Système de la nature/Partie 1/Chapitre 11

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s. n. (Tome 1p. 187-223).

CHAPITRE XI.

Du systême de la liberté de l’homme.

Ceux qui ont prétendu que l’ame étoit distinguée du corps, étoit immatérielle, tiroit ses idées de son propre fond, agissoit par elle-même & sans le secours des objets extérieurs ; par une suite de leur systême l’ont affranchie des loix physiques suivant lesquelles tous les êtres que nous connoissons sont obligés d’agir. Ils ont cru que cette ame étoit maîtresse de son sort, pouvoit régler ses propres opérations, déterminer ses volontés par sa propre énergie, en un mot ils ont prétendu que l’homme étoit libre.

Nous avons déjà suffisamment prouvé que cette ame n’étoit que le corps envisagé relativement à quelques-unes de ses fonctions plus cachées que les autres. Nous avons montré que cette ame, quand même on la supposeroit immatérielle, étoit perpétuellement modifiée conjointement avec ce corps, soumise à tous ses mouvemens sans lesquels elle resteroit inerte & morte ; parconséquent elle est soumise à l’influence des causes matérielles & physiques qui remuent ce corps, dont la façon d’être, soit habituelle soit passagere, dépend des élémens matériels qui forment son tissu, qui constituent son tempérament, qui entrent en lui par la voie des alimens, qui le pénètrent & l’entourent. Nous avons expliqué d’une maniere purement physique & naturelle le méchanisme qui constitue les facultés que l’on nomme intellectuelles & les qualités que l’on apelle morales. Nous avons prouvé en dernier lieu que toutes nos idées, nos systêmes, nos affections, les notions vraies ou fausses que nous nous formons sont dûs à nos sens materiels & physiques. Ainsi l’homme est un être physique ; de quelque façon qu’on le considere il est lié à la nature universelle, & soumis aux loix nécessaires & immuables qu’elle impose à tous les êtres qu’elle renferme, d’après l’essence particuliere ou les propriétés qu’elle leur donne, sans les consulter. Notre vie est une ligne que la nature nous ordonne de décrire à la surface de la terre sans jamais pouvoir nous en écarter un instant. Nous naissons sans notre aveu, notre organisation ne dépend point de nous, nos idées nous viennent involontairement, nos habitudes sont au pouvoir de ceux qui nous les font contracter, nous sommes sans cesse modifiés par des causes soit visibles soit cachées qui reglent nécessairement notre façon d’être, de penser & d’agir. Nous sommes bien ou mal, heureux ou malheureux, sages ou insensés, raisonnables ou déraisonnables, sans que notre volonté entre pour rien dans ces différens états. Cependant malgré les entraves continuelles qui nous lient, on prétend que nous sommes libres, ou que nous déterminons nos actions & notre sort indépendamment des causes qui nous remuent.

Quelque peu fondée que soit cette opinion, dont tout devroit nous détromper, elle passe aujourd’hui dans l’esprit d’un grand nombre de personnes, très éclairées d’ailleurs, pour une vérité incontestable ; elle est la base de la religion, qui, supposant des rapports entre l’homme & l’être inconnu qu’elle met au dessus de la nature, n’a pu imaginer qu’il pût mériter ou démériter de cet être s’il n’étoit libre dans ses actions. On a cru la société intéressée à ce systême, parce qu’on a supposé que si toutes les actions des hommes étoient regardées comme nécessaires, l’on ne seroit plus en droit de punir celles qui nuisent à leurs associés. Enfin la vanité humaine s’accommoda, sans doute, d’une hypothese qui sembloit distinguer l’homme de tous les autres êtres physiques, en assignant à notre espece l’appanage spécial d’une indépendance totale des autres causes, dont, pour peu que l’on réfléchisse, nous sentirons l’impossibilité.

Partie subordonnée d’un grand tout, l’homme est forcé d’en éprouver les influences. Pour être libre il faudroit qu’il fût tout seul plus fort que la nature entiere, ou il faudroit qu’il fût hors de cette nature, qui toujours en action elle-même, oblige tous les êtres qu’elle embrasse, d’agir & de concourir à son action générale ou, comme on l’a dit ailleurs, de conserver sa vie agissante par les actions ou les mouvemens que tous les êtres produisent en raison de leurs énergies particulieres soumises à des loix fixes, éternelles, immuables. Pour que l’homme fût libre, il faudroit que tous les êtres perdissent leurs essences pour lui, il faudroit qu’il n’eût plus de sensibilité physique, qu’il ne connût plus ni le bien ni le mal, ni le plaisir ni la douleur. Mais dès-lors il ne seroit plus en état ni de se conserver ni de rendre son existence heureuse ; tous les êtres devenus indifférens pour lui, il n’auroit plus de choix, il ne sçauroit plus ce qu’il doit aimer ou craindre, chercher ou éviter. En un mot l’homme seroit un être dénaturé ou totalement incapable d’agir de la maniere que nous lui connoissons.

S’il est de l’essence actuelle de l’homme de tendre au bien-être ou de vouloir se conserver ; si tous les mouvemens de sa machine sont des suites nécessaires de cette impulsion primitive ; si la douleur l’avertit de ce qu’il doit éviter, si le plaisir lui annonce ce qu’il doit appéter, il est de son essence d’aimer ce qui excite ou ce dont il attend des sensations agréables, & de haïr ce qui lui procure ou lui fait craindre des impressions contraires. Il faut nécessairement qu’il soit attiré ou que sa volonté soit déterminée par les objets qu’il juge utiles, & repoussée par ceux qu’il croit nuisibles à sa façon permanente ou passagere d’exister. Ce n’est qu’à l’aide de l’expérience que l’homme acquiert la faculté de connoître ce qu’il doit aimer ou craindre ; ses organes sont-ils sains ? Ses expériences seront vraies, il aura de la raison, de la prudence, de la prévoyance, il pressentira des effets souvent trés éloignés ; il sçaura que ce qu’il juge quelquefois être un bien, peut devenir un mal par ses conséquences nécessaires ou probables, & que ce qu’il sçait être un mal passager peut lui procurer pour la suite un bien solide & durable. C’est ainsi que l’expérience nous fait connoître que l’amputation d’un membre doit causer une sensation douloureuse, en conséquence nous sommes forcés de craindre cette opération ou d’éviter la douleur ; mais si l’expérience nous a montré que la douleur passagere que cette amputation cause, peut nous sauver la vie ; notre conservation nous étant chere nous sommes forcés de nous soumettre à cette douleur momentanée dans la vue d’un bien qui la surpasse.

La volonté, comme on l’a dit ailleurs, est une modification dans le cerveau par laquelle il est disposé à l’action ou préparé à mettre en jeu les organes qu’il peut mouvoir. Cette volonté est nécessairement déterminée par la qualité bonne ou mauvaise, agréable ou désagréable de l’objet ou du motif qui agit sur nos sens, ou dont l’idée nous reste & nous est fournie par la mémoire. En conséquence nous agissons nécessairement, notre action est une suite de l’impulsion que nous avons reçue de ce motif, de cet objet ou de cette idée, qui ont modifié notre cerveau ou disposé notre volonté ; lorsque nous n’agissons point c’est qu’il survient quelque nouvelle cause, quelque nouveau motif, quelque nouvelle idée qui modifie notre cerveau d’une maniere différente, qui lui donne une nouvelle impulsion, une nouvelle volonté, d’après laquelle ou elle agit, ou son action est suspendue. C’est ainsi que la vue d’un objet agréable ou son idée déterminent notre volonté à agir pour nous le procurer ; mais un nouvel objet ou une nouvelle idée anéantissent l’effet des premiers, & empêchent que nous n’agissions pour nous le procurer. Voilà comme la réflexion, l’expérience, la raison arrêtent ou suspendent nécessairement les actes de notre volonté, sans cela elle eût nécessairement suivi les premieres impulsions qui la portoient vers un objet desirable. En tout cela nous agissons toujours suivant des loix nécessaires.

Lorsque tourmenté d’une soif ardente, je me figure en idée ou j’apperçois réellement une fontaine dont les eaux pures pourroient me désaltérer, suis-je maître de desirer ou de ne point desirer l’objet qui peut satisfaire un besoin si vif dans l’état où je suis ? On conviendra, sans doute, qu’il m’est impossible de ne point vouloir le satisfaire ; mais l’on me dira que si l’on m’annonce en ce moment que l’eau que je desire est empoisonnée, malgré ma soif je ne laisserai pas de m’en abstenir, & l’on en conclura faussement que je suis libre. En effet de même que la soif me déterminoit nécessairement à boire avant que de sçavoir que cette eau fût empoisonnée, de même cette nouvelle découverte me détermine nécessairement à ne pas boire ; alors le desir de me conserver anéantit ou suspend l’impulsion primitive que la soif donnoit à ma volonté ; ce second motif devient plus fort que le premier, la crainte de la mort l’emporte nécessairement sur la sensation pénible que la soif me faisoit éprouver. Mais, direz-vous, si la soif est bien ardente, sans avoir égard au danger, un imprudent pourra risquer de boire cette eau ; dans ce cas la première impulsion reprendra le dessus & le fera agir nécessairement, vû qu’elle se trouvera plus forte que la seconde. Cependant dans l’un & l’autre cas, soit que l’on boive de cette eau soit qu’on n’en boive pas, ces deux actions seront également nécessaires, elles seront des effets du motif qui se trouvera le plus puissant & qui agira le plus fortement sur la volonté.

Cet exemple peut servir à expliquer tous les phénomènes de la volonté. La volonté, ou plutôt le cerveau, se trouve alors dans le même cas qu’une boule, qui, quoiqu’elle ait reçu une impulsion qui la poussoit en droite ligne, est dérangée de sa direction dès qu’une force plus grande que la première l’oblige à en changer. Celui qui boit de l’eau qu’on lui dit empoisonnée nous paroit un insensé, mais les actions des insensés sont aussi nécessaires que celles des gens les plus prudens. Les motifs qui déterminent le voluptueux & le débauché à risquer leur santé sont aussi puissans, & leurs actions sont aussi nécessaires que ceux qui déterminent l’homme sage à ménager la sienne. Mais, insisterez-vous, l’on peut parvenir à engager un débauché à changer de conduite ; cela signifie, non qu’il est libre, mais que l’on peut trouver des motifs assez puissans pour anéantir l’effet de ceux qui agissoient auparavant sur lui, & pour lors ces nouveaux motifs détermineront sa volonté, aussi nécessairement que les premiers, à la conduite nouvelle qu’il tiendra.

Lorsque l’action de la volonté est suspendue, on dit que nous délibérons ; ce qui arrive lorsque deux motifs agissent alternativement sur nous. Délibérer ; c’est aimer & haïr alternativement ; c’est être successivement attiré & repoussé ; c’est être remué tantôt par un motif tantôt par un autre. Nous ne délibérons que lorsque nous ne conoissons point assez les qualités des objets qui nous remuent, ou lorsque l’expérience ne nous a point suffisamment appris les effets plus ou moins éloignés que nos actions produiront sur nous-mêmes. Je veux sortir pour prendre l’air, mais le tems est incertain ; je délibere en conséquence ; je pese les différens motifs qui poussent alternativement ma volonté à sortir ou à ne pas sortir ; je suis à la fin déterminé par le motif le plus probable, celui-ci me tire de mon indécision & il entraîne nécessairement ma volonté soit à sortir soit à rester : ce motif est toujours l’avantage présent ou éloigné que je trouve dans l’action à laquelle je me résous.

Notre volonté est souvent suspendue entre deux objets dont la présence ou l’idée nous remuent alternativement ; alors nous attendons pour agir que nous ayons contemplé les objets qui nous sollicitent à des actions différentes, ou les idées qu’ils ont laissées dans notre cerveau. Nous comparons alors ces objets ou ces idées, mais dans le tems même de la délibération, durant la comparaison & ces alternatives d’amour ou de haine qui se succedent quelquefois avec la plus grande rapidité nous ne sommes point libres un instant, le bien ou le mal que nous croyons trouver successivement dans les objets sont des motifs nécessaires de ces volontés momentanées, de ces mouvemens rapides d’amour ou de crainte que nous éprouvons tant que dure notre incertitude. D’où l’on voit que la délibération est nécessaire, que l’incertitude est nécessaire, & quelque parti que nous prenions à la suite de la délibération, ce sera toujours nécessairement celui que nous aurons bien ou mal jugé devoir probablement être le plus avantageux pour nous.

Lorsque l’ame est frappée par deux motifs qui agissent alternativement sur elle ou qui la modifient successivement, elle délibére ; le cerveau est dans une espece d’équilibre accompagné d’oscillations perpétuelles tantôt vers un objet & tantôt vers un autre jusqu’à ce que l’objet, qui l’entraîne le plus fortement, le tire de cette suspension qui constitue l’indécision de notre volonté. Mais lorsque le cerveau est poussé à la fois par des causes également fortes qui le meuvent suivant des directions opposées, d’après la loi générale de tous les corps, quand ils sont frappés également par des forces contraires, il s’arrête, il est in nisu, il ne peut ni vouloir ni agir, il attend qu’une des deux causes qui le meuvent ait pris assez de force pour déterminer sa volonté, pour l’attirer d’une maniere qui l’emporte sur les efforts de l’autre cause.

Ce méchanisme si simple & si naturel suffit pour nous faire connoître pourquoi l’incertitude est pénible & la suspension est toujours un état violent pour l’homme. Le cerveau, cet organe si délicat & si mobile, éprouve alors des modifications très rapides qui le fatiguent, ou lorsqu’il est poussé en des sens contraires par des causes également fortes, il souffre une sorte de compression qui l’empêche d’agir avec l’activité qui lui convient pour la conservation de l’ensemble & pour se procurer ce qui est avantageux. Ce méchanisme explique encore l’irrégularité, l’inconséquence, l’inconstance des hommes, & nous rend raison de leur conduite qui paroît souvent un mystere inexplicable, & qui l’est en effet dans les systêmes reçus. En consultant l’expérience nous trouverons que nos ames sont soumises aux mêmes loix physiques que les corps matériels. Si la volonté de chaque individu n’étoit, dans un tems donné, mue que par une seule cause ou passion, rien ne seroit plus aisé que de pressentir ses actions ; mais son cœur est souvent assailli par des motifs ou des forces contraires, qui agissent à la fois ou successivement sur lui. C’est alors que son cerveau est ou tiraillé dans des directions opposées qui le fatiguent, ou bien il est dans un état de compression qui le gêne & qui le prive de toute activité. Tantôt il est dans une inaction incommode & totale, tantôt il est le jouet des secousses alternatives qu’il est forcé d’éprouver. Tel est, sans doute, l’état où paroît se trouver celui qu’une passion vive sollicite au crime, tandis que la crainte lui en montre les dangers. Tel est encore l’état de celui que le remords empêche de jouir des objets que le crime lui a fait obtenir par des travaux continuels de son ame déchirée ; etc.

Si les forces ou causes soit extérieures soit internes qui agissent sur l’esprit de l’homme tendent vers des points différens, son ame ou son cerveau ainsi que tous les corps, prendra une direction moyenne entre l’une & l’autre force ; & en raison de la violence avec laquelle l’ame est poussée, l’état de l’homme est quelquefois si douloureux que son existence lui devient importune ; il ne tend plus à conserver son être ; il va chercher la mort comme un azile contre lui-même, & comme le seul remede au désespoir ; c’est ainsi que nous voyons des hommes malheureux & mécontens d’eux-mêmes se détruire volontairement, lorsque la vie leur devient insupportable. L’homme ne peut chérir son existence que tant qu’elle a pour lui des charmes mais lorsqu’il est travaillé par des sensations pénibles ou des impulsions contraires, sa tendance naturelle est dérangée ; il est forcé de suivre une route nouvelle qui le conduit à sa fin & qui la lui montre même comme un bien désirable. Voilà comment nous pouvons nous expliquer la conduite de ces mélancoliques que leur tempérament vicié, que leur conscience bourrelée, que le chagrin & l’ennui déterminent quelquefois à renoncer à la vie[1].

Les forces diverses & souvent compliquées qui agissent successivement ou simultanément sur le cerveau des hommes & qui les modifient si diversement dans les différens périodes de leur durée, sont les vraies causes de l’obscurité de la morale & des difficultés que nous trouvons, lorsque nous voulons démêler les ressorts cachés de leur conduite énigmatique. Le cœur de l’homme n’est un labyrinthe pour nous que parce que nous n’avons que rarement les données nécessaires pour le juger ; nous verrions alors que ses inconstances, ses inconséquences, la conduite bizarre ou inopinée que nous lui voyons tenir, ne sont que des effets des motifs qui déterminent successivement ses volontés, dépendent des variations fréquentes que sa machine éprouve, & sont des suites nécessaires des changemens qui s’opèrent en lui. D’après ces variations les mêmes motifs n’ont point toujours la même influence sur sa volonté, les mêmes objets n’ont plus le droit de lui plaire, son tempérament a changé pour un instant ou pour toujours ; il faut par conséquent que ses goûts, ses desirs, ses passions changent, & qu’il n’y ait point d’uniformité dans sa conduite, ni de certitude dans les effets que nous pouvons en attendre.

Le choix ne prouve aucunement la liberté de l’homme ; il ne délibère que lorsqu’il ne sçait encore lequel choisir entre plusieurs objets qui le remuent ; il est alors dans un embarras qui ne finit que lorsque sa volonté est décidée par l’idée de l’avantage plus grand qu’il croit trouver dans l’objet qu’il choisit ou dans l’action qu’il entreprend. D’où l’on voit que son choix est nécessaire, vû qu’il ne se détermineroit point pour un objet ou pour une action s’il ne croyoit y trouver quelque avantage pour lui. Pour que l’homme pût agir librement, il faudroit qu’il pût vouloir ou choisir sans motifs ou qu’il pût empêcher les motifs d’agir sur sa volonté. L’action étant toujours un effet de la volonté une fois déterminée, & la volonté ne pouvant être déterminée que par le motif qui n’est point en notre pouvoir, il s’ensuit que nous ne sommes jamais les maîtres des déterminations de notre volonté propre, & que par conséquent jamais nous n’agissons librement. On a cru que nous étions libres, parce que nous avions une volonté & le pouvoir de choisir ; mais on n’a point fait attention que notre volonté est mue par des causes indépendantes de nous, inhérentes à notre organisation ou qui tiennent à la nature des êtres qui nous remuent[2]. Suis-je le maître de ne point vouloir retirer ma main lorsque je crains de me brûler ? Ou suis-je le maître d’ ôter au feu la propriété qui me le fait craindre ? Suis-je le maître de ne pas choisir par préférence un mêts que je sçais être agréable ou analogue à mon palais & de ne le pas préférer à celui que je sçais être désagréable ou dangereux. C’est toujours d’après mes sensations & mes propres expériences ou mes suppositions que je juge des choses bien ou mal, mais quelque soit mon jugement il dépend nécessairement de ma façon de sentir habituelle ou momentanée, & des qualités que je trouve & qui existent malgré moi dans la cause qui me remue ou que mon esprit y suppose.

Toutes les causes qui agissent sur la volonté doivent avoir agi sur nous d’une façon assez marquée pour nous donner quelque sensation, quelque perception, quelque idée soit complette soit incomplette, soit vraie soit fausse. Dès que ma volonté se détermine, je dois avoir senti fortement ou foiblement, sans quoi je serois déterminé sans motif. Ainsi, à parler exactement, il n’y a point pour la volonté de causes vraiment indifférentes : quelque foibles que soient les impulsions que nous recevons soit de la part des objets même, soit de la part de leurs images ou idées ; dès que notre volonté agit, ces impulsions ont été des causes suffisantes pour la déterminer. En conséquence d’une impulsion légère & foible nous voudrons foiblement, c’est cette foiblesse dans la volonté que l’on nomme indifférence. Notre cerveau s’apperçoit à peine du mouvement qu’il a reçu, il agit en conséquence avec peu de vigueur pour obtenir ou écarter l’objet ou l’idée qui l’ont modifié. Si l’impulsion eût été forte, la volonté seroit forte, & elle nous feroit agir fortement pour obtenir ou pour éloigner l’objet qui nous paroitroit ou très agréable ou très incommode.

On a cru que l’homme étoit libre, parce qu’on s’est imaginé que son ame pouvoit à volonté se rapeller des idées, qui suffisent quelquefois pour mettre un frein à ses désirs les plus emportés[3]. C’est ainsi que l’idée d’un mal éloigné nous empêche quelquefois de nous livrer à un bien actuel & présent. C’est ainsi qu’un souvenir, une modification insensible & légère de notre cerveau anéantit à chaque instant l’action des objets réels qui agissent sur notre volonté. Mais nous ne sommes point les maîtres de nous rappeller à volonté nos idées ; leur association est indépendante de nous ; elles se sont à notre insçu & malgré nous arrangées dans notre cerveau ; elles y ont fait une impression plus ou moins profonde ; notre mémoire dépend elle-même de notre organisation, sa fidélité dépend de l’état habituel ou momentané dans lequel nous nous trouvons ; & lorsque notre volonté est fortement déterminée par quelque objet ou idée qui excitent en nous une passion très-vive, les objets ou les idées qui pourroient nous arrêter, disparoissent de notre esprit ; nous fermons alors les yeux sur les dangers présens qui nous menacent, ou dont l’idée devroit nous retenir, nous marchons tête baissée vers l’objet qui nous entraîne ; la réflexion ne peut rien sur nous ; nous ne voyons que l’objet de nos désirs, & les idées salutaires qui pourroient nous arrêter ne se présentent point à nous, ou ne s’y présentent que trop foiblement ou trop tard pour nous empêcher d’agir. Tel est le cas de tous ceux qui, aveuglés par quelque passion forte, ne sont point en état de se rapeller des motifs dont l’idée seule devroit les retenir ; le trouble où ils sont les empêche de juger sainement, de pressentir les conséquences de leurs actions, d’appliquer leurs expériences, de faire usage de leur raison, opérations qui supposent une justesse dans la façon d’associer ses idées dont notre cerveau n’est pas plus capable à cause du délire momentané qu’il éprouve, que notre main n’est capable d’écrire tandis que nous prenons un exercice violent.

Nos façons de penser sont nécessairement déterminées par nos façons d’être ; elles dépendent donc de notre organisation naturelle & des modifications que notre machine reçoit indépendamment de notre volonté. D’où nous sommes forcés de conclure que nos pensées, nos réflexions, notre maniere de voir, de sentir, de juger, de combiner des idées ne peuvent être ni volontaires ni libres. En un mot notre ame n’est point maîtresse des mouvemens qui s’excitent en elle, ni de se représenter au besoin les images ou les idées qui pourroient contrebalancer les impulsions qu’elle reçoit d’ailleurs. Voilà pourquoi dans la passion l’on cesse de raisonner ; la raison est aussi impossible à écouter que dans le transport ou dans l’ivresse. Les méchans ne sont jamais que des hommes ivres ou en délire ; s’ils raisonnent, ce n’est que quand la tranquillité s’est rétablie dans leur machine, & pour lors les idées tardives qui se présentent à leur esprit leur laissent voir les conséquences de leurs actions, idée qui porte en eux le trouble que l’on a désigné sous le nom de honte, de regrets, de remords.

Les erreurs des philosophes sur la liberté de l’homme, viennent de ce qu’ils ont regardé sa volonté comme le premier mobile de ses actions, & que, faute de remonter plus haut, ils n’ont point vu les causes multipliées & compliquées indépendantes de lui qui mettent cette volonté elle-même en mouvement, ou qui disposent & modifient le cerveau, tandis qu’il est purement passif dans les impressions qu’il reçoit. Suis-je le maître de ne point désirer un objet qui me paroit désirable ? Non, sans doute, direz-vous ; mais vous êtes le maître de résister à votre désir, si vous faites réflexion aux conséquences. Mais suis-je le maître de faire réflexion à ces conséquences, lorsque mon ame est entraînée par une passion très vive qui dépend de mon organisation naturelle & des causes qui la modifient ? Est-il en mon pouvoir d’ajouter à ces conséquences tout le poids nécessaire pour contrebalancer mon désir ? Suis-je maître d’empêcher que les qualités qui me rendent un objet désirable ne résident en lui ? Vous avez dû, me dit-on, apprendre à résister à vos passions & contracter l’habitude de mettre un frein à vos désirs. J’en conviendrai sans peine. Mais, répliquerai-je, ma nature a-t-elle été susceptible d’être ainsi modifiée ; mon sang bouillant, mon imagination fougueuse, le feu qui circule dans mes veines, m’ont-ils permis de faire & d’appliquer des expériences bien vraies au moment où j’en avois besoin ? Et quand mon tempérament m’en eût rendu capable, l’éducation, l’exemple, les idées que l’on m’a inspirées de bonne heure ont-elles été bien propres à me faire contracter l’habitude de réprimer mes désirs ? Toutes ces choses n’ont-elles pas plutôt contribué à me faire chérir & désirer les objets auxquels vous dites que je devois résister ? Vous voulez, dira l’ambitieux, que je résiste à ma passion ; ne m’a-t-on pas sans cesse répété que le rang, les honneurs, le pouvoir sont des avantages désirables ? N’ai-je pas vu mes concitoyens les envier, les grands de mon pays tout sacrifier pour les obtenir ? Dans la société où je vis, ne suis-je pas forcé de sentir que, si je suis privé de ces avantages, je dois m’attendre à languir dans le mépris & à ramper sous l’oppression ? Vous me défendez, dira l’avare, d’aimer l’argent & de chercher les moyens d’en acquérir ? Eh ! Tout ne me dit-il pas dans ce monde que l’argent est le plus grand des biens, qu’il suffit pour rendre heureux ? Dans le pays que j’habite ne vois-je pas tous mes concitoyens avides de richesses & peu scrupuleux sur les moyens de se les procurer ? Dès qu’ils se sont enrichis par les voies que vous blâmez, ne sont-ils pas chéris, considérés, respectés ? De quel droit me défendez-vous donc d’amasser des trésors par les mêmes voies que je vois approuvées du souverain, tandis que vous les nommez sordides & criminelles ? Vous voulez donc que je renonce au bonheur ? Vous prétendez, dira le voluptueux, que je résiste à mes penchans ? Mais suis-je le maître de mon tempérament, qui sans cesse me sollicite au plaisir ? Vous apellez mes plaisirs honteux ? Mais dans la nation où je vis je vois les hommes les plus déréglés jouir souvent des rangs les plus distingués ; je ne vois rougir de l’adultère que l’époux qu’on outrage ; je vois des hommes faire trophée de leurs débauches & de leur libertinage. Vous me conseillez de mettre un frein à mes emportemens, dira l’homme colère, & de résister au désir de me venger ? Mais je ne puis vaincre ma nature ; & d’ailleurs dans la société je serois infailliblement deshonoré si je ne lavois dans le sang de mon semblable les injures que j’en reçois. Vous me recommandez la douceur & l’indulgence pour les opinions de mes pareils, me dira l’enthousiaste zélé ? Mais mon tempérament est violent ; j’aime très fortement mon dieu ; on m’assure que le zèle lui plaît, & que des persécuteurs inhumains & sanguinaires ont été ses amis ; je veux par les mêmes moyens me rendre agréable à ses yeux.

En un mot les actions des hommes ne sont jamais libres ; elles sont toujours des suites nécessaires de leur tempérament, de leurs idées reçues, des notions vraies ou fausses qu’ils se font du bonheur, enfin de leurs opinions fortifiées par l’exemple, par l’éducation, par l’expérience journalière. Nous ne voyons tant de crimes sur la terre que parce que tout conspire à rendre les hommes criminels & vicieux ; leurs religions, leurs gouvernemens, leur éducation, les exemples qu’ils ont sous les yeux les poussent irrésistiblement au mal ; pour lors la morale leur prêche vainement la vertu, qui ne seroit qu’un sacrifice douloureux du bonheur dans des sociétés où le vice & le crime sont perpétuellement couronnés, estimés, récompensés, & où les desordres les plus affreux ne sont punis que dans ceux qui sont trop foibles pour avoir le droit de les commettre impunément. La société châtie les petits des excès qu’elle respecte dans les grands, & souvent elle a l’injustice de décerner la mort contre ceux que les préjugés publics qu’elle maintient ont rendus criminels.

L’homme n’est donc libre dans aucun instant de sa vie ; il est nécessairement guidé à chaque pas par les avantages réels ou fictifs qu’il attache aux objets qui excitent ses passions. Ces passions sont nécessaires dans un être qui tend sans cesse vers le bonheur ; leur énergie est nécessaire, puis qu’elle dépend de leur tempérament ; leur tempérament est nécessaire, puisqu’il dépend des élémens physiques qui entrent dans sa composition : les modifications de ce tempérament sont nécessaires, puisqu’elles sont des suites infaillibles & inévitables de la façon dont les êtres physiques & moraux agissent sans cesse sur nous.

Malgré des preuves si claires de la non liberté de l’homme, on insistera, peut-être, encore, & l’on nous dira que si l’on propose à quelqu’un de remuer ou de ne pas remuer la main, actions du nombre de celles que l’on nomme indifférentes, il paroit évidemment le maître de choisir, ce qui prouve qu’il est libre. Je répons que dans cet exemple l’homme pour quelqu’action qu’il se détermine ne prouvera point sa liberté ; le désir de montrer sa liberté, excité par la dispute, deviendra pour lors un motif nécessaire qui décidera sa volonté pour l’un ou l’autre de ces mouvemens ; ce qui lui fait prendre le change, ou ce qui lui persuade qu’il est libre dans cet instant, c’est qu’il ne démêle point le vrai motif qui le fait agir, c’est le désir de me convaincre. Si dans la chaleur de la dispute il insiste & demande, ne suis-je pas le maître de me jetter par la fenêtre ? je lui dirai que non, & que tant qu’il conservera la raison il n’y a pas d’apparence que le désir de me prouver sa liberté devienne un motif assez fort pour lui faire sacrifier sa propre vie : si mon adversaire malgré cela se jettoit par la fenêtre pour me prouver qu’il est libre, je n’en conclurois point qu’il agissoit librement en cela, mais que c’est la violence de son tempérament qui l’a porté à cette folie. La démence est un état qui dépend de l’ardeur du sang & non de la volonté. Un fanatique ou un héros bravent la mort aussi nécessairement qu’un homme plus flegmatique ou qu’un lâche la fuit[4].

On nous dit que la liberté est l’absence des obstacles qui peuvent s’opposer à nos actions ou à l’exercice de nos facultés : on prétendra que nous sommes libres toutes les fois qu’en faisant usage de ces facultés elles opèrent l’effet que nous nous étions proposé. Mais pour répondre à cette objection il suffit de considérer qu’il ne dépend pas de nous de mettre ou d’ ôter les obstacles qui nous déterminent ou nous arrêtent ; le motif qui nous fait agir n’est pas plus en notre pouvoir que l’obstacle qui nous arrête, soit que ce motif & cet obstacle soient en nous-mêmes ou hors de nous. Je ne suis pas le maître de la pensée qui vient à mon esprit & qui détermine ma volonté ; cette pensée s’est excitée en moi à l’occasion de quelque cause indépendante de moi-même.

Pour se détromper du systême de la liberté de l’homme, il s’agit simplement de remonter au motif qui détermine sa volonté, & nous trouverons toujours que ce motif est hors de son pouvoir. Vous direz qu’en conséquence d’une idée qui naît dans votre esprit vous agirez librement si vous ne rencontrez point d’obstacles. Mais qu’est-ce qui a fait naître cette idée dans votre cerveau ? étiez-vous le maître d’empêcher qu’elle ne se présentât ou ne se renouvellât dans votre cerveau ? Cette idée ne dépend-elle pas des objets qui vous frappent malgré vous du dehors, ou des causes qui, à votre insçu, agissent au dedans de vous-même & modifient votre cerveau ? Pouvez-vous empêcher que vos yeux portés sans dessein sur un objet quelconque ne vous donnent l’idée de cet objet & ne remuent votre cerveau ? Vous n’êtes pas plus maître des obstacles ; ils sont des effets nécessaires des causes existentes soit au dedans soit hors de vous, ces causes agissent toujours en raison de leurs propriétés. Un homme insulte un lâche, celui-ci s’irrite nécessairement contre lui, mais sa volonté ne peut vaincre l’obstacle que sa lâcheté met à l’accomplissement de ses désirs, parce que sa conformation naturelle, qui ne dépend point de lui, l’empêche d’avoir du courage. Dans ce cas le lâche est insulté malgré lui, & forcé malgré lui de dévorer l’insulte qui lui est faite.

Les partisans du systême de la liberté paroissent avoir toujours confondu la contrainte avec la nécessité. Nous croyons agir librement toutes les fois que nous ne voyons pas que rien mette obstacle à nos actions ; nous ne sentons pas que le motif qui nous fait vouloir est toujours nécessaire & indépendant de nous. Un prisonnier chargé de fers est contraint de rester en prison, mais il n’est pas libre de ne pas désirer de se sauver ; ses chaînes l’empêchent d’agir, mais ne l’empêchent pas de vouloir ; il se sauvera, si l’on brise ses chaînes ; mais il ne se sauvera point librement ; la crainte ou l’idée du supplice sont pour lui des motifs nécessaires.

L’homme peut donc cesser d’être contraint sans être libre pour cela ; de quelque façon qu’il agisse il agit nécessairement d’après les motifs qui le déterminent. Il peut être comparé à un corps pesant, qui se trouve arrêté dans sa chûte par un obstacle quelconque ; écartez cet obstacle, & le corps poursuivra son mouvement ou continuera de tomber ; dira-t-on que ce corps est libre de tomber ? Sa chûte n’est-elle pas un effet nécessaire de sa pesanteur spécifique ? Socrate, homme vertueux & soumis aux loix, même injustes, de sa patrie, ne veut pas se sauver de sa prison dont la porte lui est ouverte, mais en cela il n’agit point librement ; les chaînes invisibles de l’opinion, de la décence, du respect pour les loix, lors-même qu’elles sont iniques, la crainte de ternir sa gloire, le retiennent dans sa prison & sont des motifs assez forts sur cet enthousiaste de la vertu pour lui faire attendre la mort avec tranquillité ; il n’est point en son pouvoir de se sauver, parce qu’il ne peut se résoudre à se démentir un instant dans les principes auxquels son esprit s’est accoutumé.

Les hommes, nous dit-on, agissent souvent contre leur inclination, d’où l’on conclud qu’ils sont libres ; cette conséquence est très fausse ; lorsqu’ils semblent agir contre leur inclination, ils y sont déterminés par quelques motifs nécessaires assez forts pour vaincre leurs inclinations. Un malade dans la vue de guérir parvient à vaincre sa répugnance pour les remèdes les plus dégoutans ; la crainte de la douleur ou de la mort devient alors un motif nécessaire ; par conséquent ce malade n’agit point librement.

Quand nous disons que l’homme n’est point libre nous ne prétendons point le comparer à un corps simplement mû par une cause impulsive ; il renferme en lui-même des causes inhérentes à son être, il est mû par un organe intérieur qui a ses loix propres & qui est déterminé nécessairement en conséquence des idées, des perceptions, des sensations qu’il reçoit des objets extérieurs. Comme le méchanisme de ces perceptions, de ces sensations & la façon dont ces idées se gravent dans notre cerveau ne nous sont point connus, faute de pouvoir démêler tous ces mouvemens, faute d’appercevoir la chaîne des opérations de notre ame, ou le principe moteur qui agit en nous, nous le supposons libre, ce qui traduit à la lettre, signifie qu’il se meut de lui-même, se détermine sans cause ; ou plutôt ce qui veut dire que nous ignorons comment & pourquoi il agit comme il fait. Il est vrai qu’on nous dit que l’ame jouit d’une activité qui lui est propre ; j’y consens, mais il est certain que cette activité ne se déployera jamais, si quelque motif ou cause ne la met à portée de s’exercer ; à moins qu’on ne prétendit que l’ame peut aimer ou haïr sans avoir été remuée, sans connoître les objets, sans avoir quelque idée de leurs qualités. La poudre à canon a, sans doute, une activité particulière, mais jamais elle ne se déployera si l’on n’en approche le feu qui la force de s’exercer.

C’est la grande complication de nos mouvemens, c’est la variété de nos actions, c’est la multiplicité des causes qui nous remuent, soit à la fois soit successivement & sans interruption, qui nous persuadent que nous sommes libres. Si tous les mouvemens de l’homme étoient simples ; si les causes qui nous remuent ne se confondoient point, étoient distinctes ; si notre machine étoit moins compliquée, nous verrions que toutes nos actions sont nécessaires, parce que nous remonterions sur le champ à la cause qui nous fait agir. Un homme qui seroit toujours forcé d’aller vers l’occident voudroit toujours aller de ce côté, mais il sentiroit très bien qu’il n’y va pas librement. Si nous avions un sens de plus, comme nos actions ou nos mouvemens, augmentés d’un sixieme, seroient encore plus variés & plus compliqués, nous nous croirions plus libres encore que nous ne faisons avec cinq sens.

C’est donc faute de remonter aux causes qui nous remuent ; c’est faute de pouvoir analyser & décomposer les mouvemens compliqués qui se passent en nous-mêmes, que nous nous croyons libres ; ce n’est que sur notre ignorance que se fonde ce sentiment si profond, & pourtant illusoire que nous avons de notre liberté, & que l’on nous allégue comme une preuve frappante de cette prétendue liberté. Pour peu que chaque homme veuille examiner ses propres actions, en chercher les vrais motifs, en découvrir l’enchaînement, il demeurera convaincu que ce sentiment qu’il a de sa propre liberté est une chimere que l’expérience doit bientôt détruire.

Cependant il faut avouer que la multiplicité & la diversité des causes qui agissent sur nous souvent à notre insçu, font qu’il nous est impossible, ou du moins très difficile, de remonter aux vrais principes de nos actions propres & encore moins des actions des autres : elles dépendent souvent de causes si fugitives, si éloignées de leurs effets, qui paroissent avoir si peu d’analogie & de rapports avec eux qu’il faut une sagacité singulière pour pouvoir les découvrir. Voilà ce qui rend l’étude de l’homme moral si difficile ; voilà pourquoi son cœur est un abyme dont nous ne pouvons souvent sonder les profondeurs. Nous sommes donc obligés de nous contenter de connoître les loix générales & nécessaires qui règlent le cœur humain ; dans les individus de notre espece elles sont les mêmes & ne varient jamais qu’en raison de l’organisation qui leur est particulière & des modifications qu’elle éprouve, qui ne sont & ne peuvent être rigoureusement les mêmes. Il nous suffit de savoir que par son essence tout homme tend à se conserver & à rendre son existence heureuse ; cela posé quelque soient ses actions, nous ne nous tromperons jamais sur leurs motifs, lorsque nous remonterons à ce premier principe, à ce mobile général & nécessaire de toutes nos volontés. L’homme faute d’expérience & de raison se trompe, sans doute, souvent sur les moyens de parvenir à cette fin ; ou bien les moyens qu’il emploie nous déplaisent parcequ’ils nous nuisent à nous-mêmes ; ou enfin ces moyens dont ils se sert nous semblent insensés, parcequ’ils l’écartent quelque fois du but dont il voudroit s’approcher ; mais quelque soient ces moyens, ils ont toujours nécessairement & invariablement pour objet un bonheur existant ou imaginaire, durable ou passager, analogue à sa façon d’être, de sentir & de penser. C’est pour avoir méconnu cette vérité que la plûpart des moralistes ont fait plutôt le roman que l’histoire du cœur humain ; ils ont attribué ses actions à des causes fictives, & n’ont point connu les motifs nécessaires de sa conduite. Les politiques & les législateurs ont été dans la même ignorance, ou bien des imposteurs ont trouvé plus court d’employer des mobiles imaginaires que des mobiles existans ; ils ont mieux aimé faire trembler les hommes sous des phantômes incommodes que de les guider à la vertu par le chemin du bonheur, si conforme au penchant nécessaire de leurs ames. Tant il est vrai que l’erreur ne peut jamais être utile au genre humain.

Quoiqu’il en soit, dans la physique nous voyons ou nous croyons voir bien plus distinctement la raison nécessaire des effets avec leurs causes que dans le cœur humain. Au moins y voyons-nous des causes sensibles produire constamment des effets sensibles, toujours les mêmes, lorsque les circonstances sont semblables. D’après cela nous ne balançons pas à regarder les effets physiques comme nécessaires, tandis que nous refusons de reconnoître la nécessité dans les actes de la volonté humaine, que l’on a sans fondement attribués à un mobile agissant par sa propre énergie, capable de se modifier sans le concours des causes extérieures, & distingué de tous les êtres physiques & matériels. L’agriculture est fondée sur l’assûrance que l’expérience nous donne de pouvoir forcer la terre cultivée & ensemencée d’une certaine façon, quand elle a d’ailleurs les qualités requises, à nous fournir des grains ou des fruits nécessaires à notre subsistance ou propres à flatter nos sens. Si l’on considéroit les choses sans préjugé, on verroit que dans le moral l’éducation n’est autre chose que l’agriculture de l’esprit, & que, semblable à la terre, en raison de ses dispositions naturelles, de la culture qu’on lui donne, des fruits que l’on y seme, des saisons plus ou moins favorables qui les conduisent à la maturité, nous sommes assûrés que l’ame produira des vices ou des vertus, des fruits moraux utiles ou nuisibles à la société. La morale est la science des rapports qui sont entre les esprits, les volontés & les actions des hommes, de même que la géométrie est la science des rapports qui sont entre les corps. La morale seroit une chimere & n’auroit point de principes sûrs si elle ne se fondoit sur la connoissance des motifs qui doivent nécessairement influer sur les volontés humaines & déterminer leurs actions.

Si dans le monde moral, ainsi que dans le monde physique, une cause, dont l’action n’est point troublée, est nécessairement suivie de son effet, une éducation raisonnable & fondée sur la vérité des loix sages, des principes honnêtes inspirés dans la jeunesse, des exemples vertueux, l’estime & les récompenses accordées au mérite & aux belles actions, la honte, le mépris, les châtimens rigoureusement attachés au vice & au crime, sont des causes qui agiroient nécessairement sur les volontés des hommes, qui détermineroient le plus grand nombre d’entre eux à montrer des vertus. Mais si la religion, la politique, l’exemple, l’opinion publique travaillent à rendre les hommes méchans & vicieux ; s’ils étouffent & rendent inutiles les bons principes que leur éducation leur a donnés ; si cette éducation elle-même ne sert qu’à se remplir de vices, de préjugés, d’opinions fausses & dangereuses ; si elle n’allume en eux que des passions incommodes pour eux-mêmes & pour les autres, il faudra de toute nécessité que les volontés du plus grand nombre se déterminent au mal[5]. Voilà, sans doute,

D’où vient réellement la corruption universelle dont les moralistes se plaignent avec raison, sans en jamais montrer les causes aussi vraies que nécessaires. Ils s’en prennent à la nature humaine, il la disent corrompue[6] ; ils blâment l’homme de s’aimer lui-même & de chercher son bonheur ; ils prétendent qu’il lui faut des secours surnaturels pour faire le bien ; & malgré cette liberté qu’ils lui attribuent, ils assûrent qu’il ne faut pas moins que l’auteur de la nature lui-même pour détruire les mauvais penchans de son cœur : mais hélas ! Cet agent si puissant ne peut lui-même rien contre les penchans malheureux que dans la fatale constitution des choses, les mobiles les plus forts donnent aux volontés des hommes, & contre les directions fâcheuses que l’on fait prendre à leurs passions naturelles. On nous répète incessamment de résister à ces passions ; on nous dit de les étouffer & de les anéantir dans notre cœur : ne voit-on pas qu’elles sont nécessaires, inhérentes à notre nature, utiles à notre conservation, puisqu’elles n’ont pour objet que d’éviter ce qui nous nuit & de nous procurer ce qui peut nous être avantageux ? Enfin ne voit-on pas que ces passions bien dirigées, c’est-à-dire portées vers des objets vraiment intéressans pour nous-mêmes & pour les autres, contribueroient nécessairement au bien-être réel & durable de la société. Les passions de l’homme sont comme le feu qui est également nécessaire aux besoins de la vie & capable de produire les plus affreux ravages[7].

Tout devient une impulsion pour la volonté ; un mot suffit souvent pour modifier un homme pour tout le cours de sa vie, & pour décider à jamais de ses penchans. Un enfant s’est-il brûlé le doigt pour l’avoir approché d’une bougie de trop près, il est averti pour toujours qu’il doit s’abstenir d’une pareille tentative. Un homme une fois puni & méprisé pour avoir fait une action deshonnête n’est point tenté de continuer. Sous quelque point de vue que nous envisagions l’homme jamais nous ne le verrons agir que d’après les impulsions données à sa volonté, soit par des causes physiques, soit par d’autres volontés. L’organisation particulière décide de la nature de ces impulsions ; les ames agissent sur des ames analogues, des imaginations embrasées agissent sur des passions fortes & sur des imaginations faciles à enflammer ; les progrès surprenans de l’enthousiasme, la propagation héréditaire de la superstition, la transmission des erreurs religieuses de race en race, l’ardeur avec la quelle on saisit le merveilleux, sont des effets aussi nécessaires que ceux qui résultent de l’action & de la réaction des corps.

Malgré les idées si gratuites que les hommes se sont faites de leur prétendue liberté ; malgré les illusions de ce prétendu sens intime, qui en dépit de l’expérience leur persuade qu’ils sont maîtres de leurs volontés, toutes leurs institutions se fondent réellement sur la nécessité ; en cela comme en une infinité d’occasions la pratique s’écarte de la spéculation. En effet si l’on ne supposoit pas dans certains motifs que l’on présente aux hommes le pouvoir nécessaire pour déterminer leurs volontés, pour arrêter leurs passions, pour les diriger vers un but, pour les modifier, à quoi serviroit la parole ? Quel fruit pourroit-on se promettre de l’éducation, de la législation, de la morale, de la religion même ? Que fait l’éducation, sinon donner les premières impulsions aux volontés des hommes, leur faire contracter des habitudes, les forcer d’y persister, leur fournir des motifs vrais ou faux pour agir d’une certaine façon ? Quand un père menace son fils de le punir ou lui promet une récompense, n’est-il pas convaincu que ces choses agiront sur sa volonté ? Que fait la législation, si non de présenter aux citoyens dont une nation est composée des motifs qu’elle suppose nécessaires pour les déterminer à faire quelques actions & à s’abstenir de quelques autres ? Quel est l’objet de la morale si ce n’est de montrer aux hommes que leur intérêt exige qu’ils répriment leurs passions momentanées, en vue d’un bien-être plus durable & plus vrai que celui que leur procureroit la satisfaction passagère de leurs désirs ? La religion en tout pays ne suppose-t-elle pas le genre humain & la nature entière soumis aux volontés irrésistibles d’un être nécessaire, qui règle leur sort d’après les loix éternelles de sa sagesse immuable ? Ce dieu que les hommes adorent n’est-il pas le maître absolu de leurs destinées ? N’est-ce pas lui qui choisit & qui réprouve ? Les menaces & les promesses que la religion substitue aux vrais mobiles qu’une politique raisonnable devroit employer, ne sont-elles pas elles-mêmes fondées sur l’idée des effets que ces chimeres doivent nécessairement produire sur des hommes ignorans, craintifs, avides du merveilleux. Enfin cette divinité bienfaisante qui appelle ses créatures à l’existence ne les force-t-elle pas à leur insçu & malgré elles de jouer un jeu, d’où peut résulter leur bonheur ou leur malheur éternel [8] ?

L’éducation n’est donc que la nécessité montrée à des enfans. La législation est la nécessité montrée aux membres d’un corps politique. La morale est la nécessité des rapports qui subsistent entre les hommes, montrée à des êtres raisonnables. Enfin la religion est la loi d’un être nécessaire ou la nécessité montrée à des hommes ignorans & pusillanimes. En un mot dans tout ce qu’ils font les hommes supposent la nécessité quand ils croient avoir pour eux des expériences sûres, & la probabilité quand ils ne connoissent point la liaison nécessaire des causes avec leurs effets ; ils n’agiroient point comme ils font, s’ils n’étoient convaincus, ou s’ils ne présumoient, que de certains effets suivront nécessairement les actions qu’ils font. Le moraliste prêche la raison, parce qu’il la croit nécessaire aux hommes ; le philosophe écrit parce qu’il présume que la vérité doit nécessairement l’emporter tôt ou tard sur le mensonge ; le théologien & le tyran haïssent & persécutent nécessairement la raison & la vérité, parce qu’ils les jugent nuisibles à leurs intérêts ; le souverain qui par ses loix effraie le crime & qui plus souvent encore le rend utile & nécessaire, présume que les mobiles qu’il emploie suffisent pour contenir ses sujets. Tous comptent également sur la force ou sur la nécessité des motifs qu’ils mettent en usage & se flattent, à tort ou à raison, d’influer sur la conduite des hommes. Leur éducation n’est communément si mauvaise ou si peu efficace que parce qu’elle est réglée par le préjugé ; ou quand elle est bonne elle est bientôt contredite & anéantie par tout ce qui se passe dans la société. La législation & la politique sont souvent iniques ; elles allument dans les cœurs des hommes des passions qu’elles ne peuvent plus réprimer. Le grand art du moraliste seroit de montrer aux hommes & à ceux qui règlent leurs volontés que leurs intérêts sont les mêmes, que leur bonheur réciproque dépend de l’harmonie de leurs passions, & que la sûreté, la puissance, la durée des empires dépendent nécessairement de l’esprit que l’on répand dans les nations, des vertus que l’on seme & que l’on cultive dans les cœurs des citoyens. La religion ne seroit admissible que si elle fortifioit vraiment ces motifs, & s’il étoit possible que le mensonge pût prêter des secours réels à la vérité. Mais dans l’état malheureux où des erreurs universelles ont plongé l’espèce humaine, les hommes, pour la plûpart, sont forcés d’être méchans ou de nuire à leurs semblables, tous les motifs qu’on leur fournit les invitent à mal faire. La religion les rend inutiles, abjects & tremblans, ou bien elle en fait des fanatiques cruels, inhumains, intolérans. Le pouvoir suprême les écrase & les force d’être rampans & vicieux. La loi ne punit le crime que quand il est trop foible, & ne peut réprimer les excès que le gouvernement fait naître. Enfin l’éducation, négligée & méprisée, dépend ou de prêtres imposteurs ou de parens sans lumières & sans mœurs, qui transmettent à leurs élèves les vices dont eux-mêmes sont tourmentés, & les opinions fausses qu’ils ont intérêt de leur faire adopter.

Tout cela nous prouve donc la nécessité de remonter aux sources primitives des égaremens des hommes si nous voulons y porter les remèdes convenables. Il est inutile de songer à les corriger, tant qu’on n’aura point démêlé les vraies causes qui meuvent leurs volontés, & tant qu’aux mobiles inefficaces ou dangereux que l’on a toujours employés, on ne substituera pas des mobiles plus réels, plus utiles, & plus sûrs. C’est à ceux qui sont les maîtres des volontés humaines, c’est à ceux qui règlent le sort des nations à chercher ces mobiles que la raison leur fournira ; un bon livre en touchant le cœur d’un grand prince, peut devenir une cause puissante, qui influera nécessairement sur la conduite de tout un peuple & sur la félicité d’une portion du genre humain.

De tout ce qui vient d’être dit dans ce chapitre, il résulte que l’homme n’est libre dans aucun des instans de sa durée. Il n’est pas maître de sa conformation qu’il tient de la nature ; il n’est pas maître de ses idées ou des modifications de son cerveau qui sont dues à des causes qui malgré lui & à son insçu agissent continuellement sur lui ; il n’est point maître de ne pas aimer ou désirer ce qu’il trouve aimable & désirable ; il n’est pas maître de ne point délibérer quand il est incertain des effets que les objets produiront sur lui ; il n’est pas maître de ne pas choisir ce qu’il croit le plus avantageux ; il n’est pas maître d’agir autrement qu’il ne fait au moment où sa volonté est déterminée par son choix. Dans quel moment l’homme est-il donc le maître ou libre dans ses actions [9] ?

Ce que l’homme va faire est toujours une suite de ce qu’il a été, de ce qu’il est, de ce qu’il a fait jusqu’au moment de l’action. Notre être actuel & total, considéré dans toutes ses circonstances possibles, renferme la somme de tous les motifs de l’action que nous allons faire ; principe à la vérité duquel aucun être pensant ne peut se refuser. Notre vie est une suite d’instans nécessaires, & notre conduite bonne ou mauvaise, vertueuse ou vicieuse, utile ou nuisible à nous-mêmes ou aux autres, est un enchaînement d’actions aussi nécessaires que tous les instans de notre durée. vivre c’est exister d’une façon nécessaire pendant des points de la durée qui se succèdent nécessairement ;vouloir, c’est acquiescer ou ne point acquiescer à demeurer ce que nous sommes ;être libre c’est céder à des motifs nécessaires que nous portons en nous-mêmes.

Si nous connoissions le jeu de nos organes ; si nous pouvions nous rappeller toutes les impulsions ou modifications qu’ils ont reçues, & les effets qu’elles ont produits, nous verrions que toutes nos actions sont soumises à la fatalité, qui règle notre systême particulier comme le systême entier de l’univers ; nul effet en nous, comme dans la nature, ne se produit au hazard, qui, comme on l’a prouvé, est un mot vuide de sens. Tout ce qui se passe en nous ou ce qui se fait par nous, ainsi que tout ce qui arrive dans la nature, ou que nous lui attribuons, est dû à des causes nécessaires, qui agissent d’après des loix nécessaires, & qui produisent des effets nécessaires, d’où il en découle d’autres.

La fatalité est l’ordre éternel, immuable, nécessaire, établi dans la nature, ou la liaison indispensable des causes qui agissent avec les effets qu’elles opèrent. D’après cet ordre les corps pesans tombent, les corps légers s’élèvent, les matières analogues s’attirent, les contraires se repoussent ; les hommes se mettent en société, se modifient les uns les autres, deviennent bons ou méchans, se rendent mutuellement heureux ou malheureux, s’aiment ou se haïssent nécessairement d’après la manière dont ils agissent les uns sur les autres. D’où l’on voit que la nécessité qui règle les mouvemens du monde physique règle aussi tous ceux du monde moral, où tout est parconséquent soumis à la fatalité. En parcourant à notre insçu & souvent malgré nous la route que la nature nous a tracée, nous ressemblons à des nageurs forcés de suivre le courant qui les emporte ; nous croyons être libres parceque tantôt nous consentons, tantôt nous ne consentons point à suivre le fil de l’eau qui toujours nous entraîne ; nous nous croyons les maîtres de notre sort, parce que nous sommes forcés de remuer les bras dans la crainte d’enfoncer.

Volentem ducunt fata, nolentem trahunt.
Senec.

Les idées fausses que l’on s’est faites sur la liberté sont en général fondées sur ce qu’il y a des événemens que nous jugeons nécessaires, parce que nous voyons qu’ils sont des effets constamment & invariablement liés à de certaines causes, sans que rien puisse les empêcher, ou parce que nous croyons entrevoir la chaîne des causes & des effets qui aménent ces événemens, tandis que nous regardons comme contingens les événemens dont nous ignorons les causes, l’enchaînement & la façon d’agir : mais dans une nature où tout est lié, il n’existe point d’effet sans cause ; & dans le monde physique ainsi que dans le monde moral, tout ce qui arrive est une suite nécessaire de causes visibles ou cachées, qui sont forcées d’agir d’après leurs propres essences. Dans l’homme la liberté n’est que la nécessité renfermée au-dedans de lui-même.


  1. Voyez le Chapitre XIV. Les peines de l’esprit déterminent bien plus que les peines du corps à se donner la mort. Mille causes font diversion aux douleurs du corps, au-lieu que dans les peines de l’esprit le cerveau est comme absorbé dans les idées qu’il porte au-dedans de lui-même. Par la même raison, les plaisirs que l’on nomme intellectuels sont les plus grands de tous.
  2. L’homme passe uns très-grande grande de sa vie sans même vouloir. Sa volonté attend des motifs qui la déterminent. Si un homme se rendoit un compte exact de tout ce qu’il fait chaque jour depuis Ion lever jusqu’à son coucher, il trouveroit que toutes ses actions n’ont été rien moins que volontaires, & qu’elles ont été machinales, habituelles, déterminées par des causes qu’il n’a pu prévoir & auxquelles il a été forcé ou engagé d’acquiescer. Il découvriroit que le motif de son travail, de ses amusemens, de ses discours, de ses pensées, &c. ont été nécessaires & l’ont évidemment ou séduit eu entraîné.
  3. S. Augustin dit non enim cuiquam in potestate est quid veniat in mentem.
  4. Il n’y a aucune différence entre un homme qu’on jette par la fenêtre & un homme qui s’y jette lui-même, sinon que l’impulsion qui agit sur le premier vient du dehors, & que l’impulsion qui détermine la chute du second vient du dedans de sa propre machine. Mutius Scévola qui tient la main dans un brasier étoît aussi nécessité par les motifs intérieurs qui le poussoient à cette étrange action que si des hommes vigoureux eussent retenu son bras. La fiérté, le désir de braver son ennemi, de l’étonner, de l’intimider ; le désespoir &c., étoient les chaînes invisibles qui le tenoient lié sur le brasier. L’amour de la gloire, l’enthousiasme pour la patrie forcèrent pareillement Codrus & Decius à se dévouer pour leurs concitoyens. L’indien Çalanus, & le philosophe Peregrinus furent également forcés de se brûler, par le désir d’exciter l’étonnement de la Grèce assemblée.
  5. Bien des auteurs ont senti l’importance d’une bonne éducation, mais ils n’ont point senti qu’une bonne éducation étoit incompatible & totalement impossible avec les superstitions des hommes, qui commencent par leur rendre l’esprit faux ; avec les Gouvernemens arbitraires, qui les rendent vils & rampans, & qui craignent qu’on ne les éclaire ; avec les Loix, qui trop souvent sont contraires à l’Equité ; avec les usages reçus, qui sont Contraires au bon sens ; avec l’opinion publique défavorable à la vertu ; avec l’incapacité des maîtres, qui ne sont en état de communiquer à leurs éleves que les idées fausses dont ils sont eux-mêmes infectés.
  6. C’est une doctrine nuisible que celle qui nous montre notre nature comme corrompue, & qui prétend qu’il faut une grâce du ciel pour faire le bien. Elle tend nécessairement à décourager les hommes, à les jetter dans l’inertie ou le désespoir, en attendant cette grace. Les hommes auroient toujours la grâce s’ils étoient bien élevés & bien gouvernés. C’est une étrange morale que celle de ces Théologiens qui attribuent tout le mal moral au péché originel, & tout le bien que nous faisons à la grace. Il ne faut point être surpris de voir qu’une morale fondée sur des hyootheses si ridicules n’est d’aucune efficacité. Voyez la II partie de cet ouvrage, chap. VIII.
  7. Des théologiens eux-même ont senti la nécessité des passions. Voez un livre du père Senault qui a pour titre de l’usage des passions.
  8. Toute religion est visiblement & incontestablement fondée sur le fatalisme ; chez les Grecs elle supposoit que les hommes étoient punis de leurs fautes nécessaires, comme on peut voir dans Oreste, dans Œdipee &c. qui ne commettoient que des crimes prédits par les oracles. Les Chrétiens ont fait de vains efforts pour justifier la divinité en rejettant les fautes des hommes sur le libre arbitre, qui ne peut se concilier avec la prédestination, dogme par lequel les Chrétiens rentrent dans le systeme de la fatalité. Le systeme de la grâce ne peut point les tirer de cette difficulté, vu que Dieu ne donne la grâce qu’à qui il veut. La religion en tout pays n’a d’autres fondemens que les décrets fatals d’un être irrésistible qui décide arbitrairement du destin de ses créatures. Toutes les hypothèses théologiques roulent sur ce point, & les théologiens, qui regardent le systeme du fatalisme comme faux ou dangereux, ne voient pas que la chute des Anges, le péché originel, le systeme de la prédestination & de la grace, le petit nombre des élus, &c prouvent invinciblement que la religion est un vrai fatalisme.
  9. Voici comment on peut réduire la question de la liberté de l’homme. La liberté ne peut se rapporter à aucune des fonctions connue de notre ame ; car l’ame au moment où elle agit, ne peut agir autrement ; au moment où elle choisit ne peut choisir autrement ; au moment où elle délibere ne peut délibérer autrement ; au moment qu’elle veut ne peut vouloir autrement, parce qu’une chose ne peut pas exister & ne point exister en même tems. Or, c’est ma volonté telle qu’elle est qui me fait délibérer ; c’est ma délibération telle qu’elle est qui me fait choisir ; c’est mon choix tel qu’il est qui me fait agir ; c’est ma détermination telle qu’elle est qui me fait exécuter ce que ma délibération m’a fait choisir, & je n’ai délibéré que parce que j’ai eu des motifs qui m’ont fait délibérer, & parce qu’il n’étoit pas possible que je ne voulusse pas délibérer. Ainsi la liberté ne se trouve ni dans la volonté, ni dans la délibération, ni dans le choix, ni dans l’action. II faut que les théologiens ne rapportent la liberté à aucune de ces opérations de l’ame, car autrement il y auroit contradiction dans les idées. Si l’ame n’est point libre ni quand elle veut, ni quand elle délibere, ni quand elle choisît, ni quand elle agit, quand donc peut-elle exercer fa liberté ? C’est aux théologiens à nous le dire.
    Il est évident que c’est pour justifier la divinité du mal qui se commet dans ce monde que l’on a imaginé le systême de la liberté ; cependant ce systême ne la justifie nullement. En effet, si c’est de Dieu que l’homme a reçu sa liberté, c’est de Dieu qu’il a reçu la faculté de choisir le mal & de s’écarter du bien ; ainsi c’est de Dieu qu’il a reçu la détermination au péché, ou bien la liberté devroit être essentielle à l’homme & indépendante de Dieu. Voyez le traité des systemes, pag. 124.