Sur la mort de mon frère/04

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Émile-Paul frères (p. 45-50).


Départ — Égarement


Toulon, le 6 novembre.


Je le laisse, où le temps de ma vie s’est arrêté. Je n’irai pas au delà. Et le temps passe pourtant, le temps qui pour le cœur compte si peu, qu’il ne compte pas.

Le temps passe : pas une seconde, pas un souffle de retard. Trois jours déjà, — ou trois ans, ou trois siècles ? — Une seule douleur, un seul mal, un espace infini où, tant que je serai, je dois être sans lui. Une route sans issue, puisqu’elle n’a point de jour sur le désir ni sur l’espérance.

Dans la ville voluptueuse et forte, qui rit sous la lune, je l’ai quitté ce soir, pour le voyage de la douleur. Marin, si souvent revenu d’outre-mer, c’est lui qui cette fois garde la terre. Ô pauvre voyageur, fallait-il donc que tu cesses si tôt de courir les vagues ? — Tu m’as précédé dans le repos. Où t’ai-je laissé, ce soir, hélas ? Battus de pluie, mes yeux cherchent dans l’obscurité un mur et des arbres : un mur noir à l’écart de la vie heureuse. Brisé dans tout mon être, je sors des mains de l’horrible bourreau qui t’a gardé. J’ai été mis à la question de l’impuissance. Je ne peux plus rien pour toi, et je m’en vais. Je pars comme un blessé qui s’évade, et fuit il ne sait où. Laissé, où t’ai-je laissé ? La nuit est tiède sous la lune ; et l’on chante dans la ville. Et toi… Va, c’est mon ombre qui te quitte : je reste où l’horreur s’accomplit.

Où est-il ? Qu’advient-il de lui, s’il est possible que j’y pense ? — Depuis que je l’ai retrouvé, pour la dernière fois, couché, là, inerte et sans défense, lui si grand, si hardi et si fort, je ne l’appelle plus que mon Pauvre Petit. Je l’ai donc vu, — et c’était lui, — comme on voit ceux que l’on aime dans la mort, ils n’ont plus d’âge ; ils semblent des nouveaux-nés dans les bras d’une mère monstrueuse, qui les étouffe ; et l’on sent pour eux, pour tant de faiblesse, toute l’immense pitié que cette marâtre n’a pas. À quoi bon, pourtant ?

Ils chantent, ils vivent, eux ! Et toi… Ô mon Pauvre Petit, c’est ta première nuit sous la terre. En vérité, est-ce de lui que je parle ? Est-ce moi ? Sans doute je perds la raison. Pourtant, on pleure autour de moi. Les plus chers de nos amis sont à mes côtés : Lui n’y est pas. Et ils ont pleuré. On me parle bas : on me conduit comme un condamné ou un malade. Je ne rêve point ; ou de ce rêve, je le sais, je ne m’éveillerai pas. Sous la lune tiède, sous les lumières, dans les rues où il aimait à se promener d’un pas si jeune, on chante, et je ne le vois pas. Ha, j’ai vu, j’ai vu ce qui n’était pas un songe, aux portes de la ville, un mur et des arbres, un cortège déchirant où j’étais, et quoi encore ? — Ce qui ne se doit pas dire, le reste de tout bonheur, de tout amour, de toute vie.

Allons, je pars. Il faut que je m’en aille. Un autre bourreau, qui ne tue pas d’un coup, m’emporte : j’appartiens à la vie. Je distingue sa méchanceté, désormais, à travers le masque. Il me sépare de toi, chère victime ; il a prise sur moi, comme sur ton pauvre corps la terre.

Je revois cette chair fraternelle, le crâne parfait dont j’aimais à presser entre mes mains la longue et forte olive, l’ardent miroir du front, la belle main au bout du poignet mince, brun et long, et l’étroite cheville. Mais ses yeux, ô mon âme, ses yeux ?… — Qu’est-ce donc que la mort pour ne pas même épargner les yeux vivants de ceux que nous aimons ?

Si tu savais… Après toi, je ne suis qu’un grand sanglot. Si tu savais… Tu sortirais de ce lieu et de ce sommeil terribles. Non, il vaut mieux que tu ne saches pas.

Je pars, et tu me retiens. Tu demeures, et je te prends avec moi. Je ne suis plus ce que je suis. Tu n’es plus ce que tu es. Je t’emporte sur la voie déserte, où il faut que je finisse ma route, sans savoir pourquoi, par d’obscures étapes, pour un terme inconnu ; je te porte, toi qui m’as donné le bras si souvent, sans plus espérer que tu me portes ni me soutiennes. Je ne sais plus ce que je sais. Je pars, et je demeure à cette porte des ténèbres, derrière le mur qui me sépare comme toi, ô mon frère, de la ville vivante.