Sur la mer (Verhaeren)

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Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 5-11).
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SUR LA MER



Le vaisseau clair
Avait des mâts et des agrès si fins
Et des drapeaux si bellement incarnadins,
Qu’on eût dit un jardin
Qui s’en allait en mer.

Comme des bras de jeunes filles,
Les flots environnaient sa quille
De leurs guirlandes.

C’était par ces soirs d’or de Flandre et de Zélande,
Où les parents
Disent aux enfants
Que les Jésus vont sur la mer.

Le vaisseau clair
S’en fut en leur rencontre,
Cherchant ce coin de ciel vermeil,

Où l’étoile
Qui conduisit par de beaux paysages,
À Bethléem, les bons rois mages,
Se montre.

Le vaisseau clair roula le jour, tangua la nuit,
Cingla vers des golfes et vers des îles
Vêtus de lune aimante ou de soleil docile.

Il rencontra le vent fortuit
Et les oiseaux de l’aventure
Qui s’en venaient se reposer,
Ailes closes, sur la mâture ;
Un air de baume et de baisers
Coulait sur les miroirs mobiles
Que les vagues dressaient et renversaient,
Tandis que le sillage, en son éclair, cassait
Les écumes d’argent et leurs prismes fragiles.

Le vaisseau clair roula le jour, tangua la nuit ;
Il fit, parmi les caps et les îles tranquilles,
Un beau voyage puéril,
Mais les Jésus ne se rencontraient pas,
Nulle lueur sur l’eau ne décelait leurs pas,
Comme jadis, aux temps sereins des Évangiles.

Le vaisseau clair revint, un soir de bruit
Et de fête, vers le rivage,
D’où son élan était parti ;
Certes, les mâts dardaient toujours leur âme,
Certes, le foc portait encor des oriflammes,
Mais les marins étaient découronnés
De confiance et les haubans et les cordages
Ne vibraient plus, comme des lyres sauvages.
 
Le navire rentra comme un jardin fané,
Drapeaux éteints, espoirs minés,
Avec l’effroi de n’oser dire à ceux du port
Qu’il avait entendu, là-bas, de plage en plage,
Les flots crier sur les rivages
Que Pan et que Jésus, tous deux, étaient des morts.

Mais ses mousses dont l’âme était restée
Aussi fervente et indomptée
Que leur navire à son départ,
L’amarrèrent près du rempart ;
Et dès la nuit venue, avec des cris de fête,
Ils s’en furent dans la tempête,
Tout en sachant que l’orage géant
Les pousserait vers d’autres océans

Sans cesse en proie à des rages altières,
Et qu’il faudrait quand même, encor,
Toujours, en rapporter des désirs d’or
Et des victoires de lumière.



Dites, se plonger à s’y perdre, dans la vie contradictoire — mais enivrante !

Vivre, c’est prendre et donner avec liesse.

Mais les plus exaltés se dirent dans leur cœur :
« Partons quand même, avec notre âme inassouvie,
Puisque la force et que la vie
Sont au delà des vérités et des erreurs. »

Toute la vie est dans l’essor.