Sur les perceptions du toucher

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Sur les perceptions du toucher
Revue de métaphysique et de moralevolume 9 (p. 279-291).



SUR LES PERCEPTIONS DU TOUCHER

Au sujet des cinq sens, et principalement au sujet du toucher, une philosophie de l’esprit a réellement un terrain à reprendre. En effet, la plupart des bons esprits de notre temps jugent qu’il n’est pas possible de traiter des perceptions du toucher, sans avoir suivi et discuté de très près les expériences qui ont été faites là-dessus. Notamment il y a sans doute peu de philosophes qui ne soient embarrassés et retardés, dans les recherches qu’ils font sur les perceptions du toucher, par l’obscure question du sens musculaire. Il semble en effet que, de la solution que l’on apportera à cette question, tout le reste dépend. Toute perception peut être considérée comme supposant la connaissance de notre propre mouvement, c’est-à-dire comme résultant de la découverte d’une relation entre un certain mouvement de nous et certaines sensations ; percevoir c’est connaître en même temps deux choses, mon mouvement d’après ses effets constants, et d’autres effets non constants que j’attribue à la présence, dans telle position par rapport à moi, de telle ou telle chose. La notion de position serait inintelligible, si je ne connaissais mon mouvement en même temps que ses effets ; car, dire qu’un objet occupe une certaine position, c’est dire que j’ai tel mouvement à effectuer si je veux me donner telles sensations. Connaître que la table est un certain corps que l’on peut toucher, c’est se représenter une série de sensations possibles ; mais une table n’est jamais connue comme réelle sans aucune détermination de position ; et connaître que la table est dans une certaine position, ce n’est pas seulement affirmer qu’une série de sensations venant d’elle est possible pour moi, c’est affirmer que cette série n’est possible pour moi qu’en relation avec une autre série de sensations venant de moi, c’est-à-dire résultant d’un certain mouvement de mon corps. Si la table occupait, par rapport à moi, une autre position, elle représenterait toujours la même série de sensations possibles ; mais cette série serait liée d’une autre façon à un autre mouvement. Percevoir, c’est-à-dire connaître des positions, c’est donc connaître la relation qu’il y a entre les sensations qui me viennent de mon mouvement et les sensations qui me viennent de l’objet. C’est pourquoi la question de la connaissance de mon mouvement par moi-même est une des plus importantes et une des premières que l’on rencontre.

Seulement il ne résulte pas de cela qu’une étude analytique du toucher dépende de la réponse que l’on fera à la question suivante : avons-nous ou n’avons-nous pas de sens musculaire ? Que les muscles soient ou ne soient pas le siège de sensations spéciales correspondant aux contractions du tissu musculaire, cela importe peu. L’essentiel, c’est que mon mouvement produise sur moi, en même temps que les effets variables qui sont liés à la présence de tel ou tel objet, une série de sensations qui soit toujours la même pour le même mouvement, et qui soit pour moi comme le signe de la présence de mon corps ; il faut que tout mouvement soit accompagné d’une série de sensations caractéristiques telles que le mouvement ne soit jamais sans elles, ni elles sans lui.

Or il est clair que de telles séries de sensations accompagnent tous mes mouvements. La tension ou le plissement de la peau, le frottement et la pression des vêtements, produisent des sensations tactiles faciles à reconnaître. De plus, principalement lorsque nous nous tenons debout, tous les mouvements d’extension et de flexion des bras modifient l’équilibre de notre corps, et par suite exigent une foule d’autres mouvements, comme aussi ils modifient les sensations délicates et variées résultant de la façon dont la plante des pieds s’appuie sur le sol. Il est même naturel de penser que la sensibilité très délicate de la plante des pieds signifie que cette partie de notre corps nous renseigne plus que toutes les autres sur les changements de position de notre corps et de ses parties. Quoi qu’il en soit, si nous supposons que les sensations musculaires n’existent pas, nous n’en concevrons pas moins que tout mouvement du corps est accompagné d’une série de sensations toujours la même et qui est pour nous le signe de ce mouvement. Si au contraire nous supposons qu’il y ait de plus des sensations musculaires, cela ne simplifiera en rien notre théorie et ne la changera même pas ; car il ne viendra à l’idée de personne de penser que des sensations musculaires puissent nous donner la connaissance immédiate de notre mouvement et de sa direction. Il faudra toujours que nous apprenions à interpréter les sensations musculaires, si nous en avons, comme nous apprendrions à interpréter d’autres sensations constamment liées à nos mouvements. Qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de sens musculaire, la théorie de la perception est la même. Il faut, pour qu’une perception soit possible, que nous éprouvions, en dehors des sensations qui nous viennent des objets, des sensations qui nous viennent de notre corps. Ce que sont ces sensations, cela importe peu, et il est possible qu’elles ne soient pas les mêmes pour tous les hommes ; l’important c’est qu’ils en fassent tous le même usage[1].

Percevoir, cela suppose que l’on distingue, dans toutes les sensations possibles, un réseau de sensations à peu près invariables que nous pouvons toujours nous donner dans toutes les circonstances. Avoir un corps c’est pouvoir cela ; c’est avoir toujours à sa portée certaines sensations ; percevoir son propre corps, c’est réveiller ces sensations en esquissant tous les mouvements possibles du corps. C’est en ajustant de telles séries constantes à d’autres séries variables que nous pouvons former la notion des corps extérieurs, et reconnaître leur position et leur forme.

Prenant donc pour accordé que nous éprouvons des sensations de mouvement, quelles qu’elles soient, nous avons à nous demander dans quel ordre il est vraisemblable qu’un individu supposé réduit au seul toucher pourrait acquérir les diverses connaissances dont se compose notre notion du monde tactile.

L’étude des conditions générales de la perception permet de comprendre aisément qu’une certaine connaissance de l’ordre des parties de notre corps précède rationnellement la connaissance de l’ordre des objets. Nous ne connaissons les autres corps qu’autant que nous connaissons d’abord notre corps ; c’est pourquoi les premiers mouvements véritablement utiles des mains sont ceux qui les font se saisir et se palper l’une l’autre et parcourir la surface de notre corps. Mais il ne faut pas conclure de cela que nous devions connaître entièrement notre corps par le toucher avant de pouvoir connaître aucun objet ; la moindre connaissance locale de notre corps nous suffit pour que nous ayons l’idée vague d’une série fixe de sensations possibles indépendantes de nous. Plus tard, à mesure que nous connaîtrons mieux les objets, en même temps nous perfectionnerons la connaissance de notre corps.

Quant aux sensations dont nous connaissons d’abord l’ordre fixe, elles sont nécessairement très vagues ; elles doivent consister en des douleurs plus ou moins vives résultant de la pression, et en impressions de froid et de chaud. Ces dernières, qui ont peu d’importance relativement aux autres dans notre perception actuelle, en ont au contraire vraisemblablement une très grande dans les premiers tâtonnements de la perception tactile ; et cela tient à ce qu’elles ne supposent rien autre chose que le contact et qu’elles ne sont pas modifiées dans leur nature même par la position ou le mouvement de nos membres. Au contraire les sensations de pression dépendent beaucoup plus des mouvements que nous faisons que de la nature même du corps, ce qui fait que tant que nous n’avons pas appris à connaître notre mouvement, nous ne tirons de ces sensations que des données continuellement variables. Par exemple le même corps métallique me donnera toujours la même impression de fraîcheur ; mais j’en recevrai des sensations de pression très variables suivant que j’appuierai plus ou moins fortement la main contre sa surface.

Pour la même raison on comprend que les sensations de pression variable deviennent, par l’éducation, lorsque nous apprenons à connaître notre mouvement, les plus instructives de toutes, car une même action rendra différentes, pour deux corps différents, deux sensations d’abord identiques. Par exemple, si je pose la main sur un bloc de glaise humide ou sur une surface métallique, l’impression de pression est la même tant que je n’appuie pas ma main contre la surface ; mais si je l’appuie, ce mouvement donne, pour le métal une sensation d’intensité croissante, pour la glaise, une sensation à peu près constante, mais qui augmente en étendue, puisque ma main s’enfonce dans la glaise.

Supposons d’abord une série de trois termes a, b, c, par exemple un corps froid à côté d’un corps chaud, et séparé de lui par un corps tiède. Il faut voir maintenant comment j’aurai l’idée d’aller de l’un à l’autre par un mouvement volontaire. Tant que je n’aurai pas cette idée, je ne connaîtrai aucune distance. Pour que j’aie cette idée, il faut que j’aie déjà fait ce mouvement ; or pour le faire ne faut-il pas d’abord le vouloir, et ne tournons-nous pas ainsi dans un cercle ? — Non, il n’est pas nécessaire pour faire un mouvement de le vouloir ; la volonté ne se greffe que sur la vie et la forme supérieure que sur la forme inférieure ; si l’être vivant ne commençait pas par se mouvoir instinctivement, jamais il n’arriverait à se mouvoir volontairement. Notre existence consciente et volontaire ne peut jamais être que la suite d’une existence instinctive. La Pensée consciente ne peut naître que de la Pensée inconsciente, et la suppose avant elle. C’est pourquoi on peut dire que sans la sagesse implicite qui est la vie, notre sagesse ne serait jamais. Et ainsi, au cours de cette analyse, nous apparaît une fois de plus la loi fondamentale de la dépendance de notre pensée par rapport à la Pensée. Ce qui nous empêche de le bien comprendre, c’est que, oubliant la véritable nature de la pensée, qui est tout entière où elle est et ne se divise point en parties, nous cherchons à notre pensée un premier terme et un commencement. Pourtant, il est tout à fait impossible qu’il y ait un commencement à la pensée, car l’idée la plus simple, si on l’analyse, est toutes les idées et toute la pensée ; telle est, par exemple, l’idée de distance, sans laquelle toute idée d’objet déterminé est impossible, et qui suppose elle-même déjà toutes les idées. Et cela se traduit en fait par la continuité de la Pensée à l’état de sommeil ou de puissance. Pensée enveloppée que l’on appelle la Vie. Il n’y a qu’un vivant qui puisse penser, cela veut dire réellement qu’il n’y a qu’un pensant qui puisse penser. Toute idée est retrouvée et non trouvée ; et, réellement, quand nous croyons acquérir, nous découvrons seulement, comme à la lueur d’une lampe, des trésors enfouis.

Donc nous avons fait déjà, sans le vouloir, le mouvement qui nous a fait passer du froid au chaud et du chaud au froid ; dés lors, ayant froid, il nous arrive de désirer avoir chaud, de nous représenter cet objet chaud qui est absent, comme faisant partie de la série a, b, c dont nous connaissons un des termes, par suite comme étant séparé actuellement de nous par un ou plusieurs intermédiaires ; la série a, b, c est alors connue comme une distance ; et le problème : passer de a (corps froid) à c (corps chaud) se trouve remplacé par le problème aller de a (corps froid) à b (corps tiède), et enfin de proche en proche, quelle que soit la série, le problème est enfin ramené à ce problème simple : passer d’un terme au terme immédiatement suivant.

Mais, précisément parce que notre corps n’est pas un point, et possède une certaine étendue, le terme immédiatement suivant n’est jamais totalement absent, de sorte que ce que nous désirons nous l’avons déjà ; le problème est donc ramené en définitive à celui-ci, mettre une partie du corps à la place d’une autre ; et c’est ce dont, avant toute réflexion, l’instinct se charge. On peut même dire que c’est toujours l’instinct, et comme la vie des muscles, qui meut nos membres mécaniquement, et conformément à nos désirs ; ou plutôt on ne conçoit même pas ce que pourrait être le désir si d’abord nos muscles n’étaient pas en marche, et si le commencement du mouvement que nous avons à faire ne donnait à notre désir un sens et une direction : il faut toujours, et même lorsque nous avons appris à désirer, que notre action précède notre désir.

Donc le mouvement simple qui substitue l’état désiré à l’état actuel s’effectue en quelque sorte seul, et nous en constatons les effets. Nous nous assurons, en constatant d’autre part que la série abc se continue toujours dans les deux sens de la même manière qu’auparavant, que ce n’est pas cette série qui s’est mise en mouvement, mais qu’au contraire c’est nous-mêmes ; d’où nous tirons l’idée qu’un mouvement de nous peut substituer l’état désiré à l’état actuel en nous faisant passer par des états intermédiaires déterminés. Cela n’est autre chose que l’idée d’un mouvement voulu. Cette idée se précise d’ailleurs très vite à cause des sensations tactiles spéciales dont elle est accompagnée, et qui résultent du plissement et de la tension de la peau produit par le changement de forme des muscles et le jeu des articulations.

La notion de distance est donc maintenant acquise, elle résulte de cette idée que certains mouvements rendent possible la substitution d’un état désiré à un état actuel. L’idée de distance n’est jamais autre chose que la représentation des mouvements que notre corps devrait faire pour remplacer les perceptions actuelles par d’autres perceptions considérées comme faisant partie d’une série fixe.

Mais la notion de distance est toujours très vague tant que nous n’avons pas l’idée de direction. Or les séries extérieures n’ont pas par elles-mêmes de direction ; il faut, pour déterminer la direction d’une série, faire appel à des points de repère fixes, à des régions de l’espace déterminées d’avance. Considérons une région de l’espace quelconque ; comme nous ne concevons aucune limite à l’espace, la position de cette région de l’espace par rapport aux autres régions est nécessairement tout à fait indéterminée ; en effet cette région sera près ou loin ou à une distance médiocre d’une infinité de régions ; elle sera d’un côté ou de l’autre d’une infinité de régions ; à vrai dire elle ne sera donc ni ici ni là, mais également loin de tout et près de tout, tant que nous ne rapportons sa position qu’à un espace indéfini.

Il faut donc pour déterminer des directions, ce qui, uni à l’idée de distance, donne l’idée de position, les rapporter à un espace fini et distinct ; or un tel espace existe nécessairement, sans quoi la perception ne serait pas possible : c’est notre corps. C’est donc uniquement d’après la forme et les parties de notre corps que nous pourrons déterminer des directions. Cela suppose une connaissance déjà assez avancée de notre propre corps, et des mouvements dont il est capable.

La première détermination, et la plus claire de toutes, qui parait devoir résulter de la connaissance de la forme et des mouvements de notre corps, c’est la division de l’espace en deux régions, celle qui est en avant, et celle qui est en arrière ; ce sont les deux régions dont nous rapproche et nous éloigne le mouvement naturel de locomotion de notre corps.

Les diverses positions des mains cherchant une perception déterminée pendant la progression du corps peuvent se ranger en deux espèces : les premières résultent d’un mouvement des mains qui les rapproche d’une partie déterminée du corps qui est notre tête ; les autres, des mouvements par lesquels les mains se rapprochent d’une partie très différente de la première, et facilement distinguable de la première par le toucher, à savoir le bas du corps et les pieds. De là la distinction, dans la région en avant, de la région en haut et de la région en bas.

Enfin dans la région en avant en haut, comme dans la région en avant en bas, deux ordres de mouvements sont possibles, les uns qui rapprochent une de nos mains de l’autre main immobile, et les autres qui font le contraire ; de là la distinction des deux grandes régions à droite et à gauche, ou plus exactement, d’un côté et de l’autre.

Seulement, dans ce dernier cas, il nous manque un élément d’appréciation important, c’est la facilité de distinguer les parties du corps qui déterminent des directions opposées. Il est clair qu’on distingue très facilement au toucher la marche en avant de la marche en arrière, la tête des pieds. Mais comment distinguer un côté du corps de l’autre, ou une main de l’autre ? Ces parties opposées du corps se ressemblent en effet à peu près complètement. Aussi voyons-nous que la distinction immédiate que nous faisons entre la droite et la gauche résulte de la précaution qu’ont prise ceux qui nous ont élevés, sans savoir d’ailleurs pourquoi et suivant en cela la tradition, de rendre, par l’exercice, une de nos mains plus habile que l’autre ; et telle est bien la notion que nous avons de la droite, puisque ces mots à droite ont formé un adjectif qui est synonyme d’habile. D’ailleurs lorsque l’éducation a été, à ce point de vue, négligée, nous voyons que les adultes confondent souvent la gauche et la droite.

Ainsi il faut voir, dans la tradition tantôt religieuse, tantôt de pure bienséance, qui interdit de faire servir la main gauche à certains usages, une habitude qui est utile, puisqu’elle précise notre connaissance des directions, et qui, comme toutes les habitudes utiles, s’est conservée. Et l’on ne voit pas qu’on puisse trouver de plus bel exemple de l’origine des pratiques religieuses, que cet usage utile de la main droite, qui se traduit par l’idée d’un sacrilège ou d’un mauvais présage attaché à l’usage de la main gauche. Ce qui reste à expliquer, c’est que ce soit toujours la main droite qui ait été choisie comme devant être rendue plus habile que l’autre. Et la raison en est facile à apercevoir ; car on n’a pu manquer de remarquer promptement que, les blessures reçues du côté gauche étant les plus dangereuses de toutes, il y avait avantage à combattre de préférence avec la main droite.

Ces régions étant distinguées dans la région en avant, on a pu s’apercevoir que ces déterminations s’appliquent aussi au mouvement rétrograde, et au mouvement de progression qu’on y peut substituer par une rotation du corps sur lui-même ; d’où l’idée que la région : en arrière comporte les mêmes subdivisions ; d’où enfin huit régions de l’espace : en avant à droite en haut, à gauche en haut, etc. De même : en arrière à droite, etc. Il importe de remarquer que ces régions sont déterminées par des mouvements plutôt que par des positions, puisque rationnellement l’idée de direction d’un mouvement précède l’idée de position. Ces huit régions de l’espace seraient donc mieux dénommées huit directions ; car la main gauche, par exemple, tout en étant dans la région gauche, peut faire un mouvement vers la droite et inversement, étant à droite faire un mouvement vers la gauche ; on conçoit par là plus clairement que les notions de direction sont uniquement relatives aux mouvements que nous avons à faire à chaque instant, de telle manière qu’une chose qui est d’abord à droite peut être ensuite à gauche sans s’être mise en mouvement, et sans qu’il y ait là d’impossibilité rationnelle ; car ce changement s’explique par un mouvement déterminé de notre corps : quand la position d’une chose a changé, cela ne veut point dire que la chose elle-même a changé ; ce qui a changé, c’est le mouvement que nous avons à faire pour l’atteindre.

Dire que les positions des choses sont déterminées par une distance et une direction, cela ne veut pas dire que la distance et la direction restent constantes pour un même objet, mais que ces données ne peuvent varier pour un objet sans varier en même temps pour les autres d’une manière déterminée, et, par exemple, que si un objet passe de droite à gauche, tel autre y passera aussi, et tel autre au contraire passera de gauche à droite constamment ; et c’est là-dessus que repose la notion de la position fixe des objets, comme aussi celle de leur mouvement.

C’est seulement lorsque nous avons acquis la notion de direction que nous pouvons former celle de résistance. En effet, tant que nous n’avons pas la notion d’un mouvement que nous voulons faire et de la direction de ce mouvement, nous ne pouvons avoir l’idée d’un obstacle opposé à ce mouvement ; nous constaterions simplement qu’une série connue serait interrompue à un moment donné par une sensation croissante de pression. Or, dans l’idée de résistance il y a de plus l’idée de quelque chose qui contrarie notre volonté, et que notre action rencontre sur sa route. Or, sans l’idée de direction, nous pourrons très bien sans nous en douter tourner l’obstacle et percevoir de nouvelles séries. Donc l’idée de résistance suppose, pour être formée, la possession de deux idées préalables : l’idée d’un mouvement que nous voulons faire et dont les conditions sont changées ; et l’idée que nous sommes obligés de changer de direction à un moment donné sous peine de souffrance, ce qui suppose une connaissance précise des directions. On voit dans quelle erreur sont tombés ceux qui ont voulu faire de la résistance, qui est en réalité une perception complexe, une impression simple et primitive. Cette erreur résulte de ce qu’ils ont pris pour un fait ce qui est en réalité une idée, faite elle-même d’idées : on ne constate point la résistance, on la suppose, on la pense.

Les variétés possibles de la résistance sont innombrables : tantôt l’obstacle disparaît après une faible résistance ; tantôt des obstacles peu résistants se multiplient et se succèdent ; tantôt le mouvement se continue malgré une résistance constante ; de là les notions de dur, de mou, de pâteux, de visqueux, de pulvérulent, de rugueux, de poli, etc. De ces notions variées et bien distinctes résultent des séries bien mieux déterminées, c’est-à-dire une connaissance bien plus précise des distances.

Connaissant avec plus de précision les distances, les directions et les séries, nous pouvons alors former la notion importante d’objet transportable, c’est-à-dire de la possibilité, pour nous, de changer de place une série déterminée et de l’intercaler dans une autre série. Corrélativement à cette notion se développe l’idée de poids qui n’est que l’idée d’une résistance constante, sans changement de forme et dans une direction constante, de la part d’un objet transportable.

Enfin de toutes ces idées résulte une connaissance plus précise de la forme. Une résistance constante accompagnée d’un mouvement dans une direction constante donne l’idée tactile d’une surface plane ; une résistance constante avec un changement de direction à un moment donné forme l’idée d’angle. Enfin une résistance constante accompagnée d’un changement constant dans la direction donne l’idée de surface courbe.

Il n’est pas inutile de noter le rôle des impressions de température dans notre connaissance des objets. C’est principalement d’après le chaud ou le froid que nous connaissons par le toucher la présence d’un gaz, et ceux qui mouillent leur doigt pour savoir d’où vient le vent savent bien que le froid est ce qui nous signale principalement le contact de l’air ; il semble en être à peu près de même pour le liquide, avec cette différence que les impressions de chaleur ou de froid sont alors mieux délimitées quant à leur étendue. Mais en réalité le contact de l’eau est à peine sensible au toucher si l’eau est tranquille, et un gaz froid dont le volume serait délimité donnerait certainement au toucher l’illusion de l’eau glacée.

Il faut, pour terminer, parler de la plus importante opération du toucher, de la mesure des distances, et, s’il ne s’agit que de dire comment, en fait, nous mesurons des distances, la question ne présente pas de difficultés. Les longues distances ; qui exigent, pour être parcourues, un déplacement du corps tout entier, sont naturellement mesurées par le nombre des pas que l’on a à effectuer pour les parcourir ; cette mesure, imparfaite à cause de l’inégalité des pas d’un même homme, est avantageusement remplacée par la mesure en pieds, obtenue en portant les pieds l’un après l’autre sur la distance à mesurer. Les petites distances sont naturellement évaluées par le transport de la main, ou du doigt, ou du pouce, transport rendu plus facile et plus exact par l’existence des deux mains ; ou encore par les pas de deux doigts imitant le mouvement des jambes. On conçoit que l’idée soit venue de prendre comme mesure ou mètre un objet préalablement mesuré plusieurs fois, et dont la longueur invariable a été ainsi constatée ; on transporte alors cet objet autant de fois qu’on le peut sur la distance à mesurer ; on conçoit que par la suite on arrive à diviser cet objet en y portant plusieurs fois un autre objet plus petit, et ainsi de suite, qu’on donne à cette mesure une forme qui convienne à son usage, etc. Ce qu’il importe surtout de remarquer, c’est que la superposition exacte de deux objets ne peut être constatée avec précision par le toucher que dans des cas exceptionnels, par exemple s’il s’agit de règles parallélépipédiques égales et rectangulaires ; les surfaces extrêmes des deux règles devront alors faire au toucher l’effet d’une surface plane unique. Dans les autres cas, et surtout quand l’objet est plus long que la mesure, la détermination exacte de la partie de l’objet couverte par la mesure ne peut être faite par le toucher seul qu’avec une précision médiocre.

Cette description du progrès de nos connaissances, tant qu’elle n’est que description, ne présente pas de difficultés. L’important est, ici comme ailleurs, de ne pas passer à côté des difficultés sans les voir. Notamment au sujet de la mesure des distances par le toucher, il ne faudrait point croire que beaucoup d’idées, et au fond toutes les idées, n’y sont point nécessaires. La mesure d’une grandeur par le transport d’une unité semble quelque chose de simple. Pourtant ce que cette mesure est en fait, ce n’est pas une mesure. En fait, les diverses opérations qui constituent la mesure sont successives ; leur somme n’existe donc point en fait. De plus toute mesure suppose l’idée de l’égal et de l’inégal en grandeur, idée qui ne peut venir des sensations que nous éprouvons, puisque la grandeur est toujours une distance et la distance toujours une idée. Mais de plus l’idée même de la grandeur étendue ne suffit pas à elle-même ; elle n’est rien sans l’idée de temps. L’idée naturelle d’une distance plus ou moins longue à parcourir pour moi n’est pas possible si je n’ai en même temps l’idée d’un temps plus ou moins long pour un mouvement de vitesse constante, ou si l’on veut l’idée d’un même temps pour deux mouvements de vitesse différente. Et ceux qui ont essayé d’analyser ces notions-là savent bien qu’elles en supposent encore d’autres.

On dira peut-être qu’il y a, pour l’être qui n’a pas encore réfléchi, la perception pure et simple d’une différence qualitative entre une longue distance et une courte distance, entre un mouvement rapide et un mouvement lent. À dire vrai de telles affirmations n’ont aucun sens ; car on ne voit point ce que peut être une différence purement qualitative, sinon une modification agréable ou désagréable, sans aucune notion d’objet ni de distance ; et la question est toujours de savoir comment nous expliquons les différences qualitatives par les représentations de distance, de temps et de mouvement. De même, si l’on prétend que les battements de notre cœur mesurent pour nous le temps, ce qui n’est nullement invraisemblable, encore faut-il expliquer comment nous sommes amenés à mettre en rapport le rythme des battements du cœur avec d’autres mouvements, comment aussi nous sommes amenés à faire la somme de ces mouvements, somme que la nature matérielle assurément ne fait pas, puisque ces mouvements sont successifs et que chacun d’eux existe seul, comme aussi chacun des moments de chacun d’eux. En un mot, il faut toujours expliquer comment je mets n’importe quoi en rapport avec n’importe quoi, car tout s’en va et tout s’enfuit[2].

Il est incontestable qu’en fait la perception du rapide et du lent, du grand et du petit, et de la plupart des propriétés des choses, est immédiate et irréfléchie ; à vrai dire, en fait tout est immédiat et irréfléchi. L’impression de résistance semble être aussi immédiate et irréfléchie, et l’on peut en dire autant de la connaissance des images visuelles dans les miroirs ; et pourtant il est évident que cette dernière connaissance n’est ni immédiate ni simple. Comment est-il possible que l’étude des perceptions n’ait pas mis les philosophes en garde contre cette erreur qui consiste à croire qu’il y a quelque connaissance immédiate et primitive ? Rien ne nous le prouve, en effet, que notre expérience, et nous savons bien que cette expérience est trompeuse. En étudiant la résistance, qui en fait est une perception primitive, nous sommes amenés à reconnaître qu’en droit elle n’est pas primitive. En toutes choses nous trouvons toujours, si nous cherchons bien, un commencement avant le commencement, et non pas un commencement plus humble et plus petit que ce qui en résulte, mais au contraire un commencement plus complet et plus parfait que tout ce qui en résulte. Comprendre ce que c’est que l’esprit, c’est comprendre que toute question d’origine nous jette dans un cercle, et que toute la pensée est antérieure à toute pensée. Pour connaître son propre corps, il faut percevoir, mais pour percevoir, il faut déjà connaître son propre corps. Pour penser, il faut d’abord vivre, et la vie est la pensée enfermée et impliquée. Tel est le résultat de l’analyse de nos perceptions, si nous la poussons assez loin. Le rôle de la Raison est à reconnaître que la tâche de l’intelligence est déjà faite.

E. Chartier.
  1. Ce qui vient d’être dit s’applique à toutes les questions philosophiques dans lesquelles on doit tenir compte de la structure et des fonctions du corps. La manière dont, en fait, est réalisée l’union de toutes les parties du corps humain, comme aussi de leurs modifications et de leurs réactions, importe peu, et on la connaîtrait parfaitement qu’on ne serait pas, pour cela, plus avancé dans la théorie. L’on a assez dit, après Leibnitz, que si l’on entrait dans le cerveau comme dans un moulin et si l’on y voyait distinctement les cellules, les parties des cellules, et les mouvements de tout cela, on ne comprendrait pas encore ce que c’est que perception et mémoire ; on l’a assez dit, mais on n’y a certainement pas fait réflexion comme il fallait. La véritable fonction du cerveau et du corps ne consiste point dans les mouvements dont, en fait, ils sont le siège, mais dans les relations nécessaires dont ils sont la condition, et ces relations ne peuvent être découvertes que par la réflexion. Qu’après cela les mouvements soient de l’espèce physique ou de l’espèce chimique, que les transmissions soient rapides ou lentes, qu’elles suivent des conducteurs continus ou des chaînes d’éléments distincts qui se réveillent de proche en proche, cela n’a pas d’intérêt, car cela dépend d’un nombre infini de causes que nous ne connaîtrons jamais. Spinoza en savait assez sur la nature du corps humain.
  2. Revue de Métaphysique et de Morale. Sept. 1900 (Congrès de Philosophie), p. 658, 659.