Sur le plateau/Chapitre 10

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Librairie Ollendorf (p. 107-119).


X

Histoire d’un four.


L’Hôtel de Ville et l’École de droit. — Premiers essais dramatiques. — Hippolyte Cogniard. — La lettre traditionnelle. — De la direction des Variétés à celle du Château d’eau. — Les revues de Bloudeau et Monréal. — Bonne et heureuse. — L’ours abandonné. — Eugène Bertrand. — Le Peau-Rouge de Saint-Quentin. — Le nez du père Grangé. — On ne fume pas ici ! — Un point de départ qui a séduit Jules Verne. — Le tuyau de poêle fatal. — La Guigne. — Labiche et Émile Augier. — Cause bizarre d’une saison à Contrexéville.


Si j’ai eu le plaisir et la chance de rencontre assez souvent le succès au théâtre, il m’est arrivé aussi, pour ma pénitence, de connaître l’amertume du « four ». Et même, si la modestie ne me l’interdisait, je pourrais ajouter que peu d’auteurs en ont à leur actif un qui soit aussi carabiné que celui dont je vais conter l’histoire. Mais il ne faut se vanter en rien et je ne voudrais décourager personne. Aussi me contenterai-je de noter tout bonnement la chose, sans en tirer autrement vanité.

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C’était l’année d’avant la guerre. Nous étions, Leterrier et moi, tout à fait des débutants : lui, simple expéditionnaire à l’Hôtel de Ville ; moi, suivant encore — d’un peu loin — les cours de l’École de Droit, où, malgré mon peu d’assiduité, je venais de décrocher quand même mon diplôme de bachelier : le courage m’a manqué pour le reste. Les minutes administratives entassées sur son bureau ne suffisaient pas au bonheur de l’employé de la Préfecture de la Seine, pas plus que ne me passionnaient les Institutes de Justinien — ce monstre odieux, comme on chante dans les Deux aveugles — avec leur jus aquœ aut oneris ferendi, ni même le Code civil avec son chapitre sur « les servitudes ou services fonciers » ni le titre si palpitant « des contrats ou obligations conventionnelles ». Des titres de pièces, à la bonne heure ! Voilà ce qui nous occupait plus dignement. Jusque-là, en dehors du Petit Poucet avec Laurent de Rillé à l’Athénée nous n’avions eu qu’un tout petit acte, dans un tout petit théâtre sur lequel je reviendrai quelque jour et deux ou trois autres, aux Bouffes et à Déjazet. C’était peu pour notre ambition et nous résolûmes de frapper un grand coup en portant cinq actes aux Variétés, qui étaient, avec le Palais-Royal, la terre promise de tout vaudevilliste à son aurore.

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Les Variétés avaient alors pour directeur Hippolyte Cogniard, un vieil auteur dramatique fort aimable, le visage tout rose sous ses cheveux blancs et l’air d’un brave homme d’officier en retraite : il avait, avec son frère Théodore, signé tant de pièces militaires ! Avec cela, une façon exquise de recevoir ses jeunes confrères et de leur donner paternellement à entendre qu’ils avaient grand tort de venir frapper à sa porte avant d’avoir remporté ailleurs quelque succès leur conférant le « dignus intrare ». De notre visite, nous emportions le souvenir d’un accueil tout à fait bienveillant et la certitude d’être, sous peu, gratifiés de la lettre traditionnelle nous disant que notre pièce « d’ailleurs charmante, ne pouvait malheureusement convenir au genre du théâtre ». La lettre ne se fit pas attendre.

Peu après, Cogniard, qui, depuis la Belle Hélène, avait gagné une jolie fortune avec toute la série des grandes opérettes d’Offenbach, principalement avec la Grande Duchesse, où le monde entier avait défilé pendant l’Exposition de 1867, vendait son théâtre pour jouir d’un repos qu’il avait si bien gagné.

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Naturellement, au bout de très peu de temps, il avait repris une nouvelle direction, celle du théâtre du Prince Impérial de la rue de Malte, devenu théâtre du Château-d’Eau et aujourd’hui exploité en music-hall sous le nom d’Alhambra. Il avait comme associé son fils Léon qui, au bout de quelques mois, fut subitement emporté à l’âge de trente-quatre ans par la fièvre typhoïde.

Je me rappelle encore la surprise et le deuil du monde théâtral en apprenant la disparition de ce grand garçon sympathique à tous, si actif et d’aspect si solide. Malgré son chagrin, le père ne voulut pas abandonner son théâtre, où il avait déjà perdu pas mal d’argent à jouer la comédie et le drame, et, à force de persévérance, il arriva à se refaire presque complètement avec quelques féeries et, surtout, avec des revues de mes bons amis Monréal et Blondeau, qui avaient eu l’ingénieuse idée de donner, autant que possible, leur première dans la soirée du 31 décembre.

On y allait comme à une fête, car, en dehors du plaisir que l’on pouvait attendre du spectacle, il y avait celui que l’on était certain de prendre, sur le coup de minuit, en la souhaitant « bonne et heureuse » à sa voisine, surtout si elle était jolie, ce qui n’était pas rare à ces petites solennités.

Une de ces revues, Qui veut voir la lune ? fut même, je l’ai dit, la cause indirecte qui nous amena à faire plus tard le Voyage dans la lune, représenté à la Gaîté.

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Cependant notre malheureux ours, que nous ne nous empressions pas d’aller reprendre, restait à l’abandon dans les cartons du théâtre et il y serait probablement encore, sans une circonstance tout à fait imprévue. Le successeur d’Hippolyte Cogniard était Eugène Bertrand, qui arrivait de Lille et qui ne devait plus quitter les Variétés que pour l’Opéra. Comme je m’étais trouvé en relations avec lui pendant sa direction de Lille, j’en profitai pour aller le voir.

— Vous venez m’apporter une pièce ? fut sa première question.

— Au contraire, je viens vous en redemander une.

— Comment ?

— Une que nous avions remise à votre prédécesseur et qu’il a refusée. Vous comprenez qu’après cela, je ne vous la proposerai pas.

— Et pourquoi ? Ce n’est pas une raison. On aime toujours à faire autre chose que ceux qui étaient avant vous. Comment s’appelle-t-elle, votre pièce ?

— Le Peau-Rouge de Saint-Quentin.

— Le titre est pour le moins bizarre. Eh bien ! je vais faire rechercher votre manuscrit et je le lirai. Revenez me voir dans quinze jours.

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Bertrand tint exactement sa promesse. Au bout des quinze jours demandés, il avait lu et nous déclarait que la pièce était absolument déraisonnable et qu’elle lui plaisait à cause de cela, point de départ surtout l’amusait. Et puis, il y voyait un rôle pour Lesueur, le grand comique du Gymnase, qu’il venait d’engager et qui ne manquerait pas de nous camper un type tout à fait réussi. Seulement, il fallait élaguer, tailler, resserrer, relier le tout et y mettre de l’ordre. Pour cela, il nous adjoignait un routier de la scène, Eugène Grange, le collaborateur attitré de Lambert Thiboust, l’auteur de la Mariée du Mardi-Gras, des Diables roses, de la Consigne est de ronfler et d’une foule d’autres grands succès du Palais-Royal.

A toutes ses qualités d’expérience et d’habileté, il ajoutait celle de posséder un nez presque aussi célèbre, dans son genre, que celui d’Hyacinthe, de légendaire mémoire.

Ce n’était pas par ses dimensions que ce nez était remarquable, mais par sa couleur aussi rutilante que celle du rubis, à croire que toutes les vignes de la Bourgogne et du Bordelais y avaient collaboré. Et Grangé était un homme des plus sobres et des plus rangés.

Les petits journaux s’en donnaient à cœur joie et il n’était pas de semaine, pour ainsi dire, que cet appendice n’excitât leur verve. Une des plaisanteries le plus souvent rééditées était celle-ci : Grangé vient de monter en omnibus. Au bout de quelques instants, le conducteur, apercevant au fond de sa voiture quelque chose qui rougeoie, lui crie :

— Eh ! monsieur ! on ne fume pas ici ! éteignez votre cigare.

Une autre fois, on l’accusait de se passer le nez dans la boutonnière pour faire croire qu’il était décoré. Doux, et inoffensif, il ne s’en formalisait pas et se contentait d’en rire comme tout le monde.

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Notre nouveau collaborateur s’attela immédiatement à la besogne et, après avoir coupé un acte sur cinq, s’efforça d’introduire dans les autres le plus de raison possible. Il y réussit même un peu trop bien, car, à côté de choses folles, que leur folie seule pouvait faire accepter, il y avait un semblant de sagesse et de pondération qui n’en accusait que mieux la disparate et en faisait ressortir l’insanité. Telle quelle, la pièce fut mise en répétitions à la réouverture de 1871 avec une distribution de choix — j’allais dire une distribution de prix — qui, en plus de Lesueur, réunissait les meilleurs comiques du théâtre, Grenier, Kopp, Léonce, Lanjallay, sans compter Baron et Cooper, qui venaient de faire leur entrée dans cette troupe fameuse. Rien que ces noms semblaient devoir assurer le succès, et pourtant !…

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J’ai dit que le point de départ avait plu à Bertrand : il s’agissait d’un jeune homme, que jouait Grenier, venu à Paris pour se marier, flanqué d’une malle, où se trouvait toute sa fortune, et de son fidèle valet de chambre, qui n’était autre qu’un authentique Peau-Rouge, sauvé et recueilli par son père lors d’un voyage en Amérique : la voilà bien, l’influence des romans de Gustave Aymard ! Ah ! le Grand Chef des Aucas fut un bien grand coupable !

A la gare d’arrivée — bien qu’on ne fût pas sur l’Ouest-Etat, — la malle ne se retrouvait plus. Perdue, volée, peut-être, enfin la ruine complète ! L’infortuné ne voyait à sa situation qu’un seul remède, le suicide ; mais, certain de manquer au suprême moment du courage nécessaire, il chargeait son dévoué Peau-Rouge de la commission, en lui faisant jurer par tous les grands manitous que prières ni supplications ne l’empêcheraient de remplir son office. On devine aisément la suite : la malle retrouvée, la vie apparaissant de nouveau belle et souriante au bon jeune homme, avec une fiancée adorable et, par là-dessus la menace suspendue au-dessus de sa tête de ce Peau-Rouge de Damoclès, qu’il fallait à tout prix dépister. Assurément, ce point de départ en valait bien un autre, puisque, sur une donnée à peu près similaire, Jules Verne a établi plus tard un de ses romans à succès, les Aventures d’un Chinois en Chine.

Malheureusement, les incidents et les poursuites, moitié charentonnesques, qui s’en suivaient, ne trouvèrent que rarement le moyen de faire rire le public. De plus, Lesueur, le si amusant Kirchet du Fils de famille, l’inoubliable Grinchu de Nos bons villageois, Lesueur, qui devait « nous camper un type si réussi », nous présenta, au lieu du fantoche qu’il aurait fallu, un sauvage par trop nature, dont chaque apparition jetait un froid. C’est que son talent sérieux de composition, qui paraissait si comique dans une comédie, cessait tout à fait de l’être quand il s’agissait de bouffonnerie. Pareille aventure arriva à Paulin Ménier, qui excellait dans les rôles de paysans et qui fut parfaitement lugubre dans un Normand d’opérette.

Dès les deux premiers actes, nous sentions « que ça n’allait pas ». Pourtant, si le trois arrive à passer, nous disions-nous, il y a au quatre une scène qui pourra nous sauver en partie la mise. Hélas ! le trois passa et ce fut la scène du quatre qui vint tout gâter. Dans cette scène, il y avait un notaire — le rôle de Léonce — qui allait procéder à la lecture d’un contrat de mariage. Or, l’instant d’avant, il venait d’acquérir la preuve de son infortune conjugale. Alors, au lieu d’exercer son ministère, il se mettait à interpeller le futur et à lui déconseiller le mariage :

— Vous voyez mademoiselle ! Eh bien ! elle vous trompera, c’est fatal ! Elle vous paraît un ange de candeur : mensonge ! Au fond de toute femme, il y a un monstre, etc… »

Nous n’avions peut-être pas tort de compter sur un effet. Oui, mais… nous avions oublié un jeu de scène, imaginé pendant les répétitions et sur lequel on avait peu à peu renchéri, le trouvant divertissant. Un tuyau de poêle, qui avait été descellé au commencement de l’acte, se trouvait par hasard sous la main d’un des personnages, qui s’en emparait machinalement et, machinalement encore, le passait à un second, qui le repassait à un troisième et ainsi de suite. Je sentis tout à coup le danger :

— Supprimez le tuyau ! criai-je, de la coulisse.

Peine perdue ! Le malencontreux tuyau, une fois sa ronde commencée, la continua jusqu’au bout. Ce fut le coup final. Le Peau-Ronge de Saint-Quentin se joua tout juste deux fois trois quarts. A la troisième représentation, il fallut baisser le rideau avant la fin du quatrième acte.

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Je dois rendre à Bertrand cette justice qu’il ne nous en voulut pas de l’aventure. Il nous offrit même bientôt l’occasion d’une revanche, en nous jouant trois actes, pour lesquels il nous avait donné Labiche comme collaborateur. Cette nouvelle pièce devait servir aux débuts de Coquelin Cadet. Labiche, qui n’était pas superstitieux, l’avait baptisée la Guigne et elle ne manqua pas à justifier son titre : jouée au milieu des plus fortes chaleurs du mois d’août, elle ne put tenir plus d’une vingtaine de fois et, si elle n’eut pas le sort éclatant de l’autre, elle ne fut pas non plus des plus heureuses. Il nous fallut l’occasion d’une revue, jouée un peu plus tard, en société avec Arnold Mortier, pour savoir enfin ce qu’est le succès au boulevard Montmartre.

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Mais de cette seconde tentative, il me reste l’honneur d’avoir eu mon nom à côté de celui du plus grand auteur comique de notre époque — et aussi une anecdote, par laquelle je finirai :

Labiche était un des habitués de Contrexéville. Une année qu’il se trouvait tout à fait bien, il avait déclaré à tout le monde qu’il renonçait à sa cure habituelle.

Grande fut donc la stupéfaction d’Emile Augier, son vieil ami, qui se trouvait depuis une semaine dans la ville d’eaux, en le voyant arriver à son tour :

— Comment ! Vous ! Mais vous ne deviez pas venir !

— C’est vrai, seulement, imaginez-vous que l’autre matin, tenez, le lendemain du jour où vous avez dîné chez moi, j’ai trouvé au fond de mon vase un caillou d’une telle grosseur qu’il n’y avait pas à hésiter.

Là-dessus, Augier éclata de rire :

— Mais c’est moi, mon cher, qui étais allé faire une petite visite dans votre chambre !

Et voilà comment l’auteur du Voyage de M. Perrichon fit, une fois, une saison dans les Vosges pour le compte de l’auteur du Gendre de M. Poirier.

7 juin 1912.