Sur l’instruction publique/De l’instruction commune pour les enfants

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Didot (Œuvres de Condorcet, Tome 7p. 229-324).


SECOND MÉMOIRE[1].

SUR L’INSTRUCTION COMMUNE POUR LES ENFANTS.


Je vais maintenant tracer le plan d’une instruction commune, telle que je la conçois, et je développerai les principes qui y servent de base, à mesure qu’ils me deviendront nécessaires pour en motiver les diverses dispositions.

PREMIER DEGRÉ D’INSTRUCTION COMMUNE.

Distribution des écoles.

Le premier degré d’instruction commune a pour objet de mettre la généralité des habitants d’un pays en état de connaître leurs droits et leurs devoirs, afin de pouvoir exercer les uns et remplir les autres, sans être obligés de recourir à une raison étrangère. Il faut de plus que ce premier degré suffise pour les rendre capables des fonctions publiques auxquelles il est utile que tous les citoyens puissent être appelés, et qui doivent être exercées dans les dernières divisions territoriales. En effet, le petit nombre de leurs habitants ne permettrait pas d’y choisir ou même d’y trouver des sujets à qui on pût confier ces fonctions sans péril, si l’instruction qu’elles exigent ne s’étendait pas sur tous les citoyens.

Dans la constitution française, les fonctions de juré, d’électeur, de membre de conseils généraux, doivent être rangées dans la première classe, et celles d’officier municipal, de juge de paix, dans la seconde.

Il faut donc établir, dans chaque village, une école publique, dirigée par un maître.

Dans les villes ou dans les villages d’une population nombreuse, on aurait plusieurs maîtres, dont le nombre se réglerait sur celui des élèves de l’un et de l’autre sexe. On ne pourrait passer deux cents enfants pour chaque maître ; ce qui répond à une population d’environ deux mille quatre cents personnes.

Durée du cours d’instruction.

Je propose que cette instruction dure quatre ans. En effet, on peut prendre neuf ans pour le terme moyen où elle commencerait ; elle conduirait les enfants à treize, âge avant lequel n’étant pas encore d’une grande utilité à leurs familles, les plus pauvres peuvent, sans se gêner, leur faire consacrer par jour quelques heures à l’étude. Il n’en résulterait même aucun embarras pour ceux qu’on voudrait mettre en apprentissage ; il ne commence guère sérieusement avant cette époque ; d’ailleurs, on disposerait l’instruction de manière qu’il fût compatible avec l’assiduité aux écoles, et elle ne peut que rendre les apprentis plus intelligents et plus appliqués.

Les deux autres degrés d’instruction durant aussi chacun le même nombre d’années conduiraient naturellement les enfants à l’âge de vingt et un ans, terme marqué en France pour l’inscription civique, et qui, vu l’état actuel des lumières, deviendra bientôt, suivant toute apparence, l’époque commune de la majorité dans tous les pays.

Distribution des élèves.

S’il n’y avait qu’une école dans le même lieu, les élèves seraient partagés en quatre classes, et il suffirait que chacune reçût une leçon par jour.

La moitié de la leçon serait donnée par le maître, et l’autre moitié par un élève des premières classes, chargé de cette fonction.

De très faibles appointements suffiraient pour ce répétiteur, qu’on propose de prendre parmi les élèves de la classe la plus avancée, et non parmi ceux qui ont déjà terminé cette partie de leurs études. En effet, ceux-ci, dont on ne pourrait exiger beaucoup de lumières, formeraient bientôt un second ordre de maîtres qui auraient la prétention de succéder à celui qu’ils suppléent, et ils y parviendraient à force de complaisances et d’intrigues.

Ainsi, deux salles voisines, sans se communiquer, suffiraient à chaque école ; et le maître passant facilement de l’une à l’autre, pourrait, à l’aide de l’élève chargé de le seconder, maintenir l’ordre dans toutes deux, et n’abandonner à son second que des soins qui ne seraient pas au-dessus de sa portée.

Dans les endroits où il y aurait deux maîtres, chacun d’eux pourrait enseigner deux classes, dont il suivrait les élèves depuis la première jusqu’à la quatrième année ; en sorte que l’un d’eux aurait d’abord, par exemple, ceux de la première année et de la seconde, et l’autre ceux de la troisième et de la quatrième. L’année suivante, le premier, conservant ses élèves, aurait ceux de la seconde et de la troisième année, et le second ceux de la quatrième et de la première ; et ainsi de suite. Alors, en faisant deux leçons par jour, une aux écoliers de chaque année, ils n’auraient pas besoin du secours d’un élève.

Il y a de l’avantage à suivre cette distribution : 1o les élèves ne changent point de maître, ce qui est un grand bien pour leur instruction comme pour leur caractère ; 2o il faut que chaque maître soit en état d’enseigner la totalité du cours, ce qui empêche de confier les premiers éléments à des hommes d’une ignorance trop absolue.

II. ÉTUDES DE LA PREMIÈRE ANNÉE.

1o Lecture et écriture.

Dans la première année, on enseignerait à lire et à écrire. En prenant un caractère d’impression qui représenterait une écriture facile, on pourrait enseigner à la fois l’une et l’autre de ces connaissances, ce qui épargnerait aux enfants du temps et de l’ennui. L’action d’imiter les lettres à mesure qu’on leur apprendrait à les connaître, les amuserait, et ils en retiendraient les formes plus aisément. D’ailleurs, dans la méthode actuelle, on est obligé d’apprendre séparément à lire l’impression et l’écriture.

2o Connaissances élémentaires contenues dans le livre de lecture. Explication des mots donnée par le maître.

Au lieu de remplir les livres dans lesquels on apprend à lire de choses absolument inintelligibles pour les enfants, ou même écrites dans une langue étrangère, comme la coutume en a été introduite dans les pays de la communion romaine, par la superstition, toujours féconde en moyens d’abrutir les esprits, on emploierait à cet usage des livres dans lesquels on renfermerait une instruction appropriée aux premiers moments de l’éducation.

Il est impossible de s’entendre en lisant les phrases même les plus simples, si l’on n’est pas en état d’en pouvoir lire couramment les mots isolés ; autrement l’attention est absorbée par celle dont on a besoin pour reconnaître les lettres ou les syllabes. La première partie de ce livre doit donc contenir une suite de mots qui ne forment pas un sens suivi. On choisirait ceux qu’un enfant peut entendre, et dont il est inutile de lui donner une intelligence plus précise. À la suite de ces mots, on placerait un très petit nombre de phrases extrêmement simples, dont il pourrait également comprendre le sens, et qui exprimeraient quelques-uns des jugements qu’il a pu porter, ou quelques-unes des observations qu’il a pu faire sur les objets qui se présentent habituellement à lui ; de manière qu’il y reconnût l’expression de ses propres idées. L’explication de ces mots, donnée à mesure que les enfants apprendraient à les lire et à les écrire, deviendrait pour eux un exercice amusant, une espèce de jeu dans lequel se développerait leur émulation naissante, au sein d’une gaieté qui défendrait au triste orgueil d’approcher de ces âmes encore pures et naïves.

Histoires destinées à réveiller les premiers sentiments moraux.

Une seconde partie renfermerait de courtes histoires morales, propres à fixer leur attention sur les premiers sentiments que, suivant l’ordre de la nature, ils doivent éprouver. On aurait soin d’en écarter toute maxime, toute réflexion, parce qu’il ne s’agit point encore de leur donner des principes de conduite ou de leur enseigner des vérités, mais de les disposer à réfléchir sur leurs sentiments, et de les préparer aux idées morales qui doivent naître un jour de ces réflexions.

Les premiers sentiments auxquels il faut exercer l’âme des enfants, et sur lesquels il est utile de l’arrêter, sont la pitié pour l’homme et pour les animaux, une affection habituelle pour ceux qui nous ont fait du bien, et dont les actions nous en montrent le désir ; affection qui produit la tendresse filiale et l’amitié. Ces sentiments sont de tous les âges ; ils sont fondés sur des motifs simples et voisins de nos sensations immédiates de plaisir ou de peine ; ils existent dans notre âme aussitôt que nous pouvons avoir l’idée distincte d’un individu, et nous n’avons besoin que d’en être avertis pour apprendre à les apercevoir, à les reconnaître, à les distinguer.

La pitié pour les animaux a le même principe que la pitié pour les hommes. L’une et l’autre naissent de cette douleur irréfléchie et presque organique, produite en nous par la vue ou par le souvenir des souffrances d’un autre être sensible. Si on habitue un enfant à voir souffrir des animaux avec indifférence ou même avec plaisir, on affaiblit, on détruit en lui, même à l’égard des hommes, le germe de la sensibilité naturelle, premier principe actif de toute moralité comme de toute vertu, et sans lequel elle n’est plus qu’un calcul d’intérêt, qu’une froide combinaison de la raison. Gardons-nous donc d’étouffer ce sentiment dans sa naissance ; conservons-le comme une plante faible encore, qu’un instant peut flétrir et dessécher pour jamais. N’oublions pas surtout que dans l’homme occupé de travaux grossiers qui émoussent sa sensibilité, et le ramènent aux sentiments personnels, l’habitude de la dureté produit cette disposition à la férocité qui est le plus grand ennemi des vertus et de la liberté du peuple, la seule excuse des tyrans, le seul prétexte spécieux de toutes les lois inégales. Rendons le peuple sensible et doux pour qu’on ne s’effraye plus de voir la puissance résider entre ses mains ; et pour qu’on ne se repente pas de l’avoir rétabli dans tous ses droits, donnons-lui cette humanité qui peut seule lui apprendre à les exercer avec une généreuse modération. L’homme compatissant n’a pas besoin d’être éclairé pour être bon, et la plus simple raison lui suffit pour être vertueux. Dans l’homme insensible, au contraire, une faible bonté suppose de grandes lumières, et il ne peut devenir vertueux sans l’appui d’une philosophie profonde, ou de cet enthousiasme qu’inspirent certains préjugés ; enthousiasme toujours dangereux, parce qu’il érige en vertu tout crime utile aux intérêts des fourbes dont ces préjugés ont fondé la puissance.

Description d’objets physiques.

On placerait à la suite de ces histoires morales, ou bien l’on entremêlerait avec elles de courtes descriptions d’animaux et de végétaux, choisis dans le nombre de ceux que les élèves peuvent observer, et sur lesquels on leur montrerait la justesse des descriptions qu’on leur ferait lire. Ils y trouveraient le plaisir de se rappeler des choses qu’ils ont vues sans les remarquer. Ils sentiraient déjà cette utilité qu’ont les livres, de nous faire retrouver des idées acquises qui nous échapperaient sans leur secours. Ils apprendraient à mieux voir les objets que le hasard leur présente ; enfin, ils commenceraient à prendre l’habitude des notions précises, à savoir les distinguer des idées qui se forment au hasard ; et cette première leçon de logique, reçue longtemps avant qu’ils puissent en comprendre le nom, ne serait pas la moins utile.

Exposition du système de numération.

Ce premier livre serait terminé par l’exposition du système de la numération décimale, c’est-à-dire qu’on y apprendrait à connaître les signes qui désignent les nombres, et la méthode de les représenter tous avec ces dix signes, d’écrire en chiffres un nombre exprimé par des mots, et d’exprimer par des mots un nombre écrit en chiffres.

Nécessité d’un livre pour les maîtres.

Il y aurait en même temps un livre correspondant, composé pour l’instruction du maître. Les livres de cette espèce doivent accompagner ceux qui sont destinés aux enfants, tant que l’enseignement se borne à des connaissances élémentaires. Ils doivent renfermer : 1o des remarques sur la méthode d’enseigner ; 2o les éclaircissements nécessaires pour que les maîtres soient en état de répondre aux difficultés que les enfants peuvent proposer, aux questions qu’ils peuvent faire ; 3o des définitions, ou plutôt des analyses de quelques mots employés dans les livres mis entre les mains des enfants, et dont il est important de leur donner des idées précises. En effet, ces définitions, ces développements allongeraient les livres des enfants, en rendraient la lecture difficile et ennuyeuse. Si d’ailleurs on les insérait dans ces livres, on serait obligé de supprimer toute réflexion sur les motifs qui ont fait préférer une définition à une autre, et chercher tantôt à exciter, tantôt à éteindre la curiosité. L’ouvrage qui, destiné aux maîtres, accompagnerait le premier livre de lecture, devrait surtout contenir une explication des mots isolés qui font partie de ce livre. Il ne peut y avoir de bonne méthode d’enseigner des éléments sans un livre mis à la portée des enfants, et auquel ils puissent toujours recourir ; mais il ne peut y en avoir non plus sans un autre livre qui apprenne aux maîtres les moyens de suppléer à ce que le premier ne peut contenir. Ces livres ne sont pas moins nécessaires aux parents pour suivre l’éducation de leurs enfants, dans le temps où il faut qu’ils travaillent hors des yeux du maître, et où il est nécessaire de combiner l’instruction d’après leurs dispositions particulières.

Ces mêmes livres, enfin, auraient une double utilité relativement aux maîtres : ils suppléeraient à l’esprit philosophique qui peut manquer à quelques-uns ; ils mettraient plus d’égalité entre l’enseignement d’une école et celui d’une autre. Enfin, un maître qui ne se bornerait pas à la simple explication d’un ouvrage, et qui paraîtrait aux enfants savoir quelque chose au-delà du livre qu’ils étudient, leur inspirerait plus de confiance ; or, cette confiance est nécessaire au succès de toute éducation, et les enfants ont besoin d’estimer la science d’un maître pour profiter de ses leçons.

Comment on doit entendre le précepte de n’employer avec les enfants que des mots qu’ils puissent comprendre.

On sent que les livres destinés à donner aux enfants la première habitude de lire, ne doivent renfermer que des phrases d’une construction simple et facile à saisir. L’habitude de ces formes de phrases leur en fera découvrir la syntaxe par une sorte de routine ; il faut aussi qu’ils puissent en entendre tous les mots au moins à l’aide d’une simple explication ; mais cette dernière condition exige ici quelques développements.

Il n’y a peut-être pas un seul mot de la langue qu’un enfant comprenne, si on veut entendre par là qu’il y attachera le même sens qu’un homme dont l’expérience a étendu les idées et leur a donné de la précision et de la justesse. Sans entrer ici dans une discussion métaphysique sur la différence qui peut exister entre les idées que différents hommes attachent à un mot, même quand, paraissant convenir entre eux du sens qu’il présente, ils adoptent également les propositions où ce mot est employé, je me bornerai à observer que les mots expriment évidemment des idées différentes suivant les divers degrés de science que les hommes ont acquis. Par exemple, le mot or ne réveille pas la même idée pour un homme ignorant et pour un homme instruit, pour celui-ci et pour un physicien, ou même pour un physicien et pour un chimiste : il renferme pour ce dernier un beaucoup plus grand nombre d’idées, et peut-être d’autres idées. Le mot bélier, le mot avoine, ne réveillent pas les mêmes idées dans la tête d’un homme de la campagne et dans celle d’un naturaliste : non seulement le nombre de ces idées est plus grand pour ce dernier, mais les caractères par lesquels chacun d’eux distingue le bélier d’un autre animal, l’avoine d’une autre plante, et qu’on peut appeler la définition du mot ou de l’objet, ne sont pas les mêmes. Il ne peut y avoir d’exception que pour les mots qui expriment des idées abstraites très simples, et dans un autre sens pour ceux qui sont susceptibles de véritables définitions, tels que les mots des sciences mathématiques. Par exemple, si on appelle cercle la courbe dont tous les points sont également éloignés d’un point déterminé qu’on nomme centre, cette définition est la même pour l’enfant qui ne connaît que cette propriété du cercle, et pour le géomètre à qui toutes celles qui ont été découvertes peuvent être présentes. Toutes, en effet, dépendent de cette propriété première. Cependant, on ne peut pas dire, dans un sens rigoureux, que l’idée réveillée par le mot de cercle soit essentiellement la même ; car l’esprit de celui qui le prononce peut s’arrêter sur sa simple définition, ou envisager en même temps d’autres propriétés ; il peut même s’attacher exclusivement à une de celles-ci. De plus, comme il serait possible de donner une autre définition du cercle, c’est-à-dire, de le désigner par une autre propriété de laquelle toutes les autres dériveraient également, on ne pourrait pas dire que deux hommes qui auraient reçu ces définitions différentes, eussent la même idée en prononçant le mot de cercle. Ils s’entendraient cependant comme ceux qui, prononçant les mots d’or, de bélier, d’avoine et d’autres substances physiques, s’entendraient aussi, quoique leurs idées différassent entre elles. Quelle en est donc la raison ? C’est que les propositions formées de ces idées différentes et exprimées par les mêmes mots sont également vraies. Par exemple, une même proposition sur le cercle est vraie pour celui qui le définit la courbe dont tous les points sont également éloignés du centre, et pour celui qui l’aurait défini une courbe telle que les produits de deux lignes terminées par elle, et qui se coupent dans son intérieur, soient toujours égaux entre eux : et la même chose aura lieu pour toutes les propositions vraies qu’on peut former sur le cercle. Celui qui désigne par le mot or une substance malléable, ductile, de couleur jaune et très pesante, s’entendra avec un chimiste dans tout ce qu’ils diront de l’or, quoique ce chimiste ait ajouté à cette idée d’autres propriétés, pourvu que les propositions dans lesquelles ils emploient le mot or soient également vraies pour ces deux idées différentes : mais ils cesseraient de s’entendre dans toutes les propositions qui seraient vraies pour une substance ayant toutes les propriétés que le premier connaît dans ce qu’il appelle or, et qui ne le seraient pas pour une substance ayant toutes celles que le chimiste reconnaît dans l’or. Telle est la différence entre les mots qui expriment des idées mathématiques et ceux qui désignent des objets réels. Si maintenant on applique les mêmes observations aux mots du langage ordinaire, à ceux qui expriment des idées morales, et dont le sens n’est déterminé, ni par une analyse rigoureuse, ni par les qualités naturelles d’un objet réel, on verra comment, avec des idées différentes, on peut s’entendre encore, mais pourquoi il est plus facile de cesser de le pouvoir. Ces principes exposés, on aperçoit d’abord combien il serait chimérique d’exiger que les enfants ne trouvassent dans leurs livres que des mots dont ils eussent des idées bien exactement identiques avec celles d’un philosophe habitué à les analyser. Par exemple, comme la plupart même des hommes faits, ils n’auront qu’une idée très vague et très peu précise des mots grammaticaux, et même des relations grammaticales que ces mots expriment. Mais il n’y a aucun inconvénient à ce qu’un enfant lise j’ai fait et je fis, sans savoir que le présent du verbe avoir mis avant le participe du verbe faire exprime un prétérit de ce verbe, pendant qu’un autre se forme par un changement particulier dans la terminaison du verbe même. Il en résultera seulement que pour lui la langue française n’aura aucun avantage sur celle où il n’existerait aucun moyen de distinguer, ni ces deux prétérits, ni la nuance d’idée qui en caractérise la différence. On trouvera de même que si on fait connaître à un enfant, par une description, l’animal, la plante, la substance désignée par un nom, si on la lui montre, si on lui en fait observer quelques-unes des propriétés, il est inutile que la description de cet objet s’étende à toutes les propriétés qui le distinguent des autres objets connus. Pour que l’enfant emploie ce mot avec justesse, il suffit qu’il ait retenu quelques-unes des propriétés qui distinguent cet objet de tous ceux qu’il connaît lui-même. Ce serait détruire absolument l’intelligence humaine que de vouloir l’assujettir à ne marcher que d’idées précises en idées précises, à n’apprendre des mots qu’après avoir rigoureusement analysé les idées qu’ils expriment ; elle doit commencer par des idées vagues et incomplètes, pour acquérir ensuite, par l’expérience et par l’analyse, des idées toujours de plus en plus précises et complètes, sans pouvoir jamais atteindre les limites de cette précision et de cette connaissance entière des objets.

Ainsi, par des mots que les enfants puissent comprendre, on doit entendre ceux qui expriment pour eux une idée à leur portée ; de manière que cette idée, sans être la même que celle qu’aurait un homme fait, ne renferme rien de contradictoire à celle-ci. Les enfants seraient à peu près comme ceux qui n’entendent de deux mots synonymes que ce qu’ils ont de commun et à qui leur différence échappe. Avec cette précaution, les élèves acquerront une véritable instruction, et on ne leur donnera pas d’idées fausses, mais seulement des idées incomplètes et indéterminées, parce qu’ils ne peuvent en avoir d’autres. Autrement, il serait impossible de se servir avec eux de la langue des hommes ; et comme on forme un langage particulier au premier âge, et proportionné à la faiblesse de l’organe de la parole, il faudrait instituer une langue à part proportionnée à leur intelligence. On peut donc employer, dans les livres destinés aux enfants, des mots qui expriment des nuances, des degrés de sentiment qu’ils ne peuvent connaître, pourvu qu’ils aient une idée de ce sentiment en lui-même ; et dès que l’idée principale exprimée par un mot est à leur portée, il est inutile qu’il réveille en eux toutes les idées accessoires que le langage ordinaire y attache. Les langues ne sont pas l’ouvrage des philosophes ; on n’a pas eu soin d’y exprimer, par un mot distinct, l’idée commune et simple, dont un grand nombre d’autres mots expriment les modifications diverses ; jamais même on ne peut espérer qu’elles atteignent à cette perfection, puisque les mots ne se formant qu’après les idées et par la nécessité de les exprimer, les progrès de l’esprit précèdent nécessairement ceux du langage. Il y a plus : si l’on doit donner aux enfants une analyse exacte, quoique incomplète encore, du sens des mots qui désignent ou les objets physiques qu’on veut leur faire connaître, ou les idées morales sur lesquelles on veut fixer leur attention, et de ceux qui doivent servir pour ces développements, il est impossible d’analyser avec le même scrupule les mots d’un usage vulgaire qu’on est obligé d’employer pour s’entendre avec eux.

Il y aura donc pour eux, comme pour nous, deux manières de comprendre les mots : l’une plus vague pour les mots communs, l’autre plus précise pour ceux qui doivent être l’expression d’idées plus réfléchies. À mesure que l’esprit humain se perfectionne, on emploiera moins de mots de la première manière, mais jamais ils ne disparaîtront entièrement du langage ; et, semblablement, il faut, dans l’éducation, chercher à en diminuer le nombre, mais n’avoir pas la prétention de pouvoir s’en passer.

On ne doit pas craindre d’employer les mots techniques.

J’observerai de plus que l’on doit préférer d’employer, dans les livres des enfants, ceux des mots techniques qui, soit pour les objets physiques, soit pour les autres, sont adoptés généralement. Cette langue scientifique est toujours mieux faite que la langue vulgaire. Les changements s’y font plus sensiblement et par une convention moins tacite. Ces mots expriment en général des idées plus précises, désignent des objets plus réellement distincts, et répondent à des idées mieux faites et d’une analyse plus facile, puisque souvent ces noms sont même postérieurs à cette analyse. Si le goût les bannit des ouvrages purement littéraires, c’est parce que l’affectation de science blesserait ou la délicatesse ou l’orgueil des lecteurs ; c’est qu’ils y répandraient plus d’obscurité qu’ils n’y mettraient de précision.

Instruction de la seconde année.

Dans une seconde année, le livre de lecture renfermerait des histoires morales ; mais les sentiments naturels sur lesquels on chercherait à fixer l’attention seraient déjà plus réfléchis. Ainsi, aux premiers mouvements de la pitié, on substituerait ceux de la bienfaisance et les douceurs qui accompagnent les soins de l’humanité ; au sentiment de la reconnaissance le plaisir d’en donner des marques, le zèle attentif de l’amitié à ses douces émotions. À cette époque, les histoires auraient aussi pour objet de faire naître les idées morales, de manière que les enfants, avertis de faire attention à leurs sentiments, à leurs propres aperçus, pussent former eux-mêmes ces idées. Le livre destiné au maître lui indiquerait les moyens de les développer ; elles seraient ensuite fixées dans l’esprit des élèves par de courtes analyses faites par le maître, et c’est alors que le nom leur en serait révélé.

Réflexions sur la langue des sciences morales.

On doit attribuer en grande partie l’imperfection des sciences morales à l’espèce de nécessité où l’on se trouve d’y employer des mots qui ont, dans le langage vulgaire, un sens différent de leur sens philosophique. Il est possible de séparer ces deux sens l’un de l’autre d’une manière assez absolue pour que ce qui reste de vague dans le premier ne nuise pas à la précision des idées, même quand le mot doit être employé dans le second. D’ailleurs, la plupart de ces mots étaient connus de ceux qui les prononcent, et ils s’en servaient, dans le sens vulgaire, longtemps avant l’époque où ils ont pu apprendre à les employer dans un autre ; et dans les ouvrages scientifiques, au lieu de chercher à perfectionner en quelque sorte ce sens vulgaire à l’aide d’une analyse rigoureuse, et de lui donner, par ce moyen, la précision qu’exige le langage philosophique, on a presque toujours employé la méthode des définitions abstraites. Dans l’instruction, on doit suivre une marche contraire, et faire en sorte que ces mots, même lorsqu’ils sont employés dans l’usage commun, aient pour les élèves la rigueur et la précision du sens philosophique. Il faut que l’homme et le philosophe ne soient pas en quelque sorte deux êtres séparés, ayant une langue, des idées, et même des opinions différentes. Sans cela, comment la philosophie, qui n’est que la raison rendue méthodique et précise, deviendrait-elle jamais usuelle et vulgaire ? Ainsi, dans toute l’étude des sciences morales, on aura soin de substituer l’analyse aux définitions, et de ne nommer une idée qu’après l’avoir fixée dans l’esprit des élèves en les obligeant à l’acquérir, à l’analyser, à la circonscrire eux-mêmes. C’est alors que la justesse, qui dépend uniquement de la précision dans les idées, pourra devenir vraiment générale, et ne restera plus le partage exclusif des hommes qui ont cultivé leur esprit ; c’est alors que la raison, devenue populaire, sera vraiment le patrimoine commun des nations entières ; c’est alors que cette justesse s’étendant sur les idées morales, on verra disparaître cette contradiction, honteuse pour l’esprit humain, d’une sagacité qui pénètre les secrets de la nature ou va chercher les vérités cachées dans les cieux, et d’une ignorance grossière de nous-mêmes et de nos plus chers intérêts.

Suite des objets qui doivent faire partie de l’instruction.

On répéterait les descriptions des objets physiques qu’on aurait déjà fait connaître la première année, en y ajoutant des détails sur d’autres qualités moins frappantes de ces mêmes objets, sur leur histoire, sur leurs usages les plus généraux ou les plus utiles. On en décrirait de nouveaux, en choisissant toujours ceux qu’il est possible de mettre sous les yeux des élèves ; et toutes ces descriptions seraient combinées de manière à former une partie de l’histoire naturelle du pays qu’ils habitent.

Les règles de l’arithmétique y seraient enseignées en se bornant aux quatre règles simples, qui d’ailleurs suffiront pour tous les calculs, si l’on a la sagesse d’employer exclusivement l’échelle numérale dans toutes les espèces de divisions.

La méthode d’enseigner les sciences doit changer d’après le but que l’on se propose en les enseignant.

Nous observerons ici que la méthode d’enseigner une science doit varier suivant l’objet qu’on se propose. En effet, si l’on a pour but d’embrasser la science entière, ou du moins de mettre en état de l’approfondir soi-même, alors il devient inutile de s’arrêter dès les premiers pas pour exercer longtemps les élèves sur les opérations qu’on leur enseigne. En effet, l’habitude des idées qui s’y rapportent, la promptitude dans l’exécution de ces mêmes opérations, l’impossibilité d’en oublier les principes pour n’en conserver que la routine, la facilité de les appliquer à des questions nouvelles, sont la suite naturelle et nécessaire du long temps employé à cultiver cette science. Alors, pourvu qu’on ne prenne pas une course trop rapide, pourvu que l’on n’excède pas la force de tête ou les bornes de la mémoire, il faut, au contraire, hâter la marche de l’instruction, aller en avant, craindre de refroidir l’ardeur naissante des élèves, en les traînant trop lentement sur les mêmes vérités, en appesantissant leur réflexion sur des idées qui n’ont plus le charme de la nouveauté. Mais si l’on enseigne une science dans la vue de l’utilité que l’on peut en retirer dans quelques circonstances de la vie, on ne saurait trop chercher, au contraire, à familiariser l’esprit des élèves avec les idées qui y sont relatives, avec les opérations qu’ils peuvent avoir besoin d’exécuter. Sans cela, ils oublieraient bientôt et les principes et la pratique elle-même. Si enfin on enseigne une science comme étant la base d’une profession, il est inutile d’arrêter les élèves sur la partie pratique de cette science, parce que l’exercice de la profession à laquelle on les destine conservera, augmentera même l’habitude nécessaire à cette pratique ; mais si on ne veut pas qu’elle devienne une routine, il faudra dans l’éducation insister beaucoup sur les principes de théorie, que, sans cela, ils seraient exposé à oublier bientôt. Quiconque a observé les hommes dans la société, et les a comparés avec leur éducation, a dû être frappé d’en voir quelques-uns ne conserver presque aucune idée, ou n’avoir qu’un souvenir vague, et à peine quelques connaissances élémentaires des sciences qui avaient occupé une grande partie de leur jeunesse, et dont l’étude, portée même assez loin, leur avait mérité les succès brillants qu’on peut avoir à cet âge ; tandis que d’autres, livrés à des professions essentiellement fondées sur certaines sciences, en ont oublié les principes, sont devenus incapables d’en suivre les progrès, quoiqu’ils aient retenu les conséquences pratiques de ces principes, et que ces progrès fussent utiles, peut-être même nécessaires au succès de leur profession. Cependant, ces mêmes sciences avaient été la base de leur instruction, avaient consumé dans une étude pénible une grande portion de leur existence.

Or, ici l’objet de l’éducation est de donner aux élèves les connaissances dont ils pourront avoir besoin dans la vie commune.

Il est donc nécessaire, en apprenant l’arithmétique aux enfants, d’insister beaucoup sur les raisons de toutes les opérations qu’elle exige, et de leur faire multiplier ces opérations, afin de les rendre habituelles ; surtout comme il est important que cette facilité ne se sépare jamais de l’intelligence des principes, il faut leur en faire acquérir l’habitude en les exerçant sur des nombres assez petits, parce que, sans cela, leur attention ne pourrait suffire pour suivre l’opération, et pour observer en même temps les principes dont elle n’est que l’application. On terminerait enfin l’instruction de cette seconde année par l’exposition des premières notions de la géométrie.

Instruction de la troisième année.

Dans la troisième année, nous trouvons les enfants ayant déjà des idées morales qu’ils se sont eux-mêmes formées en quelque sorte. Les histoires qui leur seront alors destinées, et où l’on peut faire entrer les mots auxquels l’analyse a déjà attaché des idées justes, doivent avoir pour but de donner à ces idées plus d’étendue et de précision, et d’en augmenter le nombre ; enfin de conduire les élèves à comprendre les préceptes de la morale, ou plutôt à les inventer eux-mêmes. On ne peut, dans aucun genre, enseigner ou prouver une vérité, si celui à qui on veut l’apprendre ou la démontrer n’est pas d’avance amené au point où il ne lui faudrait qu’un peu d’attention et de force de tête pour la trouver lui-même. L’enseignement ne consiste qu’à présenter le fil qui a conduit les inventeurs, à montrer la route qu’ils ont parcourue, et l’élève fait nécessairement ou les raisonnements qu’ils ont faits, ou ceux qu’ils auraient pu faire avec un égal succès. Ainsi, les premiers préceptes de la morale, renfermés dans les histoires qu’on fera lire aux enfants, mais sans y être exprimés, leur seraient ensuite développés par le maître, qui les y conduirait insensiblement, comme à un résultat qu’eux-mêmes ont découvert, et qu’il n’a fait que rédiger ou perfectionner. Cette méthode, qui ne serait peut-être dans les sciences mathématiques qu’une exagération du principe de se conformer dans l’enseignement à la marche naturelle de l’esprit, et qui n’y servirait qu’à retarder les progrès des élèves est nécessaire dans l’enseignement de la morale, parce que les idées ne s’y forment ni par la vue d’objets sensibles, ni par des combinaisons précises d’idées abstraites, mais (du moins pour ces notions premières) par la réflexion de chaque individu sur son sentiment intérieur.

On continuera de donner des connaissances d’histoire naturelle, dirigées vers le même but, et on tâchera d’en épuiser la partie purement descriptive. On exercera les élèves dans l’arithmétique, non plus seulement en leur faisant appliquer les règles à des exemples donnés, mais en leur proposant de petites questions qu’ils puissent résoudre eux-mêmes, et qui soient susceptibles de se réduire, d’abord à l’application d’une seule des règles, puis à celle de plusieurs à la fois.

Des notions de géométrie, on s’élèvera aux éléments de l’arpentage, qu’on développera suffisamment pour mettre en état d’arpenter un terrain, non par la méthode la plus commode et avec les simplifications usitées dans la pratique, mais par une méthode générale dont on puisse difficilement oublier les principes ; en sorte que le défaut d’usage n’empêche pas de pouvoir l’employer lorsqu’on en aura besoin. Les enfants seraient exercés à pratiquer sur le terrain ; ils le seraient également à faire les figures, soit avec la règle et le compas, soit à la main. Cette habitude leur donnerait un usage de l’art du dessin suffisant pour la généralité des individus, qui n’ont besoin que de savoir faire des plans, et rendre les objets avec une exactitude grossière.

Instruction de la quatrième année.

La quatrième année doit être consacrée d’abord à l’explication des principes moraux, qu’il est temps de leur présenter directement, et d’un petit code de morale suffisant pour toute la conduite de la vie, si on en excepte les développements qui se rapportent à certaines relations, dont les enfants ne peuvent avoir qu’une idée vague, comme celle du mari à la femme, du père aux enfants, du fonctionnaire public aux particuliers. On sent bien que je ne mets pas au nombre de ces développements, réservés à un autre âge, la connaissance des droits primitifs de l’homme, et des devoirs simples et généraux que l’ordre social impose à tous les citoyens. Les premier principes de ces droits et de ces devoirs sont plus qu’on ne croit à la portée de tous les âges. On doit soigneusement séparer cette morale de tout rapport avec les opinions religieuses d’une secte particulière ; car autrement il faudrait donner à ces opinions une préférence contraire à la liberté. Les parents seuls peuvent avoir le droit de faire enseigner ces opinions, ou plutôt la société n’a pas celui de les en empêcher. En exerçant ce pouvoir, peut-être manquent-ils aux règles d’une morale sévère, peut-être leur bonne foi dans leur croyance n’excuse-t-elle pas la témérité de la donner à un autre, avant qu’il soit en état de la juger ; mais ce n’est pas là une de ces violations directes du droit naturel, commun à tout être sensible, contre lesquelles les lois de la société doivent protéger l’enfance, en la défendant de l’autorité paternelle.

Il ne faut pas même lier l’instruction de la morale aux idées générales de religion. Quel homme éclairé oserait dire aujourd’hui, ou que les principes qui règlent nos devoirs n’ont pas une vérité indépendante de ces idées, ou que l’homme ne trouve pas dans son cœur des motifs de les remplir, et soutenir en même temps qu’il existe une seule opinion religieuse contre laquelle un esprit juste ne puisse trouver des objections insolubles pour lui ? Pourquoi appuyer sur des croyances incertaines des devoirs qui reposent sur des vérités éternelles et incontestées ? Et qu’on ne dise pas qu’une telle opinion est irréligieuse ! jamais, au contraire, la religion ne deviendrait plus respectable qu’au moment où elle se bornerait à dire : Vous connaissez ces devoirs que vous impose la raison, auxquels la nature vous appelle, que vous conseille l’intérêt de votre bonheur, que votre cœur même chérit dans le silence de ses passions : eh bien, je viens vous proposer de nouveaux motifs de les remplir ; je viens ajouter un bonheur plus pur au bonheur qu’ils vous promettent, un dédommagement aux sacrifices qu’ils exigent quelquefois ; je ne vous donne pas un joug nouveau ; je veux rendre plus léger celui que la nature vous imposait ; je ne commande point, j’encourage et je console.

Les élèves qui doivent être bornés au premier degré d’instruction, et qui, dès l’âge où elle finit, se dévouent à des occupations domestiques, ne peuvent ni donner assez de temps à l’étude, ni la prolonger assez pour qu’on puisse présumer de comprendre, dans leur institution, la connaissance détaillée de leurs droits naturels et politiques, celle des devoirs publics, celle de la constitution établie et des lois positives. On doit se borner, pour eux, à l’exposition d’une déclaration des droits la plus simple, la plus à la portée des élèves qu’il est possible de la faire : on en déduirait celle de leurs devoirs, qui consistent à respecter dans autrui les mêmes droits qu’ils sentent leur appartenir à eux-mêmes. On y joindrait les notions les plus simples de l’organisation des sociétés et de la nature des pouvoirs, qui sont nécessaires à leur conservation. Mais le reste de l’instruction politique doit se confondre, pour eux, avec celle qui est destinée aux hommes ; ce qu’il est d’autant plus simple d’établir, qu’il serait encore utile de leur rappeler ces connaissances, de les y fortifier par des lectures et des explications habituelles, quand même elles auraient fait partie de leur instruction première. Dans cette dernière année, on donnerait un précis de l’histoire naturelle du pays, précis dont une grande partie aurait déjà été développée dans les années précédentes ; on y joindrait l’application de ces connaissances à l’agriculture et aux arts les plus communs. On perfectionnerait les élèves dans l’arpentage, on y ajouterait le toisé ; et cette étude offrirait assez d’occasions de les fortifier dans l’habitude de l’arithmétique ; enfin, le cours serait terminé par des notions de mécanique, par l’explication des effets des machines les plus simples, par une exposition élémentaire de quelques principes de physique, par un tableau très abrégé du système général du monde.

L’instruction doit avoir aussi pour objet de prémunir contre l’erreur.

Cette dernière partie aurait moins pour objet de donner de véritables lumières que de préserver de l’erreur. Un des avantages les plus grands de l’instruction est, en effet, de garantir les hommes des fausses opinions où leur propre imagination et l’enthousiasme, pour les charlatans peuvent les plonger. Parmi ces grands préjugés, qui ont séduit des nations, et quelquefois l’humanité presque entière, à peine en pourrait-on citer un seul qui n’ait été appuyé sur quelques erreurs grossières en physique. C’est souvent même en profitant avec adresse de ces erreurs grossières que quelques hommes sont parvenus à faire adopter leurs absurdes systèmes. Les écarts d’une imagination ardente ne conduisent guère soit à des projets dangereux, soit à de vaines espérances, que les hommes en qui elle se trouve réunie avec l’ignorance. Cette imagination passive, qui réalise des illusions étrangères, si différente de l’imagination active qui combine et qui invente, a pour cause première le vide d’idées justes et l’abondance trop grande d’idées vagues et confuses.

Réflexions sur la méthode d’enseigner.

On n’exercera pas les enfants à apprendre beaucoup de mémoire, mais on leur fera rendre compte de l’histoire, de la description qu’ils viennent de lire, du sens d’un mot qu’ils viennent d’écrire, et par là ils apprendront à retenir les idées, ce qui vaut mieux que de répéter les mots. Ils apprendront en même temps à distinguer celles des expressions qui ne peuvent être changées sans dénaturer le sens, et qu’il faut conserver rigoureusement dans la mémoire. Enfin, on y trouvera, de plus, cet avantage, que les élèves dont la mémoire est ingrate ne se fatigueront pas inutilement, tandis que ceux qui possèdent cette faculté à un plus haut degré, mais qui ont une intelligence plus faible, apprendront à retenir avec exactitude, supplément utile à ce que la nature leur a refusé d’esprit.

En examinant ce tableau d’une première instruction, nous espérons qu’on y verra le triple avantage de renfermer les connaissances les plus nécessaires, de former l’intelligence en donnant des idées justes, en exerçant la mémoire et le raisonnement ; enfin, de mettre en état de suivre une instruction plus étendue et plus complète. En remplissant le premier but de l’éducation, qui doit être de développer, de fortifier, de perfectionner les facultés naturelles, on aura choisi, pour les exercer, des objets qui deviendront, dans le reste de la vie, d’une utilité journalière. En formant le plan de ces études, comme si elles devaient être les seules, et pour qu’elles suffisent à la généralité des citoyens, on les a cependant combinées de manière qu’elles puissent servir de base à des études plus prolongées, et que rien du temps employé à les suivre ne soit perdu pour le reste de l’instruction.

En unissant, comme on l’a proposé, la lecture à l’écriture, en présentant les premières idées morales dans des histoires qui peuvent n’être pas sans intérêt, en mêlant à l’étude de la géométrie l’amusement de faire tantôt des figures, tantôt des opérations sur le terrain, en ne parlant, dans les éléments d’histoire naturelle, que d’objets qu’on peut observer, et dont l’examen est un plaisir, on rendra l’instruction facile ; elle perdra ce qu’elle peut avoir de rebutant, et la curiosité naturelle à l’enfance sera un aiguillon suffisant pour déterminer à l’étude. On sent combien il serait absurde de s’imposer la loi de faire entendre aux enfants à quoi chaque connaissance qu’on leur donne peut être bonne ; car s’il est quelquefois rebutant d’apprendre ce dont on ne peut connaître l’utilité, il est le plus souvent impossible de connaître, autrement que sur parole, l’utilité de ce qu’on ne sait pas encore. Mais la curiosité n’est pas un de ces sentiments factices qu’il faille éloigner de l’âme neuve et faible encore des enfants. Elle est, bien plus que la gloire, le motif de grands efforts et des grandes découvertes. Ainsi, bien loin de s’étudier à l’éteindre, comme l’a quelquefois conseillé, non seulement cette morale superstitieuse, enseignée par des fourbes jaloux d’éterniser la sottise humaine, mais même cette fausse philosophie qui plaçait le bonheur dans l’apathie, et la vertu dans les privations, il faut, au contraire, chercher avec d’autant plus de soin à exciter ce sentiment dans les élèves, destinés, pour la plupart, à ne point aller au-delà de ces premières études, que les hommes qui ont peu de connaissances, dont les besoins sont bornés, dont l’horizon étroit n’offre qu’un cercle uniforme, tomberaient dans une stupide léthargie, s’ils étaient privés de ce ressort. La nature, d’ailleurs, a attaché du plaisir à l’instruction, pourvu qu’elle soit bien dirigée. En effet, elle n’est alors que le développement de nos facultés intellectuelles, et ce développement augmentant notre pouvoir, et par conséquent nos moyens de bonheur, il en résulte un plaisir réfléchi, auquel s’unit encore celui d’être débarrassé de cette inquiétude pénible, qui accompagne la conscience de notre ignorance, et que produit la crainte vague d’être moins en état de se défendre des maux qui nous menacent.

Mais c’est dans la maison paternelle que les enfants doivent recevoir le plus d’encouragement à l’étude ; ils seront ce que leurs parents voudront qu’ils soient. Le désir d’être approuvés par eux, d’en être aimés, est la première de leurs passions ; et ce serait outrager la nature, que d’aller chercher d’autres encouragements au travail, d’autre charme contre les dégoûts passagers qu’il inspire à ceux pour qui une heureuse facilité n’en a pas fait un plaisir.

Second degré d’instruction.

On ne peut former d’établissements pour le second degré d’instruction, que dans les chefs-lieux d’une certaine division du territoire, de chaque district par exemple.

Division de l’enseignement en deux parties.

L’enseignement doit y être nécessairement séparé en deux parties. Dans la première, un cours suivi d’instruction générale continuera celle qui a déjà été reçue : il durera l’espace de quatre ans ; ce qui oblige a établir deux ou quatre maîtres, afin que l’enseignement de l’un d’eux puisse répondre, chaque année, à l’une des quatre divisions de ce cours, et que chacun en fasse parcourir, successivement, la totalité à la même classe d’élèves. La seconde partie sera destinée à enseigner, avec plus de détail et d’étendue, les sciences particulières dont l’utilité est la plus étendue ; et alors, soit que les cours particuliers de ces sciences durent un an, soit qu’ils en durent deux, on les distribuera de manière que chaque élève puisse, ou les suivre tous dans l’espace des quatre années, ou n’en suivre qu’un seul et le répéter plusieurs fois.

Utilité de cette division pour faciliter les moyens de proportionner l’instruction aux facultés des élèves.

Ainsi, tous les élèves recevront d’abord une instruction commune suffisante pour chacun, et à la portée de ceux qui n’ont que l’intelligence la plus ordinaire ; tandis que les jeunes gens dont les dispositions sont plus heureuses trouveront dans les cours particuliers une instruction proportionnée à leurs facultés et appropriée à leurs goûts. En effet, ces dispositions presque exclusives pour une science, cette inaptitude pour quelques autres, n’empêchent pas d’en apprendre les premiers éléments jusqu’au point où on peut les regarder comme des connaissances nécessaires, et il arrivera souvent, d’un autre côté, que des enfants dont l’esprit annonçait une lenteur voisine de la stupidité, réveillés par l’étude dont les objets ont avec leur âme une sorte de sympathie, développeront des facultés qui, sans cette facilité de choisir, seraient toujours restées dans l’engourdissement. Si l’on doit diriger l’instruction vers les connaissances qu’il est utile d’acquérir, il n’est pas moins important de choisir, pour exercer les facultés de chaque individu, les objets vers lesquels il est porté par un instinct naturel ; et une institution qui ne réunirait pas ces deux avantages serait imparfaite.

Objets de l’instruction commune.

Les objets de l’instruction commune doivent être ici d’abord un cours très élémentaire de mathématiques, d’histoire naturelle et de physique, absolument dirigé vers les parties de ces sciences qui peuvent être utiles dans la vie commune. On y joindra les principes des sciences politiques : on y développera ceux de la constitution nationale ; on y expliquera les principales dispositions des lois d’après lesquelles le pays est gouverné ; on y donnera les notions fondamentales de la grammaire et de la métaphysique, les premiers principes de la logique, quelques instructions sur l’art de rendre ses idées, et des éléments d’histoire et de géographie. On reviendra sur le code de morale pour en approfondir davantage les principes et pour le compléter, en ayant soin d’insister sur ceux des devoirs dont la connaissance détaillée était au-dessus des facultés du premier âge, et aurait été inutile à leur développement. On suivra dans cette instruction une marche semblable à celle que nous avons développée ; mais on aura soin d’en combiner les diverses parties de manière qu’un homme qui joindrait à cette instruction de la probité, de l’application et les connaissances que donne l’expérience, fût en état d’exercer dignement toutes les fonctions auxquelles il voudrait se préparer. L’instruction, quelle qu’elle soit, ne mettra jamais un homme à portée de remplir au moment même l’emploi public qu’on voudra lui confier ; mais elle doit lui donner d’avance les connaissances générales sans lesquelles on est incapable de toutes les places, et la facilité d’acquérir celles qu’exige chaque genre d’emploi.

Enseignement des diverses parties des sciences.

Quant aux parties des sciences qui doivent être enseignées séparément, on pourrait se contenter ici de quatre maîtres, en adoptant la distribution suivante : les sciences morales et politiques, les sciences physiques fondées sur l’observation et l’expérience, les mathématiques et les parties des sciences physiques fondées sur le calcul ; enfin l’histoire et la géographie politique, qu’on pourrait confier à un maître qui en même temps enseignerait la grammaire et l’art d’exprimer ses idées. Je n’entrerai point ici dans le détail de ce que renfermeront ces diverses parties de l’instruction. Nous avons déjà observé qu’elles doivent avoir pour objet les connaissances qu’il est bon d’acquérir, soit pour son propre bonheur, soit pour remplir dignement toutes les fonctions de la société ; et d’après ces vues, il sera facile de tracer le plan de chacune.

Principes sur le choix des théories qui doivent être enseignées.

C’est aux théories dont l’application est la plus commune qu’il faut donner la préférence. Ainsi, par exemple, dans l’enseignement des mathématiques, il faut mettre les élèves en état d’entendre et de suivre les calculs d’arithmétique politique et commerciale, et les éléments des théories sur lesquelles ces calculs sont appuyés. Il faudrait également s’attacher aux connaissances nécessaires pour n’être pas trompé par ceux qui offrent des machines, des projets de manufactures, des plans de canaux, et pour administrer les travaux publics sans être condamné à une confiance aveugle dans les gens de l’art. Une sorte de charlatanerie accompagne presque toujours ceux qui se livrent uniquement à la pratique : ils ont besoin d’artifice, soit pour cacher aux yeux des hommes éclairés que leur mérite se borne presque à la patience, à la facilité qui naît de l’habitude, aux connaissances de détail qu’elle seule peut donner ; soit pour placer la gloire de leurs petites inventions à côté de celle qui récompense les véritables découvertes, et dissimuler leur infériorité sous le masque d’une utilité qu’ils exagèrent. Les administrateurs ignorants deviennent aisément la dupe de cet artifice. La science d’un habile constructeur de ponts et celle de d’Alembert sont placées trop au-dessus d’eux pour qu’ils puissent en apprécier la différence, et celui qui exécute ce que les bornes étroites de leurs connaissances ne leur permettent pas d’entendre est pour eux un grand homme. L’ignorance ne repose jamais avec plus de sécurité que dans le sein de la charlatanerie, et les bévues de ceux qui ont l’autorité de décider sans la faculté de juger offriraient à l’observateur philosophe un spectacle souvent comique, s’il était possible d’oublier les maux qui en sont la suite. Par la même raison l’on doit préférer les parties de la physique qui sont utiles dans l’économie domestique ou publique, et ensuite celles qui agrandissent l’esprit, qui détruisent les préjugés et dissipent les vaines terreurs ; qui, enfin dévoilant à nos yeux le majestueux ensemble du système des lois de la nature, éloignent de nous les pensées étroites et terrestres, élèvent l’âme à des idées immortelles, et sont une école de philosophie plus encore qu’une leçon de science.

Il est une partie de la mécanique qu’il serait nécessaire de joindre à cette instruction c’est celle qui apprendrait à résoudre ce problème : l’effet que l’on veut obtenir étant donné, trouver une machine qui le produise. La mécanique des machines n’apprend en général qu’à en calculer les forces et le produit ; celle-ci apprendrait à appliquer les moyens mêmes aux effets. Ainsi, par exemple, on montrerait comment, ayant une force qui agit dans une direction, on peut lui faire produire un effet dans une autre, ou comment celle qui est toujours dirigée dans le même sens peut agir alternativement dans deux sens opposés ou donner un mouvement circulaire ; comment, avec une force d’une petite intensité, on peut vaincre une grande résistance, ou communiquer un mouvement rapide avec celle qui n’a qu’une action lente ; comment on peut obtenir un mouvement toujours uniforme, même quand il dépend d’une force irrégulière, et rendre constante l’action de celle qui tend à s’accélérer ou à se retarder. On pourrait aller même jusqu’à étendre cette méthode à des métiers très simples ; par exemple, après avoir fait observer en quoi consiste une toile, on chercherait la machine avec laquelle on peut la produire. Cette manière analytique de considérer les machines en rendrait l’étude plus piquante et surtout plus utile. On connaîtrait les motifs de la construction de celles qu’on emploie journellement ; on apprendrait à trouver les moyens ou de les corriger ou d’en varier l’usage. Le génie de la mécanique, asservi dans cette instruction à une marche méthodique, excité par ces exemples, se développerait plus rapidement, et serait moins exposé à s’égarer.

La partie de la logique destinée à l’instruction générale doit être très simple, et se borner à quelques observations sur la forme et des divers degrés de certitude ou de probabilité dont elles sont susceptibles.

Manière d’enseigner la géographie et l’histoire.

En parlant d’enseigner la géographie ou l’histoire, je n’ai point entendu qu’un maître fût chargé de lire ou la description d’un pays, ou l’abrégé plus ou moins détaillé des faits qui forment l’histoire d’un peuple. Ces connaissances s’acquièrent plus facilement sans maître et par la lecture. Mais j’ai entendu l’explication plus ou moins développée d’un tableau qui, suivant l’ordre de temps, présenterait pour chaque époque la distribution de l’espèce humaine sur le globe, son état dans chacune de ces divisions, le nom des hommes qui ont eu sur son bonheur une influence ou importante ou durable. En apprenant ainsi à ordonner, soit dans le temps, soit dans l’espace, les faits et les observations de tout genre qui nous ont été transmis, on s’habituerait à en saisir les liaisons et les rapports, et on saurait se créer pour soi-même la philosophie de l’histoire à mesure que dans la suite on en étudierait les détails.

Ces tableaux peuvent être d’une très grande utilité toutes les fois qu’il s’agit non de suivre un petit nombre de raisonnements ou de combiner des idées acquises par la méditation, mais de saisir des rapprochements entre un grand nombre de faits isolés ou de vérités partielles. Il est peu d’hommes dont la mémoire puisse alors se trouver au niveau de leur intelligence, et il est très difficile d’y suppléer par des livres, fussent-ils faits avec méthode et dans un ordre systématique. Les objets qu’il faut réunir, présentés dans un livre avec les détails ou les développements que nécessite un discours suivi, sont moins faciles à distinguer : placés sur des pages différentes, on ne peut les embrasser d’un coup d’œil, et on est forcé ou de s’en former le tableau dans sa pensée, ou de le composer soi-même. Mais cet avantage n’est pas le seul. Il est difficile de se rendre vraiment propres toutes les connaissances que l’on a pu recevoir dans le cours de l’éducation. Une partie s’efface de la mémoire, et plus de facilité pour les acquérir par une nouvelle étude est presque le seul profit qu’on retire d’une première instruction. Cette observation est vraie, surtout des connaissances qu’un exercice journalier ne rappelle pas sans cesse, et qui sont étrangères à nos idées habituelles. Or, des tableaux bien faits suppléeraient à ce défaut d’usage ou de mémoire. Ce moyen a été souvent employé : il existe de ces tableaux pour un grand nombre de sciences physiques, pour la chronologie, pour l’histoire, et même pour l’économie politique. Quelques-uns de ceux qui sont relatifs aux sciences physiques sont faits avec beaucoup de philosophie et toute l’étendue de connaissances qu’exige ce genre de travail ; et le tableau de la science économique combiné par M. Dupont peut être présenté aux philosophes instituteurs comme un modèle digne d’être étudié et médité. Mais on est bien loin d’avoir tiré de ce moyen toute l’utilité dont il est susceptible, et j’en indiquerai de très importants lorsqu’il sera question de l’éducation des hommes. Je me bornerai à dire ici qu’il sera utile d’en former pour chaque genre de science, afin que chaque élève puisse, par ce moyen, revoir d’un coup d’œil et se rappeler ce qui lui a été successivement enseigné, embrasser ainsi le résultat de son instruction entière, et pouvoir se la rendre présente à tous les instants. J’ajouterai que c’est à l’explication de pareils tableaux, les uns chronologiques, les autres géographiques, que doit se borner l’enseignement de la géographie et de l’histoire. Il sera indispensable d’y joindre un ouvrage qui renferme les connaissances nécessaires aux maîtres pour expliquer les tableaux, et qui lui en montre la méthode.

Enseignement de l’art d’exprimer ses idées.

J’ai parlé d’enseigner l’art d’exprimer et de développer ses idées. Les moyens d’un art doivent se conformer aux effets que l’on veut lui faire produire. Dans l’antiquité, où l’imprimerie était inconnue, où le pouvoir chez les nations civilisées avait toujours résidé dans une seule cité, où l’on avait la généralité du peuple à persuader ou à séduire, c’était par la parole que se décidaient les plus grandes affaires : l’impossibilité d’avoir un grand nombre de copies de toute discussion étendue rendait peu important l’avantage que l’on aurait pu tirer de l’écriture. Lorsque la forme du gouvernement romain fut changée, le peu de tranquillité de celui qui remplaça la république ne permit pas de prendre de nouvelles habitudes. Les anciens ne se sont donc occupés dans leurs écoles que des moyens d’apprendre à parler, et ils avaient poussé cet art à un point qui prouve de quelle importance il était à leurs yeux. Sans doute ils n’avaient pas la prétention de donner le talent ou le génie, de montrer le secret d’avoir de l’esprit ou de l’éloquence, d’être ingénieux ou sublime, véhément ou pathétique ; mais ils enseignaient des méthodes à l’aide desquelles un homme médiocre pouvait ou prononcer sur-le-champ, ou préparer en très peu de temps un discours régulièrement disposé et fait avec ordre. Ils indiquaient les défauts qui nuisaient soit à l’harmonie du style, soit à l’impression du discours ; ils apprenaient les moyens de produire des effets tantôt par quelques artifices d’harmonie, tantôt par des formes oratoires, piquantes ou passionnées, et l’art de dissimuler par là le vide des idées ou l’absence du sentiment. Ils montraient comment, en insérant dans un discours des morceaux brillants, préparés d’avance, on suppléait au défaut de temps, on donnait à ses discours impromptus un caractère imposant, on ajoutait à l’influence qu’ils pouvaient avoir sur les juges ou sur le peuple, en faisant admirer le talent ou les lumières de l’orateur, qui paraissait devoir à l’inspiration du moment, et avoir tiré du fonds de son sujet ces fragments riches d’idées ou séduisants par l’expression. Enfin, au sortir de ces écoles, un homme ordinaire devenait un orateur passable, en état de défendre son opinion dans une assemblée, de soutenir la cause de son client ou la sienne ; de se montrer, sans être humilié, à côté des maîtres de l’art, et de ne point perdre par une élocution triviale et faible le poids que des talents d’un autre genre avaient pu lui donner.

Depuis l’invention de l’imprimerie, au contraire, si on excepte un petit nombre de cas très rares, c’est par l’écriture dans les affaires particulières, et par l’impression dans les affaires publiques, que se décident la plupart des questions, quand bien même le pouvoir résiderait dans une assemblée nombreuse, et dès lors populaire. En effet, comme cette assemblée n’est pas le peuple entier, mais seulement le corps de ses représentants, l’habitude qu’elle prendrait de céder à l’éloquence parlée lui ferait bientôt perdre son autorité, si les raisons écrites n’en-traînaient l’opinion publique dans le même sens, si les discours qui l’ont persuadée, livrés à la presse, n’agissaient avec une force égale sur la raison ou sur l’âme des lecteurs. Ainsi, plus les peuples s’éclaireront, et plus la facilité de répandre rapidement les idées par l’impression s’augmentera, plus aussi le pouvoir de la parole diminuera, et plus il deviendra utile d’influer au contraire par des ouvrages imprimés. L’art de faire des discours écrits est donc la véritable rhétorique des modernes, et l’éloquence d’un discours est précisément celle d’un livre fait pour être entendu de tous les esprits dans une lecture rapide.

Maintenant, en quoi consiste cet art, je ne dis pas en lui-même, mais considéré comme faisant partie de l’enseignement établi au nom de la nation ? La puissance publique ne trahirait-elle pas la confiance du peuple, si elle faisait enseigner l’art de séduire la raison par l’éloquence ? Ne serait-ce pas, au contraire, un de ses devoirs de chercher dans le système de l’instruction à fortifier la raison contre cette séduction, à lui donner les moyens d’en dissiper les prestiges, d’en démêler les pièges ?

Dans l’éducation destinée pour tous, on doit donc se borner à enseigner l’art d’écrire un mémoire ou un avis avec clarté, avec simplicité, avec méthode d’y développer ses raisons avec ordre, avec précision d’y éviter, avec un soin égal, la négligence ou l’affectation, l’exagération ou le mauvais goût.

Le maître particulier pourra de plus enseigner l’art de présenter un ensemble, d’enchaîner ou de classer les idées, d’écrire avec élégance et avec noblesse, de préparer les effets, et surtout d’éviter les défauts que la nature a placés auprès de chacune des grandes qualités de l’esprit. Il enseignerait à ses élèves, en les exerçant sur des exemples, à démêler l’erreur au milieu des prestiges de l’imagination ou de l’ivresse des passions, à saisir la vérité, à ne pas l’exagérer, même en se passionnant pour elle. Ainsi, les hommes nés pour être éloquents ne le seraient que pour la vérité, et ceux à qui le talent aurait été refusé, pourraient en-core plaire par elle seule et faire aimer la raison en l’embellissant.

Motifs de donner une liberté plus grande à l’enseignement des sciences particulières.

Tandis que les ouvrages enseignés dans l’éducation suivie par tous les élèves seront faits par des hommes qu’une autorité publique en aura chargés, on suivra une marche opposée pour les livres enseignés par les maîtres attachés à une science particulière. Ces maîtres, soumis à une règle commune, quant à l’objet et à l’étendue de leur enseignement, ne seraient astreints qu’à choisir eux-mêmes un livre propre à en être la base.

Les livres destinés à l’éducation générale ne contiennent que des éléments très simples, et par conséquent des principes dont la vérité doit être généralement reconnue ; il n’y a donc aucun inconvénient à ce que la puissance publique en dirige la composition ; c’est même un moyen de s’assurer qu’ils seront meilleurs, et d’empêcher que la superstition ou la négligence en dénaturent l’instruction. D’ailleurs, ces livres doivent rarement être changés. Les vérités qui, à chaque époque, peuvent être regardées comme formant les éléments d’une science, ne peuvent éprouver qu’à la longue l’influence des nouvelles découvertes ; il faut, pour avoir besoin de les réformer, que les progrès successifs de la science aient produit une sorte de révolution dans les esprits. Au contraire, en laissant aux maîtres la liberté de choisir les autres livres, on leur donne un nouveau motif d’émulation, on leur permet de faire profiter leurs élèves de ce que chaque progrès des sciences peut leur offrir de curieux ou d’utile, et en même temps on maintient la liberté de l’enseignement, on empêche la puissance publique de le diriger par des vues particulières, puisque nécessairement ces vues seraient alors contrariées par des maîtres plus éclairés, et ayant sur les esprits une autorité plus grande que celle même des dépositaires du pouvoir. Cette séparation de l’instruction en deux parties, cette différence dans la manière de choisir les livres destinés à l’enseignement, sont le seul moyen de concilier l’influence sur l’instruction, qui est à la fois, pour la puissance publique, un droit et un devoir, avec le devoir non moins réel de respecter l’indépendance des esprits ; c’est le seul moyen de lui conserver une activité utile, sans nuire à la liberté des opinions ; elle pourra servir les progrès de la raison sans risquer de l’égarer, et ne sera pas exposée à retarder la marche de l’esprit humain en ne voulant que la régler ou l’accélérer.

Utilité de faire élever un certain nombre d’enfants aux dépens du public.

La puissance publique n’aurait pas rempli le devoir de maintenir l’égalité et de mettre à profit tous les talents naturels, si elle abandonnait à eux-mêmes les enfants des familles pauvres qui en auraient montré le germe dans leurs premières études. Il faut donc, dans chacune des villes où se trouvent les établissements du second degré, une ou plutôt deux maisons d’éducation où l’on élève aux dépens de la nation un nombre déterminé de ces enfants. En effet, on doit établir une de ces maisons pour chaque sexe : c’est dans l’instruction seule et non dans l’éducation qu’il peut être utile de les réunir. Il serait bon que ces maisons pussent être ouvertes aux enfants entretenus par leurs parents ; non seulement on diminuerait par là les frais de ces établissements, mais c’est le seul moyen qu’ait la puissance publique d’influer sur l’éducation, sans attenter à l’indépendance des familles ; de présenter un modèle d’institution, sans lui donner une autre autorité que celle de ses principes et de ses succès ; de prévenir la charlatanerie, les idées exagérées ou bizarres qui pourront corrompre les maisons particulières d’institution, sans cependant y gêner la liberté. Mais comment confondre ces enfants sans s’exposer aux effets funestes d’une distinction humiliante entre les élèves qui payent et ceux qui ne payent point ? Si autrefois on est parvenu à s’en garantir dans les maisons où l’on exigeait des preuves, c’est que l’orgueil de la richesse était sacrifié à celui de la naissance, et que ce sacrifice était même une des maximes de la vanité de la noblesse : mais il ne faut pas croire qu’il puisse en être de même de l’orgueil qu’on attacherait au respect pour l’égalité naturelle. Ce sentiment qu’affectent aujourd’hui jusqu’au dégoût les hommes les moins faits pour l’avoir dans le cœur, ne sera de longtemps à la portée des âmes vulgaires. Quand il ne peut être encore l’ouvrage de l’éducation et de l’habitude d’obéir à des lois égales, il n’appartient qu’à cette conscience profonde de la vérité, l’une des plus douces récompenses de ceux qui se dévouent à la chercher, à ce sentiment d’une grandeur personnelle qui accompagne le génie et surtout la vertu. Mais il est un autre moyen d’éviter l’inconvénient de ce mélange de l’enfant du riche avec celui du pauvre. Le but principal de la dépense que s’impose alors une nation est de développer les talents dont on prévoit l’utilité. Ce n’est point une famille qu’on veut secourir ou récompenser, c’est un individu que l’on veut former pour la patrie. On peut donc y appeler également tous les enfants, et confondre par là un honneur avec un secours ; alors cette institution d’enfants élevés aux dépens de l’État devient un moyen d’émulation, et d’une émulation qui ne peut être nuisible.

En effet, on ne doit pas préférer seulement ceux qui ont montré de la facilité, mais ceux qui ont paru y joindre de l’application, un caractère heureux et les bonnes qualités de leur âge. Or, il n’est pas dangereux d’inspirer aux enfants le désir d’être préférés par la réunion de tous ces avantages. Un prix qu’un enfant hautain, vicieux, inappliqué, peut remporter par quelques efforts, n’est qu’un encouragement corrupteur qui apprend à préférer l’esprit à la vertu, les applaudissements à l’estime, le bruit des succès à l’orgueil de les mériter. Il n’en serait pas de même de celui qui ne récompenserait d’autres qualités involontaires qu’un degré un peu supérieur de facilité et d’intelligence, et qui apprendrait à sentir de bonne heure combien il importe de mériter la bienveillance et l’estime. Je voudrais donc que les enfants des familles riches fussent aussi, lorsqu’ils le mériteraient, élevés aux dépens du public, que les parents ne vissent dans ce choix qu’une distinction honorable. Jamais les avantages pécuniaires ne peuvent être regardés comme humiliants en eux-mêmes, sinon par une vanité d’autant plus ridicule que, si on y réfléchit bien, on verra qu’elle est celle de la richesse. Un homme que sa fortune met au-dessus du besoin et même du désir d’augmenter son aisance n’a jamais dépensé son revenu pour lui seul. S’il est généreux, s’il ne se borne pas aux jouissances personnelles, une partie de sa richesse est nécessairement employée à ces dépenses utiles qu’inspirent l’esprit public ou la bienfaisance ; et ce qu’il recevrait de la nation ne ferait qu’étendre cet emploi respectable de sa fortune. À la vérité, en ne se bornant point à choisir dans les familles pauvres, on encouragera un moindre nombre des talents que le hasard exposait à être négligés ; mais la préférence, à un mérite égal, sera toujours pour le pauvre ; et d’ailleurs, le nombre de ceux à qui on donnera ces secours et qui pourraient s’en passer, sera dans une proportion trop faible pour qu’on doive sacrifier à l’avantage d’instruire quelques enfants de plus, celui de maintenir dans l’instruction une égalité plus entière.

Troisième degré d’instruction.

Je passe maintenant au troisième degré d’instruccelle qui serait générale serait donnée dans le chef-lieu de chaque département, par quatre maîtres qui suivraient chacun un cours de quatre années, et elle consisterait à enseigner les mêmes connaissances, en leur donnant plus de développement et d’étendue. On fixerait, comme dans le second degré d’instruction, les limites de chaque étude, d’après le double principe de s’arrêter à ce qui est d’une utilité immédiate pour les citoyens qui ne veulent que se préparer dignement à toutes les fonctions publiques, et d’atteindre, sans les excéder, les bornes de ce qu’une intelligence médiocre peut entendre, retenir et conserver.

Distribution des sciences entre les maîtres.

Quant aux sciences qui doivent être enseignées séparément, elles seraient les mêmes que dans le second degré, mais on les partagerait entre un plus grand nombre de maîtres.

Un d’eux serait chargé de la métaphysique, de la morale et des principes généraux des constitutions politiques ; un autre, de la législation et de l’économie politique ; le troisième enseignerait les mathématiques et leurs applications aux sciences physiques ; un quatrième, leurs applications aux sciences morales et politiques. La physique, la chimie, la minéralogie, leurs applications aux arts, seraient l’objet des leçons du cinquième. L’anatomie et les autres parties de l’histoire naturelle, leurs usages pour l’économie rurale, occuperaient le sixième. Le septième enseignerait la géographie et l’histoire ; le huitième, la grammaire et l’art d’écrire. On n’a pas cru devoir chercher ici une division philosophique des sciences, mais on a suivi celle qui a pu s’accorder le plus avec les liaisons actuelles de leurs différentes parties, la nature des méthodes qu’elles emploient ou des qualités qu’elles exigent des écoliers et des maîtres, et ce qui en est une suite nécessaire, avec la facilité de trouver un nombre suffisant d’hommes capables de les enseigner.

De l’enseignement des langues anciennes.

Si on voulait y joindre l’enseignement de quelques langues anciennes, du latin et du grec, par exemple, un seul professeur suffirait pour ces deux langues, dont le cours serait de deux ans. Dans une instruction destinée par la puissance publique à la généralité des citoyens, on doit se contenter de mettre les élèves en état d’entendre les ouvrages les plus faciles écrits dans ces langues, afin qu’ils puissent ensuite s’y perfectionner eux-mêmes, s’ils veulent en faire l’objet particulier de leurs études. Cependant, si les esprits ont renoncé au joug de l’autorité, si désormais on doit croire ce qui est prouvé, et non ce qu’ont pensé autrefois les docteurs d’un autre pays ; si l’on doit se conduire d’après la raison, et non d’après les préceptes ou l’exemple des anciens peuples ; si les lois, devenant l’expression de la volonté générale, qui, elle-même, doit être le résultat de lumières communes, ne sont plus les conséquences de lois établies jadis pour des hommes qui avaient d’autres idées ou d’autres besoins, comment l’enseignement des langues anciennes serait-il une partie essentielle de l’instruction générale ? Elles sont utiles, dira--ton, aux savants, à ceux qui se destinent à certaines professions ; c’est donc à cette partie de l’instruction qu’elles doivent être renvoyées. Le goût, ajoutera-t-on, se forme par l’étude des grands modèles ; mais le goût, porté à ce degré où l’on a besoin de comparer les productions des différents siècles et des langues diverses, ne peut être un objet important pour une nation entière. Je demanderai ensuite si la raison des jeunes élèves sera formée assez pour distinguer, dans ces grands modèles, les erreurs qui s’y trouvent mêlées à un petit nombre de vérités, pour séparer ce qui appartient à leurs préjugés et à leurs habitudes, pour les juger eux-mêmes au lieu d’adopter leurs jugements. Je demanderai si le danger de s’égarer à leur suite, de prendre auprès d’eux des sentiments qui ne conviennent ni à nos lumières, ni à nos institutions, ni à nos mœurs, ne doit pas l’emporter sur l’inconvénient de ne pas connaître leurs beautés. D’ailleurs, l’instruction publique que l’on propose ici n’est pas exclusive ; loin d’empêcher que d’autres maîtres ne s’établissent pour enseigner ce qu’elle ne renferme pas, soit dans l’intérieur des maisons d’institution, soit dans des classes publiques, on doit au contraire applaudir à ces enseignements libres. Ils sont, d’ailleurs, le moyen de corriger les vices de l’instruction établie, de suppléer à son imperfection, de soutenir le zèle des maîtres par la concurrence, de soumettre la puissance publique à la censure de la raison des hommes éclairés. Ainsi, n’excluant rien de ce que les parents veulent faire apprendre, elle doit borner aux connaissances les plus directement, les plus généralement utiles, l’enseignement qu’elle a revêtu en quelque sorte d’une sanction nationale.

Nécessité d’insister sur l’étude de l’arithmétique politique.

je n’entrerai ici dans aucun détail sur l’enseignement des diverses sciences qui font partie de l’instruction : il suffit d’avoir indiqué le but qu’on se propose en les enseignant, pour que ceux qui les ont approfondies voient aisément ce qu’il convient d’y comprendre. Je n’insisterai que sur une seule science, l’arithmétique politique, à laquelle il faudrait donner ici une grande étendue. En effet, cette instruction, que nous appelons générale, est cependant aussi l’instruction particulière qui convient à ceux qui se destinent aux fonctions publiques : elle n’est vraiment l’instruction commune que parce que tous les citoyens doivent être appelés à ces fonctions, doivent être rendus capables de les remplir. (Voy. Ier Mémoire.) Ainsi tout le monde concevra aisément l’importance de l’enseignement des sciences politiques proprement dites ; mais on connaît moins l’utilité, j’ai presque dit la nécessité de celle-ci, parce qu’elle est encore trop peu répandue, et qu’elle exige la combinaison de deux espèces de connaissances qui ont rarement été réunies. La manière de réduire en tables les faits dont il est utile de connaître l’ensemble et la méthode d’en tirer les résultats, la science des combinaisons, les principes et les nombreuses applications du calcul des probabilités qui embrassent également et la partie morale et la partie économique de la politique ; enfin, la théorie de l’intérêt des capitaux, et toutes les questions où se mêle cet intérêt, forment les branches principales de cette science. Sans cesse, dans les discussions relatives à l’administration, et même à la législation, on en sent le besoin ; et ce qui est pis encore, on l’ignore lorsqu’il est le plus réel. Peut-être croirait-on qu’il est inutile à celui qui exerce une fonction publique d’avoir immédiatement ces connaissances ; que, conduit à ces questions, il peut en demander la solution à des hommes qui ont fait une étude particulière de la science du calcul. Mais on se tromperait : l’ignorance des principes de ces calculs et de la nature des résultats auxquels ils conduisent, empêcherait d’entendre la solution des questions auxquelles on les appliquerait, et d’en profiter. Si on consulte l’expérience, si on suit avec attention l’histoire des opérations politiques, on verra combien de fautes ont été commises par la seule ignorance de ces principes ; par quels pièges grossiers on a trompé des nations où ces connaissances étaient étrangères ; combien ceux qui passaient pour habiles dans la pratique de ce genre de calcul étaient loin d’en avoir même l’idée. Si on observe les questions qu’amène la suite des événements, on verra que pour prouver la vérité d’un principe, même purement politique en apparence, l’utilité et la possibilité d’une opération d’économie publique, on a besoin d’avoir une idée de ces méthodes, tandis que l’ignorance d’une proposition très simple, ou le peu d’habitude d’employer le calcul, ont souvent arrêté dans leur marche des hommes d’ailleurs très éclairés. Alors on sentira toute l’utilité de faire entrer cette science dans l’instruction commune.

D’ailleurs, en supposant que l’on puisse séparer les principes politiques de ceux du calcul, et que les hommes qui exercent les fonctions publiques trouvent moyen d’y suppléer par des secours étrangers, il n’en résultera pas moins qu’alors même une grande partie des vérités et des opérations qui influent le plus sur le bonheur des hommes, seront pour eux une espèce de mystère, et qu’ils seront forcés de choisir entre la défiance stupide de l’ignorance et une confiance aveugle. Ils resteront toujours exposés à être trompés, soit qu’ils s’abandonnent à suivre une route qu’ils ne connaissent pas, soit qu’ils refusent de s’y engager. On ne prétend point ici que tous doivent être en état de faire eux-mêmes toutes ces opérations, ou même de connaître les méthodes mathématiques qui y servent de guide : mais il faut que du moins ils entendent les principes sur lesquels ces méthodes sont fondées ; qu’ils sachent pourquoi elles ne trompent point ; à quel degré de précision elles conduisent, et quelle est la probabilité des résultats réels et pratiques auxquels on est amené par elles.

Enfin, c’est l’ignorance trop générale de l’arithmétique politique qui fait du commerce, de la banque, des finances, du mouvement des effets publics, autant de sciences occultes, et pour les intrigants qui les pratiquent, autant de moyens d’acquérir une influence perfide sur les lois qu’ils corrompent, sur les finances où ils répandent l’obscurité et le désordre.

Motifs de l’importance attachée ici aux sciences physiques.

On trouvera peut-être que l’on accorde trop dans cette éducation commune à l’étude des sciences physiques ; mais cette étude, étendue à la généralité des citoyens, est le seul moyen de répandre une lumière pure sur toutes les parties de l’économie domestique et rurale, et de les porter rapidement au degré de perfection qu’elles peuvent atteindre, et dont elles sont encore si éloignées. D’ailleurs, indépendamment de l’utilité directe de ces sciences, il est une observation importante que nous ne devons pas laisser échapper. Ces actions nuisibles, qui ne peuvent être du ressort des lois, dont chacune ne fait à la société qu’un mal insensible, mais dont l’habitude lui est funeste ; tous ces vices corrupteurs qui infectent la masse des grandes nations, ont pour premier principe cet ennui habituel né du défaut d’une occupation dont l’intérêt empêche de sentir le poids du temps et le vide d’une âme fatiguée ou épuisée. Il est impossible que de grandes passions ou des intérêts puissants remplissent habituellement la vie de ceux qui, ayant une fortune indépendante, ne sont pas obligés de s’occuper des moyens de subsister ou d’augmenter leur aisance. Si les connaissances acquises dans leur éducation ne leur offrent pas une occupation facile et agréable qui leur promette quelque estime, il faut nécessairement qu’ils cherchent des ressources contre l’ennui dans l’intrigue, dans le jeu, dans la poursuite de la fortune ou des plaisirs. Or, une éducation qui leur aurait fait parcourir les éléments d’un grand nombre de sciences, qui les aurait rendus capables de les cultiver, deviendrait pour eux une ressource inépuisable. Les sciences offrent un intérêt toujours renaissant, parce que toujours elles font des progrès, parce que leurs applications se varient à l’infini, se prêtent à toutes les circonstances, à tous les genres d’esprit, à toutes les variétés de caractère, comme à tous les degrés d’intelligence et de mémoire. Toutes ont l’avantage de donner aux esprits plus de justesse et de finesse à la fois, de faire contracter l’habitude de penser, et le goût de la vérité. C’est dans la culture des sciences, dans la contemplation des grands objets qu’elles présentent, que l’homme vertueux apprendra sans peine à se consoler de l’injustice du peuple et des succès de la perversité : qu’il prendra l’habitude d’une philosophie à la fois indulgente et courageuse ; qu’il pourra pardonner aux hommes sans avoir besoin de les mépriser, et les oublier sans cesser de les aimer et de les servir. C’est donc autant l’utilité morale et indirecte que l’utilité physique et directe de ces sciences qui doit décider du plus ou du moins d’importance qu’il convient de leur donner ; et c’est autant comme moyen de bonheur pour les individus que comme des ressources utiles à la société qu’il faut les envisager. En même temps cette occupation, quoique bornée même au simple amusement, ne serait pas cependant une occupation frivole, parce que dans plusieurs de ces sciences, et peut-être dans toutes, une partie de leurs progrès dépend aussi du nombre de ceux qui les cultivent. Que cent hommes médiocres fassent des vers, cultivent la littérature et les langues, il n’en résulte rien pour personne ; mais que vingt s’amusent d’expériences et d’observations, ils ajouteront du moins quelque chose à la masse des connaissances, et le mérite d’une utilité réelle honorera leurs sages plaisirs.

III. DES MAÎTRES.

Leur état doit être permanent.

La fonction d’enseigner suppose l’habitude et le goût d’une vie sédentaire et réglée ; elle exige dans le caractère de la douceur et de la fermeté, de la patience et du zèle, de la bonhomie et une sorte de dignité ; elle demande dans l’esprit de la justesse et de la finesse, de la souplesse et de la méthode. On sait pour soi tout ce qu’on peut se rappeler avec un peu d’étude et de réflexion ; il faut avoir toujours présent à l’esprit ce qu’on est obligé de savoir pour les autres. Je n’ai besoin pour moi-même que d’avoir résolu les difficultés qui se sont élevées dans mon esprit ; il faut qu’un maître sache résoudre, et qu’il ait prévu d’avance celles qui peuvent s’élever dans les esprits très dissemblables de ses disciples. Enfin, l’art d’instruire ne s’acquiert que par l’usage, ne se perfectionne que par l’expérience, et les premières années d’un enseignement sont toujours inférieures à celles qui les suivent. C’est donc une de ces professions qui demandent qu’un homme y dévoue sa vie entière ou une grande portion de sa vie : l’état de maître doit être regardé comme une fonction habituelle, et c’est sous ce point de vue qu’il faut le considérer dans ses rapports avec l’ordre social.

Ils ne doivent pas former de corps.

Les maîtres, exerçant des fonctions isolées, ne doivent pas former de corps. Ainsi, non seulement il ne faut ni charger de l’enseignement une corporation déjà formée, ni même en admettre les membres actuels dans aucune partie de l’instruction, parce qu’animés de l’esprit de corps, ils chercheraient à envahir ce qu’on leur permettrait de partager. Cette précaution nécessaire ne suffit pas, il faut que ni les maîtres d’une division du territoire, ni même ceux d’un seul établissement, ne forment une association ; il faut qu’ils ne puissent ni rien gouverner en commun, ni influer sur la nomination aux places qui vaquent parmi eux. Chacun doit exister à part, et c’est le seul moyen d’entretenir entre eux une émulation qui ne dégénère ni en ambition, ni en intrigue ; de préserver l’enseignement d’un esprit de routine ; enfin, d’empêcher que l’instruction, qui est instituée pour les élèves, ne soit réglée d’après ce qui convient aux intérêts des maîtres.

Leurs fonctions sont incompatibles avec toute autre fonction habituelle.

Les maîtres, comme citoyens, doivent être éligibles à toutes les fonctions publiques ; mais celle qui leur est confiée, étant permanente de sa nature, doit être incompatible avec toutes celles qui exigent un exercice continu, et le maître qui en accepterait de telles devrait être obligé d’opter sans pouvoir se faire remplacer.

J’en excepterais cependant les places de la législature. En effet, l’intérêt puissant de les voir confiées aux hommes les plus éclairés semble exiger qu’on n’en écarte point ceux qui ont des fonctions permanentes, en les obligeant de quitter, pour un honneur de deux années, l’état auquel le sort de leur vie est attaché ; et d’ailleurs cette exception est nécessaire, pour que la non-compatibilité avec d’autres places honorables n’avilisse point les fonctions qui y sont soumises.

Deux ans de remplacement dans un petit nombre de places d’instruction ne sont pas un inconvénient qui puisse balancer l’avantage d’ôter à ces fonctions cette apparence d’infériorité, cet air subalterne que l’orgueil, l’ignorance et un mauvais système d’éducation ont dû leur donner.

C’est surtout entre les fonctions ecclésiastiques et celles de l’instruction qu’il est nécessaire d’établir une incompatibilité absolue dans les pays où la puissance publique reconnaît ou soudoie un établissement religieux. Je dis les fonctions ecclésiastiques, car je ne suppose pas qu’il existe une caste séparée dévouée au sacerdoce même sans en exercer les fonctions. Je suppose, ou qu’il n’y a pas de prêtres sans emploi, ou qu’ils ne sont distingués en rien du reste des citoyens ; car s’ils étaient séparés des autres individus, si la loi les soumettait à quelque obligation particulière, reconnaissait en eux quelque prérogative, il faudrait que la non-éligibilité remplaçât la simple incompatibilité et s’étendît jusqu’à eux ; autrement, l’instruction tomberait bientôt tout entière entre des mains sacerdotales. C’en serait fait de la liberté comme de la raison ; nous reprendrions les fers sous lesquels les Indiens et les habitants de l’Égypte ont gémi si longtemps. Les peuples qui ont leurs prêtres pour instituteurs ne peuvent rester libres ; ils doivent insensiblement tomber sous le despotisme d’un seul, qui, suivant les circonstances, sera ou le chef ou le général du clergé. Ce serait une idée bien fausse que de compter sur l’établissement d’une doctrine religieuse pure, exempte de superstition, tolérante, se confondant presque avec la raison, pouvant perfectionner l’espèce humaine sans risquer de la corrompre ou de l’égarer. Toute religion dominante, soit par la loi, soit par un privilège exclusif à des salaires publics, soit par le crédit que lui donnent des fonctions étrangères confiées à ses ministres, loin de s’épurer, se corrompt nécessairement, et porte sa corruption dans toutes les parties de l’ordre social. Sans nous arrêter aux exemples voisins de nous, qui frappent tous les yeux, mais qu’on ne peut citer sans blesser les esprits faibles et les âmes timides, il suffit d’observer que les superstitions absurdes de l’Inde et de l’Égypte n’en souillaient point la religion primitive ; que, comme toutes les religions des grands peuples agriculteurs et sédentaires, elle avait commencé par un pur déisme mêlé à quelques idées métaphysiques, prises de la philosophie grossière et exprimées dans le style allégorique de ces premiers temps, et que l’ambition des prêtres, devenus les précepteurs de ces nations, a seule converti ces croyances en un vil ramas de superstitions absurdes, calculées pour l’intérêt du sacerdoce. Il ne faut donc pas se laisser séduire par des vues d’une économie apparente. Il faut encore moins se livrer à l’espérance d’une perfection mystique, et l’on doit se contenter de former des hommes sans prétendre à créer des anges.

Durée des fonctions des maîtres.

L’utilité publique exige que des fonctions qui demandent une longue préparation aient une sorte de perpétuité. On pourrait fixer la durée de celle des maîtres à quinze ans pour certaines places, à vingt pour d’autres ; mais, après ce temps, ils pourraient être continués. Cet espace est une grande portion dans la vie d’un homme. Parmi les projets, les plans de travaux qu’un individu peut former, il en est peu qui ne soient terminés dans ce temps, ou assez avancés pour que la crainte d’être obligé de les abandonner ne décourage pas celui qui les entreprendra. En même temps, cette durée n’excède pas celle pendant laquelle un homme qui n’est ni trop âgé, ni trop jeune, peut espérer de conserver la même force, la même capacité et les mêmes goûts. Enfin, on peut, sans s’exposer à de trop grandes dépenses, assurer au bout de cet espace, à ceux qui seraient dévoués à une profession et livrés aux études préliminaires qu’elle exige, une récompense suffisante pour les dédommager du sacrifice qu’ils auraient fait de tout autre moyen de fortune. Telle est la seule perpétuité qui convienne à des êtres mortels, faibles et changeants. Une circulation rapide dans toutes les places, une perfection qui dégénère en hérédité, sont également des moyens sûrs qu’elles soient mal remplies, et presque toujours réellement exercées par un héritier ou par un subalterne.

Moyens de récompenser les maîtres.

La récompense destinée aux maîtres ne doit pas se borner à l’individu, elle doit s’étendre sur sa famille ; ainsi, on établirait, par exemple, qu’une somme égale au tiers des appointements serait censée mise en réserve pour former la retraite des maîtres, et accumulée au taux d’intérêt de quatre pour cent. La moitié de cette somme servirait à leur donner une pension viagère ; la seconde, à former un fonds d’accumulation. Si le maître mourait en fonction, ce fonds appartiendrait à ses enfants, à sa femme, et même à son père ou à sa mère, s’ils vivaient encore. Si le maître se retirait, soit après avoir rempli son temps, soit par démission, il jouirait d’abord de l’intérêt du fonds d’accumulation, qui, à sa mort, appartiendrait à sa famille en ligne directe, et ensuite d’une rente viagère telle que le fonds destiné à la produire le donnerait pour une tête de son âge, sans que cependant cette retraite excédât jamais les appointements de la place. S’il ne laissait pas d’héritiers en ligne directe, il ne pourrait disposer, après sa mort, que du quart du fonds d’accumulation, fonds qui s’arrêterait lorsqu’il produirait une rente perpétuelle égale aux appointements[2].


Nomination des maîtres. Il faut, avant de choisir, pouvoir limiter le choix entre ceux qui ont la capacité nécessaire, et qui conviennent aux places. La fonction de nommer peut être séparée de ces deux jugements ; elle peut l’être aussi de la continuation et de la destitution.


En général, pour remplir une place, on doit chercher à réunir trois conditions : la première, que celui qui est élu ait la capacité suffisante ; la seconde, qu’il convienne à la place par des circonstances personnelles et locales ; la troisième, qu’il soit le meilleur de ceux qui réunissent cette capacité et cette convenance. Les deux premières conditions sont plutôt l’objet d’un jugement que d’un choix. Quand même on bornerait le nombre de ceux qui seront déclarés convenir à une place, ou capables de la remplir, si on ne pose cette limite que pour s’opposer à une trop grande facilité d’allonger ces listes, ce jugement devrait d’autant moins être regardé comme un véritable choix, que la limite doit être fixée de manière à n’exclure, dans les cas ordinaires, aucun de ceux qui réunissent les deux conditions exigées.

Il faut que ces jugements et ce choix soient confiés à des hommes en état de juger et de choisir, excepté les cas où la capacité de choisir peut être, jusqu’à un certain point, sacrifiée à un intérêt assez important pour donner un véritable droit. Je dis jusqu’à un certain point. En effet, si le plus habile ou le plus savant doit être préféré ; si les autres qualités ne peuvent, après les jugements qui ont assuré la capacité et la convenance, devenir un motif prépondérant, on ne peut faire nommer arbitrairement par des hommes hors d’état de juger, à moins qu’ils ne choisissent rigoureusement pour eux-mêmes et pour eux seuls.

Il n’est pas nécessaire que ces jugements et le choix soient confiés aux mêmes personnes ; il est, au contraire, avantageux de les séparer. On y trouvera plus de facilité pour s’assurer qu’ils seront faits avec plus de lumières ; on peut aussi se flatter de plus d’impartialité dans les premiers jugements, précisément parce qu’ils ne sont pas décisifs, qu’ils ne renferment pas une préférence personnelle. Enfin, il est toujours plus difficile d’agir par l’intrigue sur trois jugements séparés, s’ils ne sont pas rendus par les mêmes personnes.

Quant à la continuation dans une même place, après l’expiration de la durée assignée, ce droit appartient uniquement à ceux qui ont intérêt que la place soit bien remplie ; et, non seulement il peut être séparé de la fonction d’élire, mais il doit l’être toutes les fois que, pour leur propre utilité, cette fonction a été remise en d’autres mains. La destitution, enfin, est un véritable jugement pénal, et doit être soumise aux mêmes principes que ces jugements, parce qu’il y a la même nécessité d’assurer l’impartialité personnelle. Avant d’appliquer ces règles générales aux choix des maîtres, il est nécessaire de se former le tableau de leurs différentes classes, et des établissements nécessaires pour assurer la bonté de l’instruction.


De ceux qui doivent composer l’établissement d’instruction. Nécessité d’un inspecteur d’étude. Ses fonctions.


Nous trouvons d’abord les maîtres attachés aux trois degrés divers d’instruction générale ; ensuite ceux qui sont chargés d’un enseignement particulier dans les deux degrés supérieurs de cette instruction. Il faut y ajouter un chef et un économe des maisons d’institution qui doivent recevoir les, enfants élevés aux dépens de la nation. Enfin, je crois nécessaire que dans chaque chef-lieu de district et de département, il y ait un inspecteur d’études à qui l’on confierait en même temps la direction des bibliothèques et des cabinets d’histoire naturelle ou de physique qui doivent y être attachés. Ces derniers établissements sont également nécessaires à l’instruction des enfants et à celle des hommes, à l’instruction commune et à celle qui a pour objet les professions ou l’étude des sciences. Il est bon de les réunir tous sous une même main, afin que, devenant ainsi plus importants en eux-mêmes, le soin de les surveiller mérite d’occuper un homme éclairé, et puisse paraître à ses yeux un moyen de gloire ou un devoir digne de lui. C’est par cette même raison que je propose de joindre cette fonction à celles d’inspecteur des études, parce qu’autrement celles-ci seraient trop bornées. En effet, elles doivent se réduire à remplacer momentanément les maîtres absents ou malades, à veiller sur l’exécution des règlements donnés aux écoles, à voir si les salles destinées aux études ne menacent ni la vie ni la santé des élèves, à faire les arrangements nécessaires pour que les réparations de ces salles, les divers accidents qui peuvent survenir, n’interrompent pas le cours des études. En général, l’on remplit également mal et les fonctions qui exigent une assiduité trop fatigante, et celles qui ne s’exercent que de loin en loin. On néglige les premières ; et quant aux secondes, si on ne les néglige pas, on cherche à les étendre au-delà de leurs bornes, et on emploie à se donner de l’importance le temps et les soins qu’on ne peut employer à se rendre utile.


Nécessité d’établir des compagnies savantes.


Il est essentiel, enfin, pour le progrès des lumières, et même pour l’établissement d’un système bien combiné d’instruction, qu’il existe une société savante dans chaque première division d’un grand État ; par exemple, en France, dans chaque département. Une seule de ces sociétés suffirait dans chacun pour embrasser l’universalité des connaissances humaines ; on l’affaiblirait en la divisant ; et au lieu d’une société où l’honneur d’être admis serait une distinction, où l’on pourrait espérer de ne voir appeler que des hommes d’un mérite réel, on n’aurait bientôt que de petites sociétés dévouées à la médiocrité. J’ajouterai qu’il est inutile d’exiger de leurs membres la résidence dans le chef-lieu ; leur réunion personnelle n’est nécessaire ni pour qu’il s’établisse entre eux une communication suffisante, ni pour les élections qu’ils peuvent être chargés de faire. Il s’est formé en Italie une société ainsi dispersée, et elle y subsiste avec succès depuis plusieurs années. Par ce moyen, on n’est pas obligé de se borner à ceux qui habitent le chef-lieu, ou qu’on peut y fixer par des places ; les connaissances plus uniformément répandues sont plus généralement utiles, et l’on profite à la fois des avantages de la réunion et de ceux de la dispersion des lumières.

Ce n’est pas encore ici le lieu de développer la constitution qui convient à ces sociétés, de montrer combien elles sont nécessaires à l’instruction, non des enfants, mais des hommes, à l’accroissement, et peut-être même à la conservation des lumières ; combien nous sommes éloignés du moment où elles deviendraient inutiles ; combien il est absurde de les croire sans force pour l’encouragement du génie, et vide de sens de prétendre qu’elles lui ôtent sa liberté. Mais, avant de parler de l’influence que je crois utile de leur donner sur le choix des maîtres, il est nécessaire d’entrer dans quelques détails sur leur nature et sur l’esprit qui les anime.

L’honneur que j’ai d’être attaché depuis longtemps à une des sociétés savantes les plus célèbres m’impose ici le devoir d’une austère franchise.


Les compagnies savantes doivent se renouveler par leur propre choix.


Il est de la nature des compagnies savantes de choisir elles seules leurs membres ; en effet, puisque leur objet essentiel est d’augmenter les lumières, d’ajouter à la masse des vérités connues, il est clair qu’elles doivent être composées des hommes de qui on peut attendre ces progrès. Eh ! qui donc décidera si un individu doit être placé dans cette classe, sinon ceux qui sont censés eux-mêmes en faire partie ? Toute autre méthode serait absurde.


Examen des reproches qu’on leur fait.


On leur a reproché également et que leurs choix appelaient dans leur sein un grand nombre de savants ou de littérateurs médiocres, et qu’elles se faisaient un jeu d’exclure les hommes d’un mérite distingué, qui, par l’indépendance de leur caractère et de leurs opinions, avaient blessé la vanité ou la morgue de ces auteurs à brevet et de ces savants privilégiés. Le premier reproche peut être fondé à quelques égards : le nombre des places étant nécessairement fixé (car un nombre illimité exposerait bien plus à de mauvais choix, et ne serait propre qu’à encourager la médiocrité), il a dû naturellement arriver qu’au défaut d’un mérite reconnu, la faveur ait influé sur le choix, devenu alors presque arbitraire ; il a dû arriver aussi que les considérations personnelles aient écarté un grand talent pour une, pour deux élections ; mais jamais cette exclusion n’a été durable : l’amitié ou la haine ont pu quelquefois retarder son admission, mais non l’empêcher.

On ne pourrait citer, dans toutes les compagnies savantes de l’Europe, l’exemple d’un seul homme rejeté par ces sociétés, et dont le talent ait été reconnu par le jugement de la postérité ou par celui des nations étrangères. Sans doute, les académies qui s’occupent des sciences physiques ont repoussé courageusement ces charlatans qui, ayant usurpé une réputation éphémère par de hautes prétentions et de magnifiques promesses, n’ont pu séduire les savants aussi aisément que la multitude. Elles n’ont point accueilli l’ignorant présomptueux qui leur annonçait, comme de brillantes découvertes, des vérités depuis longtemps vulgaires, ou des erreurs déjà oubliées. Elles ont été sévères, même pour ces hommes qui sans véritable science comme sans génie, ont cru y suppléer par des systèmes, par des phrases ingénieuses où ils déployaient la séduisante philosophie de l’ignorance. Mais, bien loin que ce soit un tort, c’est, au contraire, la plus forte preuve de l’utilité de ces institutions. Les autres académies, qui ne pouvaient avoir une échelle aussi sûre pour mesurer le talent, ne sont pas moins à l’abri du reproche d’avoir éloigné d’elles les hommes de génie. Celle qui en a essuyé de plus violents, l’Académie française, n’a pas, sans doute, sur sa liste, tous les noms qui ont honoré notre littérature ; mais qu’on examine ceux qui y manquent, et on verra que tous, sans exception, en ont été écartés par la superstition, qui tenait dans un honteux avilissement les dépositaires du pouvoir, lâches ou corrompus, et leur dictait avec une hypocrite arrogance les noms qu’elle voulait illustrer et proscrire. je demanderai donc comment on peut craindre la partialité des académies, si, dans un siècle, dix de ces corps ne peuvent en offrir un seul exemple.

On leur reproche encore un attachement opiniâtre à certaines doctrines, qui peut, dit-on, les conduire à de mauvais choix, et contribuer à prolonger les erreurs. Celui de l’Académie des sciences de Paris, pour le cartésianisme, en est l’exemple le plus frappant que l’on puisse citer, et par son importance et par sa durée ; cependant son cartésianisme ne l’a point empêchée d’admettre, d’appeler des géomètres newtoniens. Ce sont des membres de cette même académie qui, les premiers, dans le continent de l’Europe, ont professé hautement le newtonianisme. Les Cartésiens se bornaient à regarder comme une philosophie dangereuse pour la vérité celle qui, ne se croyant pas obligée de remonter à un principe de mouvement purement mécanique, s’arrêtait tranquillement à une loi vérifiée par l’expérience ; et, malgré cette dispute de métaphysique, les Cartésiens ne refusaient ni de croire les faits nouveaux qu’ils perdaient leur temps à expliquer par je ne sais quelles combinaisons de tourbillons, ni d’admirer les découvertes de calcul qu’ils gémissaient de voir si mal employées.

On a objecté à ces mêmes compagnies leur répugnance à reconnaître les découvertes, les nouveautés utiles quand elles n’ont pas pour auteurs ou des académiciens, ou des hommes liés avec eux de société ou d’opinion. On peut encore ici en appeler à l’expérience. Depuis que ces sociétés existent (et quelques-unes datent de plus d’un siècle), on ne citerait pas l’exemple d’une seule invention réelle qui ait été rejetée par elles. Sans doute elles n’ont pas voulu les approuver sans preuves ; elles ont distingué soigneusement entre ce qu’on admet d’après une première impression, comme une chose probable qu’on se réserve d’examiner lorsqu’on voudra ou la faire servir de base à une théorie, ou l’employer dans la pratique, et ce qu’on déclare solennellement reconnaître pour une vérité ; mais cette lenteur, cette rigueur scrupuleuse n’est-elle pas le meilleur garant de la sûreté de leurs décisions ? Et des philosophes qui savent que les vérités prouvées ne diffèrent des simples aperçus de l’instinct que par un degré plus grand de probabilité, pourraient-ils avoir une autre conduite, professer d’autres principes ? Qu’ensuite on examine ces découvertes repoussées avec tant de cruauté ; qu’on écoute sur elles le jugement infaillible que le temps en a porté, on verra qu’elles se réduisent à des demi-vérités anciennement connues ou à de pures chimères ; qu’elles ont été bientôt oubliées, et souvent après avoir expié, par quelques mois de ridicule, leur célébrité usurpée.

La raison se joint ici au témoignage de l’expérience : une société savante s’avilirait elle-même, et la considération de ses membres s’anéantirait par leur refus obstiné d’un homme d’un grand talent. Cette considération n’est fondée que sur la bonté, presque générale, des choix. La gloire de quelques-uns se répand sur les autres ; les grands noms qui décorent une liste académique jettent une sorte d’éclat sur les noms moins célèbres qu’on lit auprès d’eux ; et cette confraternité repousse l’idée d’une infériorité trop prononcée.

Le but de ces sociétés est de découvrir des vérités, de perfectionner des théories, de multiplier les observations, d’étendre les méthodes. Serait-il rempli, si elles ne choisissaient que des hommes incapables d’y concourir ? Et l’habitude des mauvais choix ne les aurait-elle pas bientôt détruites ? Il y a donc une cause toujours subsistante qui, agissant dans toutes leurs élections en faveur de la justice, fait qu’au milieu des passions qui se balancent, l’avantage doit être pour elle. Cette force ne pourrait être vaincue que par l’envie, qui s’élèverait contre un homme vraiment supérieur. je ne nierai point l’existence de ce sentiment, ni sa honteuse influence ; mais admettre un savant dans une académie, ce n’est pas reconnaître en lui une supériorité humiliante pour ceux qui déjà partagent cet honneur. L’homme le plus jaloux du génie de Newton n’aurait pas eu le délire de prétendre qu’il ne méritait pas une place dans une société savante, et le fanatisme, réuni à l’hypocrisie, a eu besoin d’appeler à son secours d’autres préjugés, pour oser dire que le nom de l’auteur d’Alzire déparerait la liste de l’Académie française. L’envie voulait bien qu’il fût inférieur à Crébillon, mais elle ne le plaçait pas au-dessous de Marivaux ou de Danchet. Enfin, s’il n’y avait que ces grandes injustices à craindre, la force de l’opinion publique suffirait pour les empêcher d’être durables.

Il en est de même des jugements des sociétés savantes sur des découvertes, sur des projets. Ne confondons pas ces jugements avec ceux qui sont portés dans les affaires ordinaires de la société. Ici l’objet à juger est constant, il subsiste toujours ; on peut à tous les instants prouver l’erreur d’une décision ; et le juge, placé entre le reproche ou de partialité ou d’ignorance, ne peut échapper à tous les deux. Quelque crédit qu’un académicien ait dans son corps, quelle que soit l’autorité du corps lui-même sur l’opinion, la voix des savants de toutes les nations aurait bientôt étouffé la sienne. Ce tribunal, qu’on ne peut ni séduire, ni corrompre, garantit l’impartialité de tous les autres ; c’est lui qui distribue la honte ou la gloire. Le savant qui déclare son opinion sur une théorie, sur une invention, juge moins cette théorie, cette invention, qu’il ne se soumet lui-même au jugement libre de ses pairs. Ainsi l’amour-propre, la crainte de se déshonorer, répond ici de l’intégrité des juges, et l’intérêt qu’ils pourraient avoir à mai juger ne peut contrebalancer celui de leur existence scientifique. Une seule erreur suffirait pour la détruire ; plus la découverte rejetée serait grande, brillante, utile, plus leur honte serait durable : aussi mériteraient-ils bien plutôt le reproche de trop d’indulgence. On trouve dans ces sociétés plus de talent que d’érudition dans les sciences ; et les inventions oubliées y passent souvent pour des inventions nouvelles. La paresse est indulgente, et elle est naturelle à des hommes livrés à la méditation, quand on les arrache à leurs idées pour les forcer à se traîner sur celles d’autrui. Enfin, la présence des hommes supérieurs empêche la médiocrité d’être difficile, et eux-mêmes sont d’autant plus disposés à traiter favorablement les petites choses, que la gloire qui en est le fruit ressemble moins à la leur. Voilà pourquoi l’on peut laisser les compagnies savantes se renouveler elles-mêmes, sans craindre qu’elles cessent jamais d’être, à chaque époque, la réunion des hommes les plus éclairés, les plus célèbres par leurs talents. Voilà pourquoi on peut se fier à leurs jugements, sans craindre ni les préjugés, ni les systèmes de quelques-uns de leurs membres.

Ces reproches tant répétés de s’emparer de l’opinion, d’arrêter les progrès des découvertes, d’exercer en quelque sorte un monopole sur la vérité comme sur la gloire, sont donc absolument chimériques, et il n’est pas difficile d’assigner la cause de ces vaines accusations. Elle est dans la réunion trop commune d’une grande présomption à beaucoup d’ignorance ; d’une mauvaise tête à des connaissances étendues, mais mai dirigées ; d’une imagination désordonnée au talent de l’invention dans les petites choses. Tous ceux en qui on peut observer cette réunion sont les ennemis naturels des sociétés savantes, devant qui ni leurs prétentions, ni leurs erreurs, n’ont pu trouver grâce. L’opiniâtreté attachée à ces défauts de l’esprit ne leur permet pas de comprendre qu’on puisse de bonne foi refuser d’adopter leurs opinions, d’admirer leurs prétendues inventions, de reconnaître la supériorité de leurs talents ; ils ne voient que l’envie qui puisse expliquer un phénomène si extraordinaire. On me dispensera de prouver cette observation par des exemples. Tout homme qui connaît les détails de ce qui se passe journellement dans les sciences en trouvera sans peine ; mais j’observerai que, parmi les nombreux détracteurs des académies, pris dans le nombre de ceux qui se donnent pour savants, il n’en est pas un seul dont il ne soit facile d’expliquer par ce moyen la mauvaise humeur et la haine de ce qu’ils appellent si ridiculement l’aristocratie littéraire ; il n’en est pas un seul pour qui on ne puisse dire quelle est l’ignorance grossière, le système chimérique, la vaine prétention qui, repoussée par un jugement sévère, mais à peine juste, ou même par le silence, a été la cause secrète de sa colère.

Joignez-y une foule d’hommes qui, occupés des arts dont les sciences sont la base, voient dans les sociétés savantes des juges redoutables pour la charlatanerie, et dans leurs membres, des censeurs qui peuvent les apprécier et découvrir leur ignorance, quel que soit le masque dont ils essayent de la couvrir. Ils traînent à leur suite une foule non moins nombreuse de ces gens qui, ignorant même ce que peut être une science, s’irritent de la seule idée qu’un autre homme ait la prétention de connaître ce qu’ils ignorent ; haïssent dans les savants la supériorité de lumières autant que la gloire, et ne pardonnant aux sciences, que ces applications faciles qui ne supposent aucune supériorité, favorisent ceux qui se vantent d’avoir fait des découvertes sans rien savoir, parce qu’ils les voient plus près d’eux, parce qu’ils sont les ennemis de leurs ennemis, parce que, enfin, ils recherchent leurs suffrages que les vrais savants dédaignent.

Les sociétés savantes n’ont pas eu besoin de la puissance publique pour se former ; elle les a reconnues et ne les a pas créées. L’Académie des sciences de Paris existait chez Carcavi ; la société de Londres, chez Oldenbourg ; elles étaient l’une et l’autre l’assemblée des hommes les plus célèbres de chaque nation, et elles le sont encore. Adoptées par les rois, elles ont continué d’être ce qu’elles avaient été, ce qu’elles seraient restées sans eux. Les règlements, souvent contraires à la liberté, imposés à quelques-unes de ces sociétés, n’en ont pas changé l’esprit, et il durera tant que leur mobile sera le même ; tant qu’il sera, non une telle vue d’utilité publique, non l’encouragement de tel art nécessaire, mais le besoin naturel aux hommes nés pour la vérité, de s’avancer sans relâche dans la route qui y conduit.

L’association des hommes les plus éclairés d’un pays étant une fois formée, qu’elle l’ait été par leur seule volonté, ou que l’autorité l’ait établie, elle subsistera aussi longtemps que les sciences, quand même la puissance publique égarée refuserait de l’adopter et de profiter de ses lumières. Il ne s’agit donc point de créer, de conserver à un corps le privilège exclusif de la science, mais de la reconnaître, de l’encourager dans le corps où elle existe, où elle doit exister toujours, quand une fois elle y a été réunie. Et elle doit y exister toujours, parce que l’amour-propre de ceux qui le composent les porte constamment à s’associer les hommes qui ont le plus de talents, et que l’amour-propre de ceux qui n’y sont pas encore admis, leur fait désirer de se trouver sur la liste où se lisent les noms les plus célèbres[3].

Ce n’est donc point à leurs règlements, à l’esprit particulier de celles qui existent, aux lumières ou aux vertus de leurs membres, que les sociétés savantes doivent cet avantage ; c’est à la nature même de leurs travaux. Si elles ont une bonne constitution, c’est-à-dire, une constitution qui les rappelle sans cesse à leur objet, elles conserveront leur esprit plus longtemps, plus complètement. On ne doit pas s’effrayer de l’exemple des anciennes corporations, investies d’une profession exclusive, chargées du maintien d’une doctrine consacrée par la loi ou par la religion. Tout devait naturellement y tendre à fortifier l’esprit du corps, comme dans les sociétés savantes tout, au contraire, tend à le détruire.


Nécessité de ne pas transformer les sociétés savantes en corps enseignants.


Le talent d’instruire n’est pas le même que celui qui contribue au progrès des sciences : le premier exige surtout de la netteté et de la méthode ; le second, de la force et de la sagacité. Un bon maître doit avoir parcouru d’une manière à peu près égale les différentes branches de la science qu’il veut enseigner ; le savant peut avoir de grands succès, pourvu qu’il en ait approfondi une seule. L’un est obligé à un travail long et soutenu, mais facile ; l’autre, à de grands efforts, mais qui permettent de longs intervalles de repos. Les habitudes que ces deux genres d’occupation font contracter ne sont pas moins différentes : dans l’un, on prend celle d’éclairer ce qui est autour de soi ; dans l’autre, celle de se porter toujours en avant ; dans l’un, celle d’analyser, de développer des principes ; dans l’autre, celle de les combiner ou d’en inventer de nouveaux ; dans l’un, de simplifier les méthodes ; dans l’autre, de les généraliser et de les étendre. Il ne faut donc pas que les compagnies savantes s’identifient avec l’enseignement, et fassent, en quelque sorte, un corps enseignant : alors, l’esprit qui doit les animer s’affaiblirait ; on commencerait à y croire qu’il peut exister pour des hommes voués aux sciences, une gloire égale à celle d’inventer, de perfectionner les découvertes ; l’adroite médiocrité profiterait de cette opinion pour usurper les honneurs du génie, et ces sociétés perdant tous leurs avantages, contracteraient les vices des corps voués à l’instruction. Mais il faut qu’elles influent sur l’enseignement par leurs lumières, par leurs travaux, par la confiance que méritent leurs jugements.

Après cette digression nécessaire, je reviens à mon sujet.


Élection, confirmation et destitution des maîtres.


Nous trouvons d’abord des maîtres destinés à l’enseignement général dans les trois degrés d’instruction. Ces places ne doivent être données qu’à des hommes jugés dignes de les remplir par la société savante établie dans le chef-lieu, et placés par elle sur une liste qui sera formée séparément pour chaque degré. Pour les deux premiers, l’inspecteur des études du district, et pour le troisième, celui des études du département, choisiraient sept personnes parmi celles qui sont sur la liste, et qui leur paraîtraient les plus propres à remplir la place vacante. Il s’agit ici de ces convenances personnelles, qui ne sont jamais mieux appréciées que par un homme seul, intéressé à s’honorer par des choix de la bonté desquels la nature de ses fonctions rend sa propre réputation responsable. Enfin, pour les places du premier degré, les chefs de famille établis dans l’arrondissement choisiraient entre les personnes présentées. Pour le second, ce choix appartiendrait au conseil du district ; pour les autres, à celui du département.

Viennent ensuite les places de professeurs de sciences particulières attachés aux deux derniers degrés d’instruction. La liste de ceux-ci serait également formée par la société savante du département. Les inspecteurs d’études du district ou du département en présenteraient cinq pris sur cette liste, et le choix entre ces cinq serait fait par un certain nombre de commissaires que la société savante choisirait parmi ceux de ses membres qui ont cultivé la science pour laquelle on demande un maître. Si on se rappelle que cette partie de l’instruction n’est pas destinée à tous les élèves, qu’ils pourront indépendamment d’elle acquérir toutes les connaissances nécessaires, et pour eux-mêmes et pour le service public, on verra que l’intérêt commun, qui résulte de l’intérêt particulier de chaque citoyen, doit céder ici à l’avantage général de la société. Cet intérêt immédiat est trop faible pour donner le droit de choisir entre des talents qu’on ne peut apprécier.

Enfin, comme il ne s’agit pas des qualités propres à l’enseignement dont un homme instruit peut juger jusqu’à un certain point, sans s’être appliqué à la science particulière qui en est l’objet, mais d’un choix de préférence qui exige l’étude de cette science, ce n’est pas à la société savante entière, mais à une commission formée par elle, qu’il faut confier cette fonction. Un autre motif doit déterminer encore à ne pas remettre à des corps administratifs déjà chargés des fonctions publiques, un choix qui évidemment ne peut être fait par la généralité des citoyens ; c’est la nécessité de conserver à une partie de l’instruction une indépendance absolue de tout pouvoir social. Cette indépendance est le remède le plus sûr que l’on puisse opposer aux coalitions qui se formeraient entre ces pouvoirs, et introduiraient dans une constitution en apparence bien combinée un corps de gouverneurs séparé de celui des gouvernés. C’est le seul moyen de s’assurer que l’instruction se réglera sur le progrès successif des lumières, et non sur l’intérêt des classes puissantes de la société, et de leur Ôter l’espérance d’obtenir du préjugé ce que la loi leur refuse. C’est le moyen de se préserver sûrement de la perpétuité de doctrine si chère aux hommes accrédités, qui, sûrs alors de la durée de certaines opinions, arrangent d’après elles le plan de leurs usurpations secrètes.

L’instituteur et l’institutrice mis à la tête des établissements destinés à l’éducation des élèves entretenus par la nation, seraient d’abord choisis sur une liste des personnes déclarées capables par la société savante, et on exigerait au moins des hommes quelques années d’exercice de la profession de maître. L’inspecteur des études choisirait sur cette liste cinq personnes, parmi lesquelles les électeurs du district ou du département feraient un choix. Ici, comme il ne s’agit point d’une instruction donnée dans une école publique, mais d’une institution particulière qui a sur les mœurs et sur le caractère une influence plus directe, comme c’est un ministère de confiance, et que la capacité une fois assurée, tous les citoyens sont juges des qualités morales qui doivent mériter la préférence, le choix ne peut être confié avec justice qu’aux représentants immédiats des chefs de famille, puisque ceux-ci ne peuvent le faire eux-mêmes. L’économe de la maison doit être absolument distinct de l’instituteur ; le mélange de ces fonctions inspire naturellement aux enfants une sorte de mépris pour un chef qu’ils s’accoutument à regarder comme l’entrepreneur de leur nourriture. Cet économe serait choisi par le directoire des districts ou des départements.

L’inspecteur des études de chaque district serait choisi parmi les membres de la société savante. L’inspecteur du département désignerait cinq sujets pour chaque place, et le conseil du district choisirait entre eux. L’inspecteur du département serait pris, ou parmi les membres de cette société, ou parmi ceux des compagnies savantes de la capitale. Un bureau général d’éducation, qui y serait placé, désignerait sur cette liste cinq sujets entre lesquels le conseil du département choisirait ensuite. Lorsque les affaires ont une sorte de généralité, que les détails journaliers n’en forment pas la plus grande partie, ou sont de nature à pouvoir être partagés sans confusion, un bureau très peu nombreux est préférable à un seul homme, même pour les fonctions où l’unité des vues et la promptitude des décisions semblent exiger un agent unique. C’est pour cela qu’on propose ici un inspecteur dans chaque département, et dans la capitale un bureau dont chaque membre serait chargé en particulier des détails relatifs à chacune des cinq, ou plutôt même des trois grandes divisions, entre lesquelles on partagerait toutes les connaissances humaines théoriques ou pratiques.

Les élections, ayant toujours lieu entre un nombre de sujets déterminé, se feraient de la manière suivante. Pour sept éligibles, chaque votant écrirait quatre noms sur un billet, suivant l’ordre de préférence qu’il leur accorderait, et trois, s’il n’y avait que cinq éligibles ; on préférerait celui qui aurait la pluralité absolue d’abord des premières voix, ensuite des premières réunies aux secondes, et ainsi de suite. Si plusieurs avaient la pluralité absolue, ce qui est possible, dès qu’on passe au-delà des premières voix, on préférerait celui qui aurait le plus de suffrages. En cas d’égalité, on préférerait d’abord celui qui a le plus de voix en ayant égard aux troisièmes, si on s’était arrêté aux secondes ; celui qui a le plus de voix en ayant égard aux quatrièmes, si on s’était arrêté aux troisièmes, ou qu’elles n’eussent pas décidé la chose. Si l’égalité subsistait encore, alors on remonterait aux voix qui n’auraient pas suffi pour donner une pluralité absolue. Par exemple, si elle n’avait été acquise qu’aux troisièmes voix, on préférerait celui qui aurait eu le plus de suffrages dans les deux premières, et enfin celui qui en aurait eu le plus dans les premières ; et l’âge ne déciderait que dans les cas d’une égalité rigoureuse ; combinaison qui ne se présenterait presque jamais.

Lorsque les inspecteurs d’études, les instituteurs, les maîtres auraient rempli leurs fonctions pendant l’espace de temps qui aurait été déterminé, ils pourraient être confirmés de nouveau. Pour les places des premiers établissements, cette confirmation serait faite par les chefs de famille, et pour les autres par les électeurs de district ou de département.

Quant à la destitution des maîtres et des instituteurs, elle ne doit avoir lieu que pour des causes graves et déterminées par la loi. Il paraît que l’on doit réserver à l’inspecteur des études et au procureur-syndic le droit de la demander ; elle doit être prononcée par un jury, où le président du département ferait les fonctions de directeur du jugement, et dont les membres seraient pris parmi ceux de la compagnie savante et les maîtres des différents ordres. Quant aux inspecteurs d’études, on suivrait les mêmes principes, à la seule différence que la destitution ne pourrait être demandée que par le procureur-syndic du district ou celui du département.


Choix des enfants élevés aux dépens du trésor public.


Pour choisir les enfants destinés à être élevés aux dépens de la nation, dans les institutions de district et ensuite dans celles de département, on peut prendre la méthode suivante. Pour les premiers, on établirait d’abord que le choix se ferait toujours entre un nombre d’enfants huit fois plus grand, par exemple, que celui des places ; que si on a six places d’hommes à donner, on présentera quarante-huit enfants ; vingt-quatre, si on en a trois de filles. Le nombre des places à nommer ne peut être fixé d’une manière invariable, parce qu’il en peut vaquer par la mort, par la retraite, par l’expulsion des enfants, et que d’ailleurs, quoique le cours soit de quatre ans, il faut se réserver la possibilité de le prolonger dans certaines circonstances, et même de l’abréger dans quelques autres. La nécessité de se proportionner à l’intelligence des enfants en fait une loi. Pour déterminer cette présentation, l’inspecteur des études du district en partagerait le territoire en huit parties renfermant à peu près chacune un même nombre d’élèves. Cette division, présentée au conseil du département et acceptée par lui, ne serait renouvelée que tous les dix ans, et dans le cas d’une inégalité devenue sensible. Dans chacun de ces arrondissements, chaque maître choisirait deux de ses élèves ; mais les parents dont les élèves n’auraient pas été choisis auraient le droit de les présenter au concours. Ce choix du maître, ce droit des parents, ne s’étendrait que sur ceux qui, par le vœu séparé de leurs condisciples et celui des pères de famille, auraient été jugés mériter par leur conduite et leur caractère d’être mis au rang des enfants de la nation. Le maire de chaque communauté et les maîtres se rendraient chacun avec les enfants au lieu et au jour désignés par l’inspecteur des études ; là, les maires choisiraient parmi les maîtres cinq d’entre eux qui interrogeraient ces enfants, et ensuite désigneraient ceux qui annoncent le plus de capacité. Les enfants présentés seraient conduits au chef-lieu du district, où l’inspecteur des études et quatre personnes choisies par le directoire du district, parmi les maîtres de l’établissement du chef-lieu, examineraient les candidats, et prononceraient sur la préférence.

Quant à ceux qui, de l’institution du district doivent passer à celle du département, après un jugement de leurs condisciples et un des maîtres qui déciderait s’ils le méritent par leurs qualités morales, chaque maître choisirait un certain nombre de ses élèves. L’instituteur, l’inspecteur d’études auraient le même droit, et par conséquent chaque enfant pouvant être désigné par ses différents maîtres, par l’instituteur, s’il a été élevé dans sa maison, et par l’inspecteur d’études, le choix ne dépendrait point de la partialité ou de la prévention d’un seul homme. Le conseil du district nommerait alors quatre maîtres qui, joints avec l’inspecteur d’études, examineraient les enfants, et en choisiraient un nombre égal à celui ou à deux fois celui des places vacantes, selon que le nombre des districts serait plus ou moins grand. Enfin, dans le chef-lieu du département, on déterminerait le choix suivant une forme semblable. Il serait facile de faire de ces élections autant de petites fêtes simples et touchantes, propres à exciter l’émulation entre les enfants, et même entre les pères de famille.


Motifs de préférer une élection simple à un concours entre les maîtres.


Dans cette constitution d’enseignement, on a préféré l’élection pour les maîtres à un concours, à une décision portée d’après un examen public. je regarde ces formes précisément du même œil que les publicistes éclairés considèrent les preuves légales ; ils proscrivent celles-ci, non qu’il soit mauvais en soi de soumettre les preuves à des règles rigoureuses, mais parce que l’état actuel des lumières ne permet pas d’en établir de bonnes, et qu’ainsi le jugement des hommes sages et impartiaux doit être préféré à une règle incertaine qui, n’assurant pas la vérité, peut dès lors conduite à l’erreur. Il en est de même d’un concours ; rien ne peut répondre que les formes de ce concours assurent un bon choix, surtout lorsqu’il ne s’agit pas de décider du degré plus ou moins grand d’une seule qualité, mais d’un ensemble de qualités diverses et même indépendantes. Si le concours se fait en particulier devant des juges éclairés, alors il ne peut devenir qu’un moyen de jeter de l’incertitude sur ce jugement, et de lui ôter la confiance par une opposition nécessaire, entre le choix fait par les juges et ce que rapporteront du concours ceux des candidats qui n’ont pas été préférés. Si, au contraire, ce concours est public, il n’en est pas comme d’un jugement sur un fait où tous les spectateurs ayant des lumières suffisantes pour être juges, sont des censeurs utiles de la conduite de leurs égaux. Ici, au contraire, les spectateurs incapables de juger favoriseraient celui qui parlerait avec plus de facilité ou de hardiesse, et ne s’apercevraient pas des erreurs grossières où il pourrait tomber, s’il les niait ou les disculpait avec une adroite impudence. Leurs jugements seraient presque toujours contraires à celui des hommes éclairés, et les meilleurs maîtres seraient exposés à perdre d’avance la confiance publique. L’adoption de ce moyen conduirait insensiblement à corrompre les études, à substituer le bavardage à la raison, les connaissances qui amusent à celles qui instruisent, les petites choses qui étonnent un moment à celles qui perfectionnent réellement la raison. En admettant l’examen public pour les élèves, on ne s’écarte pas de ces principes ; en effet, il est aisé de voir que la facilité est, à l’époque où on les y soumet, presque le seul signe de talent qu’ils puissent donner ; il est clair aussi que les témoins de l’examen, quelques prévenus qu’ils soient, ne les croiront pas plus habiles que des maîtres, et qu’ainsi leur hardiesse dans la dispute n’en imposera pas. On a proposé de faire concourir les élèves à la nomination des maîtres je crois ce moyen aussi dangereux que le concours d’ailleurs, il ne pourrait être admis que pour les enseignements dans lesquels les élèves, destinés à des professions qui exigent beaucoup de connaissances ou à l’étude des sciences, sont déjà des hommes instruits ; ainsi, ce moyen n’est pas applicable à la partie de l’instruction publique dont nous traitons ici.


Les maîtres doivent être payés sur le trésor public.


Les maîtres auront des appointements sur le trésor public, et non des honoraires payés par leurs élèves. On a prétendu qu’il pourrait y avoir plus de justice dans cette dernière méthode de salarier les maîtres. Mais 1° l’instruction publique n’est pas seulement utile aux familles des enfants qui en profitent, elle l’est à tous les citoyens ; ce second genre d’utilité générale et moins direct doit même être placé au premier rang pour l’instruction qu’il n’est pas indispensable d’étendre à tous les enfants, et cependant voilà celle qu’on propose de faire payer ; car il paraît convenu que l’instruction nécessaire à tous doit être gratuite ; 2° le principe de faire contribuer aux charges publiques à proportion du revenu n’est pas seulement fondé sur ce que le plus riche a un intérêt plus grand au maintien de la société, mais aussi sur ce que des sommes égales ont réellement pour lui une moindre importance ; 3° l’intérêt public demande que l’on égalise les charges que le hasard peut rendre trop disproportionnées ; tous gagneraient à l’égale distribution d’une charge qui serait aujourd’hui pour une famille le tiers du revenu de son chef, et qui pour la génération suivante n’en serait que le trentième ; tandis que, pour une autre famille, elle suivrait une marche inverse. Il y a plus d’avantage pour la société si, sur cent familles qui ont des fortunes égales, chacune paye pour l’instruction de deux enfants, que si quelques-unes ne payaient rien, tandis que d’autres payeraient pour l’instruction de dix. En général, dans toutes les dépenses utiles à la généralité des citoyens, si les causes qui produisent une disproportion dans le besoin que chacun a de ces dépenses ne sont pas volontaires, la justice, le bien général demandent de les soustraire aux inégalités que le hasard peut produire. On parle de l’émulation que pourrait produire entre les maîtres le désir de multiplier leurs écoliers ; mais cette émulation, fondée sur un motif de profit, est-elle au nombre des sentiments qu’il est bon d’exciter en eux ? Vous voulez les relever dans l’opinion, ne commencez donc point par lier leur gloire à un intérêt pécuniaire, le plus avilissant de tous, par faire de leurs gains la mesure de leur célébrité et de leurs succès. D’ailleurs, cette émulation supposerait un grand concours de disciples, ce qui n’aura pas lieu dans la plupart des établissements, ni pour la plupart des professeurs. Enfin, si cette préférence des disciples produit une véritable émulation pour les genres d’enseignement d’un ordre supérieur confiés à des maîtres vraiment célèbres, on ne peut en attendre, dans les enseignements élémentaires dont il s’agit ici, que l’inconvénient de favoriser ceux qui auraient le talent de la parole, au préjudice de ceux qui auraient la philosophie et le talent de l’instruction ; et vous n’encourageriez dans les maîtres que le charlatanisme facile, propre à séduire les parents qui doivent décider du choix.

D’ailleurs, il en résulterait une inégalité plus grande dans l’instruction ; tel homme en état de payer pour son fils une nourriture simple dans une pension, ou dans la maison d’un ami, d’un parent, ne le pourra plus, s’il faut y ajouter l’honoraire de plusieurs maîtres. Les villes les plus opulentes, les pays riches auront exclusivement les meilleurs maîtres, et ajouteront cet avantage à tous les autres.


On a conservé dans ce plan l’indépendance nécessaire pour la liberté.


Il me reste à examiner maintenant si l’on respecte assez dans ce plan d’instruction cette espèce d’indépendance, cette possibilité d’une concurrence libre que doivent laisser les établissements nationaux, qui ne sont exclusifs ni par la nature de leur objet, ni par la force même des choses. On peut diviser les institutions publiques en trois classes : celles qui, essentielles à l’ordre social, ont besoin d’être immédiatement maintenues par la force publique, tels sont les tribunaux, les établissements pour la police, pour l’administration. Il en est d’autres où l’on pourrait à la vérité laisser la concurrence, mais où elle ne peut exister dans le fait : tels sont certains établissements consacrés à l’utilité générale, comme l’éclairage d’une ville, le nettoyage de ses rues, la confection des travaux propres à la navigation, à la facilité des communications par terre. Supposons en effet (et la justice semble l’exiger) qu’on laisse à la volonté d’un certain nombre de propriétaires la liberté de former d’autres établissements du même genre, il est évident qu’il ne leur serait possible de l’exercer que dans des cas très rares. Enfin, il est des institutions où la concurrence doit être respectée, au point de ne pas mettre obstacle à la volonté de ceux qui ne jugeraient pas à propos de profiter des établissements publics ; ce sont celles qui ont un rapport plus direct soit avec la liberté, soit avec des intérêts plus personnels, dont chaque homme doit exclusivement rester juge. Ainsi, par exemple, la puissance publique peut et doit même, dans certains cas, assurer aux citoyens d’une ville, d’un canton, les secours d’un médecin, d’une sage-femme : cependant, non-seulement ce serait abuser du revenu public que d’en multiplier le nombre, mais si on le multipliait assez pour rendre la concurrence impossible, on gênerait la liberté que chacun doit avoir de choisir pour lui-même. Si alors l’utilité commune ordonne à la puissance publique d’agir, le respect pour la liberté lui prescrit de régler son action de manière à n’offrir que des avantages volontaires, à ne pas se considérer comme dépositaire de l’autorité ou de la force nationale, mais à se conduire comme un particulier riche, à qui le sentiment d’une bienfaisance éclairée inspirerait de vastes plans d’institutions publiques, et qui n’a pas le droit de leur donner, même indirectement, une existence exclusive.

L’instruction doit être mise dans cette dernière classe d’établissements, non seulement parce qu’il est nécessaire de conserver aux parents une véritable liberté dans le choix de l’éducation qu’ils doivent à leurs enfants, mais aussi, comme je l’ai déjà observé, parce que l’influence exclusive de tout pouvoir public sur l’instruction est dangereuse pour la liberté et pour le progrès de l’ordre social. Il faut que la préférence donnée à l’instruction établie ne soit, autant qu’il est possible, que l’effet de la confiance. Je dis autant qu’il est possible, parce qu’il n’est pas moins nécessaire que cet établissement suffise à tous les besoins de la société.

Maintenant, en examinant les détails du plan proposé, on voit d’abord que la gêne imposée aux pères de famille se borne, pour la première éducation, à choisir sur une liste des maîtres assujettis eux-mêmes à une forme d’enseignement ; que partout où la population est un peu nombreuse, rien n’empêche qu’il ne s’établisse d’autres maîtres ; tandis que dans les autres cantons, si la nation n’en avait pas établi, ces maîtres libres n’auraient même pu exister. On voit de plus en plus que les maisons d’institution restent absolument libres, excepté pour les enfants élevés aux dépens du public. On voit encore que l’instruction destinée à tous, dans les deux derniers degrés, peut être également donnée dans ces maisons d’institution libres, qui peuvent même ouvrir leurs écoles à des externes, sans que pour cela ces élèves soient exclus des autres leçons données par les professeurs pour les sciences particulières. Enfin, ceux-ci ne formant point corps, étant isolés les uns des autres, il devient également possible ou qu’il s’établisse un maître pour une de ces sciences, si celui de l’instruction publique n’attire pas la confiance, ou qu’il s’en forme pour les parties des sciences que l’opinion jugerait utiles, et qu’une erreur des administrateurs de l’enseignement national en aurait exclues. La dépense qui en résulterait pour les pères ne peut ici être regardée comme un obstacle ; s’ils sont pauvres, la petite portion pour laquelle ils auront contribué ne peut être une charge pesante, quand même ils ne voudraient pas en profiter, et moins encore en serait-ce une pour les parents riches.

Enfin, cet établissement d’un enseignement plus libre, placé auprès de celui qui dirige la puissance publique, et les différentes fonctions attribuées à des compagnies savantes sur lesquelles elle n’exerce aucune autorité, sont autant de moyens de diminuer l’influence que ceux qui gouvernent auraient sur l’instruction, et d’y substituer celle de l’opinion indépendante des hommes éclairés. Nous avons montré comment, sans tomber dans l’idée absurde de donner un privilège exclusif de lumières et de sciences, on pouvait s’assurer de connaître cette opinion, puisque les hommes éclairés, si on les laisse libres dans leur choix, sauront se connaître et se réunir ; et que si la société reconnue par le pouvoir public était tentée de se corrompre, la crainte de voir une société libre se former auprès d’elle serait toujours capable de la contenir. Ainsi la liberté n’a point à craindre le danger d’une instruction dirigée d’après les vues politiques des dépositaires du pouvoir ; ainsi les familles restent libres dans le choix d’une instruction ; ainsi la facilité d’opposer une autre instruction à l’instruction établie, d’y ajouter ce qui pourrait y manquer, est à la fois une ressource contre les erreurs qui peuvent se glisser dans cet établissement, et une espèce de censure toujours subsistante.

Cette liberté d’instruction indépendante s’étendant sur tous les maîtres, sur l’enseignement de toutes les sciences, sur les maisons d’institution, sur les compagnies savantes, il ne peut rester la crainte la plus légère à ceux qui portent même jusqu’au scrupule l’amour d’une liberté la plus indéfinie ; mais en même temps cette concurrence n’est pas à craindre pour les établissements autorisés, tant que ceux-ci n’auront pas une infériorité marquée ; et la puissance publique aura rempli ses devoirs sans excéder ses droits. Jusqu’ici elle a préparé des hommes ; mais elle voudra qu’ils conservent, qu’ils perfectionnent ce qu’elle leur a donné ; elle n’abandonnera pas au hasard le fruit de ses premières institutions, et aux secours donnés sous l’autorité de la tendresse paternelle succéderont des secours offerts aux hommes et dignes qu’une raison indépendante s’empresse de les accepter.


  1. Tiré de la bibliothèque de l’Homme public, tome II, seconde année.
  2. Supposons une place ayant 600 livres d’appointements, et que par conséquent on accumule un fonds de 100 livres, et aussi 100 livres pour former une rente viagère. Au bout de quinze ans, le maître aurait une retraite de 80 livres de rente foncière, remboursable de 2 000 livres à sa mort, et 174 livres de rente viagère (en supposant qu’il commence sa carrière a vingt-cinq ans) : total 254 livres. Après vingt ans, dans la même hypothèse, il aurait 116 livres de rente foncière, remboursable de 2 900 livres à sa mort, et 275 livres en rente viagère ; en tout, 391 livres à sa mort, et 275 livres de rente viagère ; en tout, 391 livres. Après vingtsix ans, il aurait 600 livres de retraite, dont 176 livres de rente perpétuelle, remboursable de 4 400 livres, et alors ses avantages n’augmenteraient plus que pour sa famille. D’où l’on voit, 1° que cette forme de récompense ne donne pas un intérêt trop pressant de se perpétuer dans sa place, et en donne cependant un très suffisant à ceux qui sont attachés à leurs familles, c’est-à-dire, aux hommes les plus honnêtes, qu’on doit surtout désirer de conserver, 2° qu’elle offre un encouragement non moins suffisant pour une carrière pénible, mais tranquille et sédentaire ; 3° que le trésor public n’ayant rien à payer sur l’accumulation destinée à former une rente viagère, tous ceux qui mourront dans leurs fonctions, profitant d’un excédent sur tous ceux qui y resteraient plus de vingt-six ans, et épargnant encore sur l’accumulation du fonds les trois quarts de ce qui revient à ceux qui ne laissent que des collatéraux, il s’en faut beaucoup que la dépense réelle soit équivalente au tiers des traitements, et qu’un quart ou même un cinquième serait plus que suffisant.
  3. L’académie dispersée, qui vient de se former en Italie, est une preuve de cette vérité.