Sur les ombres

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CONFÉRENCE DE M. DE CHAMPAIGNE
SUR LES OMBRES.

Le 7 juin 1670

OUVERTURE DE CONFÉRENCE[1]
Messieurs,

Le sujet que je vous propose aujourd’hui est très vaste et de grande étendue, et mérite, par conséquent, être l’objet qui nous doit servir d’entretien. Je prétends parler des ombres en particulier, desquelles les reflets sont inséparables, et avant de particulariser leurs parties, je dirai en peu de mots quelque chose de leur origine en général qui sont les ténèbres.

Avant la création de l’univers, tout n’était que ténèbres dans les vastes lieux où il fut créé, et quoique Dieu ne les eût pas faites, ce divin Ouvrier a si bien su s’en servir pour relever et distinguer tous ses ouvrages que, quoiqu’elles ne soient rien elles-mêmes (n’étant qu’un vrai néant), néanmoins cet Artisan divin s’en est si admirablement servi qu’il a fait ce rien et ce néant en soi-même comme la chose qui fait distinguer et tire de la confusion tout ce qu’il a fait, mettant un ordre agréable dans tous les objets et qui servent de repos à la vue. Car il n’y a rien de plus vrai de dire que si tous les objets étaient également éclairés, il y aurait une confusion terrible dans toutes les choses ; même sans les ombres, tout paraîtrait plat, jusques aux corps les plus ronds.

Pour venir au particulier, ce n’est pas une chose nouvelle parmi nous de dire que la distribution des ombres fait une partie très considérable dans les ordonnances. Mais comme notre divin Modèle s’en est servi pour relever ses ouvrages, il nous est aussi de la dernière importance de l’imiter sans confusion, puisque ceux d’entre nous qui ne s’y portent pas avec application restent des peintres indécis et fades.

C’est pourquoi, Messieurs, il me semble qu’on ne saurait assez porter la jeunesse, immédiatement après les principes de leurs études, à distinguer les ombres et les séparer des jours, étant une chose indispensable (pour dessiner bien des figures) à observer les ombres, ne faisant autre office avec le relief qu’elles donnent, que de faire voir les muscles, et par conséquent est une chose inséparable du dessin. Je ne prétends pas obliger la jeunesse de faire ces observations que lorsqu’elle est capable de dessiner après les belles antiques et le naturel, puisqu’il est constant qu’on ne dessine l’un et l’autre que pour se les imprimer dans l’esprit, ce qui est impossible de pouvoir bien faire sans en observer les ombres qui, seules avec les jours, donnent le relief aux objets. L’on voit que l’observation des ombres est une partie essentielle de la correction, puisque l’on voit qu’une partie des causes qui rendent les études des jeunes gens si infructueuses ne procède que de ce qu’ils ne font pas assez de réflexion sur une partie très importante d’où dépend la correction des dedans des figures qu’ils dessinent, et est cause qu’ils forment une masse informe et sans raison. Il leur semble qu’ils ont fait merveille quand ils se sont fort attachés à grainer ou hacher avec le crayon, et que, pourvu qu’ils aient donné un œil agréable à leurs ouvrages aux yeux de ceux de leur force, ils ont bien réussi, sans faire leur principale étude de les bien placer, ce qui seul, avec les contours du dehors, peut rendre les choses correctes.

L’application qui se fait du sujet dont nous parlons pour une figure seule s’étend ensuite à plusieurs. Car lorsque les étudiants seront capables de bien raisonner une figure, la rendant correcte, ils arriveront avec bien plus de facilité à distribuer les ombres avec esprit et entente sur plusieurs ; car, comme pour faire une figure avec entente, il faut qu’il y en ait une partie ombrée, aussi une ordonnance ne peut bien réussir qu’il n’y en ait aussi une partie dans l’ombre, laquelle, outre le repos qu’elle donne à la vue, fait avancer les figures que l’on dispose sur le devant, qui ne peuvent jamais faire un effet extraordinaire sans cet agréable artifice.

Il faut beaucoup de prudence à traiter les ombres. L’on les peut bien faire fortes et séparées des jours, mais il faut éviter avec beaucoup de soin la dureté qui rend les choses désagréables ; car, quoiqu’il y ait des ombres battantes sur des corps, causées par des objets proches, il les faut néanmoins traiter d’une manière qu’elles n’empêchent ni l’agrément, ni la rondeur des corps sur lesquels elles frappent.

Il est de la prudence du peintre de traiter les ombres selon les sites différents des lieux ; car d’ombrer si fortement dans une campagne comme dans un lieu enfermé, cela ne serait pas recevable.

Pour ce qui regarde les reflets, ils doivent être forts ou faibles selon les objets éclairés qui se trouvent proches ou éloignés des corps ombrés ; et, comme il a déjà été dit plusieurs fois, l’on ne doit que faiblement articuler les choses dans les reflets, vu que lorsque l’on fait comparaison des jours avec les ombres, l’on n’y voit presque rien ; l’on ne les doit donc jamais considérer seules pour les traiter dans leur justesse.

Il me reste à dire qu’il n’y a pas un corps ombré, en un lieu où il se trouve du jour aux environs, qui ne reçoive des reflets ; les draperies noires n’en sont pas même exemptes étant les unes proches des autres. Il n’y a que les fortes ténèbres qui sont absolument privées de lumière et qui en sont exemptes, et il est à remarquer, Messieurs, qu’il n’est pas vrai de dire que les reflets rendent les objets diaphanes comme s’ils étaient de verre : cette raison ne pourrait avoir lieu que lorsqu’on voudrait faire de grands reflets sans qu’il y ait aucun sujet éclairé qui les pourrait causer.

Prononcé en l’Assemblée publique du 7e jour de juin 1670, en l’Académie assemblée par M. Champaigne.
H. Testelin.
  1. Ce sous-titre se trouve dans le manuscrit, de la même main que la discours. On lit aussi (mais l’écriture est de Guillet de Saint-Georges) : relu le samedi 4 septembre 1683.

    Le manuscrit n’indique pas si le discours est de Philippe ou de Jean-Baptiste. Guillet de Saint-Georges (Mémoires sur la vie… t. I, p. 244) l’attribue à Philippe, de même que le procès-verbal de la séance du 4 février 1676 où fut relu ce discours.

    Les procès-verbaux n’indiquent pas qu’il se soit tenu une séance le 7 juin 1670.