Sur l’institution d’un conseil électif

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Œuvres de CondorcetDidotTome 12 (p. 243-247).
SUR L’INSTITUTION
d’un
CONSEIL ÉLECTIF
23 JUILLET 1791.

Une nation de vingt-cinq millions d’hommes répandue sur une surface de vingt-sept mille lieues carrées, peut-elle former une république ?

Les philosophes qui ont réfléchi sur la nature humaine, approfondi les principes des sociétés, examiné quelle action le gouvernement doit exercer sur les choses et sur les hommes, sont étonnés que l’on puisse même faire cette question. Quoi ! disent-ils, il est impossible d’établir un bon gouvernement pour un grand peuple, sans le secours d’une institution dont l’absurdité frappe les esprits les moins éclairés d’une véritable superstition politique, dont chacun se moque pour soi, en la disant nécessaire pour la stupidité d’autrui ! La nature aurait-elle donc attaché à une chimère le bonheur de l’espèce humaine ? Quoi ! une constitution n’est pas vraiment libre et légitime, si elle n’est soumise, à certaines époques, à la révision d’une assemblée chargée par le peuple de cette fonction ; si le vœu des citoyens, exprimé sous une forme établie par la loi, ne peut exiger la convocation d’un corps constituant ! Cette convocation, enfin, ne peut être retardée au delà de vingt ans, sans offenser le droit des citoyens, dont plus de la moitié serait alors forcée d’obéir à une constitution qu’elle n’a pu consentir ! et, cependant, on propose de créer un pouvoir héréditaire ! Ainsi, au moins tous les vingt ans, et peut-être à chaque dixième année, on mettra en question si ce pouvoir éternel sera ou ne sera pas conservé ! Sa prétendue force vient de son immutabilité, et la conservation en sera toujours incertaine. Ce pouvoir doit maintenir la paix, et, cependant, ses partisans et ses adversaires, occupés de le soutenir et de le combattre dans les conventions où il doit être périodiquement jugé, diviseront sans cesse le peuple en deux factions.

Un conseil électif n’a pas le même inconvénient : le nombre des membres de ce conseil, la distribution, la durée de leurs fonctions, la forme de leur élection peuvent être changés par les conventions ; mais ces changements n’auront sur l’ordre établi qu’une influence insensible. Un gouvernement monarchique est donc encore, sous ce point de vue, une institution hétérogène dans une constitution vraiment libre, un obstacle éternel à sa tranquillité, comme à son perfectionnement. Tous les hommes éclairés conviennent de ces vérités. D’autres, au contraire, accoutumés à prendre pour les principes fondamentaux de la politique, quelques phrases qu’ils ont entendu répéter, regardent comme absurde le projet d’une grande république ; mais, jusqu’ici, aucun d’eux n’a encore daigné révéler en quoi consiste précisément cette absurdité.

On conçoit que la monarchie héréditaire a deux grands avantages. 1o Elle nécessite l’établissement d’un énorme revenu, dont la disposition, à peu près arbitraire, offre d’utiles espérances. 2o Il est difficile qu’à côté de l’hérédité d’une grande place, il ne s’établisse ou ne se conserve une hérédité de considération ou d’importance, très-propre à consoler de cette égalité désespérante d’une république bien constituée. Des esprits sévères ne voient là, sans doute, que des dangers ; mais, comment ne sentent-ils pas qu’un peu de corruption est nécessaire pour tempérer l’ardeur du patriotisme, et qu’il est dangereux de trop désespérer la vanité, en réduisant les hommes à ne plus exister que par leurs qualités personnelles[1] ?

Cependant, ceux qui ne seraient pas frappés de ces avantages, les seuls que j’aie pu découvrir jusqu’ici dans la royauté, ne peuvent voir dans l’institution d’un chef héréditaire inviolable, mais obligé d’agir par l’intermédiaire de ministres responsables, qu’un homme chargé d’élire et de destituer le conseil qui doit gouverner. Pour que l’opinion des dévoués à la monarchie pût donc avoir quelque force, il faudrait prouver qu’on ne saurait imaginer une méthode de choisir moins absurde. En effet, cette impossibilité seule peut excuser la préférence donnée à une institution qui abandonne les choix au hasard, qui expose à tous les inconvénients de l’incapacité ou des vices d’un individu placé sur le trône par le sort de la naissance ; individu qui, regardant le droit de gouverner comme une propriété, doit avoir pour but constant d’augmenter l’activité du pouvoir exécutif, aux dépens de là liberté individuelle. Aussi, jusqu’au moment où la lassitude et la corruption amènent l’indifférence, ce gouvernement ne pouvant obtenir de confiance, doit-il rester sans force, sans autorité pour le bien, et n’en peut-il reprendre que pour opprimer. Il faut donc prouver qu’il n’y a de choix qu’entre cette institution ou l’anarchie. Mais les partisans de ce système peuvent soutenir que l’impossibilité existe ; et ils vous diront, avec une sorte de raison : Ou montrez-nous un autre moyen, ou ne nous reprochez plus de nous servir du seul que nous connaissions.

Je vais donc, pour leur répondre, esquisser le plan d’une méthode de former un conseil de gouvernement, en l’appliquant immédiatement à la constitution française ; j’exposerai ensuite les motifs des principales dispositions, et j’indiquerai dans des notes ceux de quelques autres. Alors, puisque cette forme de gouvernement est plus conforme à la raison, qu’elle ne renferme aucune supposition absurde, qu’elle conserve aux hommes un exercice plus étendu de leurs droits, c’est aux monarchistes à prouver qu’elle expose à plus d’inconvénients que l’existence d’un électeur héréditaire.


Formation d’un conseil de gouvernement.


Article premier.

Le conseil de gouvernement sera composé de sept personnes[2].

Art. ii.

Elles seront choisies par les mêmes électeurs que les membres des législatures.

Art. iii.

Les électeurs ne pourront nommer pour chaque place, que sur une liste d’éligibles, formée comme il sera ci-après expliqué.

  1. L’hérédité et la liste civile, c’est-à-dire, les deux conditions qui rendent la royauté absurde, corruptrice, contraire à l’égalité des droits, incompatible avec une bonne constitution, sont précisément ce qui la rend si chère aux monarchistes. Ils ne feraient aucun cas d’un roi électif qui n’aurait que cent mille livres de rente, eût-il d’ailleurs les vertus de Julien et de Marc-Aurèle. Ce n’est pas la monarchie, le gouvernement d’un seul, qu’ils vrillent c’est la corruption et l’inégalité.
  2. Il serait inutile d’entrer ici dans les détails des fonctions qu’elles doivent exercer en commun ou séparément. On pourrait en borner le nombre à cinq personnes ; je préférerais qu’ils fussent égaux entre eux, et chargés chacun des affaires d’un département.