Système de la nature/Partie 2/Chapitre 5

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(Tome 2p. 138-165).


CHAPITRE V

Examen des preuves de l’existence de Dieu données par Descartes, Malebranche, Newton, etc.


On nous parle sans cesse de Dieu, & jamais personne n’est parvenu jusqu’ici à démontrer son existence ; les génies les plus sublimes ont été forcés d’échouer contre cet écueil ; les hommes les plus éclairés n’ont fait que balbutier sur la matière que tous s’accordoient à regarder comme la plus importante. Comme s’il pouvoit être nécessaire de s’occuper d’objets inaccessibles à nos sens, & sur lesquels notre esprit ne peut avoir aucune prise !

Afin de nous convaincre du peu de solidité que les plus grands personnages ont sçu donner aux preuves qu’ils ont successivement imaginées pour établir l’existence d’un dieu, examinons en peu de mots ce qu’en ont dit les philosophes les plus célèbres, & commençons par Descartes, le restaurateur de la philosophie parmi nous. Ce grand homme nous dit lui-même. « Toute la force de l’argument dont j’ai ici usé pour prouver l’existence de Dieu, consiste en ce que je reconnais qu’il ne serait pas possible que ma nature fût telle qu’elle est, c’est-à-dire, que j’eusse en moi l’idée d’un Dieu, si Dieu n’existait véritablement ; ce même Dieu, dis-je, duquel l’idée est en moi, c’est-à-dire, qui possède toutes ces hautes perfections dont notre esprit peut bien avoir quelque légère idée sans pourtant les pouvoir comprendre, etc. » V. Medit. III Sur l’existence de Dieu page LXXI. Il avait dit peu auparavant (page LXIX). « Il faut nécessairement conclure que de » cela seul que j’existe, et que l’idée d’un être » souverainement parfait ( c’est-à-dire de Dieu ) est en moi, l’existence de Dieu est très-évidemment démontrée. »

I°. nous répondrons à Descartes que nous ne sommes point en droit de conclure qu’une chose existe de ce que nous en avons l’idée ; notre imagination nous présente l’idée d’un sphynx ou d’un hyppogriphe, sans que pour cela nous soyons en droit d’en conclure que ces choses existent réellement.

II°. nous dirons à Descartes qu’il est impossible qu’il ait une idée positive & véritable du dieu, dont, ainsi que les théologiens, il veut prouver l’existence. Il est impossible à tout homme, à tout être matériel, de se former une idée réelle d’un esprit, d’une substance privée d’étendue, d’un être incorporel, agissant sur la nature qui est corporelle & matérielle, vérité que nous avons déjà suffisamment prouvée.

III°. nous lui dirons qu’il est impossible que l’homme ait aucune idée positive & réelle de la perfection, de l’infini, de l’immensité & des autres attributs que la théologie assigne à la divinité. Nous ferons donc à Descartes la même réponse qui a déjà été faite dans le chapitre précédent à la proposition XIIe de Clarcke.

Ainsi rien de moins concluant que les preuves sur lesquelles Descartes appuie l’existence de Dieu. Il fait de ce dieu une pensée, une intelligence ; mais comment concevoir une intelligence, une pensée sans un sujet auquel ces qualités puissent adhérer ? Descartes prétend que l’on ne peut concevoir Dieu que comme une vertu qui s’applique successivement aux parties de l’univers … il dit encore que Dieu ne peut être dit étendu que comme on le dit du feu contenu dans un morceau de fer, qui n’a point à proprement parler d’autre extension que celle du fer lui-même … mais d’après ces notions on est en droit de lui reprocher qu’il annonce très clairement qu’il n’y a pas d’autre dieu que la nature, ce qui est un spinosisme pur. En effet on sçait que c’est dans les principes de Descartes que Spinosa a puisé son systême, qui en découle nécessairement.

C’est donc avec raison que l’on a accusé Descartes d’athéisme, vu qu’il détruit très fortement les foibles preuves qu’il donne de l’existence d’un dieu. On est donc fondé à lui dire que son systême renverse l’idée de la création. En effet avant que Dieu eut créé une matière il ne pouvoit coexister ni être coétendu avec elle ; & dans ce cas, selon Descartes, il n’y avoit point de dieu, vu qu’en ôtant aux modifications leur sujet, ces modifications doivent elles-mêmes disparoître. Si Dieu, selon les cartésiens, n’est autre chose que la nature, ils sont très spinosistes ; si Dieu est la force motrice de cette nature, ce dieu n’existe plus par lui-même, il n’existe qu’autant que subsiste le sujet auquel il est inhérent, c’est-à-dire la nature dont il est le moteur ; ainsi Dieu n’existe plus par lui-même, il n’existera qu’autant que la nature qu’il meut ; sans matière ou sans sujet à mouvoir, à conserver, à produire que devient la force motrice de l’univers ? Si Dieu est cette force motrice que deviendra-t-il sans un monde dans lequel il puisse exercer son action [1] ?

On voit donc que Descartes, loin d’établir solidement l’existence d’un dieu, la détruit totalement. La même chose arrivera nécessairement à tous ceux qui en raisonneront ; ils finiront toujours par se contredire, & se démentir eux-mêmes. Nous trouvons les mêmes inconséquences & contradictions dans les principes du célèbre père Malebranche, qui considérés avec l’attention la plus légère, semblent conduire directement au spinosisme ; en effet quoi de plus conforme au langage de Spinosa que de dire que l’univers n’est qu’une émanation de Dieu ; que nous voyons tout en Dieu ; que tout ce que nous voyons est Dieu seul ; que Dieu seul fait tout ce qui se fait ; qu’il est lui-même toute l’action & toute l’opération qui est dans toute la nature ; en un mot que Dieu est tout l’être & le seul être.

N’est-ce pas dire formellement que la nature est Dieu ? D’ailleurs en même tems que Malebranche nous assure que nous voyons tout en Dieu, il prétend qu’il n’est pas encore bien démontré qu’il y ait une matière & des corps, & que la foi seule nous enseigne ces grands mystères, dont sans elle nous n’aurions aucune connoissance. Sur quoi l’on peut avec raison lui demander comment l’on peut démontrer l’existence du dieu qui a créé la matière, si l’existence de cette matière est encore un problême ?

Malebranche reconnoît lui-même que l'on ne peut avoir de démonstration exacte de l’existence d’un autre être que de celui qui est nécessaire ; il ajoute que si l’on y prend garde de près on verra qu’il n’est pas même possible de connoître avec une entière certitude si Dieu est ou n’est pas véritablement créateur d’un monde matériel & sensible. D’après ces notions il est évident que, selon le p Malebranche, les hommes n’ont que la foi pour garant de l’existence de Dieu ; mais la foi suppose elle-même cette existence ; si l’on n’est point sûr que Dieu existe, comment pourra-t-on être persuadé qu’il faut croire ce qu’il dit ?

D’un autre côté ces notions de Malebranche renversent évidemment tous les dogmes théologiques. Comment concilier avec la liberté de l’homme l’idée d’un dieu qui est la cause motrice de la nature entière ; qui meut immédiatement la matière & les corps ; sans la volonté duquel rien ne se fait dans l’univers, qui prédétermine les créatures à tout ce qu’elles font ? Comment avec cela peut-on prétendre que les ames humaines aient la faculté de former des pensées & des volontés, de se mouvoir & de se modifier elles-mêmes ? Si l’on suppose, avec les théologiens, que la conservation des créatures est une création continuée, n’est-ce pas Dieu qui en les conservant les met en état de mal faire ? Il est évident que d’après le systême de Malebranche, Dieu sait tout, & que ses créatures ne sont que des instrumens passifs dans ses mains ; leurs péchés ainsi que leurs vertus sont à lui ; les hommes ne peuvent ni mériter ni démériter ; ce qui anéantit toute religion. C’est ainsi que la théologie est perpétuellement occupée à se détruire elle-même[2].

Voyons donc maintenant si l’immortel Newton nous donnera des idées plus vraies & des preuves plus sûres de l’existence de Dieu. Cet homme, dont le vaste génie a deviné la nature & ses loix, s’est égaré dès qu’il les a perdu de vue : esclave des préjugés de son enfance, il n’a pas osé porter le flambeau de ses lumières sur la chimere qu’on avoit gratuitement associé à cette nature ; il n’a pas reconnu que ses propres forces lui suffisoient pour produire tous les phénomènes qu’il avoit lui-même si heureusement expliqués. En un mot le sublime Newton n’est plus qu’un enfant quand il quitte la physique & l’évidence pour se perdre dans les régions imaginaires de la théologie. Voici comment il parle de la divinité[3].

« Ce Dieu, dit-il, gouverne tout, non comme l’ame du monde, mais comme le seigneur et le souverain de toutes choses. C’est à cause de sa souveraineté qu’on l’appelle le seigneur Dieu, » Παντοκρατωρ, l’empereur universel. En effet, le mot Dieu est relatif et se rapporte à des esclaves ; la déite est la domination ou la souveraineté de Dieu, non sur son propre corps, comme le pensent ceux qui regardent Dieu comme l’ame du monde, mais sur des esclaves. »

L’on voit de là que Newton, ainsi que tous les théologiens, fait de son dieu, du pur esprit qui préside à l’univers, un monarque, un suserain, un despote, c’est-à-dire, un homme puissant, un prince dont le gouvernement a pour modèle celui que les rois de la terre exercent quelquefois sur leurs sujets transformés en esclaves, à qui pour l’ordinaire ils font sentir d’une façon très fâcheuse le poids de leur autorité. Ainsi le dieu de Newton est un despote, c’est-à-dire un homme qui a le privilège d’être bon quand il lui plaît, injuste & pervers quand sa fantaisie l’y détermine. Mais suivant les idées de Newton, le monde n’ayant point été de toute éternité, les esclaves de Dieu ayant été formés dans le tems, il faut en conclure qu’avant la création du monde le dieu de Newton étoit un souverain sans sujets & sans états. Voyons si ce grand philosophe s’accorde mieux avec lui-même dans les idées subséquentes qu’il nous donne de son despote divinisé.

« Le Dieu suprême, dit-il, est un être éternel, infini, absolument parfait ; mais quelque parfait que soit un être, ’s'il n’a point de souveraineté, il n’est point le Dieu suprême le mot Dieu signifie seigneur mais tout seigneur n’est point Dieu ; c’est la souveraineté de l’être spirituel qui constitue dieu, c’est la vrai souveraineté qui constitue le vrai Dieu, c’est la souveraineté suprême qui constitue le Dieu suprême, c’est la souveraineté fausse qui constitue le faux dieu. De la souveraineté vraie, il suit que le vrai Dieu est vivant, intelligent et puissant ; et de ses autres perfections, vl s’en suit qu’il est suprême, ou souverainement, parfait. Il est éternel, infini, il sait tout ; c’est-à-dire, qu’il dure depuis l’éternité, et ne finira jamais : (durât ab œterno, adest ab injinito in » infinitum ) il gouverne tout et il sait tout ce qui v se fait ou ce qui peut se faire. Il n’est ni l’éternité, ni l’infinité, mais il est éternel & infini ; il n’est point l’espace ou la durée, mais il dure et il est présent. »(adest)[4]

Dans toute cette tirade inintelligible nous ne voyons que des efforts incroyables pour concilier des attributs théologiques ou des qualités abstraites avec les attributs humains donnés au monarque divinisé ; nous y voyons des qualités négatives qui ne conviennent plus à l’homme, données pourtant au souverain de la nature que l’on suppose un roi. Quoiqu’il en soit, voilà toujours le dieu suprême qui a besoin de sujets pour établir sa souveraineté ; ainsi Dieu a besoin des hommes pour exercer son empire, sans cela il ne seroit point roi. Quand il n’y avoit rien, de quoi Dieu étoit-il seigneur ? Quoi qu’il en soit, ce seigneur, ce roi spirituel exerce-t-il vainement son empire spirituel sur des êtres qui souvent ne sont pas ce qu’il veut, qui luttent sans cesse contre lui, qui mettent le désordre dans ses états ? Ce monarque spirituel est-il le maître des esprits, des ames, des volontés, des passions de ses sujets qu’il a laissé libres de se révolter contre lui ? Ce monarque infini qui remplit tout de son immensité & qui gouverne tout, gouverne-t-il l’homme qui péche, dirige-t-il ses actions, est-il en lui lorsqu’il offense son dieu ? Le diable, le faux dieu, le mauvais principe n’a-t-il pas un empire plus étendu que le dieu véritable, dont sans cesse, suivant les dogmes de la théologie, il renverse les projets ? Le souverain véritable n’est-il pas celui dont le pouvoir dans un état influe sur le plus grand nombre des sujets ? Si Dieu est présent par-tout, n’est-il pas le triste témoin & le complice des outrages que l’on fait par-tout à sa majesté divine ? S’il remplit tout, n’a-t-il pas de l’étendue, ne répond-il pas aux divers points de l’espace, & dès-lors ne cesse-t-il pas d’être spirituel ?

" Dieu est un, continue-t-il, & il est le même pour toujours & par tout, non seulement par sa seule vertu ou son énergie, mais encore par sa substance. "

Mais comment un être qui agit, qui produit tous les changemens que subissent les êtres, peut-il être toujours le même ? Qu’entend-on par la vertu ou l’énergie de Dieu ? Ces mots vagues présentent-ils des idées nettes à notre esprit ? Qu’entend-on par la substance divine ? Si cette substance est spirituelle & privée d’étendue, comment peut-elle exister quelque part ? Comment peut-elle mettre la matière en action ? Comment peut-elle être conçue.

Cependant Newton nous dit que " toutes les choses sont contenues en lui & se meuvent en lui, mais sans action réciproque sed sine mutuâ passione, Dieu n’éprouve rien de la part des mouvemens des corps ; ceux-ci n’éprouvent aucune résistance de la part de sa présence par tout. "

Il paroît ici que Newton donne à la divinité des caractères qui ne conviennent qu’au vuide & au néant. Sans cela nous ne pouvons concevoir qu’il puisse n’y avoir point une action réciproque, ou des rapports entre des substances qui se pénètrent, qui s’environnent de toutes parts. Il paroît évident qu’ici l’auteur ne s’entend pas.

« C’est une vérité incontestable que Dieu existe nécessairement, et la même nécessité fajt qu’il existe toujours et partout : d’où il suit qu’il est en tout semblable à lui-même ; il est tout œil, tout oreille, tout cerveau, tout bras, tout sentiment, tout intelligence, tout action, mais d’une façon nullement humaine, nullement corporelle, et qui nous est totalement inconnue. De même qu’un aveugle n’a point idée des couleurs, c’est ainsi que nous n’avons point idée des façons dont Dieu sent et entend. »

L’existence nécessaire de la divinité est précisément la chose en question ; c’est cette existence qu’il eût fallu constater par des preuves aussi claires & des démonstrations aussi fortes que la gravitation & l’attraction. Si la chose eût été possible, le génie de Newton en seroit (sans doute) venu à bout. Mais, ô homme ! Si grand & si fort quand vous êtes géomètre, si petit & si foible quand vous devenez théologien, c’est-à-dire quand vous raisonnez de ce qui ne peut être ni calculé ni soumis à l’expérience, comment consentez-vous à nous parler d’un être qui est, de votre aveu, pour vous ce qu’un tableau est pour un aveugle ? Pourquoi sortir de la nature pour chercher dans les espaces imaginaires des causes, des forces, une énergie que la nature vous eût montrées en elle-même, si vous eussiez voulu la consulter avec votre sagacité ordinaire ? Mais le grand Newton n’a plus de courage, on s’aveugle volontairement, dès qu’il s’agit d’un préjugé que l’habitude lui fait regarder comme sacré. Continuons pourtant encore d’examiner jusqu’où le génie de l’homme est capable de s’égarer, quand il abandonne une fois l’expérience & la raison pour se laisser entraîner par son imagination.

" Dieu, continue le père de la physique moderne, est totalement destitué de corps & de figure corporelle ; voilà pourquoi il ne peut être ni vu, ni touché, ni entendu & ne doit être adoré sous aucune forme corporelle. " mais quelles idées se former d’un être qui n’est rien de ce que nous connoissons ? Quels sont les rapports que l’on peut supposer entre nous & lui ? à quoi bon l’adorer ? En effet, si vous l’adorez, vous serez malgré vous obligé d’en faire un être semblable à l’homme, sensible comme lui à des hommages, à des présens, à des flatteries, en un mot vous en ferez un roi, qui comme ceux de la terre, exige les respects de ceux qui leur sont soumis. En effet il ajoute.

« Nous avons idée de ses attributs, mais nous ne connaissons point ce que c’est qu’aucune substance ; nous ne voyons que les figures et les couleurs des corps, nous n’entendons que des sons, nous ne touchons que des surfaces extérieures, nous ne sentons que des odeurs, nous ne goûtons que des saveurs ; aucun de nos sens, aucune de nos reflexions ne peuvent nous montrer la nature intime des substances ; nous avons encore bien moins d’idées de Dieu. »

Si nous avons idée des attributs de Dieu ce n’est que parce que nous lui donnons les nôtres, que nous ne faisons jamais qu’aggrandir ou exagérer au point de rendre méconnoissables des qualités que nous connoissions d’abord. Si dans toutes les substances qui frappent nos sens nous ne connoissons que les effets qu’elles produisent sur nous, d’après lesquels nous leur assignons des qualités, au moins ces qualités sont quelque chose & font naître des idées distinctes en nous. Les connoissances superficielles ou quelconques que nos sens nous fournissent sont les seules que nous puissions avoir ; constitués comme nous le sommes, nous nous trouvons forcés de nous en contenter, & nous voyons qu’elles suffisent à nos besoins : mais nous n’avons d’un dieu distingué de la matière ou de toute substance connue, pas même l’idée la plus superficielle, & cependant nous en raisonnons sans cesse !

" Nous ne connoissons Dieu que par ses attributs, par ses propriétés, & par l’arrangement excellent & sage qu’il a donné à toutes les choses, & par leurs causes finales, & nous l’admirons à cause de ses perfections. "

Nous ne connoissons Dieu, je le répéte, que par ceux de ses attributs que nous empruntons de nous-mêmes ; mais il est évident qu’ils ne peuvent convenir à l’être universel, qui ne peut avoir ni la même nature ni les mêmes propriétés que des êtres particuliers tels que nous. C’est d’après nous que nous assignons à Dieu l’intelligence, la sagesse & la perfection, en faisant abstraction de ce que nous nommons des défauts en nous-mêmes. Quant à l’ordre ou à l’arrangement de l’univers, dont nous faisons un dieu l’auteur, nous le trouvons excellent & sage lorsqu’il nous est favorable à nous-mêmes, ou lorsque les causes qui coexistent avec nous ne troublent point notre existence propre ; sans cela nous nous plaignons du désordre, les causes finales s’évanouissent. Nous supposons au dieu immuable des motifs pareillement empruntés de notre propre façon d’agir, pour déranger le bel ordre que nous admirions dans l’univers. Ainsi c’est toujours en nous-mêmes, c’est dans notre façon de sentir que nous puisons les idées de l’ordre, les attributs de sagesse, d’excellence & de perfections que nous donnons à Dieu, tandis que tout le bien & le mal qui nous arrivent dans le monde sont des suites nécessaires des essences des choses & des loix générales de la matière ; en un mot de la gravité, de l’attraction & de la répulsion des loix du mouvement, que Newton lui-même a si bien développées, mais qu’il n’a plus osé appliquer dès qu’il a été question du phantôme à qui le prejugé fait honneur de tous les effets dont la nature est elle-même la vraie cause.

" nous révérons & nous adorons Dieu à cause de sa souveraineté : nous lui rendons un culte comme ses esclaves ; un dieu destitué de souveraineté, de providence & de causes finales ne seroit que la nature & le destin. "

Il est vrai que nous adorons Dieu comme des esclaves ignorans, qui tremblent sous un maître qu’ils ne connoissent pas ; nous le prions follement, quoiqu’on nous le représente comme immuable ; quoique, dans le vrai, ce dieu ne soit autre chose que la nature agissante par des loix nécessaires, la nécessité personnifiée ou le destin à qui l’on a donné le nom de Dieu.

Cependant Newton nous dit " d’une nécessité physique & aveugle qui seroit partout & toujours la même, il ne pourroit sortir aucune variété dans les êtres ; la diversité que nous voyons ne peut venir que des idées & de la volonté d’un être qui existe nécessairement. "

Pourquoi cette diversité ne viendroit-elle pas des causes naturelles, d’une matière agissante par elle-même, & dont le mouvement rapproche & combine des élémens variés & pourtant analogues, ou sépare des êtres à l’aide de substances qui ne se trouvent point propres à faire union ? Le pain ne vient-il pas de la combinaison de la farine, du levain & de l’eau ? Quant à la nécessité aveugle comme on l’a dit ailleurs, c’est celle dont nous ignorons l’énergie, ou dont aveugles nous-mêmes, nous ne connoissons pas la manière d’agir. Les physiciens expliquent tous les phénomènes par les propriétés de la matière ; & quand ils ne peuvent les expliquer faute de connoître les causes naturelles, ils ne les croient pas moins déductibles de ces propriétés ou de ces causes. Les physiciens sont donc en cela des athées ? Sans quoi ils répondroient que c’est Dieu qui est l’auteur de tous ces phénomènes.

" On dit, par allégorie, que Dieu voit, entend, parle, rit, aime, hait, desire, donne, reçoit, se réjouit ou se met en colère, combat, fait & fabrique, etc. Car tout ce qu’on dit de Dieu s’emprunte de la conduite des hommes par une sorte d’analogie imparfaite & telle quelle. "

Les hommes n’ont pu faire autrement : faute de connoître la nature & ses voies, ils ont imaginé une énergie particulière qu’ils ont appellée Dieu, & ils l’ont fait agir suivant les mêmes principes qui les font agir eux-mêmes, ou suivant lesquels ils agiroient s’ils en étoient les maîtres ; c’est de cette théantropie que sont découlées toutes les idées absurdes & souvent dangereuses sur lesquelles sont fondées toutes les religions du monde, qui toutes adorent dans leur dieu un homme puissant & méchant. Nous verrons par la suite les funestes effets qui ont résulté pour l’espèce humaine des idées que l’on s’est faites de la divinité, que l’on n’a jamais envisagée que comme un souverain absolu, un despote, un tyran. Quant à présent continuons d’examiner les preuves que nous donnent les déicoles de l’existence de leur dieu, qu’ils s’imaginent voir par-tout.

Ils ne cessent en effet de nous répéter que ces mouvemens réglés, que cet ordre invariable que l’on voit régner dans l’univers, que ces bienfaits dont les hommes sont comblés, annoncent une sagesse, une intelligence, une bonté que l’on ne peut refuser de reconnoître dans la cause qui produit ces effets si merveilleux. Nous répondrons que les mouvemens réglés que nous voyons dans l’univers sont des suites nécessaires des loix de la matière ; elle ne peut cesser d’agir comme elle fait tant que les mêmes causes agissent en elle ; ces mouvemens cessent d’être réglés, l’ordre fait place au désordre, dès que de nouvelles causes viennent troubler ou suspendre l’action des premières. L’ordre, comme on l’a fait voir ailleurs, n’est que l’effet qui résulte pour nous d’une suite de mouvemens ; il ne peut y avoir de désordre réel relativement au grand ensemble où tout ce qui se fait est nécessaire & déterminé par des loix que rien ne peut changer. L’ordre de la nature peut bien se démentir ou se détruire pour nous ; mais jamais il ne se dément pour elle, puisqu’elle ne peut agir autrement qu’elle ne fait. Si, d’après les mouvemens réglés & bien ordonnés que nous voyons, nous attribuons de l’intelligence, de la sagesse, de la bonté à la cause inconnue ou supposée de ces effets, nous sommes obligés de lui attribuer pareillement de l’extravagance & de la malice toutes les fois que ces mouvemens deviennent désordonnés, c’est-à-dire cessent d’être réglés pour nous, ou nous troublent nous-mêmes dans notre façon d’exister.

On prétend que les animaux nous fournissent une preuve convaincante d’une cause puissante de leur existence ; on nous dit que l’accord admirable de leurs parties, que l’on voit se prêter des secours mutuels afin de remplir leurs fonctions & de maintenir leur ensemble, nous annoncent un ouvrier qui réunit la puissance à la sagesse. Nous ne pouvons douter de la puissance de la nature[5] ; elle produit tous les animaux que nous voyons à l’aide des combinaisons de la matière qui est dans une action continuelle ; l’accord des parties de ces mêmes animaux est une suite des loix nécessaires de leur nature & de leur combinaison, dès que cet accord cesse, l’animal se détruit nécessairement. Que deviennent alors la sagesse, l’intelligence ou la bonté de la cause prétendue à qui l’on faisoit honneur d’un accord si vanté ? Ces animaux si merveilleux que l’on dit être les ouvrages d’un dieu immuable, ne s’altèrent-ils point sans cesse & ne finissent-ils pas toujours par se détruire ? Où est la sagesse, la bonté, la prévoyance, l’immutabilité d’un ouvrier qui ne paroît occupé qu’à déranger & briser les ressorts des machines qu’on nous annonce comme les chefs-d’ œuvres de sa puissance & de son habileté ? Si ce dieu ne peut faire autrement, il n’est ni libre ni tout puissant. S’il change de volontés, il n’est point immuable. S’il permet que des machines qu’il a rendu sensibles éprouvent de la douleur, il manque de bonté. S’il n’a pu rendre ses ouvrages plus solides, c’est qu’il a manqué d’habileté. En voyant que les animaux, ainsi que tous les autres ouvrages de la divinité, se détruisent, nous ne pouvons nous empêcher d’en conclure ou que tout ce que la nature fait est nécessaire & n’est qu’une suite de ses loix, ou que l’ouvrier qui la fait agir est dépourvu de plan, de puissance, de constance, d’habileté, de bonté.

L’homme, qui se regarde lui-même comme le chef-d’ œuvre de la divinité, nous fourniroit plus que toute autre production la preuve de l’incapacité ou de la malice de son auteur prétendu : dans cet être sensible, intelligent, pensant, qui se croit l’objet constant de la prédilection divine, & qui fait son dieu d’après son propre modèle, nous ne voyons qu’une machine plus mobile, plus frêle, plus sujette à se déranger par sa grande complication que celle des êtres les plus grossiers. Les bêtes dépourvues de nos connoissances, les plantes qui végétent, les pierres privées de sentiment, sont à bien des égards des êtres plus favorisés que l’homme ; ils sont au moins exempts des peines de l’esprit, des tourmens de la pensée des chagrins dévorans dont celui-ci est si souvent la proie. Qui est-ce qui ne voudroit point être un animal ou une pierre toutes les fois qu’il se rappelle la perte irréparable d’un objet aimé ? Ne vaudroit-il pas mieux être une masse inanimée qu’un superstitieux inquiet qui ne fait que trembler ici bas sous le joug de son dieu, & qui prévoit encore des tourmens infinis dans une vie future ? Les êtres privés de sentiment, de vie, de mémoire & de pensée ne sont point affligés par l’idée du passé, du présent & de l’avenir ; ils ne se croient pas en danger de devenir éternellement malheureux pour avoir mal raisonné, comme tant d’êtres favorisés qui prétendent que c’est pour eux que l’architecte du monde a construit l’univers[6].

Que l’on ne nous dise point que nous ne pouvons avoir l’idée d’un ouvrage sans avoir celle d’un ouvrier distingué de son ouvrage. la nature n’est point un ouvrage ; elle a toujours existé par elle-même, c’est dans son sein que tout se fait ; elle est un attellier immense pourvu des matériaux & qui fait les instrumens dont elle se sert pour agir : tous ses ouvrages sont des effets de son énergie & des agens ou causes qu’elle fait, qu’elle renferme, qu’elle met en action. Des élémens éternels, incréés, indestructibles, toujours en mouvement, en se combinant diversement font éclore tous les êtres & les phénomènes que nous voyons, tous les effets bons ou mauvais que nous sentons, l’ordre ou le désordre, que nous ne distinguons jamais que par les différentes façons dont nous sommes affectés, en un mot toutes les merveilles sur lesquelles nous méditons & raisonnons. Ces élémens n’ont besoin pour cela que de leurs propriétés soit particulières soit réunies, & du mouvement qui leur est essentiel, sans qu’il soit nécessaire de recourir à un ouvrier inconnu pour les arranger, les façonner, les combiner, les conserver & les dissoudre.

Mais en supposant pour un instant qu’il soit impossible de concevoir l’univers sans un ouvrier qui l’ait formé & qui veille à son ouvrage, où placerons-nous cet ouvrier ? Sera-t-il dedans ou hors de l’univers ? Est-il matière ou mouvement ? Ou bien n’est-il que l’espace, le néant ou le vuide ? Dans tous ces cas, ou il ne seroit rien, ou il seroit contenu dans la nature & soumis à ses loix. S’il est dans la nature je n’y peux voir que de la matière en mouvement, & je dois en conclure que l’agent qui la meut est corporel & matériel, & que par conséquent il est sujet à se dissoudre. Si cet agent est hors de la nature, je n’ai plus aucune idée du lieu qu’il occupe, ni d’un être immatériel, ni de la façon dont un esprit sans étendue peut agir sur la matière dont il est séparé. Ces espaces ignorés que l’imagination a placé au-delà du monde visible n’existent point pour un être qui voit à peine à ses pieds ; la puissance idéale qui les habite ne peut se peindre à mon esprit que lorsque mon imagination combinera au hazard les couleurs fantastiques qu’elle est toujours forcée de prendre dans le monde où je suis ; dans ce cas je ne ferai que reproduire en idée ce que mes sens auront réellement apperçu ; & ce dieu que je m’efforce de distinguer de la nature ou de placer hors de son enceinte, y rentrera toujours nécessairement & malgré moi.[7]

L’on insistera, & l’on dira que si l’on portoit une statue ou une montre à un sauvage qui n’en auroit jamais vu, il ne pourroit s’empêcher de reconnoître que ces choses sont des ouvrages de quelque agent intelligent plus habile & plus industrieux que lui-même : l’on conclura de là que nous sommes pareillement forcés de reconnoître que la machine de l’univers, que l’homme, que les phénomènes de la nature sont des ouvrages d’un agent dont l’intelligence & le pouvoir surpassent de beaucoup les nôtres.

Je réponds en premier lieu que nous ne pouvons douter que la nature ne soit très-puissante & très industrieuse ; nous admirons son industrie toutes les fois que nous sommes surpris des effets étendus, variés & compliqués que nous trouvons dans ceux de ses ouvrages que nous prenons la peine de méditer ; cependant elle n’est ni plus ni moins industrieuse dans l’un de ses ouvrages que dans les autres. Nous ne comprenons pas plus comment elle a pu produire une pierre ou un métal qu’une tête organisée comme celle de Newton. Nous appellons industrieux un homme qui peut faire des choses que nous ne pouvons pas faire nous-mêmes ; la nature peut tout, & dès qu’une chose existe c’est une preuve qu’elle a pu la faire. Ainsi ce n’est jamais que relativement à nous-mêmes que nous jugeons la nature industrieuse ; nous la comparons alors à nous-mêmes ; & comme nous jouissons d’une qualité que nous nommons intelligence, à l’aide de laquelle nous produisons des ouvrages où nous montrons notre industrie, nous en concluons que les ouvrages de la nature qui nous étonnent le plus, ne lui appartiennent point, mais sont dûs à un ouvrier intelligent comme nous, mais dont nous proportionnons l’intelligence à l’étonnement que ses œuvres produisent en nous, c’est-à-dire à notre foiblesse & à notre propre ignorance.

Je réponds en second lieu que le sauvage à qui l’on portera une statue ou une montre, aura, ou n’aura pas d’idées de l’industrie humaine : s’il en a des idées, il sentira que cette montre ou cette statue peuvent être des ouvrages d’un être de son espèce, jouissant des facultés qui lui manquent à lui-même. Si le sauvage n’a aucune idée de l’industrie humaine & des ressources de l’art, en voyant le mouvement spontané d’une montre, il croira qu’elle est un animal qui ne peut être l’ouvrage de l’homme. Des expériences multipliées confirment la façon de penser que je prête à ce Sauvage[8]. Ainsi, de même que beaucoup d’hommes qui se croient bien plus fins que lui, ce sauvage attribuera les effets étranges qu’il voit à un génie, à un esprit, à un dieu, c’est-à-dire à une force inconnue à qui il assignera un peu voir dont il croit que les êtres de son espèce sont absolument privés : par là il ne prouvera rien, sinon qu’il ne sçait pas ce que l’homme est capable de produire. C’est ainsi que les gens grossiers lévent les yeux au ciel toutes les fois qu’ils sont témoins de quelque phénomène inusité. C’est ainsi que le peuple appelle miraculeux, surnaturels, divins tous les effets étranges dont il ignore les causes naturelles ; & comme pour l’ordinaire il ne connoît les causes de rien, tout est miracle pour lui, ou du moins il s’imagine que Dieu est la cause de tous les biens & de tous les maux qu’il éprouve. Enfin c’est ainsi que les théologiens tranchent toutes les difficultés en attribuant à Dieu tout ce dont ils ignorent, ou ne veulent pas que l’on connoisse, les causes véritables.

Je réponds en troisieme lieu que le sauvage en ouvrant la montre, en l’examinant par parties, sentira peut-être que ces parties annoncent un ouvrage qui ne peut venir que du travail de l’homme. Il verra qu’il diffère des productions immédiates de la nature, à qui il n’a point vu produire des roues faites d’un métal poli. Il verra encore que ces parties séparées les unes des autres n’agissent plus comme lorsqu’elles étoient assemblées ; d’après ces observations le sauvage attribuera la montre à un homme, c’est-à-dire, à un être comme lui, dont il a des idées, mais qu’il juge capable de faire des choses qu’il ne sçait pas faire lui-même ; en un mot il fera honneur de cet ouvrage à un être connu à quelques égards, pourvu de quelques facultés supérieures aux siennes, mais il se gardera bien de penser qu’un ouvrage matériel puisse être l’effet d’une cause immatérielle, ou d’un agent privé d’organes & d’étendue, dont il est impossible de concevoir l’action sur des êtres matériels : au lieu que, faute de connoître le pouvoir de la nature, nous faisons honneur de ses ouvrages à un être que nous connoissons bien moins qu’elle, & à qui, sans le connoître, nous attribuons ceux d’entre ses travaux que nous comprenons le moins. En voyant le monde nous reconnoissons une cause matérielle des phénomènes qui s’y passent ; & cette cause c’est la nature, dont l’énergie se montre à ceux qui l’étudient.

Que l’on ne nous dise point que d’après cette hypothèse nous attribuons tout à une cause aveugle, au concours fortuit des atômes, au hazard. Nous n’appellons causes aveugles que celles dont nous ne connoissons point le concours, la force & les loix. Nous appellons fortuits des effets dont nous ignorons les causes & que notre ignorance & notre inexpérience nous empêchent de pressentir. Nous attribuons au hazard tous les effets dont nous ne voyons point la liaison nécessaire avec leurs causes. La nature n’est point une cause aveugle ; elle n’agit point au hazard ; tout ce qu’elle fait ne seroit jamais fortuit pour celui qui connoîtroit sa façon d’agir, ses ressources & sa marche. Tout ce qu’elle produit est nécessaire & n’est jamais qu’une suite de ses loix fixes & constantes ; tout en elle est lié par des nœuds invisibles, & tous les effets que nous voyons découlent nécessairement de leurs causes soit que nous les connoissions, soit que nous ne le connoissions pas. Il peut bien y avoir ignorance de notre part, mais les mots Dieu, esprit, intelligence etc. Ne remédieront point à cette ignorance ; ils ne feront que la redoubler en nous empêchant de chercher les causes naturelles des effets que nous voyons.

Cela peut servir de réponse à l’objection éternelle que l’on fait aux partisans de la nature, que l’on accuse sans cesse de tout attribuer au hazard. Le hazard est un mot vuide de sens, ou du moins il n’indique que l’ignorance de ceux qui l’employent. Cependant l’on nous dit & l’on nous répète qu’un ouvrage régulier ne peut être dû aux combinaisons du hazard. Jamais, nous dit-on, l’on ne pourra parvenir à faire un poëme tel que l’ iliade avec des lettres jettées ou combinées au hazard. Nous en conviendrons sans peine ; mais en bonne foi, sont-ce des lettres, jettées avec la main comme des dés, qui produisent un poëme ? Autant vaudroit-il dire que ce n’est point avec le pied que l’on peut faire un discours. C’est la nature qui combine d’après les loix certaines & nécessaires une tête organisée de manière à faire un poëme : c’est la nature qui lui donne un cerveau propre à enfanter un pareil ouvrage : c’est la nature qui par le tempérament, l’imagination, les passions qu’elle donne à un homme le met en état de produire un chef-d’ œuvre : c’est son cerveau modifié d’une certaine manière, orné d’idées ou d’images, fécondé par les circonstances, qui peut devenir la seule matrice dans laquelle un poëme puisse être conçu & développé. Une tête organisée comme celle d’Homère, pourvue de la même vigueur, & de la même imagination, enrichie des mêmes connoissances, placée dans les mêmes circonstances, produira nécessairement, & non pas au hazard, le poëme de l’iliade ; à moins que l’on ne voulut nier que des causes semblables en tout dussent produire des effets parfaitement identiques[9].

Il y a donc de la puérilité, ou de la mauvaise foi, à proposer de faire à force de jets de la main, ou en mêlant des lettres au hazard, ce qui ne peut être fait qu’à l’aide d’un cerveau organisé & modifié d’une certaine manière. Le germe humain ne se développe point au hazard ; il ne peut être conçu ou formé que dans le sein d’une femme. Un amas confus de caractères ou de figures n’est qu’un assemblage de signes, destinés à peindre des idées ; mais pour que ces idées puissent être peintes, il faut préalablement qu’elles ayent été reçues, combinées, nourries, développées & liées dans la tête d’un poëte, où les circonstances les font fructifier & meurir, en raison de la fécondité, de la chaleur, & de l’énergie du sol où ces germes intellectuels auront été jettés. Les idées se combinent, s’étendent, se lient, s’associent, font un ensemble comme tous les corps de la nature : cet ensemble nous plaît quand il fait naître dans notre esprit des idées agréables, quand il nous offre des tableaux qui nous remuent vivement. C’est ainsi que le poëme d’Homère, enfanté dans sa tête, a le pouvoir de plaire à des têtes analogues & capables d’en sentir les beautés.

On voit donc que rien ne se fait au hazard. Tous les ouvrages de la nature se font d’après des loix certaines, uniformes, invariables ; soit que notre esprit puisse avec facilité suivre la chaîne des causes successives qu’elle met en action, soit que dans ses ouvrages trop compliqués nous nous trouvions dans l’impossibilité de distinguer les différens ressorts qu’elle fait agir. Il n’en coûte pas plus à la nature pour produire un grand poëte, capable de faire un ouvrage admirable, que pour produire un métal brillant ou une pierre qui gravite sur la terre. La façon dont elle s’y prend pour produire ces différens êtres nous est également inconnue, quand nous n’y avons point médité. L’homme naît par le concours nécessaire de quelques élémens ; il s’accroît & se fortifie de la même manière qu’une plante ou qu’une pierre, qui se sont, ainsi que lui, accrues & augmentées par des substances qui viennent s’y joindre : cet homme sent, pense, agit, reçoit des idées, c’est-à-dire, est, par son organisation particulière, susceptible de modifications dont la plante & la pierre sont totalement incapables : en conséquence l’homme de génie produit de bons ouvrages & la plante des fruits, qui nous plaisent & nous surprennent en raison des sensations qu’ils opérent en nous-mêmes ; ou en raison de la rareté, de la grandeur, de la variété des effets qu’ils nous font éprouver. Ce que nous trouvons de plus admirable dans les productions de la nature & dans celles des animaux ou des hommes, n’est jamais qu’un effet naturel des parties de la matière, diversement arrangées & combinées ; d’où résultent en eux des organes, des cerveaux, des tempéramens, des goûts, des propriétés, des talens différens.

La nature ne fait donc rien que de nécessaire ; ce n’est point par des combinaisons fortuites & par des jets hazardés qu’elle produit les êtres que nous voyons ; tous ses jets sont sûrs, toutes les causes qu’elle employe ont immanquablement leurs effets. Quand elle produit des êtres extraordinaires, merveilleux & rares, c’est que dans l’ordre des choses les circonstances nécessaires ou le concours des causes productrices de ces êtres, n’arrivent que rarement. Dès que ces êtres existent ils sont dus à la nature, pour qui tout est également facile, & à qui tout est possible, quand elle rassemble les instrumens ou causes nécessaires pour agir. Ainsi, ne limitons jamais les forces de la nature. Les jets & les combinaisons qu’elle fait pendant une éternité, peuvent aisément produire tous les êtres ; sa marche éternelle doit nécessairement amener & ramener de nouveau les circonstances les plus étonnantes & les plus rares pour des êtres, qui ne sont qu’un moment à portée de les considérer, sans jamais avoir ni le tems ni les moyens d’en approfondir les causes. Des jets infinis, faits pendant l’éternité, avec des élémens & des combinaisons infiniment variés, suffisent pour produire tout ce que nous connoissons, & beaucoup d’autres choses que nous ne connoîtrons jamais.

Ainsi l’on ne peut trop le répéter aux déicoles, qui prêtent communément à leurs adversaires des opinions ridicules pour obtenir un triomphe facile & passager aux yeux prévenus de ceux qui n’osent rien approfondir, le hazard n’est rien, qu’un mot imaginé, ainsi que le mot Dieu, pour couvrir l’ignorance où l’on est des causes agissantes dans une nature dont la marche est souvent inexplicable. Ce n’est point le hazard qui a produit l’univers, il est de lui-même ce qu’il est ; il existe nécessairement & de toute éternité. Quelque cachées que soient les voies de la nature, son existence est indubitable ; & sa façon d’agir nous est au moins bien plus connue que celle de l’être inconcevable, qu’on a prétendu lui associer, qu’on a distingué d’elle-même, que l’on a supposé nécessaire & existant par lui-même ; tandis que jusqu’ici l’on n’a pu ni démontrer son existence, ni le définir, ni en rien dire de raisonnable, ni former sur son compte autre chose que des conjectures que la réflexion détruit aussi-tôt qu’elles ont été enfantées.


  1. Voyez l’impie convaincu, ou dissertation contre Spinosa, pages 45 et suiv., édit. d’Amst. 1685.
  2. Voyez l’impie convaincu, pag. 143 & 214.
  3. Voyez principia mathemetica, pag. 528 & seqq. édit. de Londres de l’année 1726
  4. Le mot adest dont Newton se sert dans le texte, parait-être placé pour éviter de dire que Dieu est renfermé dans l’espace.
  5. Nous avons déjà fait remarquer ailleurs que plusieurs auteurs, pour prouver l’existence d’une intelligence divine, ont copié des traités entiers d’anatomie et de botanique, qui ne prouvent rien, sinon qu’il existe dans la nature des élémens propres à s’unir, s’arranger, se coordonner de manière à former des touts ou des ensembles susceptibles de produire des effets particuliers. Ainsi ces écrits chargés d’érudition font voir seulement qu’il existe dans la nature des êtres diversement organisés, conformés d’une certaine façon, propres à certains usages, qui n’existeraient plus sous la forme qu’ils ont, si leurs parties cessaient d’agir comme elles font, c’est-à-dire, d’être disposées de manière à se prêter des secours mutuels. Etre surpris que le cerveau, que le cœur, que les yeux, que les artères et les veines d’un animal agissent comme ils font, ou que les racines d’une plante attirent des sucs, ou qu’un arbre produise des fruits, c’est être surpris qu’un animal, une plante, ou un arbre existent. Ces êtres n’existeraient pas ou ne seraient plus ce qu’ils sont, s’ils cessaient d’agir comme ils font ; c’est ce qui arrive lorsqu’ils meurent. Si leur formation, leurs combinaisons, leur façon d’agir et de se conserver quelque temps dans la vie était une preuve que ces êtres sont des effets d’une cause intelligente, leur destruction, leur dissolution, la cessation totale de leur façon d’agir, leur mort devrait prouver de même que ces êtres sont les effets d’une cause privée d’intelligence et de vues constantes. Si l’on dit que ses vues nous sont inconnues ; je demanderai de quel droit on peut les prêter à cette cause, ou comment on peut en raiaonuer ?
  6. Cicéron dit : Inler hominem et belluam hoc maximè interest^quod hœc ad id solum quod adest, quodque prœsens est, se accommodât, paululum admodum sentiens prœteritum et futurum. Ainsi ce qu’on a voulu faire passer pour une prérogative de l’homme n’est qu’un desavantage réel. Sénèque a dit : nos et venturo torcjuemur et prœterito, timoris enim tormentum memoria reducit, providentia anticipai ; nemo tantum prœsentibus miser est Ne pourrait-on pas demander à tout homme de bien, qui nous dirait qu’un Dieu bon a créé l’univers pour le bonheur de notre espèce sensible, voudriez-vous, vous-mêmes, avoir créé un monde qui renferme tant d’infortunés ? Ne valait-il pas mieux s’abstenir de créer un si grand nombre d’êtres sensibles, que de les appeler à la v ie pour souffrir.
  7. Hobbes dit : « Le monde est corporel : il a les dimensions, la grandeur, savoir longueur, largeur et profondeur. Toute portion d’un corps est corps, et a ces mêmes dimensions ; conséquemment chaque partie de l’univers est corps, et ce qui n’est pas corps n’est point partie de l’univers mais comme l’univers est tout, ce qui n’en fait point partie n’est rien et ne peut être nulle part. » V. Hobbes, Leviathan, Ch. 46.
  8. Les Américains prirent les Espagnols pour des dieux, parce qu’ils avaient l’usage delà poudre à canon, parce qu’ils montaient à cheval, parce qu’ils avaient des vaisseaux qui voguaient tout seuls. Les habitans de l’île de Te’nian, n’ayant pas la connaissance du feu avant la venue des Européens, le prirent pour un animal qui dévorait le bois, la première fois qu’ils le virent.
  9. Serait-on bien étonné, s’il y avait dans un cornet cent mille dés, d’en voir sortir cent mille six de suite ? Oui, sans doute, dira-t-on mais si ces dés étaient tous pipés, on cesserait d’en être surpris. Eh bien ! les molécules de la matière peuvent être comparées à des dés pipés, c’est-à-dire, produisant toujours certains effets déterminés ; ces molécules étant essentiellement variées par elles-mêmes et par leurs combinaisons, elles sont pipées, pour ainsi dire, d’une infinité de façons différentes. La tête d’Homère ou la tête de Virgile n’ont été que des assemblages de molécules, ou, si l’on veut, des dés pipés par la nature, c’est-à-dire, des êtres combinés et élaborés de manière à produire l’Iliade ou l’Enéide. On en peut dire autant de toutes les autres productions soit de l’intelligence, soit de la main des hommes. Qu’est-ce en effet que les hommes, sinon des dés pipés, ou des machines que la nature a rendues capables de produire des ouvrages d’une certaine espèce. Un homme de génie produit un hou ouvrage, comme un arbre d une bonne espèce place dans au bon terrain, cultivé avec soin, produit des fruits excellens.