Sur le tableau du Ravissement de saint Paul

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I

CONFÉRENCE DE LE BRUN


DISCOURS DE M. LE BRUN
SUR LE TABLEAU DU RAVISSEMENT DE SAINT PAUL

10 janvier 1671[1]

Le Ravissement de saint Paul (musée du Louvre)[w 1]
Messieurs,

Nous avons tâché de faire entendre dans les assemblées précédentes combien de choses étaient nécessaires aux peintres ; mais l’on ne s’était point encore imaginé qu’ils eussent une théologie muette, et que, par leurs figures, ils fissent connaître les mystères les plus cachés de notre religion. Néanmoins cela n’est pas nouveau. Les Égyptiens, les Grecs et les Romains n’ont pas ignoré cette belle partie : toute leur théologie était représentée sous des figures que les peintres et les sculpteurs avaient inventées.

Il ne faut donc pas s’étonner si je prétends aujourd’hui de vous faire voir que M. le Poussin a aussi parfaitement imité ces grands hommes dans cette partie toute mystérieuse qu’il les a suivis dans la justesse de leurs proportions et la beauté de leurs contours.

Le tableau que j’apporte ici de ce fameux peintre sera un exemple de cette partie toute spirituelle où chaque figure cache autant de mystères.

C’est, Messieurs, ce que je me suis proposé de vous faire voir par la suite de cet entretien.

Il faut premièrement remarquer dans ce tableau pourquoi M. le Poussin n’a mis que trois figures d’anges pour soutenir saint Paul, et pourquoi il les a peints dans l’aspect et dans l’action où ils sont, et d’où vient qu’il les a vêtus de la manière et de la couleur que nous les voyons. Toutes ces choses méritent un peu d’application pour en faire les remarques que nous voulons faire.

Nous commencerons donc par l’ange qui est le plus apparent. Cette figure paraît toute de profil ; son visage regarde en haut. Toutes les parties de son corps paraissent fortes et robustes ; son bras droit est étendu et soutient avec violence la jambe droite de saint Paul.

Cet ange est vêtu d’une draperie qui paraît d’une étoffe déliée ; sa couleur est d’un jaune doré. It a une étole fort riche qui lui ceint le corps ; ses jambes semblent encore soutenir la figure du saint.

L’autre figure d’ange qui est au côte gauche de saint Paul paraît presque toute dans l’ombre. Il a le visage de trois quarts et il regarde en haut ; son bras gauche soutient doucement la jambe gauche du saint qui est comme tombante en bas ; le vêtement de cet ange est d’un bleu obscur ; sa manche est retroussée sur son bras et toute son action paraît moins forte et moins violente que celle du premier, et tous ces deux anges ne montrent que chacun un bras.

Le troisième ange qui est élevé au-dessus des deux autres a le visage droit et presque tout de front, et tout ce qui paraît de son corps est en la même situation que son visage. Il a les yeux baissés pour regarder saint Paul auquel il montre de la main droite la lumière de la gloire, et de l’autre il soutient doucement la main gauche de saint Paul ; son vêtement est de la couleur de la lumière qui éclaire tout le tableau, et cette même lumière éclaire particulièrement cet ange qui la reçoit tout à plein.

Le saint paraît tout ravi ; son visage est élevé vers le ciel ; ses yeux regardent en haut ; sa tête est tournée du côté de l’ange qui est le plus élevé, et semble s’appuyer un peu sur le sein de cet ange. Il a les deux bras ouverts et le corps presque tout droit. Sa jambe droite est élevée ; la jambe gauche est pendante en bas ; toute cette figure est couverte d’un grand manteau rouge qui lui environne le corps ; sa robe de dessous est verte, dont on ne voit qu’une partie autour de la jambe et autour des bras.

Et la couleur de l’air qui environne les figures paraît lumineuse et enflammée.

Au bas de ce tableau, on voit une épée couchée sur un livre.

Après avoir examiné ces figures, je n’y vois rien qui ne me paraisse mystérieux.

Les trois anges qui élèvent saint Paul figurent trois différents états de la grâce.

Le premier ange qui est vêtu de jaune représente l’effet de cette grâce que les théologiens appellent prévenante et efficace, qui tira saint Paul du péché pour en faire le flambeau de l’Église de Jésus-Christ.

Et comme cette grâce est toute forte et puissante et qu’elle est pleine de lumière, M. le Poussin, pour en représenter la force, a peint un jeune homme robuste qui fait une action violente pour enlever le saint qu’il soutient, et par cet effort semble l’arracher de la terre pour l’élever au ciel, et exprimer par cette action les paroles que ce saint entendit à l’instant de sa conversion : « Il t’est dur de régimber contre l’aiguillon », ou « Il t’est difficile de résister au mouvement de ma grâce qui te presse pour te convertir ».

L’étole que cet ange porte autour de son corps montre la puissance de cette grâce ; car l’on sait que l’étole est une marque de puissance et d’autorité, et M. le Poussin ne pouvait pas mieux représenter le pouvoir efficace de la grâce que par ce symbole.

Quant au vêtement jaune dont cet ange est couvert, il faut considérer que comme cette couleur représente celle de l’or et de la lumière, l’on peut dire aussi que, par ce vêtement, le peintre a représenté la lumière et la pureté de la grâce dont ce saint fut rempli au moment de sa conversion ; mais comme cette grâce n’est que dans son commencement et n’a pas encore atteint en lui l’état de la perfection, aussi M. le Poussin a situé cette figure d’une manière où elle ne montre qu’une partie de son corps et un bras. Si cet ange regarde en haut, l’on peut dire que M. le Poussin lui a donné cette action pour montrer que la grâce qu’il représente vient du ciel.

Le second ange qui paraît dans l’ombre figure l’état de cette grâce comitante ou aidante, qui n’est pas si éclatante que la première, et qui ne soutient pas avec tant de force, nous abandonnant à nous-mêmes pour nous faire connaître notre infirmité ; ainsi l’action de cet ange ne paraît pas si violente que celle du premier.

La jambe du saint qui descend en bas exprime le penchant que ce saint avait au péché, comme il le dit lui-même en plusieurs endroits dans l’Épître aux Romains en ces termes : « Je suis charnel et vendu sous le péché : je n’approuve pas ce que je fais, parce que je ne fais pas le bien que je veux et que je fais le mal que jene veux pas. »

La main de l’ange qui soutient la jambe de ce saint représente le secours qu’il recevait de la grâce lorsqu’il était près de tomber, comme il l’exprima par ces paroles : « Ma grâce te suffit, car la vertu se perfectionne dans la faiblesse » ; et c’est encore ce qui est fort bien figuré par la situation de cet ange qui est vu de trois quarts, pour montrer que le second état de la grâce est plus parfait que le premier, encore qu’il ne soit pas si brillant ni si visible.

Cet ange est vêtu d’un bleu brun, parce que cette couleur représente celle de l’air lorsqu’il est agité et brouillé. M. le Poussin ne pouvait pas mieux représenter l’état des tribulations que ce grand saint sentait en lui-même lorsqu’il disait : « Je vois une autre loi en mes membres qui résiste à la loi de mon entendement et me rend captif sous la loi du péché qui est en mes membres » (aux Romains, chap. VII).

Le troisième ange qui a le corps droit et le visage presque de front, qui regarde saint Paul en lui montrant de la main droite la lumière de la gloire, et qui de l’autre bras soutient la main de ce saint, figure l’état parfait et constant de cette grâce abondante et triomphante qui accompagne les élus en cette vie, qui les soutient et les regarde toujours pour les conduire à une fin bienheureuse.

La grande lumière qui éclaire cet ange et la couleur de son vêtement montrent que la grâce qu’il représente est toute divine, et que ceux qui en sont remplis jouissent dès cette vie de la félicité des saints, et c’est ce que saint Paul exprime par ces paroles : « Je connais un homme en Christ, qui a été ravi jusqu’au troisième ciel, soit en corps, soit en esprit, Dieu le sait ; mais je sais bien que cet homme a été ravi jusqu’au paradis et a ouï des mystères ineffables qu’il n’est pas permis à l’homme de dire » (2e épître aux Corinthiens, chap. XII, V, 2 et 3).

Le saint apôtre qui a les bras ouverts, la tête et la jambe droite levées, n’exprime-t-il pas très parfaitement le désir ardent qu’il avait de s’élever à Dieu par des actions correspondantes aux mouvements de la grâce qui le soutenait, et la jambe baissée qui paraît dans l’ombre ne marque-t-elle pas l’infirmité humaine dont ce saint se plaint souvent ?

Le manteau rouge qui couvre tout le corps de cet apôtre ne représente-t-il pas bien par sa couleur rouge l’ardente charité dont il était embrasé, lorsqu’il disait ces paroles pleines d’amour pour ses frères : « Je souhaite d’être moi-même anathème pour mes frères. » Sa robe verte qui ne couvre que le haut de la jambe droite et le tour des bras ne figure-t-elle pas l’espérance qu’il avait de s’élever à Dieu par ses œuvres ?

L’épée qui est couchée sur un livre n’est pas là sans raison. M. le Poussin n’ignorait pas que saint Paul n’avait pas encore souffert le martyre quand il fut ravi, et par conséquent qu’il n’en pouvait pas porter des marques. Mais comme tout est mystérieux dans ce tableau, je crois que cette épée n’a été mise là que pour montrer que ce grand apôtre avait été le défenseur de l’Église, et qu’il avait soutenu le nom de Jésus-Christ aux dépens de sa vie, et qu’il avait retranché du glaive de ses écrits toutes les hérésies qui commençaient à se former dans l’Église.

L’air échauffé qui paraît autour des figures n’est pas sans mystère. Je crois qu’il est ainsi pour montrer que ceux qui veulent s’élever dans la grâce ne doivent point être tièdes, mais qu’il faut qu’ils soient ardents et échauffés pour profiter de la grâce.

Il y aurait encore bien des choses à vous faire remarquer dans ce tableau ; mais je crois que j’en ai dit assez pour vous faire connaître que les peintres ne travaillent pas seulement de la main, ni que leurs ouvrages ne sont pas faits seulement pour le plaisir des yeux, mais qu’ils peuvent encore satisfaire et instruire l’esprit par cette belle partie spirituelle que M. le Poussin a fait entrer si heureusement dans tous ses ouvrages.

Remarques à faire aux diverses choses qui n’ont pas encore été observées.

Premièrement :

Quels sont les mouvements qui expriment le ravissement.

C’est l’effet d’un transport qui élève l’âme au-dessus d’elle-même pour la joindre et l’unir à l’objet qui en est la cause ; et il arrive que lorsqu’elle est en cet état toutes les parties du corps suivent ce même mouvement, et particulièrement celles du visage, comme pour goûter avec elle les douceurs dont elle jouit ; et c’est pour cela que ce saint a les sourcils et les yeux élevés du côté de la gloire, et que tout le reste de son visage suit ce même mouvement ; car on voit les coins de la bouche et ses joues qui s’élèvent en haut, et tout le visage qui paraît dans un air tranquille et content ; ce saint a les deux bras ouverts et élevés vers le ciel ; ses mains tout de même sont élevées ; enfin toute son action et tous ses mouvements marquent un parfait ravissement.

Si j’ai remarqué que la tête de ce saint penche sur le sein lumineux de l’ange qui la soutient, c’est ce que je me suis imaginé que M. le Poussin l’avait représenté de cette sorte pour figurer que le grand apôtre avait puisé toutes ses lumières dans le sein de la Grâce et qu’il en avait été le favori, de même que saint Jean l’avait été de Jésus-Christ qui en est la source.

Pour connaître que M. le Poussin a voulu représenter la force de la grâce par l’ange vêtu de jaune, il faut remarquer qu’il a peint cet ange avec le front relevé et les sourcils enflés qui couvrent un peu les yeux. Il a le nez grand, droit et bien formé, les épaules grosses, les jointures et toutes les extrémités bien articulées ; ses cheveux mêmes paraissent durs et forts en ce qu’ils se soutiennent droits, quoique la tête de l’ange soit renversée, de sorte que toute cette figure, selon les règles de la physionomie, parait n’être faite que pour marquer la force.

Observations sur le visage de l’ange qui montre la gloire.

Cet ange a le front uni, les sourcils droits, les paupières grandes, inclinées du côté des joues et l’angle de l’œil élevé du côté du nez ; les deux coins de la bouche pendent en bas, et le milieu est élevé ; la lèvre de dessous surmonte celle de dessus.

Toutes ces parties d’en haut, selon les physionomistes, expriment la tranquillité et la douceur, et celles d’en bas le mépris et l’aversion.

C’est pourquoi, Messieurs, je me suis imaginé que M. le Poussin a voulu figurer par le mouvement des parties d’en haut du visage de cet ange la douceur et la tranquillité dont jouissent ceux qui sont dans l’état parfait de la grâce, et par les parties d’en bas le mépris et l’aversion qu’ils ont pour les choses du monde.

Si M. le Poussin n’a fait paraître qu’un bras à chacun des deux premiers anges, c’est pour faire voir que l’état de la grâce qu’ils représentent n’est pas encore dans la perfection, et si les jambes sont entrelacées l’une dans l’autre et font des mouvements contraires, c’est que le peintre s’est souvenu de ces paroles que le saint apôtre qu’il réprésente dit au chapitre v de l’Épître aux Galates : « Cheminez selon l’esprit, et vous n’accomplirez pas les désirs de la chair ; car la chair convoite contre l’esprit, et l’esprit contre la chair, et ces choses sont contraires l’une à l’autre, tellement que vous ne faites point ce que vous voulez. » Toutes lesquelles choses M. le Poussin a merveilleusement bien exprimées par les jambes qu’il a données à ces anges et les contrastes qui se trouvent en elles.

Mais parce que la perfection est dans le dernier état de la grâce, et qu’il n’y a que du repos et de la tranquillité, M. le Poussin n’a point fait voir de jambe au troisième ange qui représente cet état parfait et constant de la grâce, mais bien les deux bras pour montrer que l’état de cette grâce est plus accompli que celui des deux premiers.

On pourrait encore dire que le pilastre qui est dans ce tableau est un autre symbole de la solidité des écrits du saint apôtre et de la fermeté de sa foi ; comme aussi il y a grande apparence que les degrés que nous voyons auprès montrent que ce saint s’est toujours élevé de plus en plus dans la grâce, et que par ce progrès continuel il s’est ouvert un passage pour parvenir à la gloire, ce qui semble aussi être figuré par cette porte ouverte qui se voit aussi dans ce tableau.

Avertissement aux étudiants et aux amateurs de la peinture.

Cependant, Messieurs, quoique j’aie donné à cette partie de la peinture dont je viens de parler l’honneur et l’avantage d’être toute spirituelle, je n’entends pas pour cela qu’on la considère comme une chose principale, ni que ceux qui aiment la peinture condamnent les tableaux comme tout à fait mauvais, lorsque cette partie ne s’y rencontrera pas ; je veux seulement qu’on la regarde comme l’éclat et le poli de l’or, quand il est appliqué sur de bon or et non pas sur du cuivre. Je veux dire que quand un tableau est bon en toutes ses principales parties, comme celui que je montre ici, s’il arrive que cette partie spirituelle s’y rencontre, alors elle donnera un grand éclat à tout l’ouvrage et le rendra parfait, et que ceux qui travailleront de cette sorte imiteront ce grand homme ; et ils s’acquerront comme lui par leurs travaux une gloire immortelle.

Ce jourd’hui, 10e jour de janvier mil six cent soixante et onze, M. Le Brun a prononcé ce discours en présence de l’assemblée publique avec amplification et démonstration sur diverses parties.
Testelin
  1. Le 6 décembre 1670, Nocret avait traité le même sujet, mais au point de vue des qualités techniques. Son discours est d’ailleurs peu intéressant. Celui de Le Brun a du moins le mérite de montrer quelles préoccupations étrangères à l’art hantaient parfois les peintres du XVIIe siècle.
  1. Note Wikisource : cette reproduction ne figure pas dans l’édition ici transcrite. Voir également la notice du musée du Louvre.