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Sur la Diversité de nos jugements

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SUR LA
DIVERSITÉ DE NOS JUGEMENTS




Plus on médite un sujet, plus il s’étend ; on trouve que c’est l’histoire de tout ce qu’on a dans la tête et de tout ce qui y manque : et cela sert d’autant mieux que les idées et les connaissances y sont plus liées ; il part tant de branches, et ces branches vont s’entrelacer à tant d’autres qui appartiennent à des sciences et à des arts divers, qu’il semble que pour parler pertinemment d’une aiguille, il faudrait posséder la science universelle. Qu’est-ce que c’est qu’une bonne aiguille ? Dieu le sait. Le découragement et le dégoût nous prennent, et dans l’impossibilité de tout dire, car il faudrait tout savoir, on se tait ; parti dont la paresse naturelle s’accommode fort bien.

C’est encore une liaison du moindre objet avec une infinité d’autres qui jette le désordre dans la conversation et rend les disputes interminables et presque inutiles. On passe de l’ouvrier à l’art, de l’art à l’ouvrage, de l’ouvrage à ses formes, des formes aux manœuvres, des manœuvres à la matière, et quand on en est là, le champ est si vaste qu’on peut se tenir pour perdu. Il n’y a rien ni dans la nature, ni dans l’entendement où l’on ne puisse être poussé par un antagoniste ignorant ou pointilleux qui veut être satisfait sur tout. À la fin on est si bien fourvoyé, qu’on aurait peine à revenir sur ses pas, et à retrouver la première question. J’en vois tous les jours des exemples. Le vice s’accroît bien davantage par l’amour-propre qui s’accroche à tout, par la mauvaise foi qui vous donne le change, et quelquefois par un persiflage cruel qui s’amuse aux dépens de votre tête et de vos poumons. Je connais un de ces discuteurs dont je suis toujours la dupe. Ses paradoxes sont si piquants ; il les défend avec tant de chaleur, d’esprit et de vérité, qu’il est impossible de ne s’y pas tromper. On dispute, on s’épuise, et puis l’on est tout étonné, après des efforts inouïs et longs pour le détromper, de sentir à une pirouette, un mot plaisant, que cet homme était de votre avis. Soit qu’on parle, soit qu’on écrive, c’est une preuve de bon jugement et d’une logique excellente que de connaître les limites de son sujet et de s’y renfermer. Ce n’est pas qu’un écart me blesse, surtout s’il est rare, s’il est court, et qu’on y montre de la profondeur et de l’originalité ; mais, dans la conversation, rien n’est si impertinent que l’affectation d’un scepticisme qui s’étend jusqu’aux premiers axiomes ; rien de si fatigant, dans la composition, qu’un auteur qui a le nez libertin et qui se met à courir toutes sortes de lièvres ; un inconvénient de celui-ci, c’est de laisser toujours quelque part échapper un bout d’oreille qui fait rire l’homme instruit sur la terre duquel on chasse, qu’il connaît mieux que vous, et que vous battez maladroitement, entraîné par le piége de la contiguïté avec la vôtre. Je suis sûr que si frère Jacques eût traité le jardinage dans toute son étendue, il eût donné sa revanche à Pluche.

— Je ne vous entends pas.

— Pluche a écrit le Spectacle de la nature ; frère Jacques, jardinier des Chartreux, lisait un ouvrage qu’il trouvait admirable partout, excepté sur le jardinage. À cet endroit, il s’écria : « Ah, Pluche ! mon ami, tu ne sais ce que tu dis. » Faites circuler l’ouvrage de Pluche, et chaque partie jugée par un frère Jacques du métier est méprisée. Il s’ensuivra que l’ouvrage sera misérable d’un bout à l’autre. Le pis, c’est que les limites qu’il faut se prescrire, soit dans le monde, soit dans le cabinet, sont difficiles à fixer. Au delà, vous êtes diffus ; en deçà, vous êtes obscur ou peu concluant. Vous supposez votre lecteur ou trop instruit ou trop ignorant[1]. Cependant, à tout prendre, j’aime mieux laisser courir mon homme à toutes jambes que de l’arrêter par une interruption qui le détourne de sa route. J’aime mieux un essai qu’un traité ; un essai où l’on me jette quelques idées de génie, presque isolées, qu’un traité où ces germes précieux sont étouffés sous un amas de redites. Mais soit que l’on converse, soit qu’on écrive, on veut toujours tenir le dé ; on veut tenir sa place sur les rayons d’une bibliothèque : on n’a que la valeur d’un bon feuillet dans la tête, on le souffle si bien qu’il en résulte un gros livre qui, en passant par les mains du baron de Thoun[2], se réduit à un feuillet ; on n’avait qu’une idée ; cette idée ne demandait qu’une phrase ; cette phrase pleine de suc et de sens aurait été goûtée ; délayée dans un déluge de mots, elle fatigue, elle ennuie.

— Mais, et ces réflexions que vous m’avez promises sur la diversité de nos jugements ?

— Laissons cela.

— Pourquoi ?

— C’est que ce long préambule, où je suis tombé moi-même dans la faute contre laquelle je prêche, sera déplacé, puisqu’il n’y a point de sujet auquel il ne pût aller aussi bien, ou il faut en faire le sujet principal de notre entretien. Laissons là ce texte inépuisable de nos contradictions et examinons, puisque mon préambule le veut, comment il faut s’y prendre pour circonscrire un sujet.

— Tel par exemple que celui de la diversité de nos jugements ?

— Pourquoi pas ? car s’il en est un qui n’ait ni rive ni fond, pour celui qui ne veut rien laisser en arrière, c’est celui-là.

— Il est certain que cette diversité a lieu dans tous les hommes et dans toute matière.

— Et que par conséquent sous ce point de vue général, c’est l’histoire du monde et de la tête de l’homme.

— Mais quoi, est-ce qu’il faudrait, si l’on commençait par l’homme, le prendre de si bonne heure ?

— Peut-être avant la naissance.

— Quelle folie !

— Quelle folie ! Qui sait ? Quoi donc ; est-ce que l’enfant n’éprouve pas dans le sein de sa mère le froid, le chaud, le plaisir, la douleur, la joie, la tristesse, l’effroi, la santé, la maladie, des désirs, oui, des désirs… demandez aux mères… et des désirs dont il mesure les signes à leur intensité ? Si l’on dit qu’ils sont purement automates, je laisse au théologien le soin de m’indiquer le moment de la présence de l’âme, au philosophe celui du premier instant réfléchi. L’enfant éprouve toutes les sensations de la mère, c’est déjà un être bien modifié, bien disposé soit pour le bien, soit pour le mal. Plus ces préjugés innés sont automates, plus ils sont durables, violents, ils tiennent à la machine ; mais je prends déjà les choses de trop près. L’organisation est déterminée par quelque chose d’antérieur. N’apporte-t-on pas en naissant des goûts, des aversions, ne prononce-t-on pas dès le commencement qu’un enfant est glouton, colère, impatient, triste, maussade, gai ? L’un en ouvrant les yeux pleure ; l’autre, à peine le voile de son berceau est-il levé, a-t-il vu la lumière, qu’il sourit, qu’il agite ses petites mains, qu’il tend ses bras à sa nourrice.

La confiance de l’enfant dans ses parents qui lui parlent…

Sont-ils avares ces parents ? sont-ils braves ? sont-ils poltrons ? Leur exemple, leurs discours

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  1. Ceci est l’embarras permanent des commentateurs, qui ne savent jamais et ne peuvent savoir exactement sur quoi le lecteur a besoin d’éclaircissement, et qui se trouvent toujours entre l’accusation de pédantisme et celle d’ignorance.
  2. On lit dans l’article Bibliomanie de l’Encyclopédie, la note suivante de D’Alembert : « J’ai ouï dire à un des plus beaux esprits de ce siècle qu’il était parvenu à se faire par un moyen assez singulier une bibliothèque très-choisie, assez nombreuse et qui pourtant n’occupe pas beaucoup de place. S’il achète, par exemple, un ouvrage en douze volumes où il n’y ait que six pages qui méritent d’être lues, il sépare ces six pages du reste et jette l’ouvrage au feu. »