Sur la Déclinaison indo-européenne, et sur la Déclinaison des langues classiques en particulier/Partie 1

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SUR LA
DÉCLINAISON INDO-EUROPÉENNE
ET SUR LA
DÉCLINAISON DES LANGUES CLASSIQUES EN PARTICULIER


La déclinaison de la plupart des grammaires aujourd’hui classiques, fondée uniquement sur la routine et sur un système mnémonique inintelligent, ne nous occupera pas ici ; nous la considérerons comme non avenue, et nous étudierons les désinences indo-européennes au flambeau de la linguistique comparative, sans nous inquiéter de l’honnête Lhomond et de ceux qui ont cru bon de suivre son exemple.

I. On retrouve, dans la déclinaison indo-européenne, les mêmes éléments qui concourent à la formation de tous les vocables des idiomes de cette famille, c’est-à-dire des pronoms et des verbes.

Les pronoms communs ou aryaques qui forment les désinences nominales dans les langues indo-européennes sont les suivants :

Nominatif : SA,

Accusatif : MA,

Instrumental sing. : A,

Ablatif sing. : TA,

Génitif : SA, SYA,

Locatif singulier : I,

Locatif pluriel : SA,

Datif sing. : A+I.

Comme on le voit, il n’y a en résumé dans toutes ces formes que cinq pronoms différents : SA, TA, MA, A et I.

Nous serions entraînés trop loin si nous voulions faire l’histoire de ces pronoms ; nous avons d’ailleurs essayé ce travail dans un autre ouvrage[1] dont nous nous contenterons de résumer ici les conclusions. Les formes pronominales destinées en aryaque à démontrer le point dans l’espace, et par analogie dans le temps, sont en perpétuelle opposition les unes avec les autres ; ainsi, tandis que TA et SA sont les indicateurs du point le plus rapproché, leurs correspondants MA et NA sont les indicateurs du point le plus éloigné ; nous verrons tout à l’heure quel rôle important joue cette opposition dans la formation du nominatif et de l’accusatif.

Ce n’est pas tout : les pronoms démonstratifs TA et SA, MA et NA montrant un point quelconque, les pronoms déterminatifs A et I servent à déterminer d’une manière plus précise le point de l’espace TA ou de l’espace MA occupé par l’objet. A et I sont donc secondaires à TA, SA et à MA, NA.

Ceci dit, nous revenons à la déclinaison. Nous avons vu tout à l’heure que certains cas étaient formés par des verbes, ou plutôt par un seul verbe. Ces cas sont l’instrumental, le datif et l’ablatif du pluriel, et le suffixe verbal qui sert à les former est BHI. Ce BHI signifie autour, en apparence, à peu près, aux environs, à la manière de, à la façon de, et il est issu d’un verbe aryaque BHA, briller, luire, paraître, qui a servi à former un grand nombre de verbes diminutifs, et que l’on retrouve dans le sk. bhâti, il resplendit, il brille, il paraît, dans le grec ΦΑΩ, briller, luire, paraître, dans le latin FAX, FACIS, lumière, etc, etc.

Nous verrons plus loin, à l’étude particulière que nous ferons de chacun de ces cas, comment ce suffixe verbal BHI, avec les sens que nous lui connaissons dès maintenant, a pu contribuer à la formation de l’instrumental, du datif et de l’ablatif pluriels.

II. Les grammairiens qui ont osé essayer une méthode synthétique, et parmi lesquels nous citerons avec honneur MM. Eichhoff[2] et Dutrey[3], ont adopté un système de classification des désinences qui, outre qu’il a l’avantage d’être parfaitement scientifique, présente un intérêt pratique des plus sérieux.

Ce système, qui repose sur l’étude comparée de la dérivation indo-européenne, reconnaît deux déclinaisons nominales : une déclinaison simple et une déclinaison générique ; mais comme les formes de ces deux déclinaisons, les seules que l’on devrait trouver dans les grammaires classiques, sont les mêmes prises séparément, nous allons étudier ces formes les unes après les autres, nous réservant de donner ensuite un aperçu général de la déclinaison, et de compléter cet aperçu par des tableaux qui devront graver dans l’esprit du lecteur les désinences indo-européennes.

Nous commencerons donc par étudier les cas.

En dehors du vocatif, dont nous parlerons tout à l’heure, et qui proprement n’est pas un cas, la déclinaison indo-européenne reconnaît deux classes de désinences :

1o Les cas directs à opposition.

2o Les cas indirects à circonstances.

1. Opposés l’un à l’autre comme l’effet à la cause, comme le sujet agissant à l’objet sur lequel il agit, comme l’actif au passif[4], le nominatif et l’accusatif[5] sont les seuls cas directs : tous les autres sont obliques ou indirects

2. Ces cas indirects rendent toutes les circonstances de l’action ; mais ces circonstances sont de trois espèces, ce qui nous conduit à une triple subdivision :

a. — Le moyen d’action du sujet sur l’objet se rend par l’instrumental.

b. — Le double point de départ du sujet vers l’objet se confond avec l’ablatif et le génitif.

c. — Enfin le datif et le locatif expriment le double but ou point d’arrivée de l’idée, soit au lieu seul où elle tend (locatif), soit auprès de quelqu’un de déterminé dans ce lieu même (datif).

Comme on le voit, il n’y a rien autre chose dans tous ces cas qu’une action du sujet sur l’objet, action directe dans les cas directs à opposition, indirecte dans les cas indirects à circonstances.

Mais le sujet ou l’objet peuvent être un, deux ou plusieurs ; ce qui nous donne ce que les grammairiens appellent les nombres. Il faut encore en dire un mot avant de passer à l’étude des cas.

« Le nombre, dit M. Bopp[6], n’est pas exprimé en sanskrit et dans les langues indo-européennes par des affixes spéciaux indiquant le singulier, le duel ou le pluriel, mais par une modification de la flexion casuelle, de sorte que le même suffixe qui indique le cas, désigne en même temps le nombre ; ainsi bhyam, bhyâm et bhyas sont des syllabes de même famille qui servent à marquer, entre autres rapports, le datif : la première de ces flexions est employée au singulier (dans la déclinaison du pronom de la 2e personne seulement), la deuxième au duel, la troisième au pluriel. »

Malgré notre vénération pour la science du fondateur de la linguistique comparée, il nous est impossible de ne pas le trouver ici en contradiction avec les faits. M. Schleicher dit du reste dans la dernière édition de son compendium (p. 300) :

« Dans l’indo-germanique, la racine comporte deux adjonctions (quant à la déclinaison) : 1o  l’élément du cas ; 2o  le signe du pluriel. »

Le singulier ne contient évidemment que le premier de ces éléments. En effet, le langage n’a pas de signe particulier pour rendre le singulier, en tant que nombre. — Le singulier, — qui n’est à proprement parler qu’un nombre négatif, et dont l’existence est essentiellement relative à celle du pluriel, représente seulement une unité, et cette unité se retrouve toujours dans le pronom qui forme, comme nous le verrons tout à l’heure, la désinence nominale.

Il n’en est pas de même pour le pluriel. C’est bien là un nombre ; aussi est-il rendu par une unité ajoutée à l’unité du singulier. — Le signe commun du pluriel indo-européen est S, reste du pronom SA, que l’on ajoute au thème singulier. SA exprimant un objet, une individualité, une personnalité, une unité, en un mot, on l’ajoute au thème singulier qui contient déjà une personne, une unité, et l’on a ainsi : SA + SA = un + un = deux, c’est-à-dire le pluriel.

L’exemple choisi par M. Bopp, et que nous citions tout à l’heure, nous donne du reste raison contre lui-même. En effet, ce qui constitue le datif est bhi ou peut-être bhya, si l’on veut joindre au suffixe BHI l’A de liaison ; si l’on trouve (seulement dans tuBHYam) le singulier BHY-A-M, cet m final n’est autre chose, comme nous le verrons plus tard, que le signe du neutre, les pronoms personnels étant, de leur nature, indifférents au genre. Nous verrons tout à l’heure le duel ; quant au pluriel BHY-A-S, qui nous intéresse ici plus particulièrement, on y retrouve parfaitement conservée cette S = SA, dont nous avons parlé plus haut, et qui constitue le signe habituel et parfaitement distinct du pluriel. Si BHYam, BHYâm et BHYa sont, comme le dit M. Bopp, de la même famille, c’est en tant que contenant tous le BHI ou BHYA, signe du datif, les autres éléments de ces suffixes servant à modifier leur genre ou leur nombre.

Nous arrivons maintenant au duel.

Primitivement, cette forme du langage s’employait seulement pour indiquer un composé copulatif formé de deux sujets ou de deux objets, et correspondait tout particulièrement à l’idée de couple ou de l’opposition des deux sexes : pitarâ-matarâu, le père et la mère ; dyavâpṛthvyâu, le ciel et la terre ; naktûsâu, la nuit et les aurores ; ramâravanâu, Râma et Ravana, etc. Ce n’était donc qu’une sorte de pluriel limité.

Cette forme — au, que nous voyons ici, est celle du nominatif et de l’accusatif du duel ; elle est contractée pour âs (cft. Schleicher, comp. p. 537) et cet âs est lui-même un débris du pluriel SAS ; à côté de la forme — âu, on trouve également une forme — â = as.

Le génitif et le locatif du duel ont conservé en sanskrit l’s, signe de pluralité, dans les thèmes inaltérés (vâćos), et dans les thèmes en n(açman-ôs), en —ant (bharat-ôs), etc., tandis que dans d’autres thèmes, os (= ô un primitif aus) s’est contracté en o (manasô). C’est ce qui a eu lieu partout dans le zend, où on trouve à côté des o, une forme — âo = aus.

Le datif, l’ablatif et l’instrumental duels, sont semblables organiquement au datif et à l’ablatif pluriel BHYams ; mais partout cet s est tombé, et il n’est resté que BHYam en sansk., BYA, en zend, etc.

Si nous nous sommes étendu autant sur le duel, c’est pour bien établir, dès à présent, que ce n’est qu’un pluriel restreint, — sans préjudice de ce que nous aurons à en dire plus tard dans l’étude particulière que nous devons faire de chacun des cas.

Cette sorte de double emploi du duel avec le pluriel fit que le latin, trop pratique pour garder ce luxe de nuances grammaticales, l’a seulement conservé dans deux formes où l’on comprend logiquement son existence : duo (ombro — samnite : dus), et ambo.

Le pâli a agi absolument de la même manière que le latin, et il a seulement conservé deux duels : ubhaû = ambo, et dwaû = duo.

Seul, parmi les langues germaniques, le gothique a conservé le duel, et encore dans les verbes seulement.

Quant au grec, nous n’avons pas besoin de dire qu’il a conservé le duel, et nous verrons plus tard dans quelle proportion.

Nous allons maintenant étudier séparément chacun des cas, en commençant par les cas directs à opposition ; mais auparavant nous devons dire quelques mots du vocatif qui a une position tout à fait isolée et particulière dans le système des désinences indo-européennes.

III. Le vocatif étant, comme son nom l’indique (vocare, appeler), le cas d’appel, d’invocation doit être aussi bref que possible, et cette brièveté n’a pas d’expression plus parfaite que le thème sans aucune désinence.

On trouve dans les langues indo-européennes un grand nombre d’exemples de cet emploi du thème intact ou ayant perdu sa voyelle terminale.

En sanskrit, le vocatif ne reproduit la désinence du nominatif que dans les thèmes monosyllabiques terminés par une voyelle : bhî-s, peur ; gaû-s, vache ; naû-s, navire, et dans les thèmes en as : manas. Dans les autres cas, il se contente du radical ou du thème simple : vâk, mâtar, marut, datta, etc.

En grec, nous trouvons le nominatif dans des mots tels que πούς, etc., et dans tous les vocables dont le nominatif est terminé par une lettre double (sauf ἄνα et ἄναξ) et le thème dans des mots tels que ῥῆτορ, πόλι, etc. ; et ce thème lui-même est affaibli dans παῖ pour παῖδ, dans ἵππε pour ἵππο, etc., etc.

Il faut bien remarquer que cet e n’est pas une désinence casuelle, mais seulement un affaiblissement du thème, lui donnant une forme plus interjective encore ; et M. Bopp a raison de faire remarquer dans sa Grammaire comparée (§ 205) que la langue vient toujours insister sur le mot qui sert à appeler, soit qu’elle allonge la voyelle finale, comme nous en verrons des exemples tout à l’heure, soit, ce qui est plus général, qu’elle l’abrège, comme nous le remarquons ici.

Du reste, nous retrouvons cet e dans le lithuanien (Dèwe), dans le borussien (Deiwe), et en particulier dans le latin (Domine pour l’aryaque DAMANA, eque, pour AKVA, etc). Dans cette dernière langue, les vocatifs des deux noms communs filius et genius, et ceux de tous les noms propres en ius (excepté ceux qui sont adjectifs et ceux qui viennent du grec) appartiennent aussi à cette classe : filie, horatie ; seulement, ie n’est contracté ici en î : filî ; Horati. C’est donc à tort que les grammaires latines font du vocatif de ces mots une forme exceptionnelle. L’ombrien a conservé ie : Fisorie, Sancie, etc. Dans les autres exemples de la grammaire latine, nous trouvons, tantôt le thème simple : rosa, puer, soror, cornu ; tantôt le nominatif : manus et dies, ce qui a toujours lieu dans les noms neutres ; et, d’après une remarque de Buttmann (Grammaire grecque développée, p. 180), on peut dire en général que les mots qui ont rarement occasion d’être employés au vocatif, comme le sont les noms neutres, prennent, en ce cas, la forme du nominatif.

De même, au pluriel, le vocatif des langues indo-européennes est semblable au nominatif.

Nous avons placé tout à l’heure rosa parmi les vocatifs qui reproduisent purement et simplement le thème. Nous sommes ici en contradiction avec M. Bopp, qui, dans le § 205 de sa Grammaire comparée, dit que le latin prend toujours pour le vocatif la forme du nominatif, a à l’exception des masculins de la 2e déclinaison. » Nous maintenons notre affirmation, que le vocatif rosa n’est autre chose que le thème. En effet, s’il est semblable au nominatif, c’est que ce dernier cas est devenu bref par une altération que nous verrons plus loin, tandis qu’organiquement il devait être long ; quant au puer, c’est tout simplement le thème privé de sa voyelle terminale (PU-TARA). M. Bopp aurait donc dû modifiée ainsi sa phrase : « à l’exception du masculin et du féminin de la déclinaison générique. »

Les thèmes masculins et féminins en i et en u prennent le guna en sanskrit (avê, sûnô) ; en lithuanien (akë, sûnaû), et en zend on trouve paitê et paçô à côté de formes paiti et paçu qui reproduisent le thème du nominatif (paîti-s, paçu-s)


Cas directs.

IV. Nominatif singulier. — Le Nominatif singulier se forme, dans tout le système indo-européen, par l’addition au thème d’un S, représentant le suffixe pronominal SA (Bopp. Gramm. comparée, § 134. — Schleicher, Compendium, p. 526) ; ce suffixe SA figure l’indication de l’être qui constitue le sujet, le nominatif ; et cela parce qu’il rappelle immédiatement à l’intelligence l’être ou l’individualité dont s’occupe d’abord l’esprit dans la constitution de la phrase pensée. Or, ce premier objet de la pensée étant opposé au second objet dont se préoccupe l’esprit, second objet que nos grammaires appellent régime du verbe, la perpétuelle opposition de SA représentant ce qui est proche ou premier avec MA, montrant ce qui est à distance, au delà, éloigné, devait amener la création des deux cas directs avec le caractère d’opposition pronominale qui en fait l’essence logique.

En sanskrit, l’s tombe au nominatif de certains noms tels que vâh pour vaks, bharan pour bharants, etc. ; mais il est conservé dans un grand nombre de formes telles que açvas, naûs, etc.

En grec, il est partout conservé, sauf dans les noms actifs comme πατὴρ pour πατερ-ς, etc. Pour plus d’explication, nous renverrons au Compendium de Schleicher, p. 526 et 509.

En latin, nous retrouvons cet s désinentiel du nominatif conservé intact dans des mots tels que dominu-s, avi-s, manu-s et dies.

Mais d’autres fois, il est contracté ; ainsi puer est pour pueru-s, comme on a liber à côté de liberu-s et vesper à côté de vesperu-s[7]. De même soror est pour sosor = sosor-s = svosor-s = (sansk.) svasṛ.

C’est ici le lieu de parler de la déclinaison générique qui, à part ce cas du nominatif dont nous nous occupons en ce moment, ne se distingue pas de la déclinaison simple.

Cette déclinaison est appelée générique, parce qu’elle a des terminaisons spéciales pour chacun des trois genres masculin, féminin et neutre ; nous devons donc d’abord dire un mot des genres.

Le masculin est, selon les grammaires classiques, le genre le plus noble ; disons seulement, pour être moins absolu, que le masculin est le genre qui exprime la plus grande somme de force, de vigueur. Aussi ce genre est-il rendu par la sifflante S, reste de SA, substitut de TA, démonstratif le plus énergique.

Le féminin, le plus gracieux des genres, et cela, sans conteste, est rendu en sanskrit, et en général dans le système indo-européen, par une voyelle longue, douce, moelleuse, voluptueuse même, si l’on veut y mettre quelque attention. On sait que Manou avait fait une loi de donner aux femmes des noms terminés par des voyelles longues : « Que le nom de la femme, dit-il, soit facile à prononcer, doux, clair, agréable, propice ; qu’il se termine par des voyelles longues, et ressemble à des paroles de bénédiction. » Manou, II, 33. Trad. de Loiseleur-Delongchamps. Paris, 1838.

Il nous reste à parler du neutre, c’est-à-dire, selon le mot même (neuter = ni l’un ni l’autre), de ce genre secondaire, bâtard, qui n’est ni le masculin, ni le féminin, et que les grammairiens indiens appellent klîva, c’est-à-dire eunuque. Le neutre se forme par l’addition au thème d’un M, reste du pronom MA, démonstratif des objets éloignés ; on voit que c’est tout l’opposé du masculin, qui se forme par SA.

En sanskrit, le neutre n’a pas, pour se distinguer du masculin, de thèmes différents ; il se contente seulement d’abréger la forme désinentielle aux cas les plus marquants.

Chez les Grecs, le M caractéristique de l’accusatif et neutre permute avec le N, la nasale des dents comme M est la nasale des lèvres. — Dans tout le système indœuropéen, le nominatif des neutres est identique à leur accusatif.

En latin, les trois types des noms appartenant à la déclinaison générique seront donc : -S, -A, -M ; donnons un exemple et citons bonu-S, bon(a)-A, bonu-M[8] ; remplaçons maintenant bonu-S par dominu-S, bon(a)-A par ros(a)-A et bonu-M. par templu-M et nous comprendrons toute la formation des deux premières déclinaisons données par les grammaires latines ordinaires.

Pour dominu-S (thème : damana), nous n’avons aucune observation à faire.

Il en est de même pour templu-M (thème latin tempulo diminutif de tempus)[9].

Quant au féminin ros(a)-A c’est autre chose ; il nous faut d’abord dire que le premier a appartient au thème ; comment se fait-il alors que le rosa latin soit bref ? Il y a dans le mot un A long, marque du féminin, qui devrait déjà, et rien que pour cela, être resté long en latin ; mais supposons que cet A, signe du féminin, fût bref, comme rosa contient dans sa finale deux a, l’un formatif du thème, l’autre de la désinence, il devrait de toute manière être long d’après une loi de renforcement de la voyelle par elle-même que l’on appelle un vriddhi. Comment se fait-il donc que rosa soit bref ? Hélas ! il y a là une raison de clarté d’expression qui, tout en étant louable dans son but, est déplorable quant à ses effets. L’ablatif rosa, long par soi et par la chute du D, comme nous le verrons plus loin, a forcé les Romains à faire leur nominatif bref, bien qu’il dût rester long pour des raisons positives et péremptoires. Pour la clarté de la langue, le nominatif ou l’ablatif devait devenir bref, pourquoi le nominatif a-t-il cédé plutôt que l’ablatif ? La philologie comparée ne peut répondre que par une hypothèse, mais cette hypothèse est assez vraisemblable pour que nous osions la mentionner ici. En effet, l’ablatif rosa contient trois a (rosa+a+ad) : l’a bref du thème, l’a long caractéristique du féminin, et l’ad de la terminaison de l’ablatif devenu a long par la chute du d tandis que le nominatif n’a que l’a du thème et l’a du féminin. On conçoit dès lors pourquoi c’est le nominatif et non l’ablatif qui est devenu bref dans rosa, pour la clarté de la prosodie.

Nous n’en avons pas encore fini complètement avec le nominatif singulier dans la langue latine. Ainsi, par exemple, il nous faut dire que dans les thèmes consonantiques terminés par une explosive dentale forte ou faible, T ou D, S s’assimile toujours la consonne précédente ; TS ou DS deviennent alors SS, et il y a confusion des deux SS en un seul : miles pour mileTs, serpens pour serpenTs, dens pour denTs, legens pour legenTs, etc. Ici, nous ferons remarquer que le T final du thème représente la forme active du participe. (Voir la Langue latine, etc, p. 143 et aussi p. 96.)

Certains noms neutres de la troisième et de la quatrième déclinaison comme corpus[10], cubile, sal et far (III), et cornu (IV), n’ont même pas trace de la désinence en -M=MA. Peut-être, du moins pour quelques-uns d’entre eux, est-ce une simple contraction de l’M ; mais nous n’avons pas besoin de discuter ce point. Les noms neutres étant dans une position très inférieure dans le système linguistique indo-européen, on n’a même pas toujours senti la nécessité de leur donner une désinence, et l’on s’est contenté du thème pour les exprimer ; c’est ce qui explique tous les nominatifs comme ceux que nous venons de citer, et certains noms, comme cornu, etc., auxquels on n’a pas même fait l’honneur de les décliner. — Disons pour finir ce que nous avons à dire du genre neutre, que c’est par un oubli complet des éléments de leur formation que les thèmes adjectifs terminés par une consonne ont conservé en latin l’s qu’ils avaient légitimement au nominatif. Nous citerons avec M. Bopp (op. cit., § 152), capac-s, felic-s, soler(t)-s, aman(t)-s, etc.

Nous avons omis à dessein de parler des noms qui ont le nominatif en —e, en —es, en —as, en —ma, etc. Ces noms sont, pour la plupart, calqués sur le grec : musice = μουσική, cometes = κομήτης, Aeneas = Αἰνείας, poëma = ποίημα, etc. D’ailleurs, ils obéissent aux lois générales du nominatif aryaque : ceux qui sont terminés en —s, comme cometes, Aeneas, sont organiques masculins ; poëma est formé avec le suffixe neutre -MA(T) dont nous avons parlé plus haut ; quant à musice = μουσική, il est organiquement long comme tous les noms féminins primitifs.

Nous passons à l’étude du nominatif pluriel.

Amédée de Caix de Saint-Aymour.

(La suite au prochain numéro.)

  1. La Langue latine étudiée dans l’unité indo-européenne ; Paris, 1867 (Hachette) ; p. 100, 101, 113, etc.
  2. Parallèle des langues de l’Europe et de l’Inde. Impr. Roy. Paris, 1836, in-4o, p. 394 et 509.
  3. Grammaire latine, Paris.
  4. Les grammairiens hindous désignaient le nominatif par kartr = factor, et l’accusatif par karma = factum.
  5. Diogène Laerce (vii, 1, 47), place l’accusatif parmi les cas indirects ou obliques (πλάγιαι) ; cette opinion se trouve assez implicitement mise à néant dans le courant de notre étude pour que nous n’ayons besoin de la réfuter ici.
  6. Grammaire comparée des langues indo-européennes, trad. par M. Bréal, Paris, 1866 ; T. I, p. 273.
  7. Cette contraction qui supprime la désinence du nominatif des noms masculins appartenant à la déclinaison générique, a lieu seulement dans les mots dont le r est précédé d’un i bref (vir, levir, etc.), ou d’un e bref (puer, socer, alter, etc.), et encore trouve-t-on quelques mots comme merus, ferus, etc. Mais quand le r du thème est précédé d’un a, d’un u ou d’un o, ainsi que d’un ê ou d’un î, la terminaison se conserve : carus, purus, carnivorus, vêrus, vîrus, etc. Comparez au latin le gothique, où les thèmes en ra et en ri perdent l’s désinentiel quand le r est précédé d’une voyelle, tandis qu’ils le gardent quand cet r est précédé d’une consonne : vair, homme ; anthar, l’autre akr-s, champ, etc. (Bopp, op. cit., § 135, rem. I). En lat. vir, alter, ager, etc. En règle générale, on peut dire que, quand le r trouve un point d’appui suffisant dans la voyelle qui le précède, il se conserve admirablement dans presque tous les idiomes indo-européens. Cf., à ce sujet, Bopp, op. cit., § 145.
  8. Nous ferons observer que tous les noms adjectifs que Lhomond appelle de la première classe sont des noms à déclinaison générique ; seulement niger a perdu sa désinence comme puer : Quant à la deuxième classe d’adjectifs, prudens n’est qu’un participe présent (cf. p. 143), fortis suit le sort d’avis (III), et celeber pour celebris que l’on trouve quelquefois, ainsi que terrestris, alacris, salubris, silvestris, pedestris, celeris, etc., n’est aussi rien autre chose qu’un nom adjectif de la troisième déclinaison.
  9. Tout le monde sait que l’ouverture quadrangulaire pratiquée dans le toit des édifices religieux, et par laquelle on recevait à la fois la lumière et la chaleur du jour (en sansk. tapas, en latin tempus), reçut son nom du diminutif tempulum contracté en templum. Le passage d’un nom représentant cette sorte de fenêtre, à travers laquelle s’observait le vol des oiseaux, à la dénomination de l’édifice tout entier, est une de ces figures de nom trop connue de nos lecteurs pour que nous y insistions ici.
  10. Il faudrait bien se garder de croire que l’s de corpus est une désinence du nominatif ; dans les noms neutres terminés par un s (corpu-s, genu-s, fœdu-s, o-s, etc.), cette lettre appartient au thème qui, organiquement, est terminé par r (=s). Il n’en est pas de même des noms masculins terminés par S dont le thème est aussi en R ; dans ces noms, l’s représente bien la désinence casuelle qui a absorbé l’r (=s) du thème ; arbo-s = arbos-s = arbor-s ; Cere-s = Ceres-s = Cerer-s ; cini-s = cinis-s = cinir-s (Bopp. op. cit., § 147.)