Système électoral anglais

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DU
SYSTÈME ÉLECTORAL
EN ANGLETERRE.[1]

À l’époque où se débattait, dans le parlement anglais, la grande question de la réforme électorale, nous avions en France, tant dans les questions qui se discutaient au sein de nos chambres, que dans celles qui se posaient au dehors, assez de sujets de préoccupation pour paraître excusables, si nous eussions prêté peu d’attention à ce qui se passait chez nos voisins. Mais depuis quelques années, les deux peuples avaient compris que, marchant dans une même direction, leurs intérêts devaient se confondre sur une foule de points, et désormais rien de ce qui importait à l’un ne pouvait rester étranger à l’autre. On avait eu déjà une preuve non équivoque de cette communauté de sentimens, dans la vive sympathie qui, en 1830, se manifesta sur tous les points de l’empire britannique, à l’occasion de notre révolution ; on en eut plus tard une autre de la part de la France, dans l’empressement qu’elle mit, au milieu des circonstances critiques où elle se trouvait, à suivre les progrès de la réforme électorale.

Il devait être fort difficile pour la plupart des lecteurs français de prendre à ce sujet quelques notions un peu précises dans les maigres extraits des débats parlementaires que donnaient les feuilles quotidiennes. Chargé à cette époque d’analyser pour un de nos journaux les séances de la chambre des communes, je vis bientôt que, lors même qu’ont eût pu reproduire les discussions avec toute l’étendue qu’elles avaient dans les journaux anglais, il aurait été à peu près impossible, à ceux qui ne connaissaient pas d’avance l’ancien ordre de choses, de se faire une idée de l’importance des changemens demandés. Comme, depuis quelques années, beaucoup de nos jeunes publicistes avaient fait une sérieuse étude de la constitution anglaise, je ne doutais pas qu’ils ne s’empressassent de nous aider de leurs lumières, et je supposais seulement qu’ils attendaient, pour le faire, la clôture des débats, ou la sanction de l’acte ; toute ma crainte était que le désir d’arriver des premiers ne les fit courir un peu légèrement sur la matière. Mon inquiétude était bien peu fondée ; la plupart de ces hommes avaient, depuis deux ans, quitté la partie spéculative pour la partie active de la politique ; l’un était préfet, l’autre conseiller d’état, aucun d’eux ne songeait à écrire. Bref, l’acte de réforme date du mois de juin 1832, et c’est seulement en 1836 que nous avons vu paraître en France un ouvrage dans lequel l’ancien et le nouveau système électoral anglais se trouvent mis en présence. L’auteur est M. Jollivet, membre de la chambre des députés, avocat à la cour royale de Paris.

C’est toujours, pour un auteur, une circonstance défavorable que d’écrire sur un sujet auquel beaucoup de gens ont songé d’avance. Chaque lecteur a son plan fait et est disposé à traiter sévèrement tout ce qui s’en écarte, soit en plus soit en moins. Quoique j’aie eu souvent occasion de blâmer chez les autres cette injustice, je reconnais qu’il est très difficile de s’en garantir ; afin de n’y pas tomber à mon tour, je ne chercherai point si l’ouvrage de M. Jollivet aurait pu être conçu autrement : je me contenterai de l’examiner tel qu’il est ; et d’abord je dirai quelle est la division qu’il a adoptée.

La première partie du livre est relative au système électoral tel qu’il était avant l’acte de réforme ; la seconde a rapport aux principales dispositions de cet acte, aux diverses classes d’électeurs qu’il a conservées ou créées. Dans la troisième, l’auteur traite des influences illicites dans les élections ; dans la quatrième, des dépenses des candidats et des restrictions que les usages apportent aux conditions d’éligibilité, dans une cinquième enfin, il compare le système électoral anglais au système français.

Ces cinq parties forment, avec les notes, les pièces justificatives, et le tableau des élections de Southwark et de Preston, un volume de moins de quatre cents pages. Pour tout comprendre dans un espace aussi resserré, l’auteur a dû s’interdire tout développement qui n’était pas rigoureusement nécessaire ; mais les points sur lesquels il s’arrête, les faits qu’il rapporte, les fragmens qu’il cite étant en général bien choisis, on trouve réellement dans son livre tout ce dont on a besoin pour comprendre en quoi consiste cette réforme, objet de tant d’espérance pour les uns, de tant de terreur réelle ou supposée pour les autres.

Bien des gens, je l’imagine, après avoir lu l’ouvrage d’un bout à l’autre, trouveront que ces changemens ne répondent guère à l’idée qu’ils s’en étaient formée, et que l’importance des résultats n’est pas en proportion avec la peine qu’on s’est donnée pour les obtenir. Ils verront que les nouvelles classes d’électeurs créées par la loi sont en général bien loin de jouir, dans leur vote, d’une complète indépendance ; que les influences illicites, par voie de corruption ou d’intimidation, s’exercent encore avec la plus grande publicité, quoique à un moindre degré qu’autrefois, et que le parti réformateur lui-même, en repoussant l’idée du vote par bulletin secret, semble avoir voulu la continuation de ces abus, dont au besoin il ne se fait pas scrupule de profiter. Ils seront forcés de reconnaître que le système électoral anglais donne de fait, à l’aristocratie et à la richesse, une beaucoup plus large part dans la composition de la chambre des communes, que ne l’a fait la plus aristocratique des lois électorales qui se sont succédé en France depuis 1814. Mais d’autre part, quand ils verront comment fonctionne cette machine, en apparence si mal organisée, ils concevront que c’est bien moins aux dispositions particulières de l’institution qu’à l’influence des mœurs nationales qu’il faut attribuer la bonté des résultats, et ils ne seront plus portés à supposer que, si la composition de la chambre des communes a été, même avant l’acte de réforme, plus populaire que ne l’était alors chez nous celle de la chambre des députés, cela tient uniquement à ce qu’une plus large portion du peuple concourait à sa nomination.

Il faudra plusieurs années avant qu’on puisse bien apprécier l’étendue des effets dus à l’acte de réforme et en séparer ceux qui ne dépendent que d’un changement progressif dans l’opinion ; jusqu’à présent, cet acte doit être considéré, ce me semble, plutôt comme le signe du triomphe du parti populaire que comme le fruit de sa victoire.

La réforme n’a rien changé au nombre total des membres dont se compose la chambre des communes, mais elle l’a réparti d’une manière un peu différente entre les trois royaumes. Dans l’ancien ordre de choses, sur les 658 membres, l’Angleterre seule (y compris le pays de Galles) en nommait 513, l’Irlande 100, l’Écosse 45 ; aujourd’hui, l’Angleterre nomme 500 députés ; l’Irlande 105, l’Ecosse 53. Si on cherche le rapport de ces nombres à ceux de la population, dans les trois pays, on voit que l’Angleterre a un représentant pour 28,000 ames environ, l’Écosse 1 pour 38,000, l’Irlande 1 pour 76,000.

Considérés dans leur ensemble, des changemens qui laissent exister une pareille disproportion semblent bien loin de ce qu’on avait droit d’attendre ; mais si l’on entre dans les détails d’exécution, on voit qu’il était difficile de faire plus, sans s’exposer à tout bouleverser. Chaque pays considérait le droit, dont il avait joui jusque-là, de nommer un nombre déterminé de députés, comme une sorte de propriété qu’on pouvait, à la vérité, faire régir par quelques nouvelles conditions, mais dont on ne pouvait rien retrancher, à moins d’une urgente nécessité. D’ailleurs, le principe auquel il semble que la majorité aurait voulu se conformer, s’il lui avait été possible de tailler en plein drap, était de proportionner la représentation de chaque pays, bien moins au nombre total de ses habitans, qu’à son importance agricole, commerciale et industrielle ; cela est du moins évident pour la répartition entre les différens bourgs. En effet, quoique, dans le projet présenté en mars 1831, l’a population totale fût prise pour base des désaffranchissemens à opérer, dans le bill tel qu’il a passé, on a pris en considération, d’une part, le nombre des maisons de 10 livres sterling de revenu annuel, de l’autre, le montant des contributions directes. C’est sur cette double donnée que se basent les dispositions qui privent certains bourgs du droit dont ils jouissaient jusque-là, d’envoyer des membres au parlement, qui restreignent le nombre des députés que d’autres nommaient, et qui enfin accordent ce droit à de grandes villes manufacturières et commerciales et à d’autres localités populeuses qui n’en avaient pas joui jusque-là.

Le droit de voter dans les comtés d’Angleterre et du pays de Galles appartenait exclusivement aux propriétaires ou usufruitiers d’un freehold de 40 shillings au moins de revenu ; le copy hold, qui était une autre sorte de propriété, n’y donnait aucun droit, quelle que fût sa valeur, et il en était de même du lease hold, sorte de possession dont les conditions varient suivant les lieux, mais qui tient le milieu entre la propriété et la simple location.

Dans les bourgs, les conditions exigées pour voter variaient beaucoup. Dans le plus grand nombre, tous les freemen, c’est-à dire les citoyens admis aux franchises de la ville, étaient électeurs ; dans d’autres, il n’y avait au contraire à jouir du droit de voter que les membres du corps municipal et ce qu’on nommait les principaux bourgeois (capital burgesses). Dans quelques-uns les burgage tenants (propriétaires ou usufruitiers de tenures dépendantes du bourg), les lease holders, les scot and lot voters (habitans payant contribution), et même les pot-wallopers, c’est-à-dire ceux qui avaient de quoi faire bouillir le pot sans recourir aux secours de la paroisse, étaient admis à voter.

Dans les diverses parties d’une même ville, les systèmes électoraux pouvaient être différens : ainsi à Londres, dans la Cité, le droit électoral n’appartenait pas à tous les freemen, comme dans la plupart des bourgs ; mais seulement aux livery men, c’est-à-dire à ceux des freemen qui étaient officiers d’une corporation ; à Westminster et à Southwark, autres quartiers de la même ville, les scot and lot voters prenaient part à l’élection.

Les élections dans les comtés d’Irlande s’étaient faites jusqu’en 1829, comme dans les comtés d’Angleterre, par les freeholders de 40 shillings ; depuis 1829 par les freeholders de 10 livres sterling. Dans les bourgs irlandais, les systèmes électoraux offraient la même variété que dans les bourgs anglais.

En Écosse, les héritiers ou représentans des anciens tenanciers de la couronne étaient les seuls électeurs des comtés. Quant aux bourgs, ils ne jouissaient pas du droit d’élection directe, ils nommaient seulement un certain nombre d’électeurs, en tout quatre-vingt-dix-neuf.

Voilà en gros ce qu’était, avant l’acte de réforme, le système électoral dans la Grande-Bretagne ; mais pour se faire idée de tout ce qu’il avait de bizarre, il est nécessaire de descendre aux détails. Avant d’en venir là cependant, il convient de donner le sens précis de quelques expressions déjà employées ou qui se présenteront plus tard, ce qui nous fournira en même temps l’occasion d’indiquer l’origine de plusieurs des bizarreries que la nouvelle loi a eu pour objet de réformer.

Nous avons dit qu’une espèce de propriété, le freehold, quand le revenu annuel n’était pas au-dessous de 40 shillings, donnait aux possesseurs les droits électoraux, tandis qu’une autre espèce, le copy hold, ne les donnait point, quelle que fût sa valeur. Pour concevoir la cause de cette différence, il est nécessaire de se reporter à l’origine de ces deux sortes de biens, et d’abord il faut se rappeler qu’en Angleterre la loi ne reconnaît point cette propriété qu’on désignait autrefois dans notre législation sous le nom de franc-aleu (un bien qu’on possède de son chef et qui ne reconnaît aucun seigneur), mais seulement des francs fiefs ou francs tenements, et des tenements en roture ou en villainage.

Lorsque Guillaume-le-Conquérant se fut rendu maître de l’Angleterre, il ne partagea pas, comme on l’a dit quelquefois, tout le pays entre ses compagnons ; mais il trouva dans les biens des chefs qui périrent à la bataille d’Hastings sans laisser d’héritiers directs, et dans ceux qu’il confisqua à la suite des révoltes qui éclatèrent dans le cours de son règne, de quoi doter amplement la plupart de ceux qui l’avaient suivi. Il est probable que ces terres leur furent données avec les conditions ordinaires du système féodal alors en vigueur dans la Normandie, c’est-à-dire sous la prestation de l’hommage et avec l’obligation de service militaire.

L’ancienne organisation militaire saxonne avait, comme de raison, cessé par le fait de la conquête ; l’intérêt du nouveau roi était évidemment de rompre les liens qui unissaient les diverses classes du peuple vaincu, et pouvaient donner à ses opérations, quand l’esprit national venait à se réveiller, un ensemble dangereux. Mais cet état de dissolution sociale avait aussi ses inconvéniens que le prince finit par sentir. En effet, dans la dix-huitième année de son règne, on eut quelque raison de craindre une invasion des Danois, et on s’aperçut alors que le royaume était absolument sans défense. Il fallut faire venir en grande hâte de Normandie et de Bretagne des troupes qu’on répartit sur les terres à la charge des propriétaires, qui en eurent beaucoup à souffrir ; le remède était presque pire que le mal, et les Saxons, qui avaient eu sans doute plus que leur part à porter dans ces nouvelles charges, furent tout aussi empressés que les Normands de voir prendre des mesures qui prévinssent le retour de ces incommodes garnisaires.

On convoqua donc un grand conseil pour délibérer sur l’état de la nation, et c’est là que fut résolue la rédaction d’un cadastre général, comme mesure préparatoire à la répartition des charges et du service militaire. Cette opération étant achevée l’année suivante, une seconde assemblée eut lieu, et les propriétaires, conformément à la résolution qu’ils avaient prise librement, remirent leurs terres au roi pour les tenir désormais de lui comme fiefs assujétis aux conditions de foi et hommage, service militaire, etc. Les seigneurs normands qui avaient eu une portion de terre équivalente à ce qui aurait constitué sur le continent une baronnie, devinrent vassaux immédiats de la couronne ; ceux qui ne possédaient que l’équivalent d’une chevalerie, furent considérés comme relevant d’une des baronnies voisines. Pour la partie des terres qui était restée entre les mains des anciens propriétaires, ce fut à peu près le même mode de distribution ; les seigneurs saxons qui étaient encore possesseurs de manoirs, devinrent aussi vassaux immédiats. Les manoirs et les baronnies furent donc ainsi assimilés à bien des égards : aussi, dans les temps qui suivirent la conquête, ils étaient souvent désignés indistinctement par le premier nom, comme ils l’ont été depuis par le second. La subdivision de ces propriétés régie dans le principe d’un côté par les coutumes normandes, de l’autre par les usages saxons, finit bientôt par prendre une certaine uniformité, et les modifications, il faut le dire, furent en général avantageuses aux classes inférieures.

Les terres dépendantes des manoirs étaient réparties entre plusieurs classes de tenanciers, dont les uns en jouissaient en vertu d’un titre écrit, d’autres seulement sous le bon plaisir du maître. Parmi ces corniers, beaucoup étaient des serfs attachés à la glèbe et soumis à toutes les exigences, à tous les caprices du seigneur. Les nouveaux barons normands disposèrent, en général, de leurs terres de la même manière ; ils en donnèrent une portion à des hommes nobles ou vivant noblement, pour en jouir, eux et leurs héritiers, sous certaines conditions, qui emportaient quelquefois une redevance en argent, mais quelquefois aussi seulement l’obligation du service militaire et celle de faire partie de la cour ou du tribunal de la baronnie ; l’autre portion fut donnée à des gens de moindre état qui pouvaient en être privés par la seule volonté du seigneur.

Comme la loi normande ne reconnaissait point le servage, les possesseurs saxons des manoirs ne purent conserver ce genre de droits sur les tenanciers de leurs terres qui y étaient originairement soumis ; ils purent encore les expulser à volonté, mais non plus les vendre avec la terre. Cette amélioration dans le sort d’une classe considérable du peuple fut une compensation aux malheurs de la conquête, et contribua peut-être plus qu’on ne pense à la rendre durable.

Quoi qu’il en soit, il n’y avait, dans le principe, à jouir de moyens d’existence assurés, à être réellement indépendans, que les possesseurs de francs tenements (freeholds), et il n’y a pas à s’étonner qu’ils aient été seuls, entre tous les occupans de biens ruraux, appelés à se choisir des représentans pour le grand conseil national. Cependant un freehold n’assurait réellement l’indépendance à son possesseur qu’autant qu’il était suffisant pour le faire vivre ; aussi, quand on régla les conditions électorales, on n’admit à voter que les freeholders jouissant d’un revenu de 40 shillings, ce revenu étant alors suffisant pour nourrir son homme. Certaines charges, certaines rentes transmissibles de père en fils, rendant de même l’usufruitier indépendant, furent aussi considérées comme des freeholds, et donnèrent également droit de prendre part aux élections.

Les tenanciers de la seconde classe occupaient, à des conditions plus ou moins avantageuses, la portion de terre qui leur était accordée. Quelques-uns ne pouvaient la conserver qu’en s’acquittant de toutes les corvées qu’il plaisait au seigneur de leur imposer ; pour d’autres, la nature des services était déterminée, et pour ceux-ci même il y avait une distinction établie suivant que les services exigés supposaient ou non la condition de vilain. Toutes ces tenures, comme il a été dit, étaient dans le principe révocables à volonté ; mais dans le plus grand nombre de cas les enfans occupèrent les terres que leurs pères avaient occupées avant eux, les améliorèrent, et finirent par les considérer comme leur propriété ; aussi, lorsqu’il arriva qu’un seigneur voulut les expulser, ils portèrent leurs plaintes à des tribunaux supérieurs, et les décisions leur furent en général favorables. Bientôt il passa en principe que lorsqu’un tenancier pourrait prouver par les registres de la baronnie que sa famille occupait depuis long-temps la terre sur laquelle il était établi, on n’aurait pas droit de l’en priver tant qu’il se conformerait aux coutumes du manoir, c’est-à-dire tant qu’il s’acquitterait des services ou des redevances auxquelles ses prédécesseurs avaient été soumis.

L’extrait (copy) des registres baronniaux constituant ainsi un titre pour ces propriétés acquises par prescription, le possesseur fut dit copy holder. Ce qu’il y a de bizarre, c’est que dans cet extrait qui assurait au tenancier et à ses héritiers le droit d’occuper la terre, même contre la volonté du seigneur, il était dit expressément qu’ils n’en jouissaient que sous son bon plaisir.

Les changemens dans les mœurs amenèrent l’abolition des corvées qui n’avaient pas été déjà rachetées ; les servitudes qui tenaient de près ou de loin aux usages féodaux tombèrent en oubli ; alors vinrent des statuts qui consacrèrent et établirent en droit ce qui existait de fait. Bref, près de deux siècles avant l’acte de réforme, il n’y avait guère, entre les copy holds et les freeholds, d’autre distinction que celle qui était relative aux fonctions électorales.

Il faut cependant remarquer que toutes les tenances en roture n’avaient pas subi la transformation dont il vient d’être parlé. Certains seigneurs, ou plus prévoyans ou plus avides, avaient eu bon soin de ne pas laisser périmer leurs droits, et c’était presque toujours en les restreignant qu’ils avaient trouvé le moyen d’en assurer la durée. Ainsi, ils convinrent, les uns de laisser au tenancier et à ses successeurs la possession de la terre pendant un espace de temps limité, mais qui était toujours de moins d’un siècle ; les autres, de l’en laisser en possession sa vie durante, et sans que cela emportât aucun droit pour ses enfans ; d’autres, enfin, voulurent que la durée des engagemens fut celle de la vie du seigneur. Quelles qu’eussent été au reste les conditions, le bail n’était jamais renouvelé sans que le tenancier n’eût à payer une sorte de bien-venue, et c’était là une clause dont les landlords oubliaient bien moins de maintenir l’exécution, que s’il s’était agi d’une reconnaissance pure et simple de leurs droits. Quand la durée du bail était très longue, les tenanciers (lease-holders) étaient, ou plutôt devinrent, moins de simples locataires que des propriétaires à terme.

Ces transformations dans la propriété sont relatives presque exclusivement aux biens ruraux, et par conséquent c’est aux élections des comtés que se rapportent les irrégularités qu’elles ont produites ; quant à celles que présente le système électoral des bourgs, elles tiennent en général à d’autres causes, qu’il serait trop long d’examiner ici, mais dont nous aurons peut-être occasion d’indiquer en passant quelques-unes. Au reste, on peut dire d’avance que ce qui résulterait d’un examen approfondi, c’est que le mode de répartition des franchises électorales n’avait dans l’origine rien de trop choquant, et que les plus grandes bizarreries qu’on y remarque viennent de ce qu’il était resté à peu près immobile, pendant que les intérêts s’étaient chaque jour déplacés.

Je ne doute point, et personne ne doutera, je le suppose, que la chambre des communes ne représente aujourd’hui les intérêts du peuple beaucoup mieux qu’elle ne le faisait dans le principe ; mais je ne crains pas d’avancer que si l’on s’en tient seulement aux formes, l’ancien mode de répartition avait, lorsqu’il a été arrêté, quelque chose de plus rationnel que celui qui est maintenant en vigueur. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter les yeux sur le tableau de répartition des 513 représentans d’Angleterre et du pays de Galles avant l’acte de réforme.

Les 40 comtés d’Angleterre envoyaient 92 membres (knights), quelques-uns ayant eu, dès le principe, en raison de leur étendue ou de leur importance, un nombre de députés supérieur à celui des autres ; — 25 cités envoyaient chacune 2 citadins (depuis long-temps cependant l’une de ces cités, Ely, avait perdu sa franchise électorale, et Londres envoyait 4 députés au lieu de 2) ; — les 167 bourgs alors les plus importans envoyaient également chacun deux membres, deux bourgeois ; 5 bourgs moindres en envoyaient chacun 1. Les 12 bourgs de Galles en envoyaient 12 ; mais il y avait eu là aussi un changement ; Merioneth avait cessé d’en nommer, et Pembroke en envoyait deux. Les universités d’Oxford et de Cambridge en nommaient chacune 2 ; enfin le district des Cinque Ports en nommait 8. Ce district comprenait 5 ports situés sur la partie de la côte d’Angleterre la plus voisine de la France, ports qui, étant plus exposés aux invasions, avaient dû être mis sous une juridiction spéciale, afin de pouvoir offrir une résistance plus prompte et plus efficace. Deux autres ports y avaient été plus tard adjoints sans que pour cela on changeât le nom, qui d’ailleurs n’avait plus de signification dans le langage vulgaire depuis qu’on avait cessé de parler français.

Les députés des comtés étaient nommés chevaliers (knights), ce qui n’indiquait pas que les éligibles appartinssent à une autre classe que les électeurs, puisque dans le principe, les francs-tenemens (freeholds) étaient assimilés aux tenures en chevalerie. Les freeholders, comme on l’a vu, étaient dans le principe les seuls propriétaires de biens ruraux ; ainsi les chevaliers des comtés étaient les représentans de la propriété territoriale. Les citadins et bourgeois qu’envoyaient au parlement les cités et les bourgs étaient élus, soit par le peuple en masse, soit par les hommes qu’il avait déjà choisis pour régler ses intérêts les plus immédiats, par les officiers municipaux et les prudhommes des corps de métiers[2] ; ils représentaient les intérêts de l’industrie et du commerce. Enfin les deux universités nommaient aussi leurs députés, et à cette élection participaient non-seulement les dignitaires du corps, mais tous ceux qui avaient pris le grade de docteur et même celui de maîtres-ès-arts, de manière que les capacités, comme on dit aujourd’hui, étaient représentées tout aussi bien que l’étaient les intérêts matériels ; cela n’était pas trop barbare, il en faut convenir. Une autre disposition qui ne sentait nullement non plus la barbarie, est celle dont je vais parler maintenant, puisque j’ai oublié de le faire à l’occasion de l’établissement des freeholds. J’ai dit qu’une des obligations du freeholder était d’assister à la cour ou tribunal de la baronnie, pour y remplir, le cas échéant, les fonctions de juré. Or, il faut savoir que ce tribunal faisait partie si essentielle de la baronnie, que s’il devenait impossible de le former, faute de trouver trois freeholders au moins, aptes à remplir les fonctions de jurés, la baronnie par cela seul cessait d’exister. Ainsi, le signe de la décrépitude pour ces seigneuries était qu’elles fussent devenues incapables, non pas de fournir au seigneur par amont, un nombre déterminé d’hommes d’armes, mais de composer un tribunal pour l’administration de la justice, un tribunal où chaque homme fût jugé par ses pairs. Un pareil fait n’a pas besoin de commentaires.

Par le peu que j’ai dit du mode de répartition des députés entre les comtés et les bourgs de l’Angleterre, on a dû voir que cette répartition était dans le principe assez conforme aux besoins ; il faut maintenant montrer jusqu’à quel point était venu le désaccord entre des intérêts qui avaient changé et une institution restée immuable ; les disproportions étaient parfois au-delà de tout ce qu’on pourrait imaginer.

Il y avait en Angleterre 25 bourgs, dans lesquels le nombre des électeurs était moins de 100, mais plus de 50 ; il y en avait 47 pour lesquels il était au-dessous de 50 ; parmi ces derniers, deux en comptaient 13, deux 11, deux autres 8 seulement ; enfin les bourgs de Gatton et Old Sarum n’avaient réellement chacun qu’un électeur.

25 villes d’Angleterre n’avaient pour électeurs que leur maire, leurs aldermen et leurs principaux bourgeois, qui souvent n’étaient qu’au nombre de 12, quelquefois même au nombre de 6. En Irlande, 14 villes, nommant 15 membres, n’avaient en tout que 180 électeurs. En Écosse, les représentans des anciens tenanciers de la couronne, seuls électeurs des 33 comtés, étaient, en 1820, au nombre de 2405, et il y avait tel comté qui n’en présentait que 6, tel autre que 12. Pour les bourgs, ils n’offraient pas moins d’inégalité dans la répartition des électeurs et de variété dans le mode d’élection. Édimbourg, ville de plus de cent mille ames, n’avait qu’un député, qui était nommé par 33 électeurs ; les 14 autres bourgs ne jouissaient point du droit d’élection directe ; chacun d’eux se composait de 4 à 5 localités qui avaient leurs délégués pris dans le corps municipal ; ces délégués (65 en tout) nommaient 14 membres de la chambre des communes. 1221 habitans participaient à la nomination des délégués ; or, quand on mettrait ces 1221 électeurs indirects sur la même ligne que les autres, cela n’en ferait encore, pour l’Écosse entière, que 3659. En résumé ou trouverait :


En Angleterre 144 membres nommés par 2912 électeurs
En Irlande 15 180
En Écosse 45 3659
Total.
204 membres nommés par 6751 électeurs


Lord Grey, par une autre supputation, était arrivé à ce résultat, que la majorité de la chambre (330 membres) était nommée par moins de 45,000 électeurs. On comprend quelle devait être l’influence des grands propriétaires et de la couronne sur ce petit nombre d’électeurs, et cette influence était si patente, que lord John Russel put dire en pleine chambre en 1831, sans que personne se levât pour le contredire, que 7 pairs faisaient nommer 63 membres.

C’était surtout au moyen des bourgs réduits à un nombre minime d’habitans, au moyen des bourgs-pourris, comme on les appelle communément, que les pairs et les grands propriétaires jouissaient de cette immense influence sur les élections.

La constitution électorale des bourgs-pourris présentait, comme celle des autres bourgs, une grande diversité. Dans les uns, le droit de voter était attaché aux franchises de la ville, et tout homme qui en jouissait, tout freeman, était électeur ; dans d’autres, il était attaché à la maison, l’occupant principal, house-holder, propriétaire ou locataire, prenait part à l’élection ; dans le plus grand nombre, il était donné par la propriété ou l’usufruit de terres appartenant originairement à la commune, mais qui étaient souvent devenues, par prescription, des propriétés privées, de même que les copy-holds dont il a été parlé plus haut.

Comme, dans les temps où s’établit le système électoral, les bourgs et les villes se composaient en grande partie d’industriels qu’un besoin de protection mutuelle avait réunis, les terres d’origine communale n’étaient pas habituellement, comme les terres tenues en freehold dans les comtés, l’unique moyen de subsistance du possesseur ; et l’indépendance de son vote se trouvant ainsi assurée par un autre moyen, l’usufruitier d’une tenure bourgeoise, burgage-tenure, était, dans la plupart des bourgs, appelé à être électeur, même quand le revenu de la tenure était au-dessous de 40 shillings. On verra bientôt à quels abus conduisit cette absence d’une limite inférieure.

Les freemen, les house-holders, les burgage-tenants des bourgs pourris étaient pour la plupart dans la dépendance absolue du patron du bourg, de qui ils n’obtenaient les terres ou les maisons qu’ils occupaient que sous la condition tacite de voter conformément à ses désirs, condition à laquelle la publicité du vote ne leur permettait pas de se soustraire impunément. S’ils manquaient à cet engagement, le patron avait toujours le pouvoir et souvent la volonté de les en faire sur-le-champ repentir. Un fait, qui date du commencement de ce siècle, montrera jusqu’à quel point sa vengeance pouvait être portée. À Ilchester, dans le comté de Sommerset, les house-holders étaient électeurs, et les maisons qui leur conféraient ce droit, au nombre de 300 environ, appartenaient presque toutes à sir Williams Manners. Aux élections générales de 1802, les électeurs furent achetés à 750 francs par tête et votèrent contre le candidat de sir Williams. Celui-ci, pour s’en venger et pour réduire le nombre des électeurs, fit abattre 240 maisons, et construire, pour les gens qu’il délogeait si brutalement, une sorte d’hospice où ils demeurèrent depuis 1803 jusqu’en 1818.

D’autres propriétaires, qui peut-être auraient reculé devant l’exécution, ont du moins eu recours à des moyens d’intimidation de même nature ; ainsi la Revue d’Édimbourg cite les faits suivans : « Un propriétaire, aux approches d’une élection, avait eu la précaution de n’affermer qu’à la semaine, pour que ses locataires pussent, à la première désobéissance, être promptement congédiés. Un autre, plus prévoyant encore, avait eu le soin de faire signifier les congés sept jours avant l’élection, afin de pouvoir chasser ses locataires le jour même, s’ils ne votaient pas pour son candidat. »

Les burgage tenants ou freeholders des bourgs étaient au moins aussi dépendans du patron que les house-holders ; le plus souvent, en effet, la concession qui leur donnait le droit de voter n’était que fictive ; elle se faisait peu de temps avant l’élection, et était résolue immédiatement après. Si parmi les habitans du lieu on ne trouvait pas toute la complaisance nécessaire, il y avait souvent des moyens de se passer de leur secours. Dans le bourg d’Haslemere, le droit de voter résidait dans 64 freeholds ; en 1820, le propriétaire du plus grand nombre de ces freeholds, ne jugeant pas prudent de les concéder aux habitans du bourg, fit venir les ouvriers qu’il employait dans ses mines situées dans le nord de l’Angleterre, leur fit bâtir des chaumières, et leur paya à chacun une demi-guinée par semaine ; le temps des élections étant venu, il leur conféra les freeholds dont il disposait ; puis, quand ils eurent voté pour ses deux candidats, il les renvoya à leurs travaux ordinaires.

Dans les burgage-tenures proprement dites, comme il n’y avait point, ainsi que nous l’avons dit, de limite inférieure pour le cens électoral, la commune pouvait fractionner presque à l’infini les petites portions de terre que la prescription ne lui avait pas enlevées, et créer ainsi, dans un cas d’urgence, des électeurs en nombre suffisant pour ses desseins. À Wareham, la place du marché fut une fois divisée en tant de portions, que tout le papier timbré du comté n’y suffit pas, et qu’il fallut en faire venir de Londres une provision supplémentaire. À Weymouth, un électeur vota à raison d’un freehold n’équivalant pas à un millième de franc.

De même qu’on créait quelquefois des freeholders ou des burgage-tenants, on pouvait aussi, en certains cas, créer des freemen, quand, cette qualité emportant celle d’électeur, il y avait intérêt à en augmenter le nombre. On devient en effet freemen de plusieurs manières : 1o  par naissance, lorsqu’on est fils d’un freemen (dans quelques localités il suffit d’en être le gendre) ; 2o  par service, lorsqu’on a été sept ans comme apprenti dans le bourg chez un maître du bourg ; 3o  par concession, les corporations ayant eu dès le principe le droit de s’adjoindre de nouveaux membres, quand elles le jugeraient opportun. On supposait que l’intérêt des maîtres contiendrait ces droits dans des limites assez étroites, mais les corporations en ont usé quelquefois sans réserve dans des vues électorales ; ainsi celle de Durham créa dans une nuit 200 freemen, pour assurer l’élection, vivement contestée, de M. R. Gowland ; et celle de Carlisle, humblement soumise aux volontés du comte de Lonsdale, créa en une seule fois 1400 freemen, presque tous ouvriers dans les mines du comte, et écarta ainsi le candidat porté par les électeurs indépendans.

Comme de toutes les classes d’électeurs, celle des freemen est évidemment la moins indépendante, la plus accessible à la corruption, c’est aussi celle pour laquelle les adversaires de la réforme ont témoigné la plus vive sollicitude. C’est ainsi qu’en France le suffrage universel a été réclamé par les mêmes hommes qui avaient été quelques années auparavant chauds partisans du double vote.

La plupart des bourgs pourris étaient tellement inféodés à leurs patrons, que l’on pourrait en citer 40, pour l’Angleterre seule, où, de mémoire d’homme, il n’y avait pas eu d’élection contestée ; il y en avait au moins 25 en Irlande qui étaient dans le même cas. Les propriétaires de ces bourgs les vendaient, les donnaient, les transmettaient à leurs héritiers. William Henrick avait hérité du bourg de Bletchingly, acheté par son père 250,000 francs ; il le revendit en 1820 pour la somme de 1,500,000 francs, mais, avant de s’en défaire ainsi, il avait usé de l’influence que cette possession lui donnait pour obtenir diverses places pour lui-même et pour ses proches.

Le bourg de Gatton fut acheté en 1795 au prix de 2,750,000 francs. Dans ce bourg il y avait six maisons, et le droit électoral n’appartenait qu’aux propriétaires des maisons qui les occupaient eux-mêmes. Le patron du bourg en louait cinq, s’en réservait une, et se trouvait ainsi seul et unique électeur.

Il y a quelques années, pour faire ressortir tout le ridicule d’une pareille élection, un particulier, nommé Jennings, se fit porter comme candidat à Gatton, et le scrutin fut demandé. Le résultat de ce scrutin fut :


M. Mark Wood, fils du propriétaire, unique électeur, sir Mark Wood
1 voix.
M. Jennings 0
Majorité en faveur de M. Mark Wood 1 voix.


À Gatton au moins il y avait encore le simulacre d’un bourg, mais à Old Sarum, il n’y avait plus ni maisons ni habitans ; on n’y voyait que les vestiges de l’ancien château. Au jour de l’élection, le propriétaire du bourg conférait 7 freeholds à 7 personnes sûres qui nommaient ses deux candidats. Je dis à des personnes sûres, car pour ce cas, comme pour tous ceux où avaient lieu des concessions fictives, si les gens qu’on créait ainsi pour un jour propriétaires avaient voulu le demeurer tout de bon, ils le pouvaient, la loi ne reconnaissant point les contre-lettres. Mais il faut le dire, il ne s’est pas encore présenté de cas où l’on ait profité ainsi du bénéfice de la loi.

Dans les bourgs qui n’étaient pas propriété privée, on achetait les électeurs. Il a été prouvé, dans des enquêtes parlementaires, qu’à Shore-ham, 70 électeurs sur 120 avaient été achetés ; à Criklade, 123 sur 240.

À Camelford où il n’y avait qu’un très petit nombre d’électeurs ; on a offert, de l’aveu des agens qui ont fait les offres, jusqu’à 17,000 francs par vote. Dans les bourgs où les électeurs étaient très nombreux, on ne pouvait pas évidemment les acheter aussi cher. Ainsi, à Liverpool, aux élections de 1830, le prix du vote variait de 125 à 2,500 francs[3]. 2681 freemen furent ainsi achetés par les différens candidats. Ce fait a été prouvé devant un comité de la chambre.

Dans les bourgs même où les votes ne s’achetaient pas, les candidats avaient à supporter des dépenses considérables, dont la principale avait pour objet d’obtenir le vote des électeurs non domiciliés. Lorsqu’une élection était fortement contestée, chaque candidat s’efforçait de faire venir les électeurs qu’il supposait lui être favorables, à quelque distance qu’ils pussent être en ce moment du lieu où devait se faire l’élection. Il en venait des points les plus reculés de la Grande-Bretagne, souvent même du continent, et les frais de voyage, comme ceux de séjour, étaient à la charge du candidat.

Une pratique très commune encore était d’attirer les électeurs indifférens par l’appât d’un bon dîner, non que le candidat ordonnât lui-même le festin : il ne traitait que les gens comme il faut (respectable men) ; quant aux autres, il se contentait de leur faire distribuer (à ceux qui devaient voter pour lui, bien entendu) des billets de dîner. Or, ces billets étaient une sorte de papier-monnaie, qui avait cours dans toutes les boutiques de la ville, et pour lequel on donnait en retour, au choix de l’électeur, du calicot, de la toile, du thé, du sucre, de la viande, etc.

Ces abus et bien d’autres, qu’on trouvera exposés dans le livre de M. Jollivet, rencontrèrent presque tous des défenseurs parmi les adversaires de la réforme, qui, à défaut de meilleures raisons, ne craignaient pas d’invoquer en leur faveur le droit de prescription. Il y eut même des gens qui représentèrent comme une nouveauté pernicieuse la mesure relative à la formation authentique des listes électorales. L’ancienne loi, en effet, n’avait rien prescrit à cet égard, ce qui permettait souvent de glisser parmi les électeurs des gens qui n’avaient nul droit de voter.

On a pu voir, par tout ce qui vient d’être dit, combien était petite la proportion des électeurs vraiment indépendans, et l’on trouvera sans doute que lord Durham n’a pas été au-delà du vrai, lorsqu’il a ainsi analysé la composition de la chambre nommée sous un pareil régime :

« Une portion de la chambre des communes, disait-il en avril 1832, est nommée par les pairs, une deuxième par de grands propriétaires, une troisième par des agens d’affaires, qui ont acheté et revendent les bourgs à l’enchère ; une quatrième doit son élection à de honteux moyens de corruption ; et quant à la cinquième, qui est nommée par des électeurs indépendans et non corrompus, elle est nécessairement choisie dans des classes riches, les dépenses exorbitantes des élections ne permettant pas aux personnes qui n’ont qu’une fortune modeste de se présenter comme candidats. »

Malgré l’acte de réforme, ce n’est encore qu’aux personnes très riches qu’il est permis d’aspirer à un siége dans la chambre des communes ; malgré la réforme, la corruption a été presque aussi générale et aussi publique que par le passé ; malgré la réforme, l’intimidation a encore produit ses effets, seulement la proportion des électeurs sur lesquels elle pouvait agir a notablement diminué.

Les principales dispositions de l’acte de réforme sont relatives : 1o  aux bourgs privés en totalité ou en partie de la franchise électorale ; 2o  aux bourgs à qui cette franchise est conférée ; 3o  aux classes d’électeurs créées ou conservées ; 4o  à la formation des listes électorales et au mode à suivre dans les élections.

L’acte de réforme enlève à 56 bourgs la nomination de deux membres, et réduit à un le nombre des membres de 59 autres bourgs, nombre qui jusque-là était de deux. Ces bourgs, tous situés en Angleterre, sont ceux qui depuis long-temps avaient perdu leur importance ; dans quelques-uns de ceux qu’on a complètement désaffranchis, il n’y avait que 13, 11, 9, 8, 7 et 6 électeurs, ou plutôt il n’y en avait qu’un, le patron du bourg.

Les 142 membres enlevés à ces 86 bourgs ont été répartis entre les comtés ou les bourgs existans, ou donnés à des villes populeuses qui jusque-là n’en nommaient point. 66 ont été attribués à des comtés, et 63 à des bourgs d’Angleterre, 8 à des bourgs d’Écosse, 5 à des bourgs d’Irlande.

Quant aux classes d’électeurs, elles offrent quelques différences dans les trois royaumes, notamment en Irlande, où un acte antérieur avait opéré de grands changemens dans le système électoral. Ici nous nous bornerons à parler des électeurs d’Angleterre.

Lorsque, au milieu du xve siècle, on avait fixé à 40 shillings de revenu la limite inférieure des freeholds, qui donnaient à leur possesseur le droit de voter, cette somme, comme il a été dit, suffisait alors pour faire vivre son homme et devenait en quelque sorte une garantie d’indépendance ; mais depuis bien long-temps cette garantie était devenue illusoire. C’est ce qu’on sut très bien faire valoir, quand il s’agit de réformer le système électoral d’Irlande, et la limite inférieure portée à 10 livres sterling. Pour l’Angleterre, il en a été autrement, et soit par respect pour les droits acquis, soit pour d’autres raisons, que je ne veux point ici examiner, les partisans de la réforme eux-mêmes se sont en majorité prononcés pour que les droits électoraux restassent attachés à la possession d’un freehold de 40 shillings.

Les copy-holds, propriétés qui, comme nous l’avons vu, ne diffèrent des freeholds que par l’origine, sont, par la nouvelle loi, assimilés à ceux-ci, en ce sens qu’ils donnent au possesseur le droit de voter ; mais la limite inférieure du taux électoral est différente : elle est fixée à 10 livres sterling.

Les lease holders acquièrent aussi la capacité électorale, lorsque la propriété qu’ils tiennent à bail paie un revenu de 10 livres sterling, si le bail est de soixante ans ou au-dessus. Lorsque le revenu est de 50 livres, on n’exige pour le bail qu’une durée de 20 ans, et même, si le locataire qui paie un tel revenu, occupe lui-même la propriété, il est électeur, quelle que soit la durée de son bail.

Une disposition qui ne se trouvait point dans le bill primitif a été introduite par amendement, et a passé après une assez vive opposition : c’est que les fermiers, même sans bail, seront admis à voter, si la rente qu’ils paient est de 50 livres. Cette clause, comme on le voit, conserve aux grands propriétaires une influence marquée sur leurs fermiers.

Tout ceci est principalement relatif aux élections des comtés ; quant à celles des bourgs, l’acte de réforme y a supprimé certaines classes d’électeurs tout-à-fait dépendantes, mais il en a créé d’autres qui ne le sont guère moins. Les house-polders, qui, dans certains bourgs seulement, jouissaient du droit de voter, en jouissent maintenant dans tous, pourvu que la maison qu’ils occupent, en qualité de propriétaire ou de locataire principal, soit d’un revenu annuel de 10 livres sterling au moins. Le nombre des maisons qui ne se louent pas davantage est très considérable ; or, parmi les hommes qui ne paient que 250 francs leur logement, il y a sans doute beaucoup d’électeurs inaccessibles à la corruption, mais ce n’est pas l’aisance à coup sûr qui les rend indépendans ; autant eût valu n’en rien exiger. La preuve que, considérée dans son ensemble, cette classe d’électeurs est très dépendante, c’est que certains grands propriétaires s’occupent déjà de l’augmenter, pour recouvrer par ce moyen une partie de l’influence qui leur a été enlevée par d’autres mesures. Dans la séance du 26 mars 1834, sir H. Verney a présenté une pétition dans laquelle le bourg de Buckingham se plaint « de ce qu’un noble propriétaire (le duc de Buckingham) a fait construire un grand nombre de petites maisons d’un loyer de 10 livres, afin de pouvoir opposer le vote d’électeurs entièrement soumis à ses volontés au vote des électeurs indépendans. »

Les burgage-tenants, les freemen, les scot and lot voters, les pot wallopers perdent le droit électoral, s’ils ne l’ont pas à quelque autre titre ; toutefois ceux qui en jouissaient déjà, continueront à l’exercer, leur vie durante, et même cette faveur a été étendue à tous ceux qui, nés avant la loi, avaient un commencement de droit à devenir un jour électeurs. Il faut remarquer, d’ailleurs, que le plus grand nombre des habitans, à qui cet article enlève la faculté de voter, la recouvrent, grace à celui qui rend électeurs les locataires à 250 fr.

Les diverses classes d’électeurs, créées ou modifiées par la nouvelle loi, offrent si peu de garanties, que M. Grote, député de Londres, n’a pu s’empêcher d’en faire l’aveu :

« Jetez les yeux, disait-il dans la séance du 23 avril 1833, jetez les yeux sur votre corps électoral, tel que l’a fait l’acte de réforme, et vous apercevrez qu’une quantité notable de vos électeurs, je puis sans exagération dire la moitié, seraient mal fondés à prétendre que leurs votes sont indépendans. »


Roulin.
  1. Examen du système électoral anglais, depuis l’acte de réforme, comparé au système électoral français ; par Jollivet, 1 vol. in-8o.
  2. Ces officiers des corporations, ayant droit de porter dans les cérémonies publiques un vêtement distinctif, livery gown, étaient souvent désignés sous le nom de livery- men, gens portant livrée, nom auquel s’attachait l’idée, non d’une servitude, comme semblerait l’indiquer la valeur qu’a aujourd’hui le mot dans notre langue, mais celle d’un insigne honorifique.
  3. La différence dans les prix s’explique non-seulement par les prétentions plus ou moins élevées de l’électeur acheté, mais encore par le plus ou moins de marchandise qu’il vend. Chaque électeur, en effet, a autant de votes qu’il y a de membres à nommer, et s’il les porte tous sur un même candidat, s’il donne le paquet (plumper), il est payé en conséquence.