Sur la prise de possession des découvertes scientifiques

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Sur la prise de possession des découvertes scientifiques
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences12 (p. 60-64).
SUR
LA PRISE DE POSSESSION
DES
DÉCOUVERTES SCIENTIFIQUES

Il n’y a qu’une manière rationnelle et juste d’écrire l’histoire des sciences : c’est de s’appuyer exclusivement sur des publications ayant date certaine ; hors de là tout est confusion et obscurité.

Quelle plainte légitime pourrait faire entendre celui qui, amoureux de ses découvertes comme l’avare l’est de ses trésors, les enfouit, se garde même de les laisser soupçonner, de peur que quelque autre expérimentateur les développe ou les féconde. Le public ne doit rien à qui ne lui a rendu aucun service. Oh ! je vous entends ; vous vouliez prendre le temps de compléter votre ouvrage, de le suivre dans toutes ses ramifications, d’en indiquer les applications utiles ! Libre à vous, messieurs, libre à vous ; mais c’est à vos risques et périls. D’ailleurs, vos craintes de spoliation étaient exagérées. Où a-t-on vu, en effet, que le monde scientifique ait manqué de poursuivre de ses poignants sarcasmes, de ses justes colères, de ses écrasants mépris, les personnages stériles qui, aux aguets des travaux de leurs contemporains, ne manquent jamais de se jeter sur un filon, le lendemain même du jour où quelque heureux explorateur l’a découvert ; qui se montrent sans cesse aux croisées, à tous les étages des édifices en construction, dans l’espérance qu’on les en croira les architectes ou les propriétaires ? Le plus simple bon sens veut que pendant un temps limité, mais suffisamment étendu, une possession privilégiée, absolue, soit accordée aux inventeurs ; cette stricte justice leur a-t-elle jamais été refusée ? Si un homme déloyal va moissonner sur le champ qu’il n’a pas ensemencé, la réprobation générale est là pour le punir. Non, non ! il ne faut pas s’y tromper : en matière de découvertes, comme en toute autre chose, l’intérêt publie et l’intérêt privé bien entendu marchent toujours de compagnie.

J’ai parlé de publications. J’appelle ainsi toute lecture académique, toute leçon faite devant un nombreux auditoire, toute reproduction de la pensée par la presse. Les communications privées n’ont pas l’authenticité nécessaire. Les certificats d’amis sont sans valeur, l’amitié manque souvent de lumières et se laisse fasciner.

En rappelant des principes dont l’historien des sciences ne saurait assez se pénétrer, je n’ai pas entendu, Dieu m’en garde ! venir en aide à ces écouteurs aux portes qui, chaque jour, confient à la presse le secret dont ils sont parvenus à se saisir, à s’emparer la veille. Dérober une pensée est à mes yeux un crime encore plus impardonnable que de dérober de l’argent ou de l’or. Un titre imprimé peut donc être soumis aux mêmes vérifications qu’un billet de banque. Il faut que les intéressés aient le droit de s’inscrire en faux ; il faut que les dires contradictoires soient débattus avec une stricte justice, condition qui, sauf de très-rares exceptions, me paraît devoir entraîner le rejet de toute réclamation posthume.

Depuis quelques années les paquets cachetés, comme prétendu moyen de prise de possession des découvertes scientifiques, ont acquis tant de faveur que les archives de l’Académie des sciences menacent d’en être encombrées. Je dois faire remarquer qu’en thèse générale la priorité appartient incontestablement à celui qui le premier a livré ses observations au public. C’est à ce principe que se rallient tous ceux qui font autorité en matière de sciences. Un paquet cacheté ne peut servir qu’à conserver à celui qui le prend le droit de s’occuper d’un travail lors même qu’un autre viendrait publier des recherches sur le même sujet. Ne voit-on pas le danger qu’il y aurait sans cela à transformer en découvertes achevées quelques vagues aperçus donnés sous forme d’aphorismes et sans démonstration, lorsque la démonstration constitue souvent le vrai mérite d’un travail ? Il importe, dans l’intérêt des sciences, de ne pas décourager les esprits laborieux et sévères qui ne négligent rien pour imprimer à leurs œuvres le cachet de la certitude.

Lorsque deux ou même un plus grand nombre de personnes s’occupent, soit ensemble, soit successivement de la solution d’un problème d’un grand intérêt scientifique, il est souvent difficile à l’historien des sciences de dire à qui revient l’honneur de la découverte qui enrichit les connaissances humaines d’une vérité nouvelle. Quelques physiciens, en thèse générale, considèrent comme inventeurs, sans plus ample examen, ceux qui, les premiers, appelant l’expérience à leur aide, ont constaté l’existence d’un fait. D’autres ne voient qu’un mérite secondaire dans le travail, suivant eux presque matériel, que les expériences nécessitent ; ils réservent leur estime pour ceux qui les ont projetées. Ces principes sont l’un et l’autre trop exclusifs. On doit faire la part, chose toujours délicate, il est vrai, de l’importance de l’idée et de celle de l’invention. Quoi qu’il en soit, il est certain que dans les travaux faits en commun, il est bien difficile, maints exemples le prouvent, de déterminer le mérite ou la gloire qui revient à chaque collaborateur.

J’ai dit que les titres de propriété intellectuelle vraiment valables sont les titres publiés. Je dois insister aussi pour blâmer la négligence de ceux qui, ayant fait de véritables découvertes, ne prennent pas le soin d’en enrichir le domaine public par la voie de l’impression. Et quels contrastes frappants rencontre souvent l’historien des sciences ! Tel auteur, dans les séances hebdomadaires de l’Académie des sciences, demande à cor et à cri, à communiquer la petite remarque, la petite réflexion, la petite note conçue et rédigée la veille ; il maudit la destinée, lorsque les prescriptions du règlement, lorsque l’ordre d’inscription de quelque autre plus matinal, font renvoyer sa lecture à huitaine, en lui laissant toutefois pour garantie, pendant cette cruelle semaine, le dépôt dans les archives académiques du paquet cacheté. D’un autre côté, tel inventeur d’une admirable machine mourra à la peine en subissant, sans murmurer, les rigueurs du sort, et songera à peine à consigner dans quelque écrit le produit de ses veilles laborieuses, une œuvre de génie ! Si nous trouvons le premier ridicule, n’admirons pas outre mesure la philosophie du second. La société poursuit d’une réprobation sévère ceux de ses membres qui dérobent à la circulation l’or entassé dans leurs coffres-forts ! Serait-on moins coupable en privant sa patrie, ses concitoyens, son siècle, des trésors mille fois plus précieux qu’enfante la pensée ; en gardant pour soi seul des créations immortelles, source des plus nobles, des plus pures jouissances de l’esprit ; en ne dotant pas les travailleurs, de combinaisons mécaniques qui multiplieraient à l’infini les produits de l’industrie, qui affaibliraient, au profit de la civilisation, de l’humanité, l’effet de l’inégalité des conditions, et qui permettraient un jour de parcourir les plus rudes ateliers sans y trouver nulle part le déchirant spectacle de pères de famille, de malheureux enfants des deux sexes assimilés à des brutes et marchant à pas précipités vers la tombe ? On dit quelquefois, avec raison, que certaines découvertes étaient dans l’air, qu’elles ne pouvaient pas ne pas être faites ; que leur auteur a été heureux d’arriver le premier ; que sans lui un autre serait venu pour enfanter l’œuvre dont l’heure était sonnée. Mais l’histoire des sciences présente, pour contredire heureusement ce que cette doctrine a d’injuste, plus d’un problème important dont la solution, trouvée jadis par un homme de génie, a été perdue pour la postérité par le manque d’une publicité suffisante : les siècles se passent, et la vérité, quoique le voile en ait été un moment soulevé, demeure cachée dans les ténèbres de l’inconnu.