Sur le plateau/Chapitre 18

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Librairie Ollendorf (p. 211-221).


XVIII

Victor Koning.


Génération spontanée. — Un petit journaliste. — Scène dans la cour de l’ancien Opéra. — Un mot d’Aurélien Scholl. — Le chapeau du secrétaire. — Nestor Roqueplan. — Son opinion sur le théâtre du Châtelet. — Victor Koning à la Gaîté. — La Madone des Roses. — L’envers d’un décor à sensation. — Retour au vaudeville. — La direction de la Renaissance. — Plus que le maximum ! — Comment on lance un succès. — Le Gymnase et la Comédie-Parisienne. — Du tac au tac.


Il avait surgi sur le boulevard, sans que l’on sût au juste d’où il venait, ni comment : presque un cas de génération spontanée.

C’était alors un tout petit bonhomme grassouillet, aux yeux bridés, aux cheveux d’un noir brillant, séparés au milieu du front par une raie impeccable et toujours soigneusement frisés, avec, au-dessus de la lèvre supérieure, un imperceptible duvet, un rien, une fumée, qui, à son grand désespoir, n’en finissait pas de se transformer en moustache.

Doué d’un esprit naturel assez vif, il avait déjà réussi, vers l’âge de quinze ans à peine, à se faufiler dans la rédaction du Diogène, où de petits échos agressifs avaient attiré l’attention sur lui, en attendant qu’il se haussât jusqu’au Figaro et au Nain Jaune — ce qui devait l’amener bientôt après à être un des « leaders » du Figaro-Programme et à s’ouvrir ainsi les coulisses de presque tous les théâtres.

Par exemple, le métier n’allait pas sans quelques inconvénients et, plus d’une fois, il arriva que les gens qu’il avait piqués de ses coups d’aiguille regimbèrent contre cet audacieux petit journaliste, dont la taquinerie gamine ne reculait devant rien, pas même, au besoin, devant la pointe d’une épée. Je me rappelle même, à

Par exemple, le métier n’allait pas sans quelques inconvénients et, plus d’une fois, il arriva que les gens qu’il avait piqués de ses coups d’aiguille regimbèrent contre cet audacieux petit journaliste, dont la taquinerie gamine ne reculait devant rien, pas même, au besoin, devant la pointe d’une épée. Je me rappelle même, à ce propos, une scène assez réjouissante qui eut lieu dans la cour de l’ancien Opéra — cette cour majestueuse qui s’ouvrait tout à l’entrée de la rue Drouot et s’étendait à peu près jusqu’à ce qui est devenu le prolongement de la rue Chauchat. Koning, sortant des bureaux de l’administration, situés tout au fond, sur la droite, est abordé par la plantureuse Suzanne Lagier, qui avait à se plaindre de lui. L’actrice, fort bonne fille, d’ailleurs, n’était pas endurante et, comme on dit, n’avait pas la langue dans sa poche. La main non plus, ainsi qu’elle le lui démontra — v’li ! v’lan ! — par une paire de gifles bien sonnantes. Au milieu des quelques personnes que cette « explication » avait attirées, Koning restait abasourdi, ne sachant quelle contenance tenir, quand Aurélien Scholl, qui passait, fit éclater tout le monde, en disant d’un ton de reproche indulgent à l’irascible Suzanne :

— Oh ! la méchante, qui bat son petit !

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Vers cette époque, il fut pendant un temps le secrétaire de Nestor Roqueplan, dont il m’a conté qu’il faisait le tourment par la forme de ses chapeaux. L’inventeur de la lorette avait, en effet, un amour de l’élégance qu’il poussait jusqu’au raffinement le plus intransigeant, et la moindre faute de goût le mettait hors de lui. Si bien qu’un jour, n’y tenant plus, il entraîna de force son jeune secrétaire chez son propre chapelier, pour lui choisir de sa main et lui payer de sa bourse, une coiffure dont le « style » n’offusquerait plus ses regards.

Personnage tout à fait curieux que Roqueplan, ce Parisien quintessencié, qui trouva le moyen de diriger successivement six théâtres, dont l’Opéra, l’Opéra-Comique et les Variétés — ce qui n’était pas une mince affaire — sans pour cela cesser un seul instant de prodiguer, dans les journaux et dans les livres, un esprit et un talent qu’il dépensait sans compter, comme son argent. C’est lui qui affirmait gaiement que son rêve — du reste amplement réalisé — était de mourir insolvable. Et, vers la fin de sa vie, lorsqu’il prit la direction du Châtelet :

— Quel merveilleux théâtre ! disait-il. Une situation unique ; juste en face du tribunal de commerce : il n’y a qu’un pont à passer pour y porter son bilan. Et, au retour, la Seine est là, pour le dernier plongeon.

La mort vint à temps pour lui éviter de passer le pont et il disparut au commencement de 1870, au moment même où allait aussi disparaître cette société brillante, dans laquelle il avait si longtemps tenu les premiers rôles !

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Comme son ancien patron, Koning avait voulu être directeur, et, en 1869, il avait pris la Gaîté. C’est de là que datent mes premiers rapports avec lui. Un soir, je me trouvais à flâner avec Eugène Tarbé, le frère du fondateur du Gaulois. Ce grand et solide garçon, qui respirait la santé et la joie de vivre et qui devait pourtant s’en aller en pleine jeunesse, était à ce moment chargé en partie de la critique musicale au Figaro, et, par plaisir, quand ce n’était pas par métier, il passait toutes ses soirées dans les théâtres. Il me dit :

— On a donné hier à la Gaîté un drame de Victor Séjour, la Madone des roses, où il y a un décor d’incendie tout à fait saisissant, que je veux voir de près. Venez donc avec moi.

Sur la scène des Arts-et-Métiers, nous fûmes reçus par le jeune directeur, qui jouait déjà son va-tout avec cette pièce, dont le principal rôle, il m’en souvient, était tenu par Adèle Page, une actrice toujours vantée au boulevard pour sa beauté, encore qu’elle eût passé la cinquantaine. Malgré son état de nervosité assez explicable, il nous fit le plus aimablement du monde les honneurs de son « clou » dont il était fier et sur lequel il comptait pour remettre ses affaires. Le décor était véritablement curieux à voir des coulisses — peut-être même plus que de la salle — et j’en ai conservé l’impression la plus nette.

Sur la toile de fond, était peint l’intérieur d’un immense palais tout en flammes ; un peu en avant, des « fermes » représentaient des colonnes, des planchers, des escaliers, tordus, calcinés, effondrés, tandis qu’à l’avant-scène se trouvait, seul en vue du public, un salon que l’incendie n’avait pas encore atteint et où se jouait la dernière scène de l’acte. Les murs de ce salon étaient tout en bois découpé à la façon d’un jeu de patience — d’un puzzle pour parler suivant la mode — et se composaient d’une centaine au moins de silhouettes différentes, tenues rapprochées par de longues tringles de fer passées dans des anneaux. Il ne fallait pas moins d’une heure pour le mettre en état avant chaque représentation. Au moment voulu, du cintre on retirait successivement les tringles et tout s’écroulait avec fracas, démasquant par une brèche énorme le fond du théâtre, pendant que, derrière les châssis, les machinistes allumaient des feux de Bengale, et, à l’aide de grands soufflets, envoyaient, sur des réchauds disposés de place en place, la poudre de lycopode dont on se servait alors pour imiter les flammes, qui s’élevaient en tourbillonnant.

Cet écroulement, cet effet d’embrasement final, était merveilleusement combiné et de la plus grande ingéniosité. Malheureusement, il ne devait pas suffire à faire accepter par le public un « mélo » assez ordinaire qui n’était pas de force à se soutenir de lui-même.

— Ce n’est pas ce bel incendie-là qui fera beaucoup de braise ! disait méchamment un artiste dont les appointements étaient en retard.

Peu après, Koning était forcé d’abandonner sa direction. Mais il ne devait pas en rester là. Avec une activité que rien ne rebutait, il se remettait bien vite en campagne et entamait avec Clairville et Siraudin une collaboration des plus suivies, leur dénichant chaque jour quelque nouvelle affaire : aux Variétés, la Revue en ville et la Revue n’est pas au Coin du Quai : aux Menus-Plaisirs, la Cocotte aux Œufs d’or et la Reine Carotte, avec Thérésa ; sans compter un gros drame à l’Ambigu : Canaille et Cie, pour arriver enfin à la plus belle de toutes ces affaires, la fille de Madame Angot, dont les résultats dorés devaient lui permettre de prendre la succession d’Hostein à la Renaissance.

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Les sept années qu’il passa à la tête de ce théâtre, où il débutait avec le grand succès de la Petite Mariée, furent des plus brillantes. Il faut reconnaître aussi que, s’il eut de la chance, il savait en profiter et faire ce qu’il fallait pour l’attirer et la retenir. Nul ne s’entendait comme lui à la réclame ingénieuse et productive et les notes journalières dont il inondait les feuilles étaient souvent de vraies trouvailles. Son « plus que le maximum » est resté au répertoire et le titre de « jeune et intelligent directeur » qu’il s’était décerné à lui-même est devenu un cliché assez courant. Une de ses meilleures imaginations fut celle-ci : le lendemain de la Petite Mariée, comme nous déjeunions ensemble, il me dit :

— J’arrive du théâtre. Ou vient bien pour louer, mais mollement, et puis seulement pour ce soir. La pièce ne se lancera que si nous avons beaucoup de location pour les jours suivants. Alors j’ai donné ordre à la buraliste de répondre qu’il n’y a plus rien. Cela forcera les gens à se rabattre sur les autres représentations, et, quand le bruit se répandra qu’il faut s’y prendre à 1’avance, vous verrez la foule.

En effet, vers trois heures de l’après-midi, les feuilles commençaient à se couvrir pour toute la semaine à venir.

— Et les places que vous avez fait refuser ? lui demandai-je.

— Soyez tranquille, le contrôle les vendra ce soir aux retardataires au prix de location et nous jouerons à bureaux fermés.

Le soir, la salle était archi-comble et la pièce partie pour les grosses recettes.

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Cette période heureuse devait se continuer longtemps encore avec la Marjolaine, la Camargo, le Petit Duc, la Tzigane, la Jolie Persane, Belle-Lurette, Kosiki, etc. Quand il sentit le public un peu las, Koning eut la sagesse de se retirer et de passer la main, pour prendre le Gymnase, que lui offrait Montigny. Il y trouva une nouvelle série de succès, dont le Maître de Forges fut de beaucoup le plus considérable. Pourtant, à la longue, il devait connaître la fin de sa veine. Attaqué par cette presse dont il avait été si longtemps le favori, découragé par la non-réussite de plusieurs pièces, il pensa ramener la fortune fuyante en changeant encore une fois de direction et entreprit la création d’un nouveau théâtre construit dans la rue Boudreau, sur les terrains de l’Eden, et qu’il appela la Comédie-Parisienne, sans réussir à y amener les Parisiens. L’idée, pourtant, n’était pas mauvaise et n’avait que le tort de venir un peu tôt, puisque cette salle, devenue l’Athénée, n’en est plus aujourd’hui à compter ses succès. Pour lui, il acheva d’y perdre ce qui lui restait d’argent et de raison.

Ce fut, en somme, un directeur habile, sachant deviner le goût du public et, au besoin, le faire naître. Mais il lui fallait le succès. Comme bien des joueurs, quand il se sentait les belles cartes en main, il allait de l’avant et risquait allègrement la partie, mais, au premier échec, il se mettait à douter de tout et de lui-même. Je me rappelle qu’au moment de monter une pièce, il me demandait :

— Vous y croyez, vous ? Moi, je ne sais plus !

Lorsqu’il disparut, il ne laissait que peu d’amis et ce n’était pourtant pas un méchant homme. En ce qui me concerne, je n’ai jamais eu à me plaindre de lui et si, dans la discussion ou l’exécution de certains traités, je l’avais vu apporter un peu plus de finesse qu’il n’aurait fallu, en revanche, il lui arriva assez souvent, pour tenir une promesse qu’il m’avait faite verbalement, d’aller contre son propre intérêt. Mais son humeur autoritaire et un peu tracassière lui avait aliéné bien des gens.

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De ses premières années, il avait conservé cet esprit de taquinerie, qui l’avait tout d’abord mis en évidence. Faire une bonne niche ou une plaisanterie — pas toujours bonne — était pour lui une joie qu’il ne savait pas se refuser. Et cela lui^ valait quelquefois une rebuffade ou un coup de boutoir, témoin cette riposte qu’il s’attira un jour en ma présence : le bon et joyeux Debruyère, qui venait d’avoir un succès à la Gaîté, achevait de déjeuner chez Brébant, tout épanoui, lorsque Koning l’aborde et, d’un ton ironique, lui dit :

— Eh bien ! Debruyère ? Toujours grand ? Toujours beau ?

Après un mouvement vite réprimé, Debruyère, le toisant d’un air de capitan bon enfant et gouailleur :

— Et vous, Koning ? Toujours gosse ?

Koning ne trouva rien à répondre : il était debout, du coup il fut assis.

1er avril 1913.