convertit les classes extrêmes et opposées en moyens intellectuels : d’une part, les pauvres d’esprit, les idiots à prétentions, dépourvus de tout relief par eux-mêmes, en cherchent un dans l’affectation de piété ; d’autre part elle s’adjoint la classe la plus incompatible avec les sots, celle des surabondants d’esprit, les coquettes surannées et délaissées, et les libertines déclinantes et pétries d’ambition. Mais elle manque la classe moyenne, celle des hommes judicieux qui, par besoin de culte séduisant, se rallient aux illusions de la philosophie également absurde. Voilà dans cette seconde classe d’opération le même vice que dans la première, le centre dégarni et les pivots assis sur extrêmes conjugués divergents.


3o Elle influence les classes opposées en ambition, les pères de famille qui ne veulent que contenir [lacune].

Je pourrais pousser plus loin les exemples, mais c’en est assez pour conclure sur les vices de cette manœuvre, qui laisse toujours le centre sans résistance. On ne peut mieux la comparer qu’à la tactique militaire des Tartares, qui n’ont ni centre ni ligne d’opération, et voltigent sur les flancs de l’ennemi. Cette méthode est bonne dans leurs déserts, et de même le système catholique a été bon dans les âges d’obscurité ; mais aujourd’hui il expose la religion à décliner et tomber par toute attaque régulière portée sur le centre. Telle était celle des philosophes, qui, en s’emparant de l’âge moyen, avaient déjà remporté une victoire d’opération avant de l’avoir remporté de fait. L’attaque des francs-maçons eût été bien plus sérieuse et sans remède pour le catholicisme si elle avait eu lieu. Cette religion s’est sauvée par leur ignorance, ainsi que par celle des philosophes, qui n’ont pas su, dans le temps de leur règne, établir un culte judicieux, ces sophistes ne sachant rien inventer. Mais est-on assuré, en cas que la Civilisation se prolonge, d’avoir toujours à faire à des cabales aussi ineptes, et ne doit-on pas craindre que des attaques mieux dirigées n’opèrent la désorganisation qui deviendrait de plus en plus facile, tant que la religion pivotera sur extrêmes conjugués, sans revenir au pivotage du centre, qui aurait l’avantage inappréciable de rétablir l’amour de Dieu et l’espérance en Dieu. L’espérance en Dieu ! chose risible aux yeux des modernes et dont je leur démontrerai dans un article spécial l’immense importance.

On peut reprocher aux nations modernes de n’avoir donné que des résultats analogues à leurs manœuvres ou modulation sur extrêmes conjugués. Elles ont produit les deux excès contraires au bon esprit religieux, — dans les siècles ignorants, le fanatisme ascétique, germe des révolutions superstitieuses, — puis dans les siècles éclairés la fausse piété ou crainte de Dieu sans amour. Cette crainte devait engendrer par degrés l’irréligion. Car on en vient bien vite à ne plus aimer ceux qu’il faut craindre. Tel doit être le résultat de tout culte, qui fait de la crainte son principal levier, et n’excite l’amour de Dieu que par des voies incapables de le produire.

Aussi l’irréligion est-elle devenue vice général en Civilisation. Il règne au lieu d’esprit religieux un simulacre de piété qui offre trois variétés principales :

1o La piété mercenaire ou d’intérêt personnel ; par exemple, chez ceux qui tiennent du culte divin une bonne dotation. Leur étalage de sentiment religieux est d’autant plus suspect, qu’ils sont les plus empressés d’avilir Dieu, en étouffant tout espoir de la découverte de son code et en applaudissant au désordre actuel du globe, qui est pour Dieu une double injure en sens matériel et social.

2o La piété spéculative, — celle d’une foule de gens qui ne voient dans la religion qu’un moyen de contenir leurs subalternes, enfants, valets, fermiers, sujets, ou bien qui fréquentent les temples par esprit de parti et coalition avec ceux dont ils briguent la protection.

3o La piété négative ou bouclier de raillerie, ressource des pauvres d’esprit qui, à défaut de moyens, se soutiennent par la cagoterie, ressource des femmes qui au déclin de l’âge se jettent dans les bras de Dieu par distraction, par vide d’esprit, et font de la religion un pis-aller ou contrepoids, au défaut des amours finis pour elles. Aussi voit-on que les coquettes surannées sont des séides de dévotion.

Telles sont les trois nuances de l’esprit religieux chez les modernes. Il ne présente que les gradations de l’hypocrisie. Quel était chez les anciens l’état de l’esprit religieux ? Un parallèle très-court va démontrer leur grande supériorité en ce genre.


L’antiquité n’était pas encore sur la voie de révélation de la Providence ; elle n’avait pas comme nous l’initiative de communication fournie par le calcul newtonien. Cependant la classe éclairée de l’antiquité inclinait pour le bon esprit religieux ; elle cherchait à élever les peuples à la saine croyance, à l’adoration du dieu un, Deo ignoto, disait Cicéron ; elle tendait donc au perfectionnement réel en fait de croyance.

L’antiquité n’était point irréligieuse, parce que ses dogmes et rites faisaient aimer la Divinité. Les dieux mythologiques étaient compâtissants aux faiblesses humaines ; contents des privations qu’éprouvait la pauvre humanité, sans en exiger davantage, ils permettaient les voluptés. Leur culte s’identifiait aux passions, aux besoins du grand nombre. La victime sacrifiée à Jupiter valait toujours quelques lippées aux pauvres gens ; Irus dans l’Odyssée obtient sa part des victimes sacrifiées, et les dieux se rendent aimables au peuple quand ils le font asseoir à un banquet copieusement servi. Chacun pouvait se choisir des dieux assortis à ses goûts et ses passions. Il y avait des divinités même pour les voleurs, les marchands, les tripotiers, qui étaient sous la clientelle de Mercure. De là venait que chacun avait pour les dieux une cordiale affection.

Remarquons sur ce point la fausseté de nos préjugés administratifs. L’antiquité permettait aux voleurs et aux marchands de se ménager des protections dans le ciel ; pourtant on ne voyait pas plus de filous dans les villes ni plus de fourberie chez les marchands, tant il est vrai que l’art de gouverner et contenir les peuples est exclusivement du ressort de la politique. Celui qui se croit obligé de recourir sur ce point à la religion n’est pas administrateur. L’emploi naturel de la religion est de consoler, délasser les peuples et non pas de les contenir.

La religion mythologique avait obtenu ce but ; elle était franchement aimée des grands aussi bien que du peuple. Rien ne le prouve mieux que l’épithète de pieux Énée répétée sans cesse par Virgile, si fade, si choquante aux yeux des modernes, qui n’ont plus d’amour pour Dieu. Virgile, homme de cour, poète le plus raffiné de son siècle, aurait-il affublé son héros de cette médiocre épithète, si elle n’eût pas été agréable aux Aristarques de son siècle et à la bonne compagnie de Rome ? Cependant, Énée, par son perpétuel surnom de pieux, devient un personnage fort insipide aujourd’hui. Chacun de nous se demande comment un homme aussi exercé que Virgile a pu ainsi manquer de discernement dans la qualification de son héros. L’énigme ne peut s’expliquer que par la chute de l’esprit religieux. Quand il existait, il faisait le charme des nations. Aussi Virgile, pour rendre odieux le tyran Mezence, lui adresse-t-il d’abord le reproche de mépriser les dieux.

Voit-on que Virgile ait manqué de discernement sur quelque autre sujet ? Non, certes. Aucun écrivain de l’antiquité n’a eu le tact plus fin que lui et n’a mieux observé les convenances de toute espèce ; mais il écrivait pour une société qui aimait Dieu. On ne l’aime plus dans l’âge moderne, et la piété d’Énée, qui plaisait à la cour très-polie des Auguste et des Mécène, devient insoutenable parmi nous ; elle excite la risée du vulgaire même, effet nécessaire des religions modernes qui ont affaibli l’amour de Dieu, en raison des devoirs, austérités et supplices qu’elles ont mis en jeu pour le produire.


La religion ancienne avait le bon esprit de s’attacher les jeunes gens d’un et d’autre sexe par sa tolérance et son respect pour la volupté qu’on honorait d’un culte religieux poussé à des excès ridicules. Les dames romaines, tant prônées par la philosophie, faisaient pieusement la procession du Phallus arboré en bannière. L’austère Caton, l’oracle de la morale, applaudissait aux jeunes gens qui fréquentaient les maisons de femmes publiques, et les appelait de vertueux enfants qui ne cherchaient pas à troubler les ménages. Il faut remarquer qu’une circonstance extraordinaire, l’absence des maladies syphilitiques, favorisait ces coutumes. Quoi qu’il en soit, la multitude et surtout la classe opulente, s’attachaient aux dieux en raison de cette licence non dangereuse alors. La jeunesse aimait Dieu, qui aujourd’hui n’a pas un ami sincère parmi les jeunes gens. Tel est le côté faible des cultes modernes ; c’est principalement leur intolérance pour la jeunesse qui a causé l’irréligion. J’insiste par un exemple.

Périclès et Aspasie sont amants. Vous leur opposez un dieu irrité de leurs plaisirs et qui les plongera dans des brasiers éternels pour les punir de leurs innocentes jouissances. Nécessairement le couple amoureux se moquera d’un pareil dieu, et n’y croira pas : il prendra en aversion son culte et ses ministres. Mais Périclès et Aspasie donnent le ton à la brillante jeunesse, qui le communique aux classes inférieures. Dès-lors l’irréligion envahit tout par la puissance du ton ou mouvement d’opinion imprimé par la jeunesse ou âge central. Là-dessus interviennent les philosophes, toujours habiles à profiter des chances d’intrigue, qui voient dans ce mouvement irréligieux un moyen de courtiser Périclès et les grands de sa caste ; ils attaquent par la raillerie un culte incommode aux classes opulentes et défectueux en mécanisme, ainsi qu’on l’a vu plus haut. Bientôt la génération est entraînée par cette tactique de raillerie, et l’irréligion devient peu à peu vice dominant. Le culte est sapé dans sa base par l’influence secrète des jeunes gens révoltés contre un dieu ennemi de leurs plaisirs.

Quels sont les auteurs de ce désordre ? ce sont les auteurs des dogmes terribles qui heurtent la classe opulente, indisposent la jeunesse, classe pivotale en mécanisme affectueux, et sans l’intervention de qui l’on ne peut ni établir l’amour de la divinité, ni fonder solidement l’esprit religieux. Négliger en système religieux la conquête de la jeunesse, c’est manœuvrer comme un général qui entrouvre son centre et laisse couper ses lignes. Telle a été l’attaque de la philosophie. Elle a porté et porte encore sur le centre du système social dégarni par la défection des jeunes gens, et, forte de leur suffrage, elle a facilement miné le catholicisme. Je tiens que le plus grand affront du monde (politiquement parlant) c’est de se laisser battre par les philosophes, secte si faible qu’un enfant peut les [xxxxxxxxxxx] en employant contre eux la raison dont ils empruntent le masque sans en avoir les armes. Poursuivons sur l’analyse de cette lutte.

Dépourvue de l’appui des jeunes gens, la religion n’est plus qu’un colosse aux pieds d’argile. En vain se rallie-t-elle aux intrigants, aux pauvres d’esprit, aux coquettes surannées, toute cette milice est impuissante pour atteindre le but, qui est de faire aimer et non pas craindre Dieu. Or, ce lien d’amour divin doit se former dans l’adolescence. Il faut pour l’élever à la plus grande force, qu’il soit lien composé ou produit par double ressort ; qu’il combine les prestiges de l’enfance avec les prestiges de l’adolescence. Le culte de Vénus atteignait merveilleusement ce but. Aussi la religion mythologique n’avait-elle besoin d’aucune critique pour se faire aimer. Son système, sa manœuvre, étaient judicieux, par hasard. La victoire lui était si facile, qu’elle ne craignait aucun ennemi, et elle poussait à l’excès la tolérance, au point d’être sans défiance sur des intrigues qui à la fin la renversèrent parce qu’elle ne sut pas se prêter aux changements de phase et à l’esprit inquiet de civilisation qui exigent périodiquement des innovations en culte comme en législation.

Le christianisme a péché par une marche contraire à celle de la mythologie. Il s’est épouvanté mal à propos des agressions des philosophes qu’il était si aisé de battre en prenant l’offensive, en les attaquant sur les théorèmes de raison dont ils se fondaient sans en avoir seulement l’ombre. Au lieu de suivre cette manœuvre, le christianisme a tenu la défensive avec un mauvais ordre de bataille : il a été rompu du premier choc. Il a dans cette affaire manœuvré comme les Autrichiens à Decenzano. Une de leurs fortes divisions cernait Bonaparte isolé avec douze cents hommes contre cinq mille ; il fit semblant d’avoir une grande armée, et somma les Autrichiens de se rendre : ils se rendirent, ils auraient dû lui répondre : Si vous avez une grande armée, nous la verrons en ligne, et nous nous mesurerons avec elle avant de nous rendre. Telle est la marche qu’aurait dû suivre le christianisme en luttant contre le fatras de raison qu’étalaient les philosophes. On devait les forcer à déployer leurs forces, les attaquer pièce à pièce par tous les arguments sur les trois attributions de Dieu que j’ai exposés dans cette section, et l’on aurait vu les jongleurs philosophes passer du rôle d’agresseurs à celui de vaincus.

Aujourd’hui la bataille est perdue, puisque le christianisme a essuyé la perte des biens temporels, de la foi des peuples et de tout ce qui constituait les illusions. Rentrant en scène après de longs échecs, il se reforme dans le même ordre qui a causé sa défaite : veut-il courir à de nouveaux désastres ?

Il n’est aucune classe plus intéressée que les prêtres à réveiller l’espérance en Dieu, à prêcher l’épreuve du calcul de l’attraction et opérer avec la délivrance du genre humain leur propre délivrance, car il n’est pas aujourd’hui d’état plus disgracié que le leur, plus appauvri, plus réduit à d’humiliantes démarches pour obtenir une chétive subsistance. Il semble que la Providence ait voulu les frapper des mêmes peines, qu’ils [xxxxxxxxx], car le véritable enfer c’est la pauvreté. Nous applaudissons au jugement de Phalaris qui condamna l’inventeur d’un nouveau supplice à périr le premier par les tortures qu’il destinait à d’autres. Ainsi la classe sacerdotale a subi la première, et dès ce monde, les longs tourments dont elle menace le genre humain par la révoltante invention de l’enfer, l’une des principales causes de l’irréligion civilisée. Des barbares bien autrement religieux que nous, les musulmans, ne sont mus que par l’espoir des récompenses. L’enfer a chez eux si peu d’influence, qu’on n’en parle jamais dans leurs traditions religieuses, on n’y voit que des ressorts de séduction comme les charmes des houris, tandis que dans nos religions faites pour des nations plus sensées, on ne voit que détails de supplices épouvantables sans aucun détail de récompenses faites pour séduire. Faut-il s’étonner après cela des progrès de l’irréligion ?


III. avortement du ressort attractif chez les anciens
et les modernes.


La mythologie ne plongeait dans le Tartare que de grands coupables. Du reste elle n’était nullement alarmante sur le sort des âmes dans l’autre vie, et ne bannissait pas du séjour des bienheureux ceux qui avaient bien joui de celle ci. Nos dogmes suivent une marche opposée. Ils répandent sur l’autre vie des terreurs épouvantables, et veulent nous faire acheter par des austérités continuelles en ce monde une récompense non moins effrayante par le sort insipide promis aux élus du paradis chrétien.

On s’est étonné avec raison de ce que le christianisme ne donne aucune idée des délices de son paradis. Cette lacune a été si bien sentie, que divers écrivains ascétiques ont voulu y suppléer. J’ai lu parmi ces descriptions de paradis celle qu’on dit la plus brillante ; elle est de M. de Chateaubriand. J’y ai trouvé ce que je m’attendais à trouver, un paradis d’ordre simple, rien pour les sens principaux, rien pour les principales affections de l’âme. On peut gager que l’auteur même ne consentirait pas à passer une semaine dans un séjour aussi ennuyeux. Que s’y trouve-t-il ? Un escalier tout en massif de diamants ! Cela est dépourvu de goût ; si l’on met la substance la plus précieuse à l’escalier, aux marches de l’autel, de quoi ornera-t-on l’autel ?

Si le paradis chrétien change de décoration au gré de chaque narrateur, l’enfer au contraire ne varie jamais. Ses démons y sont toujours également acharnés et ses chaudières toujours au même degré d’ébullition. C’eût été un grand moyen d’appui pour l’esprit religieux que la disproportion entre les peines. Une peccadille d’amour sera punie éternellement des mêmes supplices que le parricide. Robespierre et Marat ne seront pas plus brûlés que Daphnis et Chloé, qui ont innocemment cédé à l’amour. Où est dans cet arrêt la justice distributive qui est 3e attribut de Dieu, et comment ceux qui le peignent capable de tant de fureurs et d’iniquités peuvent-ils s’attendre à le faire aimer ?

Que dans des siècles d’obscurité, chez des peuples à demi-barbares où l’on était ignorant sur les leviers de l’honneur et autres ressorts qui conduisent les peuples et corporations en pays policé, on ait fait usage du dogme de l’enfer, cela n’est pas surprenant, puisque les peuples barbares ne sont régis que par la violence et les châtiments ; j’examinerai au chapitre de la diffraction passionnelle jusqu’à quel point ce dogme peut être utile chez les barbares et sauvages ; mais est-il pardonnable à des siècles éclairés d’en faire usage ?

Qu’une religion fondée par un cannibale comme Odin s’étaie du système de terreur, cela est peu étonnant ; elle suit en cela l’esprit de son sanguinaire auteur ; mais n’est-il pas calomnieux de prêcher le même dogme au nom de Jésus-Christ, modèle des âmes généreuses et libérales, Jésus, qui en toute occasion protégeait le faible et l’opprimé, Jésus, qui défendait les femmes contre leurs injustes époux et contre le sexe masculin tout entier, en gourmandant collectivement les dénonciateurs de la femme adultère, et les accusant d’être coupables avant elle. Jésus voulait, comme Henri IV, que le peuple vécût bien et goûtât les joies de ce monde ; aussi changea-t-il l’eau en vin aux noces de Cana. — Enfin Jésus est en toute occasion l’ami des bonnes gens. Il ne poursuivait que les gens méprisables et dangereux, comme les sangsues publiques, les pharisiens et sadducéens, emblème de nos hypocrites et de nos sophistes, les voleurs et les marchands qu’il battait de verges, en quoi il était bien plus sensé que le siècle moderne qui encense leurs fourberies et pirateries. On verra au traité des Crimes du commerce que Jésus, en battant les marchands, donnait aux civilisés la plus judicieuse leçon. Si l’on avait suivi avec eux le même système de répression, l’on aurait depuis long-temps découvert la théorie de concurrence véridique et doublé le revenu des princes tout en augmentant celui des peuples.

En résumé, est-ce avec des récompenses chétives qu’il faut relever l’espérance en Dieu ? Pour la rétablir, mon principal moyen sera de faire connaître aux hommes le système d’existence composée que Dieu leur destine, c’est-à-dire le genre de bonheur qu’il leur réserve en ce monde et en l’autre, le détail des voluptés matérielles et spirituelles qui leur seront dévolues après comme pendant cette vie.

Ce détail en ce qui concerne l’autre vie s’éloignera fort des descriptions ascétiques données sur pareil sujet. Dieu ne nous prépare pas de médiocres et insipides plaisirs comme ceux de la cour sainte, badinée à bon droit par Montesquieu. Mais avant de donner communication du sort dont jouissent dans l’autre vie nos âmes et les nouveaux corps à qui elles s’unissent, il faudra donner dans un abrégé de cosmogonie quelques notions de la planète entière et de ses destinées matérielles et spirituelles auxquelles se rattachent les destinées des défunts. Jusque-là je ne puis [------] que les preuves négatives en critiquant les systèmes atroces qui défigurent la divinité et détruisent l’espérance en Dieu qu’ils peignent comme un bourreau implacable, acharné à tourmenter nos âmes pendant l’éternité pour des fautes légères, dont plusieurs, telles que l’amour, ne sont point fautes à ses yeux.

Quelle espérance peut-on fonder sur un être susceptible de fureurs dont les cannibales mêmes auraient à rougir ? car s’ils font souffrir des tortures à leurs ennemis vaincus, ils sont à demi-excusés par les chances du talion qu’ils ont encourues au combat. D’ailleurs, une journée finit les supplices du prisonnier, tandis que, selon nos dogmes, une éternité de supplices ne suffira pas à assurer l’implacable fureur de Dieu contre ses enfants.


IV. inductions tirées de l’emploi du système attractif.

Si j’étais de ces charlatans qui veulent identifier à leur cause les intérêts du moment, je représenterais aux gouvernements actuels les dangers de voir renaître les fléaux dont la mémoire est si récente. Je leur dirais : Puisque la religion catholique a été assez faible pour se laisser une fois déposséder par une faible milice comme les philosophes ; puisqu’elle a été assez ignorante pour ne pas apercevoir la plus redoutable des attaques dirigées contre elle, l’attaque passive des francs-maçons, qui n’a manqué que par l’extrême ineptie de ses clubs, puisqu’enfin cette religion a éprouvé un échec irréparable par la perte des biens temporels, perte qui l’a déconsidérée et l’affaiblit excessivement ; craignez, leur dirais-je, que de nouvelles attaques plus adroitement dirigées ne l’atteignent de nouveau sous quelque règne faible ; craignez que les philosophes, habiles à prendre tous les masques, ne trouvent quelque nouveau moyen d’attaquer l’autel, et par suite le trône.

Mais je n’ai que faire de toutes ces ruses oratoires. Je ne m’intéresse à aucune classe de civilisés collectivement, parce que, dans les meilleures, on trouvera encore les sept huitièmes de mauvais pour un huitième de bon. Dès lors peu m’importe qu’ils retombent dans les révolutions où je les vois courir à grands pas. Il est même à souhaiter pour eux qu’ils soient prochainement affligés de nouvelles tourmentes. Elles serviront à les désabuser de leur engouement pour l’infâme Civilisation et les perfectibiliseurs. Ainsi l’avis que je vais leur donner sur des dangers futurs n’est point un effet de zèle pour eux, qui ne m’inspirent collectivement que du mépris.

Je ne considère pas des êtres pétris de fourberie, des civilisés, barbares et sauvages, comme espèce humaine, mais seulement comme embryons de la véritable humanité, qui regardera les races mensongères et insociétaires comme espèces dégradées. En conséquence, les avis salutaires que je vais donner sur les dangers de la religion comme sur toute autre branche du mouvement, ne tiennent pas à servir la Civilisation, mais à délivrer le globe de la Civilisation, en indiquant et recommandant les divers moyens d’issue, entre autres le système attractif dans toutes ses branches.

Les nations qui transigent sur les peines infernales ont-elles été moins braves, moins industrieuses, moins bien gouvernées que celles qui sont mues par les terreurs des brasiers ? Pour décider cette question, procédons du simple au composé, et jugeons d’abord par l’individu.

Confierait-on un trésor à celui qui avouerait incliner au vol, et n’avoir d’autre frein que la terreur de l’enfer, et si l’on essayait de supprimer les sbires, tribunaux, gibets et clôture dans le pays le plus fanatisé comme l’Espagne, peut-on douter qu’il y aurait le lendemain, sur cent pauvres, quatre-vingt-dix-neuf voleurs, en dépit des brasiers de l’enfer, auxquels croit pourtant la populace espagnole ?

A-t-on vu de sectaires plus dévoués que ceux du fameux pontife d’Abyssinie, dit Prêtre-Jean, qui élevait des séides pour faire assassiner les rois ses voisins ? Ce n’était point par la terreur des supplices éternels, mais par la promesse et l’avant-goût des délices futures qu’il les envoyait à une mort certaine. Or, si les dogmes voluptueux sont assez puissants pour obtenir d’un néophyte le plus grand des sacrifices, celui de la vie, quelle ignorance, quelle rage malfaisante de recourir aux dogmes de terreur pour obtenir par la crainte ce que l’amour cimenterait !

Outre l’inutilité, ces dogmes ont l’inconvénient de relâcher le lien administratif et religieux, à mesure que l’industrie se perfectionne par les progrès du luxe et des lumières ; car, plus les nations sont policées et instruites, plus elles répugnent à ces cruautés. Leur hypothèse oblige donc la religion à adopter le système de l’obscurantisme ou opposition au progrès des lumières. C’est le parti qu’elle a pris, et je prouverai que sans le dogme de l’enfer, elle eût été dispensée de recourir à l’obscurantisme ; que les philosophes n’auraient pu attaquer la religion sur aucun des autres points ; que leurs facéties sur les mystères et les miracles n’auraient eu aucun succès ; mais le système de l’enfer ayant donné prise au ridicule et suscité la haine, il en est résulté le persifflage successif des diverses branches du système religieux.

Les atrocités spéculatives ne sont plus de saison : autres temps, autres mœurs.


Démontrons par quelques exemples récents l’inutilité absurde de ce dogme. La nation française vient d’en fournir une preuve bien frappante. C’est pendant la suppression de l’enfer qu’elle a porté au plus haut degré les trois qualités qui constituent la perfection administrative, savoir :

Extrême soumission au gouvernement ;

Progrès rapides et gigantesques en industrie ;

Excès de bravoure et de dévouement dans les combats. A-t-on jamais vu une nation réunir ces trois qualités plus éminemment que les Français sous le règne de l’Usurpateur, qui pourtant ne les guidait point par la terreur des brasiers infernaux ? L’enfer n’était nullement en crédit à cette époque. Cependant, l’obéissance des peuples était sans bornes et trop aveugle, car ils auraient dû se révolter contre les conscriptions et extorsions continuelles. Leur industrie faisait des progrès colossals, leur bravoure était incomparable. On avait donc pleinement atteint les trois buts d’un gouvernement sans entremettre ni l’enfer ni le purgatoire, dont les paysans, les enfants même haussaient les épaules à cette époque. N’est-il pas évident, d’après ce résultat, que l’enfer, considéré comme ressort administratif, est la ressource des ignorants et des hommes faibles qui se laissent maîtriser et que tout gouvernement intelligent doit dédaigner les deux excès, éviter l’emploi des terreurs superstitieuses, aussi inutiles, aussi dangereuses que les illusions philosophiques, en ce que les uns et les autres préparent l’asservissement de toute administration qui a recours à elles.

Une erreur choquante des modernes en politique religieuse, c’est de croire un système bon quand il tend à comprimer les peuples, et rend la Civilisation stationnaire et déclinante, comme en Espagne. C’est une croyance d’autant plus illusoire, que l’industrie civilisée n’est point stationnaire comme celle de la Chine et de l’Inde ; le luxe, au contraire, fait en Europe des progrès rapides. Il faut que les autres branches du système social marchent de front, que l’esprit religieux puisse se raffermir et croître en raison des lumières ; que l’amour de Dieu s’augmente en même rapport que le luxe. De là vient que les dogmes qui ont peu convenu dans des siècles grossiers, deviennent comme celui de l’enfer des germes de désorganisation dans des siècles plus avancés en industrie. Il en résulte que la classe éclairée et opulente s’isole de la religion, ne la suit plus de cœur, mais seulement par spéculation sur l’asservissement des petits. Tel est notre état actuel. Ce mépris secret des grands, des savants et des prêtres aussi contre le système religieux et les dogmes de terreur cause le dommage irréparable de faire négliger l’amour de Dieu, l’espérance en Dieu et les précieuses découvertes dont cette espérance eût été le germe. Aussi notre siècle si fécond, si ingénieux en découvertes physiques, ne peut-il pas faire le moindre pas en découverte de politique sociale ; il échoue complètement en ce genre, et devait y échouer, puisqu’il est privé du principal ressort, qui est l’espérance en Dieu, détruite par l’imperfection du système religieux.


V. tableau des absorptions infernales.


Le dogme de l’enfer, principale cause de l’irréligion des modernes, est tellement insoutenable aux yeux même de ceux qui le prêchent, que pour les amener à le démentir, il suffit d’y adhérer pleinement et de leur présenter le tableau de ses résultats. Il importe d’en produire les comptes détaillés pour prouver que les dogmes qui imputent à Dieu tant d’atrocités sont les principales causes du dédain qui pèse sur la religion, que la philosophie est dans cette affaire un coupable d’ordre secondaire à qui d’autres coupables ont mis les armes à la main, fourni les éléments et ressorts d’impiété. À cet effet procédons à un inventaire exact des boucheries infernales.

D’abord, en vertu du dogme « hors l’Église, point de salut, » l’enfer engloutit de plein droit à chaque génération les trois quarts du genre humain, six cent millions de Barbares et Sauvages, tous damnés sans exception pour n’avoir pas eu connaissance de l’Église romaine et de ses dogmes que personne ne leur a communiqués. D’ailleurs, ces dogmes, tels que la transsubstantiation et la consubstantiation, déjà très-inintelligibles aux civilisés qui se vantent de raison, pourraient bien sembler plus incompréhensibles encore aux Barbares et Sauvages, qui n’ont que les lumières du sens commun, très-insuffisantes en pareilles études.

Voilà déjà l’immense majorité du genre humain claquemurée dans les brasiers éternels. Reste à loger un quart de la population, les deux cent millions de chrétiens parmi lesquels l’enfer engloutit d’abord tous les juifs, et ceux-là, vu leur extrême fourberie, ne méritent guère de pitié.

Il engloutit tous les protestants de l’église réformée, les Anglais, Écossais, Suédois, Danois, Prussiens, Hollandais, Livoniens, la majorité des nations germaniques et des cantons suisses, la presque totalité des États-Unis d’Amérique, etc. ; etc. Tous ces peuples sont autant de victimes dévouées pour l’éternité aux brasiers, serpents et tortures de l’enfer, sans exception pour aucun individu, puisqu’ils sont hors de l’Église romaine, qu’ils connaissent fort bien, sans vouloir s’y agréger. L’enfer engloutit nécessairement les Russes, Moldaves et schismatiques de la communion grecque. Ils ne sauraient être sauvés, puisqu’ils sont en scission très-obstinée avec le pape. S’ils échappaient à la géhenne, il s’ensuivrait que tout gouvernement peut sans péril méconnaître l’unité et l’autorité romaine, établir des schismes, changer les rites, etc. Bonaparte même n’a pas osé le faire. Il est resté dans l’unité romaine, et pourtant il est excommunié. Donc les Grecs, Russes, etc., qui rompent le lien d’unité, dénigrent le pape et modifient les rites et liturgies, sont damnés sans qu’il y ait lieu à délibérer, ou bien il y aurait voie de salut hors de l’église romaine, ce qu’elle n’admet aucunement.

Restent les nations de catholiques, apostoliques et romains. Si l’on veut balancer les chances de salut et de réprobation, il est évident que les neuf dixièmes d’entre eux tomberont encore dans les brasiers éternels ; — et d’abord l’enfer engloutit tous les riches, car, selon l’Écriture, il serait plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer dans le royaume des cieux, assertion qui damne bien formellement tous les riches, ou au moins les quatre-vingt-dix-neuf centièmes.

Parlerai-je de la classe moyenne, des marchands, des procureurs, dont chaque parole est un mensonge et chaque action une friponnerie ? Ceux-là sont damnés de toute voix, et si l’enfer n’existait pas, il faudrait le créer pour eux.

Quant à la pauvre populace, qui, par ses privations, prend dès ce monde un avant-goût de l’enfer, elle se peut guère y échapper dans l’autre monde, en vertu de la maxime : « Beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. » Or, les pauvres plébéiens qui n’ont pas de quoi conjurer l’orage par des oblations, et qui d’ailleurs se damnent à chaque instant par leur ivrognerie et autres inclinations sensuelles, ne peuvent guère prétendre à cette béatitude céleste dont le trappiste le plus austère n’ose pas se juger digne, quoique passant sa vie dans les austérités. Comment donc la populace, généralement adonnée au plaisir des sens, pourrait-elle aspirer au salut, dont désespèrent les plus fervents cénobites ?

Quant à certaines classes qui prétendent arriver de plein pied comme les prélats et ministres catholiques, je ne vois par sur quoi ils fondent leurs prétentions. L’opinion a toujours été qu’ils en sont exclus. On peut citer à ce sujet les extraits des tragédies et mystères écrits au XIIe siècle, où l’on ne raillait pas sur les affaires religieuses. On damnait pourtant à cette époque les ecclésiastiques, prélats, moines, abbés et même cardinaux, témoin le morceau suivant :

En cette montagne et haut roc,

    Pendus au croc,
Abbé y a et moine en froc,
Empereur, roi, duc, comte et pape,
Et bouteiller avec son broc
    De joie à poc ;
Laboureur aussi o son soc,
Cardinal, évéque o sa chape,
Nul d’eux jamais de là n’échappe
    Que ne les happe
Le diable avec un ardent broc.
Mis ils sont en obscure trappe ;
    Puis fort les frappe,
Le diable qui tous les attrape.
    Avec sa râpe

Au feu les mettant en un bloc.

C’est ainsi que l’opinion du siècle était exprimée dans des tragédies saintes, où les prélats mêmes assistaient, et ces vers justifient l’assertion d’un écrivain de notre siècle, qui dit :

Tel sur la terre a plus d’une chapelle
Qui dans l’enfer cuit bien tristement.

Bref, à récapituler toutes les chances de réprobation, il est évident que les quatre-vingt-dix-neuf centièmes du genre humain sont plongés dans la géhenne, où il n’y a que pleurs, grincements de dents et tortures éternelles pour une peccadille d’amour aussi bien que pour un parricide, pour Tityre et Amarillys, aussi bien que pour Tibère et Néron.

Ici le simple exposé du dogme et de ses conséquences a l’air d’une satire, tant l’hypothèse de l’enfer est insoutenable et outrageante pour Dieu. Ceux qui ont assis un système religieux sur un pareil pivot étaient-ils judicieux ? Ils ont déconsidéré la religion et la Divinité ; ils ont préparé les voies à l’impiété, aux sectes d’athées, de matérialistes et à toutes les critiques philosophiques et irréligieuses qui déshonorent le XVIIIe siècle.

Des ordures scientifiques, telles que le Dictionnaire d’athées, n’auraient pas pu se produire dans l’antiquité, personne ne les eût admises, parce que les dieux de cette époque étaient aimés. Aussi les Anitus et toute l’engeance des calomniateurs accusaient-ils d’impiété un homme qu’ils voulaient perdre. Un pareil reproche le rendait odieux à la nation entière, parce que la nation aimait Dieu, et les magistrats condamnaient un impie pour se populariser, pour plaire à la bonne compagnie comme au peuple. Athènes était pourtant un pays où le peuple était plus éclairé et plus poli que celui de Paris. Fâcheux parallèle pour notre siècle ! Alors c’était par la piété, l’esprit religieux et le culte des dieux qu’on arrivait à la faveur générale : aujourd’hui c’est par le mépris secret du dogme religieux qu’on se distingue et se recommande à l’opinion.

D’où vient ce contraste ? De ce que dans l’âge moderne on a tellement ravalé la divinité, et que les inventeurs d’enfer ont fait de Dieu un bourreau si implacable, que le sentiment de l’homme parvenu à l’âge de raison est de se révolter contre un Dieu atroce qui condamne aux tortures éternelles six cent millions de sauvages et de barbares pour ignorance d’une religion dont on ne leur a pas même fait savoir l’existence. La civilisation moderne attribue à Dieu des cruautés pires que celles du féroce dieu des Mexicains, car les victimes qu’on immolait à ce dernier n’étaient torturées que pendant un jour ; mais le Dieu des chrétiens se plaît à plonger pour l’éternité une jeune fille dans une fournaise remplie de vipères et de démons, parce que cette ingénue aura cédé un instant à l’amour dont l’impulsion lui fut donnée par ce Dieu même qui est distributeur de l’attraction.

Autre fureur non moins révoltante ! Lorsqu’à force d’austérités, un pénitent est admis au nombre des élus, il faut qu’au préalable, il aille passer des années, des siècles même dans l’horrible fournaise du purgatoire, et pour prix de ses bonnes œuvres, y endure sur les grils et brasiers des tourments dont la durée pendant une heure seulement serait le plus affreux supplice qu’on pût infliger aux grands criminels. Ces supplices dont une seule minute épouvante déjà les imaginations, Dieu les fera endurer pendant des siècles à ceux qui auront pendant leur vie renoncé à tous les plaisirs pour lui plaire. Peut-on pousser plus loin l’ingratitude, la persécution et la rage, et l’on donne à un tel Dieu le titre de Dieu de paix ! Cette dérision l’assimile à ce cruel roi de Suède, qui condamna le général Patkul à être rompu à seize coups de barre pour des fautes pardonnables en politique. Le juge qui lisait la sentence ajouta : « Telle est la volonté du roi très-clément Charles. » À quoi l’infortuné Patkul répondit : « Quelle clémence ! » Ne peut-on pas de même, après le tableau des boucheries de l’enfer et du purgatoire, s’écrier : Quel Dieu de paix ! Que pourrait faire de pis le prince des démons, si on devait lui remettre le jugement du genre humain ?


VI. nécessité de s’élever du simple au composé.


L’exposé précédent sur le dogme de l’enfer, sur les chances qu’il prête au ridicule, à la malveillance, prouve combien il eût été urgent de purger le système religieux de cette monstruosité et d’accommoder la doctrine chrétienne aux convenances d’un âge aussi éclairé qu’on l’était peu aux temps et aux lieux de la fondation.

On avait admis tant d’autres modifications, entre autres le purgatoire et les lymbes, qui sont de création moderne ; on pouvait à plus forte raison supprimer cet enfer emprunté aux cultes orientaux, y suppléer par quelque innovation recevable. En se refusant ainsi aux amendements nécessaires, le christianisme s’est aliéné les hommes les plus connus par leur piété et leurs lumières dans les diverses communions ; témoin Newton parmi les protestants et Fénelon parmi les catholiques.

Newton, dont la piété et la probité ne sont pas équivoques, regardait la doctrine chrétienne comme inconciliable avec celle de Jésus-Christ. Il a publié un ouvrage où il démontre, dit-on, que le pape est le véritable ante-christ. Je n’adhère point à cet ouvrage que je n’ai pas même lu ; mais connaissant la tolérance, l’esprit conciliant et l’extrême indulgence de Jésus-Christ, j’estime que l’ennemi capital de sa doctrine, c’est le chef de ceux qui n’ont prêché qu’intolérance et persécution, qui ont excité les schismes de toute espèce par la vente d’indulgences et autres scandales ; ceux enfin qui ont condamné à des supplices éternels l’immense majorité du genre humain pour l’inconcevable crime de n’avoir pas eu connaissance des dogmes romains. Ces excès, en déconsidérant la doctrine chrétienne, ont finalement détruit chez les modernes l’esprit religieux dont la chute est funeste sous double rapport, en ce qu’elle a empêché la découverte du calcul de l’attraction passionnelle, et en ce qu’elle cause aujourd’hui l’insouciance pour cette découverte et le retard d’avènement à l’harmonie universelle.

Fénelon, si distingué par les talents et les bonnes mœurs, hasarda une attaque très-mesurée que la jalousie de Bossuet fit échouer. Il laissait entrevoir des intentions de réforme sur laquelle il préludait sans dire pleinement ses opinions, entre autres sur les dogmes anti-voluptueux. On sait que Fénelon était quiétiste. Sur ce qui touche à la volupté, il partageait l’avis de Pétrarque, et les mœurs de tels pécheurs valent bien celles des apôtres du rigorisme, tels que celles d’Alexandre Borgia, saint Bernard, etc. Quand le corps social atteint à l’opulence, les dogmes deviennent graduellement incompatibles avec les mœurs de la classe supérieure qui s’en rit en secret comme de momeries admises pour museler la populace, et il se manifeste une tendance générale à modifier le dogme. Cette rébellion n’avait pas lieu dans la religion mythologique. On n’a pas vu s’élever contre elle un seul schisme remarquable, tandis que le catholicisme en a produit d’innombrables.

La cause de ce soulèvement est le système répulsif, le dogme antivoluptueux de la doctrine romaine. Elle se fait répugner et non pas aimer. Chacun s’indigne en secret contre elle et saisit les occasions de s’affranchir des servitudes qu’elle veut imposer à toutes les classes. Elle ne met en jeu que des ressorts oppressifs et diamétralement opposés à l’esprit de son auguste fondateur. Jugeons-en par les sept indices suivants :

1o En feignant de protéger l’autorité, elle ne tend qu’à l’asservir. Les papes, dans leurs jours de triomphe, ont traité les rois comme des esclaves. Les rois n’ont échappé à cet [xxxxxxxxxx] que dès l’instant où ils ont pris le parti de la résistance.

2o Elle persécute bien mieux les peuples par l’odieux système de l’inquisition. S’il ne s’est pas étendu partout, c’est que les peuples ont résisté ; mais il n’a pas tenu à la cour de Rome que l’inquisition ne devînt universelle et ne fît peser sur tous les peuples policés un régime semblable à celui de Robespierre.

3o Elle abandonne les chrétiens pauvres et captifs en Barbarie sans faire aucune démarche près des souverains pour provoquer leur délivrance et la répression des pirates. Elle a suscité des croisades immensément ruineuses pour conquérir d’inutiles reliques dont elle voulait faire un objet de spéculation lucrative, et elle n’a fait, lors de l’assemblée des princes d’Europe à Vienne, aucune sollicitation pour les mesures à prendre pour la délivrance des captifs.

4o Elle encourage les mœurs sanguinaires et infâmes, témoin la coutume du stylet, qu’on ne voit que dans les pays fanatisés comme l’Espagne et l’Italie. Elle porte la même férocité dans le prosélytisme, témoin l’Amérique, dont elle a fait, sous prétexte de conversion, exterminer les indigènes. Elle tolère constamment la traite des nègres qui, outre l’infamie et la cruauté attachées à ce trafic, introduit en pays chrétien la coutume des sérails et inocule aux colons les mœurs des satrapes d’Asie.

5o Elle professe l’obscurantisme ; elle excommunie et persécute les hommes de génie, et si les lumières ont enfin pris quelque essor, ce n’a été qu’à force de résistance au système romain et par l’influence des régions schismatiques ou l’appui de princes amis de la gloire et rétifs aux insinuations superstitieuses.

6o Elle paralyse l’industrie qu’on voit languir dans les lieux de sa domination. L’état de Rome est en friche ; l’Espagne, pays le plus fanatisé, est inculte et presque barbare. La plupart des régions catholiques sont en arrière de culture et de bonne administration en comparaison des protestants, et présentent un aspect de misère et de désordre, même au sein de l’abondance. Elle entrave même l’industrie en désunissant les nations par sa propagation, qui a fait exclure les Européens de la Chine, du Japon et autres empires.

7o Enfin elle professe l’égoïsme social en refusant de contribuer aux charges publiques et de rendre à César ce qui est à César. Elle causa la révolution française en appuyant le refus que fit le clergé de subvention proportionnelle au déficit de 56 millions que ce corps aurait pu et dû supporter à lui seul, en contribuant pour un huitième de son revenu ; ce qui eût prévenu toutes les révolutions.

En résumé le système romain est en tous sens l’opposé de la doctrine de Jésus-Christ, et il ne faut pas s’étonner que Newton, dans une critique outrée, ait donné au pape un titre odieux. Sans admettre ces incartades, on peut du moins considérer le système romain et ses empiétements tant de fois repoussés comme un ennemi intérieur contre qui les diverses classes, peuples et rois, sont obligés de se tenir en défensive permanente. Les uns, comme Venise, s’étaient garantis par la création d’un Patriarche, d’autres par des dissidences partielles ou réserves des libertés nationales. Toutes ces mesures de résistance devaient faire sentir le besoin d’une réforme dans le dogme. Il fallait l’entreprendre avant que les perfides philosophes n’y intervinssent. Une réforme du système religieux eût coupé le germe des révolutions, et la doctrine de Jésus-Christ se prêtait merveilleusement à cette réforme.

Rien n’était plus facile que d’enter un système de culte attractif sur cette doctrine qu’on a dénaturée par tant d’institutions, car selon les gens versés en théologie, il paraît prouvé que le mariage et la confession auriculaire ne sont nullement d’institution sacramentelle, et que leur promotion au rang de sacrement n’a été que postérieure, comme l’invention du purgatoire et des lymbes.

Ajoutons que Jésus-Christ, catéchisant des peuples grossiers et pauvres, devait proportionner sa doctrine aux temps et aux lieux, et mettre à l’usage des plaisirs beaucoup de restrictions qu’il eût eu la sagesse de ne pas imposer à des peuples riches et éclairés. Il était trop conciliant, trop indulgent sur la volupté pour ne pas lui permettre les développements convenables aux mœurs de chaque siècle.

Les extrêmes se touchent, et plus le catholicisme proscrit la volupté, plus il était disposé à l’admettre en ressort du culte religieux, si on lui eût indiqué la méthode d’inoculation. Il possède pour opérer cet amalgame un levier que n’avait pas la mythologie, c’est l’ascétisme ou extase d’amour. Il ne restait qu’à élever l’ascétisme du simple au composé, en combinant religieusement les extases d’amour de Dieu avec les extases d’amour des hommes.


VII. vices des ressorts mixtes simples alliés aux répulsifs.


Maintenant les chefs du culte catholique sentent les inconséquences de leur système ; ils voudraient le modifier. Ils commencent à dire qu’on ne sait pas précisément si Dieu précipitera dans les enfers ces millions de sauvages et barbares qui n’ont pas eu connaissance de la religion catholique. — Mais si l’on doute aujourd’hui de leur condamnation, pourquoi l’a-t-on affirmé si pertinemment pendant dix-huit siècles par le dogme : « Hors de l’Église point de salut ? » Et d’ailleurs si les sauvages sont collectivement exempts de l’enfer comme ayant ignoré les obligations à remplir pour l’éviter, ils sont donc bien plus favorisés que les catholiques, dont les neuf dixièmes sont plongés en enfer, et, dans ce cas, c’est donc un grand bonheur pour les peuples que d’être nés hors de la religion catholique ? Cette chance, l’ignorance de ce culte sera un gage de salut pour les neuf dixièmes d’entre eux, qui seraient, en cas de catholicité, plongés dans l’enfer, en vertu de la maxime : « Beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. »

Et si les sauvages et les barbares ne sont damnés que partiellement et proportionnellement à leurs fautes, ils sont donc aussi avantagés que les catholiques, et il n’y aura aucun avantage à marcher sous la bannière chrétienne, qui exclut du ciel les neuf dixièmes de ses soldats. En outre, si Dieu ne damne et sauve les barbares et sauvages qu’en raison de leurs fautes, il a donc deux balances pour peser les hommes ? Quelles règles suivra-t-il pour déterminer les fautes de ces peuples ? Il ne les jugera point selon les préceptes du catholicisme sur la chasteté et autres vertus, puisqu’ils n’ont pas connu ces préceptes. Ils ne seront donc jugés que sur la question intentionnelle, et ils auront pu passer leur vie dans la polygamie que permettent leurs usages, sans encourir la damnation ? Ils trouveront la voie du salut dans l’usage continuel de ces plaisirs, de cette polygamie, dont un seul instant fait damner à jamais un catholique, et dans ce cas tout l’avantage sera du côté des peuples qui ignorent cette religion ?

Admirons ici l’imbécillité de cette politique religieuse qui a créé le dogme de l’enfer. Elle se met dans l’alternative, ou de damner de nouveau tous les barbares et sauvages, après avoir tenté de revenir sur cette absurdité, ou elle déroge en tout ou en partie à leur damnation ; elle rend le mystère de la Rédemption ou inutile ou funeste aux catholiques. On vient d’en lire la démonstration détaillée pour les divers cas. Si elle damne en plein les barbares et sauvages, elle soulève les catholiques par cette monstrueuse boucherie, et détruit son propre système en sapant la religion par le ridicule. Peut-on fonder un culte sur des bases si légères, et n’est-il pas évident que les inventeurs et continuateurs de ces infâmes dogmes de l’enfer, sont les véritables auteurs de tout le désordre religieux qui règne dans l’âge moderne. Je le répète, les philosophes ne sont que des coupables de second ordre ; on savait que la philosophie fait métier d’intrigue et de controverse, qu’elle ne manquait pas de recueillir dans la théologie comme dans le système administratif, tous les germes d’agitation qu’elle pouvait y trouver. Il fallait donc se garder de fournir des armes à ces perturbateurs et de compromettre la religion par des dogmes qui déconsidèrent Dieu et lui aliènent tous les cœurs sans aucune utilité en mécanique administrative, ainsi que je l’ai prouvé.

Eh ! quel est le dénouement de tant d’inepties religieuses ? Après que ces ballotages de sectes cabalistiques ont affadi les esprits au point d’exciter l’indifférence générale sur toutes controverses religieuses, arrive inopinément la secte des illibéraux ou effarouchés qui se croient religieux en reproduisant les chaudières de l’enfer plus bouillantes que jamais ! Autres temps, autres mœurs, les atrocités infernales ne sont plus de saison.

Il faut un nouveau joug au peuple. La plus naturelle, la plus aimable des religions civilisées, la mythologie, est tombée, non par vétusté, mais pour n’avoir pas su transiger à propos avec les fantaisies et convenances progressives de la Civilisation, société inquiète, changeante par tempérament, qui non-seulement a besoin de modifier ses cultes selon les temps et les lieux, mais qui, lors même qu’elle serait dans les voies du bien, se jetterait sciemment dans le mal pour satisfaire son impatience de nouveautés. C’est vraiment à présent que ses cultes auraient besoin de modifications ; mais pour opérer sur de pareilles matières, il faut connaître la théorie du mouvement passionnel, et quand on la connaît, on y voit que la Civilisation est arrivée à un tel degré de perversité, qu’elle ne doit plus songer à se corriger, mais à échapper à elle-même.

Rien de plus maladroit dans cette crise que de remettre en scène des ressorts caducs et suspects à tous égards, comme les chaudières de l’enfer. Ce sale moyen avait pour lui, en 1788, la fortune colossale de ses apôtres, la longue habitude des peuples. Aujourd’hui que ces deux illusions sont dissipées, l’enfer reparaît dépourvu d’importance, comme une femme qui, après vingt ans d’absence, rentrant dans son pays sans jeunesse ni fortune, croirait y retrouver des courtisans comme au temps de sa richesse et de sa beauté. — Les souverains sont forcés d’abandonner la mécanique civilisée et d’entrer en période de garantisme, où il ne sera plus besoin ni d’enfer, ni d’autres sornettes de même genre, inutiles lorsque les peuples seront parvenus en 6e période, parce qu’ils deviendront aptes à se guider par la raison, inapplicable en mécanisme civilisé.


VIII. absorption des trois vertus théologales par défaut d’espérance composée en dieu.

Thèse d’espérance composée en Dieu.

La thèse, je le sens, paraîtra bien ridicule aux beaux esprits de France. Il est dans l’ordre que le pays qui publie des dictionnaires d’athées se moque de la foi et de l’espérance en Dieu. Dans cette raillerie les Français auraient-ils les rieurs de leur côté ? Quel bénéfice ont-ils trouvé à mettre leur espérance en la philosophie ? Leur nation, en dernière analyse, est devenue le jouet de l’Europe qu’elle voulait asservir ; les philosophes de France ont presque tous fini misérablement, bon nombre sur l’échafaud, les uns dans l’exil, les autres dans le mépris dont on paie les traîtres après qu’on s’en est servi. On peut donc appliquer à la nation française et à ses beaux esprits l’horoscope que Boileau portait sur l’irréligion :

À la fin tous ces jeux que l’athéisme élève
Conduisent tristement le plaisant à la Grève.


Mais passons à l’objet de la discussion.

J’ai fait observer, au chapitre du paradis terrestre, que notre Globe est impardonnable de n’avoir fait aucune recherche sur la société primitive, sur la tradition du bonheur passé, perdu temporairement, non pas indéfiniment, car rien ne prouvait qu’il fût impossible de retrouver la théorie de cette société passée.

On en aurait fait la recherche si on avait eu la foi et l’espérance en Dieu. Cette confiance manque à notre siècle. Son bel esprit le jette dans deux opinions également absurdes : l’une est de nier Dieu, l’autre de ne le reconnaître qu’à demi, faire de lui un être simple, croire sa providence limitée et n’avoir en lui qu’une espérance simple ou bornée aux biens de l’autre monde.

J’entends par espérance composée l’attente du bonheur en l’un et l’autre monde. Tout bonheur limité à l’un des 2 mondes, est un bien d’ordre simple et incompatible avec l’essence de Dieu et de l’homme. Ils sont des associés de nature composée. Leurs relations doivent être de même nature. L’associé supérieur, qui est Dieu, ne doit pas destiner à l’homme un bonheur simple, convenable seulement aux animaux ; l’associé inférieur, qui est l’homme, ne peut pas accepter un bonheur simple de Dieu, qui peut et doit lui assurer le bonheur composé. Le bonheur quant à la vie présente consiste, avant tout, dans la possession des richesses ; on en verra la preuve au chapitre des foyers d’attraction. En conséquence tout ordre de choses qui ne nous garantit pas les richesses dès ce monde, est un ordre de bonheur simple, incompatible avec la nature de Dieu et de l’homme.

Les religions modernes ont cru sagement opérer en nous façonnant aux privations, faute de savoir nous procurer la fortune, en nous excitant à acheter le bonheur futur aux dépens du présent. Les religions anciennes tenaient un parti neutre et plus sage ; elles ne faisaient des richesses ni éloge ni critique, pensant avec raison que si Dieu a créé les richesses et en inspire l’amour à tous les hommes, il est ridicule de leur en prêcher le mépris ; c’est aller à l’encontre des intentions divines et supposer la divinité en contradiction avec elle-même.

On se convaincra de cette vérité, quand on aura vu dans le Traité de l’attraction l’immensité des jouissances qu’elle nous prépare dès ce monde. Je renvoie pour cela aux divers chapitres qui traitent des voluptés de l’harmonie inconnues en Civilisation. Ces détails prouveront que les siècles, peuples et cultes, qui demandent à Dieu un bonheur simple et limité à l’un des deux mondes et qui attendent de lui quelque faveur médiocre en ce monde ou en l’autre, étaient incapables de pénétrer la magnificence de ses plans.

Les extrêmes se touchent, et il se peut que le siècle le plus souillé d’irréligion se prête facilement à l’excès de foi et d’espérance. Raisonnons sur cette hypothèse, en prévenant toutefois que je n’envisage pas les vertus dans le sens ascétique, selon la coutume des fanatiques, mais dans le sens composé, en espoir des biens de l’un et l’autre monde, et d’abord des richesses en celui-ci.


Supposons que l’espérance composée, ou espoir des biens d’un et d’autre monde, eut été prêchée conditionnellement et comme stimulant à la recherche du code divin, cet espoir aurait enflammé tous les esprits par l’appât des richesses. Il aurait exposé au dédain les 400,000 systèmes des philosophes, qui ne produisent que la pauvreté et placent le bonheur dans les agitations démagogiques. L’espoir de découvrir un nouveau mécanisme social générateur des richesses aurait enflammé les esprits d’une ardeur nouvelle, d’un espoir d’investigation générale. Cet espoir aurait produit l’effet d’une force d’élan qui double la force originelle ; fort d’un tel véhicule, l’esprit humain aurait bravé tous les préjugés qui interdisent les calculs de l’attraction, de l’association, etc. À force de fureter, on aurait atteint en tout ou en partie au calcul des destinées par quelqu’une des voies indiquées précédemment.

Si l’espérance en Dieu est déjà un ressort assez puissant pour nous familiariser avec la perspective d’un immense bonheur en l’autre monde et nous faire passer sur les invraisemblances de cette promesse, que serait-il arrivé dans le cas où l’on aurait doublé l’intensité de ce ressort, excité autant d’espérance sur les biens de ce monde qu’on en a excité sur ceux de l’autre ? Alors la multitude, excitée par le violent appât des richesses, aurait porté confiance à la découverte d’un nouvel ordre social, en retour du bonheur perdu depuis le paradis terrestre. Sans s’arrêter aux invraisemblances, bien grandes quand on ignore le calcul de l’attraction, chacun aurait entrepris des études fondées sur cette croyance. L’espérance en Dieu et la perspective des richesses l’auraient emporté sur tous les prestiges d’impossibilité et d’impénétrabilité que répand la couarderie philosophique.

L’esprit humain aurait d’autant mieux réussi dans ces tentatives qu’il avait, outre le calcul d’attraction, 12 voies d’acheminement indirectes, dont 5 fortuites et 7 méthodiques, ainsi qu’on le verra plus tard.

L’espérance en Dieu est donc une boussole qui a manqué aux modernes dans leurs études. Pour familiariser l’esprit humain avec le calcul des délices de l’Harmonie, il faut l’étayer d’une force nouvelle, qui est la vive espérance en Dieu, en sa générosité sans bornes, la ferme persuasion de son intervention future ; il faut se persuader, comme Socrate, que la lumière ou révélation divine devait se manifester un jour, qu’elle n’a été retardée que par l’impéritie des sciences, que les vues d’un Dieu juste et magnanime sont incompatibles avec cette Civilisation, qui n’est en tous sens qu’un enfer anticipé, et que Dieu, au sortir de cette lymbe sociale, devra nous donner dès cette vie tous les biens que nous avons cru réservés à l’autre.

Loin de là, les hommes n’ont fait que déchoir en espérance. Au lieu de s’élever du simple au composé, ils ont déchu du simple au vide et ont perdu l’attente du bonheur futur, sans compter pour cela sur le présent dont les peuples doivent désespérer plus que jamais dans l’état actuel de la Civilisation.


Sans entrer dans la querelle des deux sciences, la philosophie et la superstition, je me borne à les envisager sous le rapport des obstacles qu’elles apportent à la découverte du code divin.

La superstition, sous un masque de piété, s’attache à dégrader l’homme, le coopérateur de Dieu. Pour le façonner au dogme de l’enfer, elle le traite de cendre et de poussière, elle lui inspire, comme aux esclaves, un caractère d’abjection, de stupeur, qui détruit en lui tout pressentiment de ses hautes destinées. Comment celui qu’on affuble du titre de ver de terre, qui craint d’être déchiré dans les enfers par ordre de Dieu, pourrait-il présumer qu’il doit exercer l’alternat d’initiative avec Dieu en direction du mouvement, et qu’une opération de la plus haute importance, la concentration de l’univers, des étoiles fixes et de leurs tourbillons ne peut avoir lieu sans qu’un ver de terre, un homme, prenne sur ce globe l’initiative de cette immense métamorphose ?

La philosophie, sous un masque de raison, met en jeu des ressorts opposés à ceux de la superstition. Elle dégrade Dieu par l’hypothèse d’improvidence sur le code passionnel ; puis, plaçant la raison humaine au-dessus de Dieu par l’envahissement des fonctions législatives, elle ferme tout accès à la découverte du code divin, dont elle nie l’existence et ridiculise l’espérance.

Les deux sciences, en feignant de s’attaquer, sont de véritables complices. La superstition vient à l’appui des dogmes philosophiques en admettant pour sage et suffisante la législation humaine, et traitant de profanation la recherche des secrets divins sur les destinées générales, dogmes éminemment favorables à la philosophie, qui ne s’étudie de même qu’à détourner l’esprit humain de l’exploration du code divin, dont la découverte causerait l’anéantissement de tous les codes des hommes.

Ainsi les deux partis, en s’accusant respectivement des maux de l’humanité, concourent à l’envi à les perpétuer. Tous deux tendent, par des voies opposées, aux mêmes empiétements. Il n’y a de différence entre eux que le mode d’exclusion de Dieu. La philosophie empiète sur les droits divins en fonctions législatives à force ouverte et sous prétexte des droits du peuple et du règne de la raison. Quant à la superstition, elle empiète par astuce, et sous prétexte de maintenir les prérogatives divines, elle rompt les communications entre Dieu et l’homme, en interdisant l’étude de l’attraction et des destinées ; elle paralyse ainsi l’influence divine en feignant de la maintenir.

Toutes deux arrivent au même but, l’une en ravalant Dieu, l’autre en ravalant l’homme. Elles peuvent aller de pair en absurdité et en malfaisance, puisqu’elles concourent également à prolonger la lymbe civilisée, barbare et sauvage, et à cacher au genre humain ses brillantes destinées.

Tel est l’état des prétendues lumières au dix-neuvième siècle. Il est plus que jamais ballotté entre Charybde et Scylla, entre la superstition et la philosophie. Les orages que leur lutte vient d’exciter, orages précurseurs d’autres tourmentes, devraient faire sentir la nécessité de recourir enfin à de nouvelles sciences, à quelque guide plus sûr que ces deux syrènes, qui depuis 3000 ans précipitent l’humanité d’abîmes en abîmes.


De la charité.


La religion n’était-elle pas dans le vrai sens de la Charité et de la philanthropie, quand tous les peuples honoraient leurs dieux respectifs jusque dans l’état de guerre ? Autrefois en assiégeant une ville même barbare, on débutait par un acte de civilité religieuse, un sacrifice aux dieux de cette forteresse, pour leur déclarer qu’en attaquant les habitants on respectait les dieux quels qu’ils fussent. Aujourd’hui les civilisés, même en pleine paix, s’accablent d’imprécations superstitieuses jusque dans les pays qui se vantent de tolérance. Le roi d’Angleterre veut plonger dans les enfers les trois quarts des Européens qu’il appelle damnés, chiens de catholiques. Il fait brûler chaque année à Londres l’effigie du pape, son allié, et plût à Dieu qu’il se bornât à damner les Irlandais, ses sujets, sans les persécuter dès ce monde.

L’animosité est la même entre les nations et les sociétés. La Terre ne présente que des empires acharnés à se damner entre eux ; des chrétiens qui se damnent entre eux, de secte à secte, car les catholiques damnent tous les protestants ; des mahométans qui se damnent entre eux, car la secte d’Omar damne la secte d’Ali ; puis des religions qui se damnent collectivement et respectivement, car les chrétiens damnent indistinctement tous les mahométans, qui en revanche damnent cordialement tous les chiens de chrétiens.

Chiens, expression d’usage à Maroc et à Londres, sauf qu’à Maroc et Alger on dit « chiens de chrétiens », tandis qu’à Londres on dit « chiens de catholiques, chiens de Français… » Un tel esprit vaut-il les maximes tolérantes et charitables que l’Antiquité professait dans une religion toute gracieuse et d’autant mieux accordée aux convenances, qu’en traitant avec des civilisés, gens collectivement absurdes, elle leur présentait fort sagement ses dogmes absurdes sans être atroces ?

Qu’on mette en usage des hypothèses bizarres comme la transsubstantiation et la consubstantialité, il n’y a rien là qui puisse affaiblir l’amour de Dieu, au contraire ! Le peuple civilisé et barbare aime les choses inconcevables, mystères, miracles, etc., et les classes supérieures, surtout les femmes, n’y répugnent pas, pourvu qu’il n’y ait pas d’atrocités ni de supplices en perspective. Aussi rien ne constate mieux l’ineptie des philosophes que d’avoir établi coup sur coup les deux religions de Robespierre et de Laréveillère-Lepeaux, toutes les deux raisonnables en dogmes. Oubliaient-ils qu’ils travaillaient pour des civilisés, des nations pétries d’absurdités et qu’il faut [xxxxxxxxxxx] ?

Mais en prenant pour règle d’élaguer en fait de dogme la raison qui n’est pas compatible avec les esprits civilisés, il ne faut pas pour cela donner dans les atrocités. Ne peut-on pas imaginer des épisodes populaires comme le miracle des 2,000 cochons noyés dans la mer Morte, pour délivrer un possédé au sortir duquel le diable alla se loger dans le corps de ces 2,000 cochons et les fit tous sauter dans le lac, où ils se noyèrent tous, miracle fâcheux toutefois pour le propriétaire des cochons, qui essuya de cette aventure une perte sèche de 100,000 francs, à n’estimer les cochons qu’au prix moyen de 50 francs pièce.

Puisqu’il faut aux civilisés des dogmes absurdes, on peut encore, quand il s’agit d’endoctriner leur peuple, qui est querelleur et massacreur, supposer des cruautés passées et indifférentes pour les vivants, comme le meurtre des 50,000 benjamites qui furent frappés de mort pour s’être donné l’innocent plaisir de regarder passer l’arche d’alliance. Une preuve que les fables, meurtres, viols et brigandages conviennent au peuple civilisé et barbare, c’est qu’en tout pays il lit avidement la Bible, qui n’est remplie que de pareils récits. Mais tout cela est au passé, tandis que l’enfer est au futur. C’est pourquoi la Bible convient à merveille en tous lieux, et l’enfer ne convient nullement chez les nations policées et éclairées.


IX. conclusion sur l’abus des moyens modernes.


J’ai démontré qu’en fait de religion on ne connaît ni les causes, ni les auteurs, ni les effets, ni les remèdes, et que sur les questions relatives au mouvement religieux, comme sur toutes celles du mouvement social, les modernes en fuyant un écueil ne manquent jamais de tomber dans un autre. Novices en théorie du mouvement, ils n’ont pas encore découvert que les ressorts quelconques, administratifs, religieux ou autres, ont la propriété de s’user et faiblir quand la période sociale a changé de phase, quand elle a grandi ou décliné par le progrès ou déclin de l’industrie et des lumières.

On a vu au chapitre des phases que la Civilisation a fait un progrès très-rapide en l’espace d’un siècle. J’en ai inféré qu’il faut ou étouffer l’industrie et les lumières, et ramener la Civilisation au point où elle était au dix-septième siècle, ou pourvoir à modifier les divers ressorts sociaux qui, bons à cette époque, ne le sont plus aujourd’hui, et parmi ces ressorts devenus caducs, le principal est celui du système infernal qui a le défaut capital de détruire l’espérance, en déversant le ridicule sur la divinité.

N’en doutons pas, ce défaut d’espérance est le principal motif de la faiblesse du génie moderne, de son rétrécissement et de son obstination dans les préjugés de voiles d’airain, d’impénétrabilité. Cette petitesse neutralise tous les secours fournis par les progrès de la science. On en a vu la preuve en politique religieuse, comme en toute autre branche du système civilisé. Nos fabricateurs de religion se sont montrés aussi stupides que nos fabricateurs de constitutions. Ils n’ont su tirer aucun parti des 3 grands moyens qu’avait la Civilisation moderne et dont les anciens étaient dépourvus :

1o Le dogme de l’unité de Dieu, de l’unité en essence de système d’opération. Ce dogme est, par un heureux hasard, admis chez les modernes et ne l’était pas chez les anciens. Leurs savants ne pouvaient guères, dans un siècle qui admettait 35,000 dieux, spéculer sur les 3 attributs du dieu un. Ils étaient absorbés par les débats sur le principe de l’unité divine qu’il fallait d’abord faire admettre. On sait que cette sage opinion conduisit Socrate à la ciguë. Tant que l’unité divine était contestée, méconnue, les savants n’avaient d’autre tâche que d’établir cette vérité primordiale et pouvaient difficilement débattre et produire les conséquences du principe avant de l’avoir fait admettre. Ils y travaillèrent malgré les obstacles de la superstition et luttèrent avec courage contre cette multitude d’idoles qui avait su se faire aimer. On peut donc dire (sauf discussion ultérieure sur les intrigues des philosophes anciens) qu’ils montèrent courageusement à la brèche et opinèrent pour l’unité de Dieu. D’après cette louable tentative, on peut présumer que s’ils avaient réussi à faire admettre le principe, ils auraient travaillé à établir les conséquences, les 3 attributs de la divinité, tâche que les modernes ont négligée, quoique favorisés par l’admission du principe d’unité divine.

2o Les anciens n’avaient pas l’initiative sur la connaissance des destinées. Nous l’avons acquise depuis Newton qui a dévoilé la théorie du matériel. Jusque-là rien ne démentait les préjugés de voile d’airain et d’impénétrabilité de la nature. Il était pardonnable de se laisser frapper de ces terreurs et de mollir en espérance. L’antiquité montre cependant sur ce point une force d’esprit que n’a pas le siècle présent. Tout en s’arrogeant le titre d’esprit fort, les modernes perdent l’espérance en Dieu au moment où le succès de Newton leur ouvre une voie d’initiative au système complet des destinées. L’antiquité au contraire espérait quand elle n’avait encore que de vagues motifs de confiance, que des pressentiments, et sa foi était d’autant plus louable qu’elle était moins étayée d’indices.

3o Les anciens n’avaient pas l’expérience des vices du mécanisme civilisé. La Civilisation était jeune et novice, enivrée de toutes les illusions. Les très-petites républiques de la Grèce étaient son berceau, son unique germe ; il leur était pardonnable de s’enorgueillir comparativement aux Barbares voisins, et de croire que la Civilisation toute nouvelle encore était voie de perfectionnement. Aujourd’hui ses plus engoués partisans sont nécessairement désabusés : vingt-cinq siècles d’épreuves sur tant de vastes empires ont amplement dissipé les prestiges. Telle illusion qui était excusable chez les Grecs devient honteuse chez les modernes. Ils sont en politique sociale de vieux libertins incorrigibles ; ils savent à merveille que la Civilisation est un cercle vicieux qui sous tous les régimes reproduit les mêmes abus diversement modifiés ; ils sont ridicules de s’obstiner, dans cette société condamnée par l’expérience, à ne pas en chercher d’autre.

Enfin les anciens n’avaient ni les immenses secours que donnent aujourd’hui les progrès des sciences fixes et de l’industrie nautique et manufacturière, ni celui de la suppression de l’esclavage qui est un empêchement dirimant à tout progrès.

Et pourtant les anciens étaient bien plus judicieux que nous avec moins de moyens ; mais au lieu de notre fatras de bel esprit et d’idéologie, ils possédaient un grand fonds de bon esprit, une finesse de tact, un instinct du beau, une judiciaire naturelle, dont on voit les preuves irrécusables dans leurs méthodes et monuments en poésie, éloquence, architecture, sculpture et autres branches où ils avaient atteint d’inspiration au vrai beau. La rectitude qu’on remarque dans leur goût se retrouvait dans leurs impulsions religieuses. Par exemple, ils avaient sur le régime de multiplicité divine une tolérance absolue que nous ne savons pas établir sous le régime d’unité divine, tolérance vraiment admirable qui s’était établie chez eux naturellement, sans intervention de la philosophie ni opposition du sacerdoce.

Les modernes, bien éloignés de ces heureuses impulsions, n’ont su que dépasser le but en fait de bon goût et de bon sens et sont devenus avec tout leur esprit des caricatures politiques, des histrions mercantiles, des fruits pourris avant d’être mûrs.

Quel nom donner à un siècle qui, muni des nombreux fanaux que je viens de citer, aidé de plus par la suppression de l’esclavage et le progrès des sciences fixes, ne sait pas faire un pas en avant dans l’étude des destinées, lâche pied au moment où la victoire se déclare pour lui et se jette dans l’athéisme, à l’instant où Dieu laisse évidemment pénétrer le plan et le ressort de son système sur le mouvement ? Un tel siècle a l’audace de se vanter de perfectibilité ! Moi, je le nomme siècle de barbouillage scientifique et de crapule académique. La postérité lui confirmera ce titre, en le plaçant fort au-dessous des âges savants de l’antiquité, qui avec des moyens si inférieurs nous surpassait si bien en judiciaire comme en génie.

Faut-il s’étonner de tant de perversité dans l’âge moderne ? La malheureuse humanité se croit abandonnée par Dieu. Effrayée à l’aspect de la misère toujours croissante, elle se lasse d’implorer un Dieu qui ne vient pas à son secours. Deux empiriques lui offrent un appui ; ce sont la superstition et la philosophie, et quand l’une par son enfer est parvenue à faire redouter et haïr Dieu, faut-il s’étonner que l’autre parvienne à le faire renier, et que le siècle poussé ainsi d’abîme en abîme n’attende plus de la science que de nouvelles charlataneries, désespère de tout moyen de salut et insulte à l’heureuse découverte qui lui ouvre enfin le livre des décrets divins et l’issue de la lymbe civilisée ?


Nations modernes, vous vous plaignez à juste titre de la stérilité et de la dépravation du génie. Vos politiques n’enfantent que des conceptions désastreuses. Vos artistes semblent avoir perdu l’héritage du feu sacré. Tout dans les sociétés modernes porte l’empreinte d’une nature déclinante qui se traîne péniblement et ne marche qu’à force d’appuis et de ressorts factices. Les Européens n’ont rien de ce génie d’inspiration qui se trouvait chez les anciens. Ils manquent de ce caractère grandiose qui fait pressentir et envahir une nouvelle carrière. Intimidés par les assauts des zoïles, perclus par la crainte des ridicules, ils s’occupent moins d’atteindre les lauriers que de surmonter les épines. Ils ne sont plus les amants de la gloire, mais seulement les poursuivants de la faveur ; et pour me servir des expressions de l’un de nos poètes, on ne retrouve plus dans les génies modernes

xxxxxxxxxxxxxxxxxCes traits de vive flamme,

Et ces ailes de feu qui ravissent une âme

Au céleste séjour.

Je n’ai garde de méconnaître les services des illustres modernes, mais je ne veux pas, selon l’usage français, donner dans les excès d’apologie et de détraction. Classons chaque genre de gloire, et sans contester sur l’honneur dû aux travaux opiniâtres des modernes, avouons qu’ils manquent tous de cet esprit créateur qui sait fouler les préjugés, marcher d’inspiration aux découvertes réputées impossibles, franchir brusquement les obstacles et

Ravir au Destin ses augustes secrets.

Lorsqu’on voit le mendiant Homère créer d’inspiration l’Épopée, en double monument ; quand on voit les types du vrai beau devinés comme par magie et fixés irrévocablement par une peuplade novice de la Grèce, on est forcé de reconnaître en elle une impulsion toute divine. Quel était donc ce talisman des Grecs ? C’est qu’ils étaient plus rapprochés que nous de la nature, du génie composé dont on n’a cessé de déchoir par double cause, — par le zoïlisme qu’ont créé les monopoles de capitale, et par l’irréligion qu’ont engendrée les monstruosités des cultes modernes. Je n’examine dans ce discours que l’influence et les causes de l’irréligion.

Les cultes anciens se rapprochaient de la nature, en divinisant les passions et l’attraction qui sont proscrites et déshonorées par les cultes modernes. Ainsi la société civilisée, en affaires de culte comme dans tout son mécanisme, est en marche rétrograde, et après avoir commencé par suivre la droite voie, tombe dans des inconséquences à peine pardonnables aux âges d’obscurité. En effet, si nous sommes créés à l’image de Dieu (et rien n’est plus vrai). Dieu a donc les mêmes passions que nous. Dès-lors, outrager nos passions, c’est outrager Dieu dont elles sont l’image et dont il est créateur et distributeur.

Le bon esprit religieux ou accord de la raison humaine et divine doit tendre au but suivant : concilier le mécanisme social et religieux avec les passions par un système de lois et de cultes favorable à leur développement, — ou en d’autres termes, — inventer un mécanisme social opposé à l’ordre civilisé qui sacrifie les impulsions divines et l’attraction à des lois et cultes incompatibles avec leur développement.

Bornons-nous sur ce problème qui conduirait à examiner à quelle phase de Civilisation et en quel degré doit s’adapter chacun des 3 systèmes religieux le passionnel, l’anti-passionnel et le mixte. C’est une question transcendante du mouvement. L’examen en serait déplacé dans ces préludes. Je me borne à citer les écarts du système actuel et les erreurs qui ont engendré l’irréligion. Il faut que ces fautes soient bien graves, que la politique religieuse ait été bien maladroite pour avoir poussé aux scandales de l’athéisme et des malédictions un siècle d’ailleurs fort éclairé et qui déjà initié par le calcul newtonien à la connaissance des opérations de Dieu sur le système de l’univers, aurait dû croître en esprit religieux à proportion des espérances que donnait cette première initiation. Loin de là, l’irréligion a pris naissance dans le siècle dont les découvertes excitaient à redoubler d’amour pour la divinité et d’espérance en elle. Assurément le système religieux qui a conduit les modernes à ce honteux résultat recèle quelque vice premier qu’on n’a pas su ou pas voulu corriger.

X. philippique sur la chute des vertus théologales
et sociale.


Sectes rivales qui avez amené le genre humain à craindre, haïr et nier un Dieu, superstitieux et philosophes, vous avez reçu le châtiment que vous méritiez. Vous vous êtes perdus les uns par les autres ; la fortune et l’opinion vous ont disgraciés, et si la Civilisation se prolonge, vous serez de plus en plus basculés tour à tour et persécutés dans les nouvelles révolutions dont vous avez semé les germes.

Peuples, qui cherchez le bonheur, n’êtes-vous pas en pleine démence quand vous l’espérez d’une de ces deux sectes. Fatigués des inquisiteurs, de leurs massacres et des auto-da-fé de la superstition, vous vous êtes jetés dans les bras de cette philosophie, qui pour son coup d’essai couvre un grand empire d’échafauds, sur lesquels vos philosophes, après avoir fait périr la famille régnante et l’élite des citoyens, se sont immolés entre eux. Après une telle épreuve, décidez, si vous le pouvez, quel est le plus absurde, le plus sanguinaire de vos deux guides, la superstition et la philosophie.

Il est pour vous un troisième écueil : c’est le calme passager, l’illusion qu’il produit. Parfois les fureurs sociales semblent se calmer ; chaque parti s’en attribue l’honneur et promet la félicité durable. C’est un leurre. Désormais le volcan ne s’arrêtera que pour préparer d’autres éruptions. Votre calme apparent ressemble aux intermittences de la fièvre, et jamais la périodicité du mal ne fut plus constante qu’aujourd’hui, où la Civilisation, depuis 1789, a ouvert sous vos pas 16 nouveaux écueils qui n’existaient pas alors. Les instants de calme, ces bonaces politiques, ne sont plus que les entractes du volcan. La matière des [xxxxxxxxx] est plus [xxxxxxxxx] que jamais ; les passions plus exaspérées, plus inconciliables que jamais.

Voyez dans ces trois fléaux qui vous poursuivent la superstition ou obscurantisme, la philosophie et l’illusion d’intermittence, le travestissement des 3 vertus théologales. En effet :

1o Qu’est-ce que la superstition et ses illusions, sinon un abus de la foi, une spéculation des intrigants sur la crédulité religieuse et sur l’inclination des humains pour le ralliement à Dieu ?

2o Qu’est-ce que les prestiges philosophiques, sinon l’abus de la charité, l’intrigue revêtue du masque de philantropie et de patriotisme pour déchirer et asservir les peuples ?

3o Enfin, qu’est-ce que vos illusions de bonheur dans les moments d’intermittence ? un abus de l’espérance, un abandon coupable aux systèmes civilisés qui ne vous procurent un instant de repos que pour vous supporter de nouvelles tortures plus imminentes que jamais.

Ainsi votre confiance ne s’attache qu’aux 3 simulacres des 3 vertus théologales. Vous êtes dupes des charlatans de toute espèce. Faites un effort pour sortir de l’abîme. Abandonnez en masse tous ces charlatans dont vous êtes victimes depuis 3,000 ans. Recourez à Dieu seul par l’étude de l’attraction, son interprète éternel, et n’espérez ni bonheur ni stabilité sous des codes qui viendront de l’homme seul. Embrassez de bonne foi ces vertus dont vous n’encensez que l’ombre. Livrez-vous à la foi, mais à la foi en un Dieu charitable, magnanime et rempli d’une égale sollicitude pour toutes les nations.

Vous refusez de faire la facile épreuve de l’Attraction ; chaque année de délai vous coûte des millions de victimes par la guerre, par l’indigence. Dieu pouvait-il mieux punir votre tiédeur qu’en vous abandonnant à la législation versatile des philosophes, des superstitieux, des conquérants, qui dans leur frénésie sont depuis 3,000 ans les aveugles instruments de l’opprobre que Dieu devait imprimer sur les lois des hommes ?

Faites l’essai du code divin, alors commencera pour vous la nouvelle Jérusalem, annoncée par vos prophètes.

C’est en vain que vous fatiguerez Dieu de vos suppliques. Ce n’est pas à des sacrifices, à des simulacres de confiance qu’il accorde sa protection ; il repousse ces fantômes de piété. Il veut des cœurs dévoués, confiants. Il veut la foi et l’espérance aux révélations divines dont la théorie de l’attraction est le seul organe. Tant que vous restez sourds aux oracles de ce divin interprète, tant que vous croyez à des suggestions outrageantes pour Dieu, comme le dogme de l’enfer, vous n’êtes que des rebelles, fardés de fidélité ; votre foi est outrageante pour le Dieu de paix et de miséricorde qu’elle assimile au bourreau. Votre encens à ses yeux est un encens souillé. Il vous abandonne à l’influence de ces dogmes qui vous font bourreaux de vous-mêmes et métamorphosent vos sociétés en armées de bêtes féroces, acharnées à se torturer par la spoliation, la calomnie, le massacre. Ces fournaises éternelles, cet enfer dont vous attribuez à Dieu l’horrible invention, c’est vous même qui les créez en ce monde, et Dieu vous punit en faisant naître de vos lois les horreurs que vous attribuez aux siennes.

Vous demandez à Dieu sa protection ; elle vous est assurée dès l’instant où vous voudrez en faire usage, mais vous n’aurez que la protection d’un Dieu bienfaisant et non d’un tigre altéré de sang. Cessez d’exiger que Dieu se transforme en bourreau pour complaire à vos superstitieux qui ont fait de lui un bourreau de l’humanité. Il ne sera jamais que Dieu de paix et de générosité : sa protection est toute à vous, pourvu que vous imploriez un Dieu juste, charitable, ami de tous les humains, sans distinction de sauvages, barbares ou civilisés. N’est-ce pas lui qui les a tous créés ? Pourquoi voulez-vous qu’il en plonge l’immense majorité dans des brasiers éternels pour complaire à quelques prêtres féroces de l’âge moderne ? Je vous entends répondre que vous n’exigez pas des cruautés. Mais si vous consentez à envisager Dieu comme père commun des hommes, pourquoi ne voulez-vous pas que le régime de bonheur, le système social composé par lui soit applicable aux barbares et sauvages, comme à vous, civilisés ? Vous n’êtes que les plus jeunes de la grande famille et vous imitez ces aînés qui voulaient envahir tout le patrimoine et réduire tous leurs frères et sœurs à la misère. À leur exemple, vous voulez plonger dans les fournaises éternelles tous les barbares et sauvages, bien plus nombreux et plus anciens que vous. Si vous désavouez cette [] intention, désavouez donc aussi vos sectes qui la consacrent dans leurs dogmes et dans leurs cultes, vos philosophes qui font des codes applicables à la Civilisation exclusivement et à un seul de ses empires, vos superstitieux qui damnent tous les barbares et sauvages, et avec eux la majorité des civilisés !

S’il en était quelques-uns d’exceptés des bienfaits du code divin, comment pourriez-vous voir l’œuvre et la révélation de Dieu dans ce système qui n’établirait pas le bonheur universel, dans un bonheur simple qui ne s’étendrait pas à l’une et l’autre vie et qui serait par cela seul indigne de deux êtres de nature composée, tels que Dieu et l’homme ?

Et quel espoir pourriez-vous fonder sur Dieu si, tel que vous le dépeint la superstition, il se plaisait à vous torturer en cette vie par les privations pour éprouver si vous serez digne de lui dans une autre ? D’où présumeriez-vous que votre mort dût être le terme de ses délais, et qu’après vous avoir livrés dans ce monde aux privations, à la hache des bourreaux, il ne continuât pas dans l’autre monde à s’acharner sur vous, comme sur les 600 millions de sauvages et barbares dont vous prétendez que le supplice éternel sera pour Dieu une éternelle jouissance ?

À vous en croire, Dieu jouira prodigieusement des tortures éternelles de ces malheureux déchirés pour n’avoir pas été instruits de l’existence du culte romain[2].

Il serait libre de faire cesser leurs souffrances du moment qu’il n’y prendrait aucun plaisir ; mais en vertu de vos dogmes, elles ne finiront jamais ; jamais Dieu ne sera rassasié ni assouvi de leurs épouvantables tourments. Vils cannibales, qui depuis dix-huit cents ans outragez la divinité par de pareilles calomnies, s’il était vrai qu’elle tirât vengeance des outrages que lui font les hommes, ne devrait-elle pas vous foudroyer à la vue des peuples et dans ces temples mêmes où vous ravalez l’Être Suprême au-dessous des plus odieux bourreaux, et comment un Globe qui a toléré et tolère encore cette dégoûtante calomnie contre la divinité s’étonnerait-il de n’avoir pas pénétré les décrets de Dieu sur les destinées sociales ?

Ineptes civilisés qui parlez de raison et de perfectibilité, pourriez-vous dire quel est le plus absurde de votre enfer ou de votre paradis, de votre législation ou de votre morale, de vos athées ou de vos dévots simulés ?


Ô vous qui avez inventé l’Enfer, anciens prêtres d’Orient, vous avez sans le savoir dit une grande vérité. Oui l’enfer existe. En l’annonçant, vous n’avez fait qu’une erreur de temps et de lieu. L’Enfer, c’est l’état d’un Globe qui ignore le code divin et gémit dans les souffrances engendrées par les lois des hommes ; l’Enfer, c’est la société civilisée, barbare et sauvage qui a vomi sur cette terre malheureuse plus de calamités que les anges de ténèbres n’en auraient jamais inventées.

Et vous, continuateurs de cette infâme doctrine, vous êtes punis par où vous avez péché. La cupidité, l’appât des donations testamentaires vous suggéra le système de l’enfer ; c’est aussi la cupidité qui vous en a ôté le fruit. Dans le début de la révolution, vous refusâtes de contribuer aux charges de l’État, de rendre à César ce qui est à César ; la Civilisation vous a tout ôté, vous êtes tombés dès ce monde dans l’enfer social qui est la pauvreté.

Vous aussi, philosophes, Titans modernes, vous êtes punis par où vous avez péché. La soif de l’or et du pouvoir vous érigea en apôtres de l’athéisme. Dieu qui ne punit les impies qu’en les livrant à eux-mêmes, livra l’Europe et vous aux conséquences de votre inepte doctrine. Vous avez été pris dans les pièges que vous aviez créés : ceux d’entre vous qui ne sont pas montés à l’échafaud sont tombés dans le mépris et l’obscurité. Vous êtes odieux aux grands et méprisés des peuples ; vous êtes honteux de votre charlatanerie et de votre intrigue ; la Civilisation dont vous vantez la perfectibilité est devenue pour vous un véritable enfer.

Et toi, nation d’histrions qui as produit les dictionnaires d’athées, tu méritais de subir l’épreuve du dogme de ses auteurs et de pâtir des billevesées philosophiques. As-tu assez payé ta folle confiance à ces jongleurs ? Tu peux maintenant croire à l’enfer ; ils l’ont bien créé pour toi. Après vingt-cinq ans de déchirements, tu es devenue un monument d’imbécillité politique, une furie aussi odieuse à toi-même qu’au monde entier bouleversé par tes charlatans philanthropiques.

Pendant ton échafaudage de grandeurs en 1808, tu insultas à l’annonce de la découverte du calcul de l’attraction. Il était digne d’une nation de renégats d’avilir le code divin avant qu’il fût publié et connu. Cette valetaille parisienne qui contesta à Dieu un brevet d’existence pouvait bien me repousser. Dédaignant de confondre ces Parisiens pétris de grossièreté et de vandalisme, j’infligeai aux Français la punition que Dieu inflige aux Globes rebelles, l’abandon à leurs fausses lumières ; je laissai la France courir dans l’abîme où on la voyait s’engouffrer, dans les bouleversements que la guerre d’Espagne faisait assez prévoir. Je voulus attendre que la France eût perdu encore un million de têtes dans les combats. L’an 1813 a parachevé le tribut ; ce n’est pas un million, mais quinze cent mille têtes que l’imbécille France a payées depuis 1808. Le châtiment s’est étendu à tous ceux qui la gouvernaient. Ses fumées de grandeur sont dissipées avec ses visions de perfectibilité. Ses conquérants, ses philosophes ont fini misérablement par l’exil ou le supplice, les autres par le mépris dont on paie les traîtres après qu’on s’en est servi.

Cette prétendue capitale d’Europe d’où partaient les outrages adressés au calcul mathématique des destinées et de la Révélation permanente, cette moderne Babylone, a été honteusement dépouillée des fruits de ses rapines, et n’est plus maintenant qu’une métropole d’avortons politiques.

En définitif, la France a combattu vingt ans et perdu cinq millions d’hommes pour atteindre au but qu’elle redoutait, pour créer à l’Angleterre un état continental de huit millions, y compris les alliés entraînés par enclave, comme Hesse et Brunswick. Puis elle se vante d’avoir conservé son territoire qui est proportionnellement déchu de moitié en puissance par les nouvelles relations et accroissements des autres continentaux.

Elle éprouve dans ses oscillations que, sous tous les régimes, elle n’est apte qu’à subir le despotisme. Poussée par son esprit turbulent et d’intrigue, elle y arrive par toutes les voies. Lui donnât-on pour maître le soliveau que Jupin donna aux grenouilles, il serait entraîné au despotisme, moins par opposition aux factieux que par impulsion des valets de cour. Il lui sied bien, après ces turpitudes, de gloser sur l’annonce d’une découverte relative à la politique sociale.

Que l’impertinente France fasse maintenant le parallèle de sa misère avec les biens qu’elle eût recueillis d’une facile épreuve de l’harmonie, qu’elle pèse les fléaux dont elle a été frappée par la prolongation de l’ordre civilisé qui pouvait finir en 1809 ; qu’elle apprenne par ces [xxxxxxxxxx] que l’auteur d’une découverte d’utilité générale est bientôt vengé des zoïles par son silence ; elle expie maintenant par de honteux tributs et par l’asservissement une insulte déjà payée par des torrents de sang :

Discite justitiam moniti et non temnere divos.

Nations civilisées, gardez-vous de croire que je fasse votre apologie en accusant celle que vous avez écrasée par le nombre. Si l’une d’entre vous est pétrie de vices, il s’en faut que les autres aient des vertus. Vous ne différez que par les nuances de méchanceté plus ou moins fardée de philanthropie. Je désire me tromper, mais les apparences ne sont pas pour vous. Jamais la religion et l’honneur ne furent plus ouvertement méconnus.

Depuis longtemps la chrétienté s’indignait de voir des chrétiens torturés, martyrisés pour la foi dans les bagnes d’Alger, Tunis, Maroc et Tripoli. Quoi de plus révoltant que de voir une ligue de 150 à 200 millions fléchissant et capitulant devant une poignée de pirates dépourvus de tactique, de marine, de tous les moyens de résister à l’Europe si elle formait contre eux la croisade commandée impérieusement par l’honneur de la religion ?

Vous avez entrepris sept croisades immensément pénibles pour des motifs presque frivoles, mais du moins excusables dans le sens religieux. Aujourd’hui que l’honneur, la charité, la religion exigent un effort, on n’avise pas, on ne songe aucunement à réprimer les persécutions de ces pirates, on les tolère, on traite scandaleusement avec eux dans l’instant où l’Europe liguée et pourvue d’une masse immense de forces disponibles sur terre et sur mer n’aurait eu qu’à vouloir pour les anéantir. Mais la religion et l’honneur n’ont trouvé au congrès de Vienne aucun soutien. Où étaient donc ces écrivains qu’on décore du titre d’orateurs chrétiens et qui nous chantent les martyrs de l’antiquité ? Pourquoi évoquer les morts pour nous émouvoir ? Manque-t-il de martyrs dont les souffrances nous touchent de plus près ? Ce sont nos proches et amis qu’on martyrise aux portes de nos empires. Quelle comédie d’apitoyer les cœurs sur le martyre des trépassés quand nos frères périssent dans de longs supplices et implorent en vain l’hypocrite Europe toujours fardée de pitié dans les écrits des romanciers et sourde à la charité quand il faut l’exercer ?

Déjà l’on s’était indigné de l’abandon où l’Europe avait laissé les Serviens, nation chrétienne détruite sous nos yeux par les Turcs et empalée après la capitulation. On rejetait leur abandon sur l’influence de l’usurpateur de France ; mais après sa chute, qu’a-t-on fait ? On charge l’Angleterre de négocier quelques trêves, c’est-à-dire que l’Europe se met à la discrétion de l’Angleterre pour les choses qui concernent son honneur.

On a été étrangement surpris que le chef de la religion n’ait fait au congrès aucune démarche au moins d’étiquette pour une cause aussi sacrée. Ce qui a dû surprendre encore davantage, c’est la simagrée philanthropique jouée au sujet de la traite des Nègres qui aujourd’hui est exercée ouvertement par les mêmes Espagnols, signataires de la suppression de la traite dans le congrès de Vienne.

Mais si vraiment la philanthropie eût animé les membres du Congrès, comment se fait-il que les blancs ne leur aient pas paru aussi dignes de commisération que les Nègres, et qu’en affectant de s’intéresser aux uns, ils n’aient pris aucune mesure efficace pour sauver ni les blancs ni les noirs.

Un immense continent réclamait leur générosité. Les habitants de l’Amérique avaient plus d’un droit à la sollicitude du Congrès. Ils avaient pris les armes pour une cause sacrée aux yeux du Congrès, pour la résistance aux empiètements de Napoléon. Leur liberté devait être prononcée pour les convenances et besoins de l’Europe qui demande leurs denrées et le commerce direct de ces régions. La prescription d’indemnité coloniale était plus qu’expirée après deux ou trois siècles de possession, et d’ailleurs le souvenir des cruautés de l’Espagne lors de la conquête était un titre de plus pour l’obliger à émanciper enfin cet immense continent, dont elle a suffisamment pressuré les trésors et anéanti les indigènes. Dédaignant ces considérations, l’assemblée européenne a livré à la hache des moines ces peuples qui avaient pris les armes pour elle. Et à qui l’Europe sacrifia-t-elle ainsi ses alliés ? À ceux qui se jouent de la justice en rétablissant publiquement la traite des Nègres abolie par le Congrès.

Voilà un dénouement édifiant d’une ligue de qui l’on eût pu attendre, dans ses succès, quelques sentiments de charité. Après ces mœurs, les chrétiens n’ont plus rien à reprocher aux athées. Ceux-ci ont du moins un masque d’intention louable et peuvent dire qu’il est moins honteux de renier Dieu par indignation des misères humaines que de le confesser pour faire régner en son nom l’oppression, l’hypocrisie, le parjure et la bassesse.

Vos peuples sont foulés et marchent à la pauvreté de la Chine et de l’Inde. — Vos rois, adorés dans les gazettes, sont moins que jamais amis des peuples qu’ils pressurent. — Vos anciens chevaliers sont devenus des usuriers, des croupiers d’agiotage et de bourse. — Vos savants sont dédaignés dans l’un et l’autre camp et les classes utiles partagent la proscription des méchants. — Vos citoyens sont arrêtés par les systèmes de délation qu’encouragent tour à tour les divers gouvernements. — Le caractère de l’Européen est dénaturé et n’offre plus que défiance, haine concentrée et germe de désunion que la terreur ne fera que renforcer. La plus grande malédiction dont on puisse vous frapper, c’est de vous souhaiter une prolongation de cette odieuse Civilisation qui tend à s’abîmer prochainement dans de nouvelles révolutions dont la première a semé les germes.

Avec de telles mœurs, courez, Empires de l’Europe, à ces révolutions dont je vous ai tiré les nombreux horoscopes ; elles ne peuvent tarder à éclore, et leur choc très-prochain entraînera dans l’abîme cette infâme Civilisation digne de finir par les plus honteuses catastrophes, puisqu’elle est sourde à la voix de la religion et de l’honneur.


Pour faire disparaître tous les fléaux à la fois, il faudrait attaquer le vice radical, le morcellement des cultures, inventer un moyen — de réunir sociétairement des masses de 3 à 400 familles inégales en fortune, — de rétribuer chacun, hommes, femmes, enfants, d’une manière satisfaisante sur les trois facultés, travail, capital et talent, — et d’employer utilement les variétés de passions, goûts, instincts, caractères, que la morale veut réprimer, faute de savoir les appliquer à l’industrie pour y créer un mécanisme attrayant adapté aux penchants de chacun.




  1. Un ver de terre, Newton, a déterminé la théorie de la 5e branche du mouvement (la loi de la gravitation des corps célestes). N’est-ce pas un indice que d’autres vers de terre pourront déterminer les quatre autres branches de la théorie du mouvement ?
  2. … Non, dit Sergius, Dieu qui a formé nos membres si fragiles et si délicats que la moindre parcelle de fer ou de bois suffit à les blesser gravement, ne peut s’amuser à nous donner un jour, dans un intérêt de vengeance, des muscles inaltérables aux douleurs les plus atroces, des membres d’une flexibilité et d’une souplesse sans bornes, pour qu’ils puissent se ployer et se tordre dans des souffrances sans fin, des nerfs d’une sensibilité exquise et d’une vigueur miraculeuse, afin de les voir se contracter et vibrer convulsivement, sans s’user ni se blaser jamais, dans les étreintes des plus épouvantables supplices. — Sang du Christ ! interrompit avec feu le capitaine Vasco, faire de notre corps un pareil chef-d’œuvre de puissance et d’inaltérabilité pour se donner le plaisir de le torturer plus rudement et mieux à son aise, quelle horreur ! Allons donc ! maître, je suis de votre avis ; il ne se peut pas que Dieu ait fait cela…
    Fortunada,
    par Antony Méray.