Sur la Mort de l’amiral Courbet

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SUR
LA MORT DE L’AMIRAL COURBET

À bord de la Triomphante, rade de Ma-Kung, vendredi 12 juin.

… Ce que j’en ai vu, moi, de cette mort, est bien peu de chose ; l’écrire, c’est presque rabaisser ce malheur en mettant autour des détails trop petits.

C’était hier, à sept heures du soir, — pendant que nous étions à table dînant assez gaîment, — on entendit un canot accoster le bord, et les timoniers dirent qu’il venait du Bayard avec une lettre pour le commandant. Alors il y eut une minute de curiosité impatiente, car ce devait être une communication grave : la paix signée ?.. ou bien la guerre reprise ?..

— Non, rien de tout cela, mais une chose sombre et imprévue : l’amiral était mourant, peut-être mort à cette heure même. Ce canot faisait le tour des bâtimens de l’escadre pour le dire.

Cela se répandit comme une traînée de poudre jusqu’au gaillard d’avant, où les matelots chantaient. Justement ils étaient en train de répéter une grande représentation théâtrale pour dimanche prochain, avec de la musique et des chœurs ; tout cela se tut et les chanteurs se dispersèrent ; une espèce de silence lourd, que personne n’avait commandé, se fit tout seul, partout…

Les gens qui sont en France ne peuvent guère comprendre ces choses, — ni la consternation jetée par cette nouvelle, ni le prestige qu’il avait, cet amiral, sur son escadre. — Dans les journaux, on lira des éloges de lui plus ou moins bien faits ; on lui élèvera quelque part une statue ; on en parlera huit jours dans notre France oublieuse ; — mais assurément on ne comprendra jamais tout ce que nous perdons en lui, nous, les marins. — Je crois d’ailleurs que, pour sa mémoire, rien ne sera si glorieux que ce silence spontané et cet abattement de ses équipages.

Non, on n’avait pas prévu qu’il pourrait finir de cette manière...

Le canot repartit, de bateau en bateau annonçant le désastre. Le commandant fit armer sa baleinière pour aller vite à bord du Bayard; puis nous attendîmes, au carré, en parlant bas.

A huit heures, je montai prendre le quart; une nuit épaisse; les tauds faits, à cause de la pluie fine qui tombait depuis le coucher du soleil; une chaleur humide, orageuse, accablante.

Les fanaux étant parés pour recevoir le commandant à son retour, j’appelai le maître de quart, qui était précisément Yves (nos destinées nous ont réunis une fois de plus sur un même bateau) et nous commençâmes, à faire ensemble les cent pas monotones des nuits de veille. Au dehors on voyait, dans la brume noire, les feux de cette escadre jouant les lumières d’une grande ville, — ville nomade qui est venue se reposer depuis deux mois sur ce point de la mer chinoise. La pluie continuait de tomber lentement, sans un souffle dans l’air ; cela ressemblait aux nuits tristes de Bretagne, à part cette chaleur toujours, cette chaleur irrespirable, malsaine, qui pesait sur nous comme du plomb. — Et c’est pendant cette soirée tranquille, au milieu de tout ce calme, que ce chef de guerre était aux prises, dans une toute petite chambre de bord, avec la mort silencieuse et obscure...

Pendant qu’il s’en allait, nous causions de lui.

Sa gloire, elle a tellement couru le monde, tellement, que c’est banal à présent d’en parler entre nous. Elle lui survivra bien un peu, j’espère, car elle est universellement connue.

Mais ceux qui ne l’ont pas vu de près ne peuvent pas savoir combien il était un homme de cœur. — Ces existences de matelots et de soldats, qui, vraiment, depuis deux années, semblaient ne plus assez coûter à la France lointaine, il les jugeait très précieuses, lui qui était un vrai et grand chef; il se montrait très avare de ce sang français. Ses batailles étaient combinées, travaillées d’avance avec une si rare précision que le résultat, souvent foudroyant, s’obtenait toujours en perdant très peu, très peu des nôtres ; et ensuite, après l’action qu’il avait durement menée avec son absolutisme sans réplique, il redevenait tout de suite un autre homme très doux, s’en allant faire la tournée des ambulances avec un bon sourire triste ; il voulait voir tous les blessés, même les plus humbles, leur serrer la main ; — et eux mouraient plus contens, tout réconfortés par sa visite...

— La baleinière du commandant ne revenait pas, et, en regardant les feux de ce Bayard à travers la nuit et la pluie fine, nous parlions toujours de l’amiral.

Il y a cinq ou six jours à peine, il était encore ici, à notre bord, venu pour un lancement de torpilles; et je me souviens d’avoir, pour la dernière fois, serré sa main, tendue avec une bienveillance toute simple et exquise. Ce jour-là, nous avions été heureux de le trouver si alerte, si vaillant, si bien remis de ses fatigues passées. En plein midi, en plein soleil, il était monté sur un petit bateau-torpilleur pour circuler sur cette rade unie et réfléchissante, chauffée à blanc. — Nous filions d’ailleurs si vite, fendant cet air immobile, éventés par notre propre course, qu’on respirait à l’aise, on était presque bien. Et je le vois encore là, assis à deux pas de moi, dessinant son buste haut sur tout ce bleu lumineux ; correct dans sa tenue toujours, la redingote boutonnée jusqu’au col, absolument comme en France, et les mains gantées de suède, suivant des yeux ces espèces de longs poissons d’acier qu’il faisait lancer devant lui...


Je le subissais, moi aussi, le prestige de cet amiral, d’une manière plus raisonnée que nos matelots peut-être, mais complète; et, comme tant d’autres ignorés, je l’aurais suivi n’importe où avec un dévoûment absolu.

Je m’inclinais devant cette grande figure du devoir, presque incompréhensible à notre époque de personnages fort petits. — Il était à mes yeux une sorte d’incarnation de tous ces vieux mots sublimes d’honneur, d’héroïsme, d’abnégation, de patrie.— Mais l’écrivain qui se sentira de taille à faire son éloge funèbre devra bien s’efforcer de les rajeunir, ces grands mots d’autrefois, car on les a aujourd’hui tellement bandisês, à propos de gens quelconques n’ayant risqué leur vie nulle part, qu’ils semblent vraiment n’avoir plus un sens assez élevé quand il s’agit de lui...

Et puis il avait son secret, cet amiral, pour être en même temps si sévère et si aimé. Comment faisait-il donc, car enfin il était un chef dur, inflexible pour les autres autant que pour lui-même, ne laissant jamais voir sa sensibilité exquise ni ses larmes qu’à ceux qui allaient mourir.

N’admettant jamais la discussion de ses ordres, tout en restant parfaitement courtois, il avait sa manière à lui, impérieuse et brève, de les donner : « Vous m’avez compris, mon ami?.. Allez! » Avec cela, un salut, une poignée de main, — et on allait,-— on allait n’importe où, même à la tête d’un tout petit nombre d’hommes; on allait avec confiance, parce que le plan était de lui ; ensuite, on revenait ayant réussi, même quand la chose avait été terriblement difficile et périlleuse.

Ces milliers d’hommes qui se battaient ici avaient remis chacun sa propre existence entre les mains de ce chef, trouvant tout naturel qu’il en disposât quand il en avait besoin. Il était exigeant comme personne ; cependant contre lui on ne murmurait jamais, jamais ; — ni ses matelots, ni ses soldats ; — ni même toute cette troupe étrange de « zéphyrs, » d’Arabes, d’Annamites, qu’il commandait aussi.

Oh ! cette île de Formose !.. Qui osera raconter les choses épiques qu’on y a fuites, écrire le long martyrologe de ceux qui y sont morts ?.. Cela se passait au milieu de tous les genres de souffrances : des tempêtes, des froids, des chaleurs ; des misères, des dyssenteries, des fièvres. Cependant ils ne murmuraient pas, ces hommes ; quelquefois ils n’avaient pas mangé, pas dormi ; après quelque terrible corvée sous les balles chinoises, ils rentraient épuisés, leurs pauvres vêtemens trempés par l’éternelle pluie de Kelung ; — et lui, brusquement, parce qu’il le fallait, leur donnait l’ordre de repartir. Eh bien ! ils se raidissaient pour lui obéir et marcher ; ensuite ils tombaient, — et pour une cause stérile, — tandis que la France, occupée de ses toutes petites querelles d’élections et de ménage, tournait à peine des yeux distraits pour les regarder mourir.

À part les familles de marins, qui donc, dans notre pays, empêchait-elle de dormir ou de s’amuser, cette pauvre glorieuse escadre de Formose ?..

Dans les heures d’anxiété (et elles revenaient souvent), au milieu des engagemens qui semblaient douteux, dès qu’on le voyait paraître, lui, l’amiral, ou seulement son pavillon, dans le lointain, on disait : « Ah ! le voilà, c’est tout ce qu’il faut alors ; ça finira bien puisqu’il arrive ! » En effet, cela finissait bien toujours ; cela finissait de la manière précise que lui tout seul, très caché dans ses projets, avait arrangée et prévue.


Je ne crois pas que, chez nos ennemis d’Europe, il y ait un chef d’escadre qui lui soit égal, ou seulement comparable. Peut-être aurait-il fallu le garder précieusement pour quelque grande lutte nationale, au lieu de le laisser ici s’user et mourir…

… Un bruit d’avirons dehors ; un canot qui s’approche. Les factionnaires le hèlent.

— À bord, commandant !

Aussitôt un groupe se forme près de la coupée, bien que ce ne soit pas très correct : des officiers, des matelots, anxieux de savoir, d’écouter au passage les premiers mots que le commandant va dire.

— Il dit que l’amiral respire encore faiblement, mais qu’il est bien perdu; les yeux termes déjà, ne parlant plus depuis six heures du soir; les mains croisées sur la poitrine et déjà froides; très tranquille, et probablement ne souffrant pas.

De quoi meurt-il, — on ne sait pas bien. — D’épuisement surtout et d’un excès de langue intellectuelle. D’abord, le bruit avait couru qu’il était pris de cette contagion innomée dont on ose à peine parler, et qui chaque jour nous enlève brusquement quelques-uns des nôtres. On dit que non, maintenant ; ce n’est plus cela. Les deux maladies lentes de ce pays jaune : dyssenterie et hépatite, qu’il traînait depuis de longs mois, l’ont, paraît-il, vaincu tout d’un coup. Et puis il meurt d’autre chose encore : de travail excessif, d’écœurement aussi et de déceptions de toutes sortes en présence du résultat nul que ses belles victoires ont obtenu pour la France.

Les secours humains ne peuvent plus rien pour lui ; pas même réchauffer ses membres, qui s’immobilisent de plus en plus et sont couverts d’une sueur glacée, malgré la chaleur de cette nuit d’orage... Un canot du Bayard doit venir bientôt nous avertir quand ce sera fini tout à fait...


Après que la baleinière du commandant est rehissée, Yves et moi, qui sommes toujours de quart, nous recommençons nos cent pas. En attendant que vienne ce canot du Bayard, nous passons en revue tous ceux qui étaient de nos amis parmi les morts de cette guerre ; — et la liste en est longue, en y comprenant les pauvres ignorés qui portaient le simple col bleu...

Le plus regretté par nous deux, c’est Dehorter, le lieutenant de vaisseau blessé mortellement à Tamsui : pour moi, un très vieil ami de quinze ans ; un protecteur et un ami aussi pour Yves, qu’en mon absence je lui avais un peu confié. Hélas ! comme il était bon et brave, celui-là, — et vivant, et joyeux, et charmant !..

Quand il reçut dans la poitrine cette balle chinoise, j’étais en France, et sa dernière lettre, si gaie, m’arriva après sa mort :

« — Encore un, disait Yves, qui était aimé de nous tous! Pour moi, je vois toujours le bon sourire content qu’il m’avait fait, le matin même de cette débarque, quand je l’avais conduit à terre avec sa compagnie, dans le canot à vapeur, et que je lui avais dit : « Bonne chance, capitaine!..» A deux heures, la baleinière nous le rapportait la poitrine traversée.— Un peu plus tard, c’étaient tous nos blessés qui revenaient à plein canot : — O mon Dieu, cette journée ! !..

« Et nos prisonniers chinois qui ricanaient tous de les voir remonter à bord. Le commandant a vite donné l’ordre de les renfermer en bas dans la cale, autrement les matelots allaient les jeter à la mer.

« Pauvre M. Dehorter! on lui avait installé un lit, ici sur le pont, entre ces deux épontilles, avec une toile tendue autour pour lui faire une petite chambre.

« Le lendemain, pendant le lavage, je l’ai entendu qui m’appelait à travers sa toile : Yves! — c’était pour me donner la main... Et je me rappelle comme la sienne était brûlante...

« Il est mort là, tenez, dans le fumoir, où on l’avait couché les derniers jours.

« Ensuite, on a mis son cercueil en plomb dans le canot à vapeur pour notre traversée jusqu’en Cochinchine. Une nuit qu’il faisait mauvais, la mer avait manqué l’emporter... »


A mon tour, je conte à Yves la visite que j’ai faite, en passant à Saïgon, à sa tombe toute neuve, que lui n’a pas vue.

Avec d’autres lieutenans de vaisseau de mes camarades, nous étions convenus de nous réunir à six heures du soir devant le cimetière pour faire ensemble cette visite, — c’est loin de la ville ; ma voiture de louage filait pourtant vite, mais j’arrivai trop tard au rendez-vous, moi, — très surmené depuis le matin, n’ayant eu que cette journée pour mille choses. Et me voilà seul dans cet immense enclos où je n’étais jamais venu, au coucher du soleil, cherchant cette tombe d’après des indications vagues.

Tout un monde, ce cimetière de Saïgon, plus grand que ne serait celui d’une ville de 100,000 âmes en France; à lui seul, il en dit très long sur cet extrême Orient... Comme il y en a des croix, des croix, ou de simples bosses de terre envahies par les herbes! Un sol rouge ; des arbres très verts, dorés ce soir par une fin de soleil ; des fleurs tropicales étranges et une quantité de grands papillons, comme ceux des éventails chinois, volant dans ce champ silencieux des morts.

Toutes ces choses exotiques, lointaines, étaient tristes.

J’avais peur de ne pas reconnaître cette tombe. Repartir demain matin de ce pays sans l’avoir vue m’aurait été pénible affreusement. Enfin j’aperçus, derrière des arbustes, là-bas, le groupe de mes camarades, découverts et regardant le sol : c’était là. — Une grande dalle de granit, très simple, mais qui durera un peu longtemps; son nom : Henri Dehorter, gravé en lettres assez profondes. avec le nom du combat où il a reçu glorieusement sa blessure. — Des couronnes déjà fanées ; — et nous qui, dans notre précipitation, n’avions pas songé à lui en apporter de nouvelles !..

………………..

Ensuite, nous reparlions de l’amiral, dont l’agonie était une chose présente, obsédant notre pensée :

« Aussi, disait Yves, il n’avait jamais soin de lui-même ; tous les soirs, tous les soirs ! descendre à terre, entrer à l’ambulance, risquer d’y prendre la maladie !. »

En effet, jusqu’à ces derniers jours ses visites aux malades s’étaient continuées fidèlement. La semaine passée, il avait même quitté son bord à la hâte pour aller, sous une pluie d’orage, jusqu’au campement de l’infanterie de marine, embrasser un pauvre lieutenant jadis blessé près de lui, à Son-Tay, qui venait d’être atteint de cette même maladie innomée et qui en mourut dans la nuit.

Et, lundi encore, on l’avait vu, le matin, au soleil de neuf heures, suivre, découvert, l’enterrement d’un autre officier, mort aussi de cette contagion-là. tête nue, tenant son casque à la main ; boutonné, correct sans cesse et partout, il avait traversé ces ruelles désertes de Ma-Kung et accompagné le petit cortège funèbre jusqu’à ces champs de riz et de maïs où s’est improvisé notre cimetière.

Depuis deux mois, ce triste Ma-Kung en a bien vu passer de ces enterremens français dans ses rues. Au début surtout, quand les ruines étaient encore toutes fraîches, les bouddhas par terre sur les places, les maisons éventrées de la veille, sentant encore le brûlé et le Chinois mort, à la grande pagode où est notre ambulance, la maladie était venue s’installer ; et on en voyait tous les jours sortir ces petits cortèges d’une vingtaine d’hommes, l’arme basse, piétinant les décombres, les cassons de porcelaine, les lambeaux de soie, les débris de lanternes et de parasols. — Dans le cercueil, fait à la hâte en vieilles boiseries dorées, quelque pauvre soldat obscur s’en allait, sans prêtre ni prière, dormir au milieu des champs de maïs où nous avons déjà planté beaucoup de petites croix noires.

En les regardant passer, nous les plaignions ceux-là, de n’avoir trouvé que cette mort pitoyable ; — et voici maintenant que notre amiral, malgré toute sa gloire, va finir à peu près comme eux…


Des matelots de quart, qui n’avaient pas pu reprendre leur sommeil insouciant à plat pont, se promenaient par groupes, et on les entendait aussi qui parlaient de lui : « Enfin, on n’a pas encore dit qu’il était décédé (un mot qu’ils emploient d’habitude, le croyant plus respectueux que celui de mort) et, tant qu’un homme n’est pas défunt, n’est-ce pas?.. » Ils ne voulaient y croire; cela n’entrait pas dans leur tête, à eux non plus, que l’amiral dût ainsi disparaître.

Vers onze heures, le maître d’équipage s’approcha pour faire les cent pas avec nous; cette nuit-là, les distances habituelles paraissaient s’être effacées devant l’attente commune de ce deuil, et tout le monde causait, ensemble, indistinctement. Lui, ce brave maître, éprouvait le besoin de se remémorer et de redire la grande gloire de Fou-Tchéou ; après les détails mille fois racontés, il trouvait, pour l’effrayante hécatombe finale, cette image: «... Et alors on a vu la mer se couvrir tout d’un coup d’un millier de choses qui flottaient dessus, — comme si on aurait vidé sur l’eau un sac de plumes ; — SEULEMENT C’ETAIENT DES CADAVRES... »


Quand notre quart fut fini, aucune communication nouvelle n’étant venue du Bayard, on avait presque repris espoir en voyant que c’était si long.

Mais quelques minutes après minuit, étant déjà redescendu dans ma chambre, j’entendis le bruit d’un canot à vapeur qui s’approchait de nous et je compris ce qu’il venait nous dire.

Je me penchai à mon sabord pour écouter l’accostage. Une voix, celle du matelot de faction, demanda tout de suite : « Hé bien?.. » Du canot une autre voix répondit: «Il est décédé… » Je m’endormis sur ces mots, et, en rêve, je revis l’amiral, mêlé à des combats et à des funérailles étranges.


On nous raconta le lendemain de quelle manière silencieuse et presque douce la mort était venue le prendre, comme un sommeil. Depuis six heures du soir, il n’avait eu ni un mouvement ni une plainte. Tous les moyens ayant été épuisés pour ramener un peu de chaleur à ses membres, qui se refroidissaient, on avait fini par le laisser en repos. Les officiers du Bayard étaient là groupés, presque aussi immobiles que lui dans leur stupeur; deux matelots agitaient des éventails au-dessus de sa tête.

Un peu avant dix heures, ne l’entendant plus respirer, on avait placé devant sa bouche son lorgnon, qui était resté suspendu à son cou; ensuite, un miroir, — aucune buée sur le verre, plus trace d’aucun souille.; alors le médecin en chef avait dit à voix basse: « Messieurs, l’amiral est mort. » Dans ce premier moment, personne n’avait bougé, ni pleuré; des minutes de silence s’étaient encore écoulées avant qu’on entendît un sanglot sortir d’une poitrine.

II.

Ce matin vendredi, encore temps gris, petite pluie fine comme en Bretagne. Les vergues sont mises en pantenne, les pavillons en berne, et, de demi-heure en demi-heure, on commence à tirer le canon de deuil.

Cela rappelle le ciel ordinairement sombre et tout l’appareil du vendredi saint dans nos ports français. Cette grande rade des Pescadores ressemble même à certains points de nos côtes, avec ses terres assez basses, sans arbres, où des champs de riz et de maïs dessinent des carrés verts.

Beaucoup de sampans, montés par des Chinois plus ou moins occupés de pêche, circulent sur l’eau calme, rôdent surtout autour du Bayard, curieux, flairant déjà notre malheur. Et bientôt, sûrement, la Chine entière saura la mort de l’homme qui la faisait trembler.

A neuf heures, de tous les bâtimens de l’escadre, partent des canots et des baleinières, menant les commandans et les états-majors à une messe privée qui va se dire à bord du Bayard pour le repos de l’amiral. Le temps se maintient couvert, morne, et la mer tranquille; les embarcations accostent doucement, et bientôt le vaisseau est tout rempli d’officiers. Pauvre Bayard ! autrefois brillant, aujourd’hui défraîchi, éraillé, fatigué par sa campagne glorieuse ; et encombré de caisses, de ballots, de barriques, pour le ravitaillement des troupes. Cette foule qui arrive ne ressemble pas à celle des deuils vulgaires ; on ne voit pas ces figures composées, on n’entend pas ce courant de conversations à l’oreille, ce bourdonnement d’indifférence. Parmi tous ces officiers qui se rencontrent-là, il y a d’anciens camarades qui, depuis longtemps, ne se sont pas vus, et qui se donnent la main simplement, sans causer, presque sans rien se dire. En général, on se tient immobile sur place, encore dans la stupeur que cette mort a jetée.

L’autel de messe est disposé en abord et il faut se serrer là, dans une sorte de couloir étroit, sous la carapace de fer qui concentre une extrême chaleur. Derrière les officiers viennent se tasser les matelots, sans bruit, consternés eux aussi, et silencieux ; çà et là, dans cette foule, quelques têtes chinoises, de prisonniers ou d’interprètes, rappelant le pays lointain où l’on est.

La messe est dite à voix basse, au milieu de ce grand silence. Quand elle est achevée, on fait le tour par derrière l’autel pour aller (comme au cimetière on salue la famille) saluer le commandant et le chef d’état-major. Ils pleurent, ceux-ci.

Il n’y a ni apparat, ni discours, ni musique ; seulement des gens qui passent, atterrés, ne trouvant rien à dire.

Dans les choses extérieures rien même qui s’associe à l’idée de la mort. Rien que deux couronnes de feuillage posées au pied de la dunette ; tout ce qu’un a pu trouver de plus vert dans ce pays nu : un peu de bambou et de tamarin, puis des branches prises aux arbres rares des pagodes, où sont piquées quelques petites pervenches du Cap roses, seules fleurs de Ma-Kung.

On aurait voulu le voir, lui, l’amiral ; mais il n’a pas été possible de l’exposer. Dans ce pays, la mort est trop immédiatement suivie de conséquences sinistres contre lesquelles il faut se précautionner à la hâte. Et le corps du chef est en bas, entre les mains des médecins occupés à une sombre besogne.

Alors c’est fini, on se sépare ; les canots accostent les uns après les autres et s’éloignent.

À midi, le Duguay-Trouin quitte la rade, s’en allant porter la nouvelle à Hong-Kong, d’où le télégraphe la transmettra à la France.


Trois heures du soir. — Les médecins ayant achevé leur œuvre, les commandans et les officiers qui sont revenus à bord du Bayard sont admis à regarder l’amiral une dernière fois.

Il est dans son salon, enveloppé d’un linceul et étendu à terre, formant une longueur blanche sur les tapis rouges. — Et on entre sur la pointe du pied pour contempler une minute ce visage très pâle, très calme, à peine changé ; ce front large où tant d’idées, tant de projets merveilleusement étudiés, classés, préparés pour l’avenir, viennent de s’éteindre à jamais.

Quand les officiers se retirent, il y a encore à la porte un groupe d’hommes qui prient qu’on les laisse entrer : ce sont tous les maîtres du bord qui veulent le voir.

Eux passés, il y a encore plus de monde à cette porte : cette fois ce sont les matelots qui attendent aussi leur tour comme une chose due. Alors il faut faire défiler, dans ce salon, tout l’équipage du vaisseau, et on voit se succéder lentement des centaines de jeunes figures consternées qui saluent, avec un respect timide, le grand mort.


Ensuite on le met dans son cercueil de plomb et de bois de camphre entouré de fer.

III.

Samedi 13 juin, la mise en chapelle et les honneurs militaires.

D’abord on avait eu l’idée de porter le corps de l’amiral à Ma-Kung, dans une des grandes pagodes, afin qu’il y eût plus d’espace pour les troupes ; — on a réfléchi qu’il était mieux de ne pas le laisser reposer, même pour quelques heures, sur une terre chinoise, ni surtout dans un temple bouddhique ; — et on l’a laissé sur son vaisseau, qui est une terre française.

A Ma-Kung, un peu avant sept heures du matin, tout ce qui reste de notre petite troupe d’occupation est rangé au pied des forts, face à la mer, les armes prêtes pour les salves de mousqueterie. Comme hier, par un temps gris et lourd, des canots et des baleinières amènent à bord du Bayard les officiers de l’escadre, qui sont cette fois en épaulettes et en armes. Arrivent aussi des officiers d’artillerie, d’infanterie; des détachemens de matelots de tous les bâtimens sur rade, et des soldats de tous les corps campés à Ma-Kung.

Une foule compacte sur le pont du Bayard, mais toujours du silence. Le cercueil de l’amiral est là par terre, attendant sous un drap noir, à l’entrée de cette chapelle, où un prêtre va tout à l’heure l’introduire.

On se serre les uns contre les autres, dans ces coursives étroites, sous cette oppressante carapace en 1er. Par ce temps sombre et accablant, tout ce qu’on touche, boiserie ou ferrure, est chaud, humide, avec des gouttelettes comme si la sueur perlait même sur les choses, et dans cette buée d’étuve, déjà irrespirable, on sent l’odeur sinistre des substances qui servent pour les morts.

La chapelle est de la simplicité la plus extrême ; deux pavillons d’amiral (tricolores à trois étoiles blanches) formant sous la dunette une sorte de tente ; deux rangées de marins armés, deux rangées de flambeaux, et c’est tout. On a même voilé avec de l’étamine cette devise de Bayard, inscrite à l’arrière du vaisseau au milieu de dorures, et qui aurait aussi bien pu être la sienne : « Sans reproche, sans peur. »

Un des monstres en ébène (dépouilles de pagode) qui décorent le couronnement de cette dunette, se trouve par hasard juste au-dessus du cercueil, en haut du sanctuaire improvisé, assis comme un gros chien noir. Il a l’air de rire en se moquant, avec cette intensité d’expression méchante qui est le mystère inimitable de l’art chinois. On aurait peut-être dû songer à le voiler, lui plutôt, bien qu’il représente d’une manière symbolique assez saisissante la Chine à ces funérailles.

La cérémonie religieuse est courte et se fait à voix basse. De minute en minute on entend, plus ou moins dans le lointain, des salves de mousqueterie venues de l’escadre ou des forts de Ma-Kung ; elles partent de différens côtés, avec un bruit sec de chose qui se déchire.

Dans les intervalles de silence, il y a un tout petit oiseau qui chante obstinément, accroché à une drisse de pavillon. Les timoniers s’excusent de sa présence : il est là depuis hier, et on a beau le chasser, secouer cette drisse, il revient toujours.

Tout près des assistans, les canons du Bayard commencent à grands coups sourds le salut final, et ensuite l’amiral Lespès, qui a pris depuis hier le commandement de l’escadre, vient dire, en quelques mots, adieu à notre chef mort.

Il le fait avec un tel tremblement de douleur et un si visible besoin de pleurer, qu’en l’entendant les larmes viennent. Ceux qui se raidissaient à grand effort pour garder une figure impassible, s’amollissent et pleurent...


Et maintenant, après cet adieu, il n’y a plus que le défilé militaire, et c’est absolument terminé; on se retire, on se disperse dans les canots; les vergues sont redressées et les pavillons rehissés partout. Les choses rentrent dans l’ordre, reprennent leur physionomie habituelle ; le soleil aussi se met à reparaître. C’est la fin du deuil, presque le commencement de l’oubli...


Je n’avais encore jamais vu des matelots pleurer sous les armes, — et ils pleuraient silencieusement, tous ceux du piquet d’honneur.

Elle était bien modeste, cette petite chapelle ; bien modeste aussi, ce petit drap noir; et quand le corps de cet amiral reviendra en France, on déploiera, c’est certain, une pompe infiniment plus brillante qu’ici, dans cette baie d’exil.

Mais qu’est-ce qu’on pourra lui faire, qu’est-ce qu’on pourra inventer pour lui qui soit plus beau et plus rare que ces larmes?..


JULIEN VIAUD.


(PIERRE LOTI.)