Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère/Texte entier/Tome 1

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SYSTÈME
DES
CONTRADICTIONS
ÉCONOMIQUES,


OU
PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE,


PAR
P. J. PROUDHON.


DEUXIÈME ÉDITION.


Destruam et ædificabo.
(Deutéron. c. 32.)


TOME I.


PARIS,
GARNIER FRÈRES, LIBRAIRES, 215, PALAIS NATIONAL,
10, RUE RICHELIEU.


1850


PROLOGUE.
_____


Avant que j’entre dans la matière qui fait l’objet de ces nouveaux mémoires, j’ai besoin de rendre compte d’une hypothèse qui paraîtra sans doute étrange, mais sans laquelle il m’est impossible d’aller en avant et d’être compris : je veux parler de l’hypothèse d’un dieu.

Supposer Dieu, dira-t-on, c’est le nier. Pourquoi ne l’affirmez-vous pas ?

Est-ce ma faute si la foi à la divinité est devenue une opinion suspecte ? Si le simple soupçon d’un être suprême est déjà noté comme la marque d’un esprit faible, et si, de toutes les utopies philosophiques, c’est la seule que le monde ne souffre plus ? Est-ce ma faute si l’hypocrisie et l’imbécillité se cachent partout sous cette sainte étiquette ?

Qu’un docteur suppose dans l’univers une force inconnue entraînant les soleils et les atomes, et faisant mouvoir toute la machine, chez lui cette supposition, tout à fait gratuite, n’a rien que de naturel ; elle est accueillie, encouragée : témoin l’attraction, hypothèse qu’on ne vérifiera jamais, et qui cependant fait la gloire de l’inventeur. Mais lorsque, pour expliquer le cours des affaires humaines, je suppose, avec toute la réserve imaginable, l’intervention d’un dieu, je suis sûr de révolter la gravité scientifique et d’offenser les oreilles sévères : tant notre piété a merveilleusement discrédité la providence, tant le charlatanisme de toute robe opère de jongleries au moyen de ce dogme ou de cette fiction. J’ai vu les théistes de mon temps, et le blasphème a erré sur mes lèvres ; j’ai considéré la foi du peuple, de ce peuple que Brydaine appelait le meilleur ami de Dieu, et j’ai frémi de la négation qui allait m’échapper. Tourmenté de sentiments contraires, j’ai fait appel à la raison ; et c’est cette raison qui, parmi tant d’oppositions dogmatiques, me commande aujourd’hui l’hypothèse. Le dogmatisme a priori, s’appliquant à Dieu, est demeuré stérile : qui sait où l’hypothèse à son tour nous conduira ?…

Je dirai donc comment, étudiant dans le silence de mon cœur et loin de toute considération humaine, le mystère des révolutions sociales, Dieu, le grand inconnu, est devenu pour moi une hypothèse, je veux dire un instrument dialectique nécessaire.


I.


Si je suis, à travers ses transformations successives, l’idée de Dieu, je trouve que cette idée est avant tout sociale ; j’entends par là qu’elle est bien plus un acte de foi de la pensée collective qu’une conception individuelle. Or, comment et à quelle occasion se produit cet acte de foi ? Il importe de le déterminer.

Au point de vue moral et intellectuel, la société, ou l’homme collectif, se distingue surtout de l’individu par la spontanéité d’action, autrement dite, l’instinct. Tandis que l’individu n’obéit ou s’imagine n’obéir qu’à des motifs dont il a pleine connaissance et auxquels il est maître de refuser ou d’accorder son adhésion ; tandis, en un mot, qu’il se juge libre, et d’autant plus libre qu’il se sait plus raisonneur et mieux instruit, la société est sujette à des entraînements où rien, au premier coup d’œil, ne laisse apercevoir de délibération et de projet, mais qui peu à peu semblent dirigés par un conseil supérieur, existant hors de la société, et la poussant avec une force irrésistible vers un terme inconnu. L’établissement des monarchies et des républiques, la distinction des castes, les institutions judiciaires, etc., sont autant de manifestations de cette spontanéité sociale, dont il est beaucoup plus facile de noter les effets que d’indiquer le principe ou de donner la raison. Tout l’effort même de ceux qui, à la suite de Bossuet, Vico, Herder, Hegel, se sont appliqués à la philosophie de l’histoire, a été jusqu’ici de constater la présence du destin providentiel, qui préside à tous les mouvements de l’homme. Et j’observe, à ce propos, que la société ne manque jamais, avant d’agir, d’évoquer son génie : comme si elle voulait se faire ordonner d’en haut ce que déjà sa spontanéité a résolu. Les sorts, les oracles, les sacrifices, les acclamations populaires, les prières publiques, sont la forme la plus ordinaire de ces délibérations après coup de la société.

Cette faculté mystérieuse, tout intuitive, et pour ainsi dire supra-sociale, peu ou point sensible dans les personnes, mais qui plane sur l’humanité comme un génie inspirateur, est le fait primordial de toute psychologie.

Or, à la différence des autres espèces animales, comme lui soumises tout à la fois à des appétences individuelles et à des impulsions collectives, l’homme a le privilége d’apercevoir et de signaler à sa propre pensée l’instinct ou fatum qui le mène ; nous verrons plus tard qu’il a aussi le pouvoir d’en pénétrer et même d’en influencer les décrets. Et le premier mouvement de l’homme, ravi et pénétré d’enthousiasme — du souffle divin —, est d’adorer l’invisible providence dont il se sent dépendre et qu’il nomme Dieu, c’est-à-dire Vie, Être, Esprit, ou plus simplement encore, Moi : car tous ces mots, dans les langues anciennes, sont synonymes et homophones.

Je suis Moi, dit Dieu à Abraham, et je traite avec Toi... et à Moïse : je suis l’Être. Tu parleras aux enfants d’Israël : l’être m’envoie vers vous. Ces deux mots, l’Être et moi, ont dans la langue originale, la plus religieuse que les hommes aient parlée, la même caractéristique[1]. Ailleurs, quand Ie-hovah, se faisant législateur par l’organe de Moïse, atteste son éternité et jure par son essence, il dit, pour formule de serment : moi ; ou bien avec un redoublement d’énergie : moi, l’être. Aussi le dieu des hébreux est le plus personnel et le plus volontaire de tous les dieux, et nul mieux que lui n’exprime l’intuition de l’humanité.

Dieu apparaît donc à l’homme comme un moi, comme une essence pure et permanente, qui se pose devant lui ainsi qu’un monarque devant son serviteur, et qui s’exprime, tantôt par la bouche des poëtes, des législateurs et des devins, musa, nomos, numen ; tantôt par l’acclamation populaire, vox populi vox Dei. Ceci peut servir entre autres à expliquer comment il y a des oracles vrais et des oracles faux ; pourquoi les individus séquestrés dès leur naissance n’atteignent pas d’eux-mêmes à l’idée de Dieu, tandis qu’ils la saisissent avidement aussitôt qu’elle leur est présentée par l’âme collective ; comment enfin les races stationnaires, telles que les chinois, finissent par la perdre[2]. D’abord, quant aux oracles, il est clair que toute leur certitude vient de la conscience universelle qui les inspire ; et quant à l’idée de Dieu, on comprend aisément pourquoi le séquestre et le statu quo lui sont également mortels. D’un côté, le défaut de communication tient l’âme absorbée dans l’égoïsme animal ; de l’autre, l’absence de mouvement, changeant peu à peu la vie sociale en routine et mécanisme, élimine à la fin l’idée de volonté et de providence. Chose étrange ! La religion, qui périt par le progrès, périt aussi par l’immobilité.

Remarquons au surplus qu’en rapportant à la conscience vague, et pour ainsi dire objectivée d’une raison universelle, la première révélation de la divinité, nous ne préjugeons absolument rien sur la réalité même ou la non- réalité de Dieu. En effet, admettons que Dieu ne soit autre chose que l’instinct collectif ou la raison universelle : reste encore à savoir ce qu’est en elle-même cette raison universelle. Car, comme nous le ferons voir par la suite, la raison universelle n’est point donnée dans la raison individuelle ; en d’autres termes, la connaissance des lois sociales, ou la théorie des idées collectives, bien que déduite des concepts fondamentaux de la raison pure, est cependant tout empirique, et n’eût jamais été découverte a priori par voie de déduction, d’induction ou de synthèse. D’où il suit que la raison universelle, à laquelle nous rapportons ces lois comme étant son œuvre propre ; la raison universelle, qui existe, raisonne, travaille dans une sphère à part et comme une réalité distincte de la raison pure ; de même que le système du monde, bien que créé selon les lois des mathématiques, est une réalité distincte des mathématiques, et dont on n’aurait pu déduire l’existence des seules mathématiques : il s’ensuit, dis-je, que la raison universelle est précisément, en langage moderne, ce que les anciens appelèrent Dieu. Le mot est changé : que savons-nous de la chose ?

Poursuivons maintenant les évolutions de l’idée divine.

L’Être Suprême, une fois posé par un premier jugement mystique, l’homme généralise immédiatement ce thème par un autre mysticisme, l’analogie. Dieu n’est, pour ainsi dire, encore qu’un point : tout à l’heure il remplira le monde.

De même qu’en sentant son moi social, l’homme avait salué son Auteur ; de même en découvrant du conseil et de l’intention dans les animaux, les plantes, les fontaines, les météores, et dans tout l’univers, il attribue à chaque objet en particulier, et ensuite au tout, une âme, esprit ou génie qui y préside : poursuivant cette induction déifiante du sommet le plus élevé de la nature, qui est la société, aux existences les plus humbles, aux choses inanimées et inorganiques. De son moi collectif, pris pour pôle supérieur de la création, jusqu’au dernier atome de matière, l’homme étend donc l’idée de Dieu, c’est-à-dire l’idée de personnalité et d’intelligence, comme la Genèse nous raconte que Dieu lui-même étendit le ciel, c’est-à-dire créa l’espace et le temps, capacités de toutes choses.

Ainsi, sans un Dieu, fabricateur souverain, l’univers et l’homme n’existeraient pas : telle est la profession de foi sociale. Mais aussi sans l’homme Dieu ne serait pas pensé, — franchissons cet intervalle, — Dieu ne serait rien. Si l’humanité a besoin d’un auteur, Dieu, les dieux, n’a pas moins besoin d’un révélateur : la théogonie, les histoires du ciel, de l’enfer et de leurs habitants, ces rêves de la pensée humaine, sont la contrepartie de l’univers, que certains philosophes ont nommé en retour le rêve de Dieu. Et quelle magnificence dans cette création théologique, œuvre de la société ! La création du demiourgos fut effacée ; celui que nous nommons le Tout-Puissant fut vaincu ; et, pendant des siècles, l’imagination enchantée des mortels fut détournée du spectacle de la nature par la contemplation des merveilles olympiennes.

Descendons de cette région fantastique : l’impitoyable raison frappe à la porte ; il faut répondre à ses questions redoutables.

Qu’est-ce que Dieu ? dit-elle ; où est-il ? combien est-il ? que veut-il ? que peut-il ? que promet-il ? — Et voici qu’au flambeau de l’analyse, toutes les divinités du ciel, de la terre et des enfers se réduisent à un je ne sais quoi incorporel, impassible, immobile, incompréhensible, indéfinissable, en un mot, à une négation de tous les attributs de l’existence. En effet, soit que l’homme attribue à chaque objet un esprit ou génie spécial ; soit qu’il conçoive l’univers comme gouverné par une puissance unique, il ne fait toujours que supposer une entité inconditionnée, c’est-à-dire impossible, pour en déduire une explication telle quelle de phénomènes qu’il juge inconcevables autrement. Mystère de dieu et de la raison ! Afin de rendre l’objet de son idolâtrie de plus en plus rationnel, le croyant le dépouille successivement de tout ce qui pourrait le faire réel ; et après des prodiges de logique et de génie, les attributs de l’être par excellence se trouvent être les mêmes que ceux du néant. Cette évolution est inévitable et fatale : l’athéisme est au fond de toute théodicée.

Essayons de faire comprendre ce progrès.

Dieu, créateur de toutes choses, est à peine créé lui-même par la conscience ; en d’autres termes, à peine nous avons élevé Dieu de l’idée de moi social à l’idée de moi cosmique, qu’aussitôt notre réflexion se met à le démolir, sous prétexte de perfectionnement. Perfectionner l’idée de Dieu ! épurer le dogme théologique ! Ce fut la seconde hallucination du genre humain.

L’esprit d’analyse, Satan infatigable qui interroge et contredit sans cesse, devait tôt ou tard chercher la preuve du dogmatisme religieux. Or, que le philosophe détermine l’idée de Dieu, ou qu’il la déclare indéterminable ; qu’il l’approche de sa raison, ou qu’il l’en éloigne, je dis que cette idée souffre une atteinte : et comme il est impossible que la spéculation s’arrête, il est nécessaire qu’à la longue l’idée de Dieu disparaisse. Donc le mouvement athéiste est le second acte du drame théologique ; et ce second acte est donné par le premier, comme l’effet par la cause. Les cieux racontent la gloire de l’Éternel, dit le psalmiste ; ajoutons : et leur témoignage le détrône.

En effet, à mesure que l’homme observe les phénomènes, il croit apercevoir, entre la nature et Dieu, des intermédiaires : ce sont des rapports de nombre, de figure et de succession ; des lois organiques, des évolutions, des analogies ; c’est un certain enchaînement dans lequel les manifestations se produisent ou s’appellent invariablement les unes les autres. Il observe même que dans le développement de cette société dont il fait partie, les volontés privées et les délibérations en commun entrent pour quelque chose ; et il se dit que le grand Esprit n’agit point sur le monde directement et par lui-même, ni arbitrairement et selon une volonté capricieuse ; mais médiatement, par des ressorts ou organes sensibles, et en vertu de règles. Et, remontant par la pensée la chaîne des effets et des causes, il place, tout à l’extrémité, comme à un balancier, Dieu.

Par delà tous les cieux, le dieu des cieux réside,


a dit un poëte. Ainsi, du premier bond de la théorie, l’Être Suprême est réduit à la fonction de force motrice, cheville ouvrière, clef de voûte, ou, si l’on me permet une comparaison encore plus triviale, de souverain constitutionnel, régnant, mais ne gouvernant pas, jurant d’obtempérer à la loi et nommant des ministres qui l’exécutent. Mais, sous l’impression du mirage qui le fascine, le théiste ne voit, dans ce système ridicule, qu’une preuve nouvelle de la sublimité de son idole, qui fait, selon lui, servir ses créatures d’instruments à sa puissance, et tourner à sa gloire la sagesse des humains.

Bientôt, non content de limiter l’empire de l’éternel, l’homme, par un respect de plus en plus déicide, demande à le partager.

Si je suis un esprit, un moi sensible et émettant des idées, continue le théiste, j’ai part aussi à l’existence absolue ; je suis libre, créateur, immortel, égal à Dieu. Cogito, ergo sum ; je pense, donc je suis immortel : voilà le corollaire, la traduction de l’Ego sum qui sum : la philosophie est d’accord avec la Bible. L’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme sont données par la conscience dans le même jugement : là, l’homme parle au nom de l’univers, au sein duquel il transporte son moi ; ici, il parle en son propre nom, sans s’apercevoir que, dans cette allée et cette venue, il ne fait que se répéter.

L’immortalité de l’âme, vraie scission de la divinité, et qui, au moment de sa promulgation première, arrivée après un long intervalle, parut une hérésie aux fidèles du dogme antique, n’en fut pas moins considérée comme le complément de la majesté divine, le postulé nécessaire de la bonté et de la justice éternelles. Sans l’immortalité de l’âme, on ne comprend pas Dieu, disent les théistes, semblables aux théoriciens politiques, pour qui une représentation souveraine et des fonctionnaires partout inamovibles sont des conditions essentielles de la monarchie. Mais autant la parité des doctrines est exacte, autant la contradiction des idées est flagrante : aussi le dogme de l’immortalité de l’âme devint-il bientôt la pierre d’achoppement des théologiens philosophes, qui, dès les siècles de Pythagore et d’Orphée, s’efforcent inutilement d’accorder les attributs divins avec la liberté de l’homme, et la raison avec la foi. Sujet de triomphe pour les impies !… mais l’illusion ne pouvait céder sitôt : le dogme de l’immortalité de l’âme, précisément parce qu’il était une limitation de l’être incréé, était un progrès. Or, si l’esprit humain s’abuse par l’acquisition partielle du vrai, il ne rétrograde jamais, et cette persévérance dans sa marche est la preuve de son infaillibilité. Nous allons en acquérir une nouvelle preuve.

En se faisant semblable à Dieu, l’homme faisait Dieu semblable à lui : cette corrélation, que pendant bien des siècles on eût qualifiée d’exécrable, fut l’invisible ressort qui détermina le nouveau mythe. Au temps des patriarches, Dieu faisait alliance avec l’homme ; maintenant, et pour cimenter le pacte, Dieu va se faire homme. Il prendra notre chair, notre figure, nos passions, nos joies et nos peines, naîtra d’une femme et mourra comme nous. Puis, après cette de l’infini, l’homme prétendra encore avoir agrandi l’idéal de son Dieu, en faisant, par une conversion logique, de celui qu’il avait jusque-là nommé créateur, un conservateur, un rédempteur. L’humanité ne dit pas encore : c’est moi qui suis Dieu ; une telle usurpation ferait horreur à sa piété ; elle dit : Dieu est en moi, Emmanuel, nobiscum Deus. Et, au moment où la philosophie avec orgueil, et la conscience universelle avec effroi, s’écriaient d’une voix unanime : les dieux s’en vont, excedere deos, une période de dix-huit siècles d’adoration fervente et de foi surhumaine était inaugurée.

Mais le terme fatal approche. Toute royauté qui se laisse circonscrire finira par la démagogie ; toute divinité qui se définit se résout en un pandémonium. La christolâtrie est le dernier terme de cette longue évolution de la pensée humaine. Les anges, les saints, les vierges, règnent au ciel avec Dieu, dit le catéchisme ; les démons et les réprouvés vivent aux enfers d’un supplice éternel. La société ultramondaine a sa gauche et sa droite : il est temps que l’équation s’achève, que cette hiérarchie mystique descende sur la terre, et se montre dans sa réalité.

Lorsque Milton représente la première femme se mirant dans une fontaine et tendant avec amour les bras vers sa propre image comme pour l’embrasser, il peint trait pour trait le genre humain. — Ce dieu que tu adores, ô homme ! Ce dieu que tu as fait bon, juste, tout-puissant, tout sage, immortel et saint, c’est toi-même : cet idéal de perfections est ton image, épurée au miroir ardent de ta conscience. Dieu, la nature et l’homme, sont le triple aspect de l’être un et identique ; l’homme, c’est Dieu même arrivant à la conscience de soi par mille évolutions ; en Jésus-Christ, l’homme s’est senti Dieu, et le christianisme est vraiment la religion de Dieu-homme. Il n’y a pas d’autre dieu que celui qui, dès l’origine, a dit : Moi ; il n’y a pas d’autre Dieu que Toi.

Telles sont les dernières conclusions de la philosophie, qui expire en dévoilant le mystère de la religion et le sien.


II.


Il semble dès lors que tout soit fini ; il semble que l’humanité cessant de s’adorer et de se mystifier elle-même, le problème théologique soit écarté à jamais. Les dieux sont partis : l’homme n’a plus qu’à s’ennuyer et mourir dans son égoïsme. Quelle effrayante solitude s’étend autour de moi et se creuse au fond de mon âme ! Mon exaltation ressemble à l’anéantissement, et depuis que je me suis fait Dieu, je ne me vois plus que comme une ombre. Il est possible que je sois toujours un moi, mais il m’est bien difficile de me prendre pour l’absolu ; et si je ne suis pas l’absolu, je ne suis que la moitié d’une idée.

Un peu de philosophie éloigne de la religion, a dit je ne sais quel penseur ironique ; et beaucoup de philosophie y ramène. — Cette observation est d’une vérité humiliante. Toute science se développe en trois époques successives, que l’on peut appeler, en les comparant aux grandes époques de la civilisation, époque religieuse, époque sophistique, époque scientifique[3]. Ainsi, l’alchimie désigne la période religieuse de la science plus tard appelée chimie, et dont le plan définitif n’est pas encore trouvé ; tout comme l’astrologie forme la période religieuse d’une autre construction scientifique, l’astronomie.

Or, voici qu’après s’être moqués soixante ans de la pierre philosophale, les chimistes, conduits par l’expérience, n’osent plus nier la transmutabilité des corps ; tandis que les astronomes sont amenés par la mécanique du monde à soupçonner aussi une organique du monde, c’est-à-dire précisément quelque chose comme l’astrologie. N’est-ce pas le cas de dire, à l’instar du philosophe que j’ai cité tout à l’heure, que si un peu de chimie détourne de la pierre philosophale, beaucoup de chimie ramène à la pierre philosophale ; et semblablement, que si un peu d’astronomie fait rire des astrologues, beaucoup d’astronomie ferait croire aux astrologues[4]

J’ai certes moins d’inclination au merveilleux que bien des athées ; mais je ne puis m’empêcher de penser que les histoires de miracles, de prédictions, de charmes, etc., ne sont que des récits défigurés d’effets extraordinaires produits par certaines forces latentes, ou, comme on disait autrefois, par des puissances occultes. Notre science est encore si brutale et si pleine de mauvaise foi ; nos docteurs montrent tant d’impertinence pour si peu de savoir ; ils nient si impudemment les faits qui les gênent, afin de protéger les opinions qu’ils exploitent, que je me méfie de ces esprits forts, à l’égal des superstitieux. Oui, j’en suis convaincu, notre rationalisme grossier est l’inauguration d’une période qui, à force de science, deviendra vraiment prodigieuse ; l’univers, à mes yeux, n’est qu’un laboratoire de magie, où il faut s’attendre à tout… Cela dit, je rentre dans mon sujet.

On se tromperait donc, si l’on allait s’imaginer, après l’exposé rapide que j’ai fait des évolutions religieuses, que la métaphysique a dit son dernier mot sur la double énigme exprimée dans ces quatre mots : existence de Dieu, immortalité de l’âme. Ici, comme ailleurs, les conclusions les plus avancées et les mieux établies de la raison, celles qui paraissent avoir tranché à jamais la question théologique, nous ramènent au mysticisme primordial, et impliquent les données nouvelles d’une inévitable philosophie. La critique des opinions religieuses nous fait sourire aujourd’hui et de nous-mêmes et des religions ; et pourtant le résumé de cette critique n’est qu’une reproduction du problème. Le genre humain, au moment où j’écris, est à la veille de reconnaître et d’affirmer quelque chose qui équivaudra pour lui à l’antique notion de la Divinité ; et cela, non plus comme autrefois par un mouvement spontané, mais avec réflexion et en vertu d’une dialectique invincible.

Je vais, en peu de mots, tâcher de me faire entendre.

S’il est un point sur lequel les philosophes, malgré qu’ils en eussent, aient fini par se mettre d’accord, c’est sans doute la distinction de l’intelligence et de la nécessité, du sujet de la pensée et de son objet, du moi et du non-moi ; en termes vulgaires, de l’esprit et de la matière. Je sais bien que tous ces termes n’expriment rien de réel et de vrai, que chacun d’eux ne désigne qu’une scission de l’absolu, qui seul est vrai et réel, et que, pris séparément, ils impliquent tous également contradiction. Mais il n’est pas moins certain aussi que l’absolu nous est complétement inaccessible, que nous ne le connaissons que par ses termes opposés, qui seuls tombent sous notre empirisme ; et que, si l’unité seule peut obtenir notre foi, la dualité est la première condition de la science.

Ainsi, qui pense, et qui est pensé ? Qu’est-ce qu’une âme, qu’est-ce qu’un corps ? Je défie d’échapper à ce dualisme. Il en est des essences comme des idées : les premières se montrent séparées dans la nature, comme les secondes dans l’entendement ; et de même que les idées de Dieu et d’immortalité de l’âme, malgré leur identité, se sont posées successivement et contradictoirement dans la philosophie, tout de même, malgré leur fusion dans l’absolu, le moi et le non-moi se posent séparément et contradictoirement dans la nature, et nous avons des êtres qui pensent, en même temps que d’autres qui ne pensent pas.

Or, quiconque a pris la peine d’y réfléchir sait aujourd’hui qu’une semblable distinction, toute réalisée qu’elle soit, est ce que la raison peut rencontrer de plus inintelligible, de plus contradictoire, de plus absurde. L’être ne se conçoit pas plus sans les propriétés de l’esprit que sans les propriétés de la matière : en sorte que si vous niez l’esprit, parce que, ne tombant sous aucune des catégories de temps, d’espace, de mouvement, de solidité, etc., il vous semble dépouillé de tous les attributs qui constituent le réel, je nierai à mon tour la matière, qui, ne m’offrant d’appréciable que sa passivité, d’intelligible que ses formes, ne se manifeste nulle part comme cause (volontaire et libre), et se dérobe entièrement comme substance : et nous arrivons à l’idéalisme pur, c’est-à-dire au néant. Mais le néant répugne à des je ne sais quoi qui vivent et qui raisonnent, réunissant en eux-mêmes, dans un état (je ne saurais dire lequel) de synthèse commencée ou de scission imminente, tous les attributs antagonistes de l’être. Force nous est donc de débuter par un dualisme dont nous savons parfaitement que les termes sont faux, mais qui, étant pour nous la condition du vrai, nous oblige invinciblement ; force nous est, en un mot, de commencer avec Descartes et avec le genre humain par le moi, c’est-à-dire par l’esprit.

Mais depuis que les religions et les philosophies, dissoutes par l’analyse, sont venues se fondre dans la théorie de l’absolu, nous n’en savons pas mieux ce que c’est que l’esprit, et nous ne différons en cela des anciens que par la richesse de langage dont nous décorons l’obscurité qui nous assiége. Seulement, tandis que, pour les hommes d’autrefois, l’ordre accusait une intelligence hors du monde ; pour les modernes, il semble plutôt l’accuser dans le monde. Or, qu’on la place dedans ou dehors, dès l’instant qu’on l’affirme en vertu de l’ordre, il faut l’admettre partout où l’ordre se manifeste, ou ne l’accorder nulle part. Il n’y a pas plus de raison d’attribuer de l’intelligence à la tête qui produisit l’Iliade qu’à une masse de matière qui cristallise en octaèdres ; et réciproquement il est aussi absurde de rapporter le système du monde à des lois physiques, sans tenir compte du moi ordonnateur, que d’attribuer la victoire de Marengo à des combinaisons stratégiques, sans tenir compte du premier consul. Toute la différence qu’on pourrait faire est que, dans ce dernier cas, le moi pensant est localisé dans le cerveau de Bonaparte ; tandis que, par rapport à l’univers, le moi n’a pas de lieu spécial et se répand partout.

Les matérialistes ont cru avoir bon marché de l’opinion contraire, en disant que l’homme, ayant assimilé l’univers à son corps, acheva sa comparaison en prêtant à cet univers une âme semblable à celle qu’il supposait être le principe de sa vie et de sa pensée ; qu’ainsi tous les arguments de l’existence de Dieu se réduisaient à une analogie d’autant plus fausse que le terme de comparaison était lui-même hypothétique.

Assurément je ne viens pas défendre le vieux syllogisme : tout arrangement suppose une intelligence ordonnatrice ; or, il existe dans le monde un ordre admirable ; donc le monde est l’œuvre d’une intelligence. Ce syllogisme, tant rebattu depuis Job et Moïse, bien loin d’être une solution, n’est que la formule de l’énigme qu’il s’agit de déchiffrer. Nous connaissons parfaitement ce que c’est que l’ordre ; mais nous ignorons absolument ce que nous voulons dire par le mot Ame, Esprit ou Intelligence : comment donc pouvons-nous logiquement conclure de la présence de l’un à l’existence de l’autre ? Je récuserai donc jusqu’à plus ample informé la prétendue preuve de l’existence de Dieu, tirée de l’ordre du monde ; et je n’y verrai tout au plus qu’une équation proposée à la philosophie. De la conception de l’ordre à l’affirmation de l’esprit, il y a tout un abîme de métaphysique à combler ; je n’ai garde, encore une fois, de prendre le problème pour la démonstration.

Mais ce n’est pas là ce dont il s’agit en ce moment. J’ai voulu constater que la raison humaine était fatalement et invinciblement conduite à la distinction de l’être en moi et non-moi, esprit et matière, âme et corps. Or, qui ne voit que l’objection des matérialistes prouve précisément ce qu’elle a pour objet de nier ? L’homme distinguant en lui-même un principe spirituel et un principe matériel, qu’est-ce autre chose que la nature même, proclamant tour à tour sa double essence, et rendant témoignage de ses propres lois ? Et remarquons l’inconséquence du matérialisme : il nie, et il est forcé de nier que l’homme soit libre ; or, moins l’homme a de liberté, plus son dire acquiert d’importance et doit être regardé comme l’expression de la vérité. Lorsque j’entends cette machine qui me dit : je suis âme et je suis corps ; bien qu’une semblable révélation m’étonne et me confonde, elle revêt à mes yeux une autorité incomparablement plus grande que celle du matérialiste qui, corrigeant la conscience et la nature, entreprend de leur faire dire : je suis matière et rien que matière, et l’intelligence n’est que la faculté matérielle de reconnaître.

Que serait-ce, si, prenant à mon tour l’offensive, je démontrais combien l’existence des corps, ou, en d’autres termes, la réalité d’une nature purement corporelle, est une opinion insoutenable ? — La matière, dit-on, est impénétrable. — Impénétrable à quoi ? Demanderai-je. A elle-même sans doute ; car on n’oserait dire à l’esprit, puisque ce serait admettre ce que l’on veut écarter. Sur quoi j’élève cette double question : qu’en savez-vous ? Et qu’est-ce que cela signifie ?

1° L’impénétrabilité, par laquelle on prétend définir la matière, n’est qu’une hypothèse de physiciens inattentifs, une conclusion grossière déduite d’un jugement superficiel. L’expérience montre dans la matière une divisibilité à l’infini, une dilatabilité à l’infini, une porosité sans limite assignable, une perméabilité à la chaleur, à l’électricité et au magnétisme, en même temps qu’une propriété de les retenir, indéfinies ; des affinités, des influences réciproques et des transformations sans nombre : toutes choses peu compatibles avec la donnée d’un aliquid impénétrable. L’élasticité, qui, mieux qu’aucune autre propriété de la matière, pouvait conduire, par l’idée de ressort ou résistance, à celle d’impénétrabilité, varie au gré de mille circonstances, et dépend entièrement de l’attraction moléculaire : or, quoi de plus inconciliable avec l’impénétrabilité que cette attraction ? Enfin il existe une science que l’on pourrait rigoureusement définir science de la pénétrabilité de la matière : c’est la chimie. En effet, en quoi ce que l’on nomme composition chimique diffère-t-il d’une pénétration[5]… bref, on ne connaît de la matière que ses formes ; quant à la substance, néant. Comment donc est-il possible d’affirmer la réalité d’un être invisible, impalpable, incoercible, toujours changeant, toujours fuyant, impénétrable seulement à la pensée, à laquelle il ne laisse voir de lui que ses déguisements ? Matérialiste ! Je vous permets d’attester la réalité de vos sensations : quant à ce qui les occasionne, tout ce que vous en pouvez dire implique cette réciprocité : quelque chose (que vous appelez matière) est l’occasion des sensations qui arrivent à un autre quelque chose (que je nomme esprit).

2o Mais d’où vient donc cette supposition, que rien dans l’observation externe ne justifie, qui n’est pas vraie, d’impénétrabilité de la matière, et quel en est le sens ?

Ici apparaît le triomphe du dualisme. La matière est déclarée impénétrable, non pas, comme les matérialistes et le vulgaire se le figurent, par le témoignage des sens, mais par la conscience. C’est le moi, nature incompréhensible, qui, se sentant libre, distinct et permanent, et rencontrant hors de lui-même une autre nature également incompréhensible, mais distincte aussi et permanente malgré ses métamorphoses, prononce, en vertu des sensations et des idées que cette essence lui suggère, que le non-moi est étendu et impénétrable. L’impénétrabilité est un mot figuratif, une image sous laquelle la pensée, scission de l’absolu, se représente la réalité matérielle, autre scission de l’absolu : mais cette impénétrabilité, sans laquelle la matière s’évanouit, n’est en dernière analyse qu’un jugement spontané du sens intime, un à priori métaphysique, une hypothèse non vérifiée… de l’esprit.

Ainsi, soit que la philosophie, après avoir renversé le dogmatisme théologique, spiritualise la matière ou matérialise la pensée, idéalise l’être ou réalise l’idée ; soit qu’identifiant la substance et la cause elle substitue partout la force, toutes phrases qui n’expliquent et ne signifient rien : toujours elle nous ramène à l’éternel dualisme, et, en nous sommant de croire à nous-mêmes, nous oblige de croire à Dieu, si ce n’est aux esprits. Il est vrai qu’en faisant rentrer l’esprit dans la nature, à la différence des anciens qui l’en séparaient, la philosophie a été conduite à cette conclusion fameuse, qui résume à peu près tout le fruit de ses recherches : dans l’homme, l’esprit se sait, tandis que partout ailleurs il nous semble qu’il ne se sait pas. — « Ce qui veille dans l’homme, qui rêve dans l’animal et qui dort dans la pierre… » a dit un philosophe.

La philosophie, à sa dernière heure, ne sait donc rien de plus qu’à sa naissance : comme si elle n’eût paru dans le monde que pour vérifier le mot de Socrate, elle nous dit, en se couvrant solennellement de son drap mortuaire : je sais que je ne sais rien. Que dis-je ? La philosophie sait aujourd’hui que tous ses jugements reposent sur deux hypothèses également fausses, également impossibles, et cependant également nécessaires et fatales, la matière et l’esprit. En sorte que, tandis qu’autrefois l’intolérance religieuse et les discordes philosophiques, répandant partout les ténèbres, excusaient le doute et invitaient à une insouciance libidineuse, le triomphe de la négation sur tous les points ne permet plus même ce doute ; la pensée affranchie de toute entrave, mais vaincue par ses propres succès, est contrainte d’affirmer ce qui lui paraît clairement contradictoire et absurde. Les sauvages disent que le monde est un grand fétiche gardé par un grand manitou. Pendant trente siècles, les poëtes, les législateurs et les sages de la civilisation, se transmettant d’âge en âge la lampe philosophique, n’ont rien écrit de plus sublime que cette profession de foi. Et voici qu’à la fin de cette longue conspiration contre Dieu, qui s’est appelée elle-même philosophie, la raison émancipée conclut comme la raison sauvage : L’univers est un non-moi, objectivé par un moi.

L’humanité suppose donc fatalement l’existence de Dieu : et si, pendant la longue période qui se clôt de notre temps, elle a cru à la réalité de son hypothèse ; si elle en a adoré l’inconcevable objet ; si, après s’être saisie dans cet acte de foi, elle persiste sciemment, mais non plus librement, dans cette opinion d’un être souverain qu’elle sait n’être qu’une personnification de sa propre pensée ; si elle est à la veille de recommencer ses invocations magiques, il faut croire qu’une si étonnante hallucination cache quelque mystère, qui mérite d’être approfondi.

Je dis hallucination et mystère, mais sans que je prétende nier par là le contenu surhumain de l’idée de Dieu, comme aussi sans admettre la nécessité d’un nouveau symbolisme, je veux dire d’une nouvelle religion. Car s’il est indubitable que l’humanité, en affirmant Dieu ou tout ce que l’on voudra sous le nom de moi ou d’esprit, n’affirme qu’elle-même, on ne saurait nier non plus qu’elle s’affirme alors comme autre que ce qu’elle se connaît ; cela résulte de toutes les mythologies comme de toutes les théodicées. Et puisque d’ailleurs cette affirmation est irrésistible, elle tient sans doute à des rapports secrets qu’il importe de déterminer, s’il est possible, scientifiquement.

En d’autres termes, l’athéisme, autrement dit l’humanisme, vrai dans toute sa partie critique et négative, ne serait, s’il s’arrêtait à l’homme tel quel de la nature, s’il écartait comme jugement abusif cette affirmation première de l’humanité, qu’elle est fille, émanation, image, reflet ou verbe de Dieu, l’humanisme, dis-je, ne serait, s’il reniait ainsi son passé, qu’une contradiction de plus. Force nous est donc d’entreprendre la critique de l’humanisme, c’est-à-dire de vérifier si l’humanité, considérée dans son ensemble et dans toutes les périodes de son développement, satisfait à l’idée divine, déduction faite même des attributs hyperboliques et fantastiques de Dieu ; si elle satisfait à la plénitude de l’être, si elle se satisfait à elle-même. Force nous est, en un mot, de rechercher si l’humanité tend à Dieu, selon le dogme antique, ou si c’est elle-même qui devient Dieu, comme parlent les modernes. Peut-être trouverons-nous à la fin que les deux systèmes, malgré leur opposition apparente, sont vrais à la fois, et au fond identiques : dans ce cas, l’infaillibilité de la raison humaine, dans ses manifestations collectives comme dans ses spéculations réfléchies, serait hautement confirmée. — En un mot, jusqu’à ce que nous ayons vérifié sur l’homme l’hypothèse de Dieu, la négation athéiste n’a rien de définitif.

C’est donc une démonstration scientifique, c’est-à-dire empirique, de l’idée de Dieu, qui reste à faire : or, cette démonstration n’a jamais été essayée. La théologie dogmatisant sur l’autorité de ses mythes, la philosophie spéculant à l’aide des catégories, Dieu est demeuré à l’état de conception transcendentale, c’est-à-dire inaccessible à la raison, et l’hypothèse subsiste toujours.

Elle subsiste, dis-je, cette hypothèse, plus vivace, plus impitoyable que jamais. Nous sommes parvenus à l’une de ces époques fatidiques, où la société, dédaigneuse du passé et tourmentée de l’avenir, tantôt embrasse le présent avec frénésie, laissant à quelques penseurs solitaires le soin de préparer la foi nouvelle ; tantôt crie à Dieu de l’abîme de ses jouissances et demande un signe de salut, ou cherche dans le spectacle de ses révolutions, comme dans les entrailles d’une victime, le secret de ses destinées.

Qu’ai-je besoin d’insister davantage ? L’hypothèse de Dieu est légitime, car elle s’impose à tout homme malgré lui : elle ne saurait donc m’être reprochée par personne. Celui qui croit ne peut moins faire que de m’accorder la supposition que Dieu existe ; celui qui nie est forcé de me l’accorder encore, puisque lui-même l’avait faite avant moi, toute négation impliquant une affirmation préalable ; quant à celui qui doute, il lui suffit de réfléchir un instant pour comprendre que son doute suppose nécessairement un je ne sais quoi que tôt ou tard il appellera Dieu.

Mais si je possède, du fait de ma pensée, le droit de supposer Dieu, je dois conquérir le droit de l’affirmer. En d’autres termes, si mon hypothèse s’impose invinciblement, elle est pour le moment tout ce que je puis prétendre. Car affirmer, c’est déterminer ; or, toute détermination, pour être vraie, doit être donnée empiriquement. En effet, qui dit détermination, dit rapport, conditionnalité, expérience. Puis donc que la détermination du concept de Dieu doit sortir pour nous d’une démonstration empirique, nous devons nous abstenir de tout ce qui, dans la recherche de cette haute inconnue, n’étant pas donné par l’expérience, dépasserait l’hypothèse, sous peine de retomber dans les contradictions de la théologie, et par conséquent de soulever de nouveau les protestations de l’athéisme.


III.


Il me reste à dire comment, dans un livre d’économie politique, j’ai dû partir de l’hypothèse fondamentale de toute philosophie.

Et d’abord, j’ai besoin de l’hypothèse de Dieu pour fonder l’autorité de la science sociale. — Quand l’astronome, pour expliquer le système du monde, s’appuyant exclusivement sur l’apparence, suppose, avec le vulgaire, le ciel en voûte, la terre plate, le soleil gros comme un ballon, et décrivant une courbe en l’air de l’orient à l’occident, il suppose l’infaillibilité des sens, sauf à rectifier plus tard, à fur et mesure de l’observation, la donnée de laquelle il est obligé de partir. C’est qu’en effet la philosophie astronomique ne pouvait admettre à priori que les sens nous trompent, et que nous ne voyons pas ce que nous voyons : que deviendrait, après un pareil principe, la certitude de l’astronomie ? Mais le rapport des sens pouvant, en certains cas, se rectifier et se compléter par lui-même, l’autorité des sens demeure inébranlable, et l’astronomie est possible.

De même la philosophie sociale n’admet point à priori que l’humanité dans ses actes puisse ni tromper ni être trompée : sans cela, que deviendrait l’autorité du genre humain, c’est-à-dire l’autorité de la raison, synonyme au fond de la souveraineté du peuple ? Mais elle pense que les jugements humains, toujours vrais dans ce qu’ils ont d’actuel et d’immédiat, peuvent se compléter et s’éclairer successivement les uns les autres, à mesure de l’acquisition des idées, de manière à mettre toujours d’accord la raison générale avec la spéculation individuelle, et à étendre indéfiniment la sphère de la certitude : ce qui est toujours affirmer l’autorité des jugements humains.

Or, le premier jugement de la raison, le préambule de toute constitution politique, cherchant une sanction et un principe, est nécessairement celui-ci : Il est un Dieu ; ce qui veut dire : la société est gouvernée avec conseil, préméditation, intelligence. Ce jugement, qui exclut le hasard, est donc ce qui fonde la possibilité d’une science sociale ; et toute étude historique et positive des faits sociaux, entreprise dans un but d’amélioration et de progrès, doit supposer avec le peuple l’existence de Dieu, sauf à rendre compte plus tard de ce jugement.

Ainsi, l’histoire des sociétés n’est plus pour nous qu’une longue détermination de l’idée de Dieu, une révélation progressive de la destinée de l’homme. Et tandis que l’ancienne sagesse faisait tout dépendre de la notion arbitraire et fantastique de la divinité, opprimant la raison et la conscience, et arrêtant le mouvement par la terreur d’un maître invisible ; — la nouvelle philosophie, renversant la méthode, brisant l’autorité de Dieu aussi bien que celle de l’homme, et n’acceptant d’autre joug que celui du fait et de l’évidence, fait tout converger vers l’hypothèse théologique, comme vers le dernier de ses problèmes.

L’athéisme humanitaire est donc le dernier terme de l’affranchissement moral et intellectuel de l’homme, par conséquent la dernière phase de la philosophie, servant de passage à la reconstruction ou vérification scientifique de tous les dogmes démolis.

J’ai besoin de l’hypothèse de Dieu, non-seulement, comme je viens de le dire, pour donner un sens à l’histoire, mais encore pour légitimer les réformes à opérer, au nom de la science, dans l’État.

Soit que nous considérions la Divinité comme extérieure à la société, dont elle modère d’en-haut les mouvements (opinion tout à fait gratuite et très-probablement illusoire) ; — soit que nous la jugions immanente dans la société et identique à cette raison impersonnelle et inconsciencieuse qui, comme un instinct, fait marcher la civilisation (bien que l’impersonnalité et l’ignorance de soi répugnent à l’idée d’intelligence) ; — soit enfin que tout ce qui s’accomplit dans la société résulte du rapport de ses éléments (système dont tout le mérite est de changer un actif en passif, de faire l’intelligence nécessité, ou, ce qui revient au même, de prendre la loi pour la cause) : toujours s’ensuit-il que, les manifestations de l’activité sociale nous apparaissant nécessairement ou comme des signes de la volonté de l’Être Suprême, ou bien comme une espèce de langage typique de la raison générale et impersonnelle, ou bien enfin comme des jalons de la nécessité, ces manifestations seront pour nous d’une autorité absolue. Leur série étant liée dans le temps aussi bien que dans l’esprit, les faits accomplis déterminent et légitiment les faits à accomplir ; la science et le destin sont d’accord ; tout ce qui arrive procédant de la raison, et réciproquement la raison ne jugeant que sur l’expérience de ce qui arrive, la science a droit de participer au gouvernement, et ce qui fonde sa compétence comme conseil, justifie son intervention comme souverain.

La science, exprimée, reconnue et acceptée par le suffrage de tous comme divine, est la reine du monde. Ainsi, grâce à l’hypothèse de Dieu, toute opposition stationnaire ou rétrograde, toute fin de non-recevoir proposée par la théologie, la tradition ou l’égoïsme, se trouve péremptoirement et irrévocablement écartée.

J’ai besoin de l’hypothèse de Dieu pour montrer le lien qui unit la civilisation à la nature.

En effet, cette hypothèse étonnante, par laquelle l’homme s’assimile à l’absolu, impliquant l’identité des lois de la nature et des lois de la raison, nous permet de voir dans l’industrie humaine le complément de l’opération créatrice, rend solidaire l’homme et le globe qu’il habite, et, dans les travaux d’exploitation de ce domaine où nous a placés la Providence, et qui devient ainsi en partie notre ouvrage, nous fait concevoir le principe et la fin de toutes choses. Si donc l’humanité n’est pas Dieu, elle continue Dieu ; ou, si l’on préfère un autre style, ce que l’humanité fait aujourd’hui avec réflexion, est la même chose que ce qu’elle a commencé d’instinct, et que la nature nous semble accomplir par nécessité. Dans tous ces cas, et quelque opinion qu’on choisisse, une chose demeure indubitable, l’unité d’action et de loi. Êtres intelligents, acteurs d’une fable conduite avec intelligence, nous pouvons hardiment conclure de nous à l’univers et à l’éternel, et, quand nous aurons définitivement organisé parmi nous le travail, dire avec orgueil : la création est expliquée.

Ainsi le champ d’exploration de la philosophie se trouve déterminé : la tradition est le point de départ de toute spéculation sur l’avenir ; l’utopie est écartée à jamais ; l’étude du moi, transportée de la conscience individuelle aux manifestations de la volonté sociale, acquiert le caractère d’objectivité dont elle avait été jusqu’alors privée ; et, l’histoire devenant psychologie, la théologie anthropologie, les sciences naturelles métaphysique, la théorie de la raison se déduit, non plus de la vacuité de l’intellect, mais des innombrables formes d’une nature largement et directement observable.

J’ai besoin de l’hypothèse de Dieu pour témoigner de ma bonne volonté envers une multitude de sectes, dont je ne partage pas les opinions, mais dont je crains les rancunes : — théistes ; je sais tel qui, pour la cause de Dieu, serait prêt à tirer l’épée, et comme Robespierre à faire jouer la guillotine jusqu’à la destruction du dernier athée, sans se douter que cet athée ce serait lui ; — mystiques, dont le parti, composé en grande partie d’étudiants et de femmes, marchant sous la bannière de MM. Lamennais, Quinet, Leroux et autres, a pris pour devise : tel maître tel valet, tel Dieu tel peuple ; et, pour régler le salaire d’un ouvrier, commence par restaurer la religion ; — spiritualistes, qui, si je méconnaissais les droits de l’esprit, m’accuseraient de fonder le culte de la matière, contre lequel je proteste de toutes les forces de mon âme ; — sensualistes et matérialistes, pour qui le dogme divin est le symbole de la contrainte et le principe de l’asservissement des passions, hors desquelles, disent-ils, il n’est pour l’homme ni plaisir, ni vertu, ni génie ; — éclectiques et sceptiques, libraires-éditeurs de toutes les vieilles philosophies, mais eux-mêmes ne philosophant pas, coalisés en une vaste confrérie, avec approbation et privilége, contre quiconque pense, croit ou affirme sans leur permission ; — conservateurs enfin, rétrogrades, égoïstes et hypocrites, prêchant l’amour de Dieu par la haine du prochain, accusant depuis le déluge la liberté des malheurs du monde, et calomniant la raison par sentiment de leur sottise.

Se pourrait-il donc que l’on accusât une hypothèse qui, loin de blasphémer les fantômes vénérés de la foi, n’aspire qu’à les faire paraître au grand jour ; qui, au lieu de rejeter les dogmes traditionnels et les préjugés de la conscience, demande seulement à les vérifier ; qui, tout en se défendant des opinions exclusives, prend pour axiôme l’infaillibilité de la raison, et grâce à ce fécond principe, ne conclura sans doute jamais contre aucune des sectes antagonistes ? Se pourrait-il que les conservateurs religieux et politiques me reprochassent de troubler l’ordre des sociétés, lorsque je pars de l’hypothèse d’une intelligence souveraine, source de toute pensée d’ordre ; que les démocrates semi-chrétiens me maudissent comme ennemi de Dieu, par conséquent traître à la république, lorsque je cherche le sens et le contenu de l’idée de Dieu ; et que les marchands universitaires m’imputassent à impiété de démontrer la non-valeur de leurs produits philosophiques, alors que je soutiens précisément que la philosophie doit s’étudier dans son objet, c’est-à-dire dans les manifestations de la société et de la nature ?…

J’ai besoin de l’hypothèse de Dieu pour justifier mon style.

Dans l’ignorance où je suis de tout ce qui regarde Dieu, le monde, l’âme, la destinée ; forcé de procéder comme le matérialiste, c’est-à-dire par l’observation et l’expérience, et de conclure dans le langage du croyant, parce qu’il n’en existe pas d’autre ; ne sachant pas si mes formules, malgré moi théologiques, doivent être prises au propre ou au figuré ; dans cette perpétuelle contemplation de Dieu, de l’homme et des choses, obligé de subir la synonymie de tous les termes qu’embrassent les trois catégories de la pensée, de la parole et de l’action, mais ne voulant rien affirmer d’un côté plus que de l’autre : la rigueur de la dialectique exigeait que je supposasse, rien de plus, rien de moins, cette inconnue qu’on appelle Dieu. Nous sommes pleins de la divinité, Jovis omnia plena ; nos monuments, nos traditions, nos lois, nos idées, nos langues et nos sciences, tout est infecté de cette indélébile superstition hors de laquelle il ne nous est pas donné de parler ni d’agir, et sans laquelle nous ne pensons seulement pas.

Enfin j’ai besoin de l’hypothèse de Dieu pour expliquer la publication de ces nouveaux Mémoires.

Notre société se sent grosse d’événements et s’inquiète de l’avenir : comment rendre raison de ces pressentiments vagues avec le seul secours d’une raison universelle, immanente si l’on veut, et permanente, mais impersonnelle et par conséquent muette ; — ou bien avec l’idée de nécessité, s’il implique que la nécessité se connaisse, et partant qu’elle ait des pressentiments ? Reste donc encore une fois l’hypothèse d’un agent ou incube qui presse la société, et lui donne des visions.

Or, quand la société prophétise, elle s’interroge par la bouche des uns, et se répond par la bouche des autres. Et sage alors qui sait écouter et comprendre, parce que Dieu même a parlé, quia locutus est Deus.

L’académie des sciences morales et politiques a proposé la question suivante :

Déterminer les faits généraux qui règlent les rapports des profits avec les salaires, et en expliquer les oscillations respectives.

Il y a quelques années, la même Académie demandait : Quelles sont les causes de la misère ? C’est qu’en effet le dix-neuvième siècle n’a qu’une pensée, qui est égalité et réforme. Mais l’esprit souffle où il veut : beaucoup se mirent à ruminer la question, personne ne répondit. Le collége des aruspices a donc renouvelé sa demande, mais en termes plus significatifs. Il veut savoir si l’ordre règne dans l’atelier ; si les salaires sont équitables ; si la liberté et le privilége se font une juste compensation ; si la notion de valeur, qui domine tous les faits d’échange, est, dans les formes où l’ont rendue les économistes, suffisamment exacte ; si le crédit protége le travail ; si la circulation est régulière ; si les charges de la société pèsent également sur tous, etc., etc.

Et, en effet, la misère ayant pour cause immédiate l’insuffisance du revenu, il convient de savoir comment, hors les cas de malheur et de mauvaise volonté, le revenu de l’ouvrier est insuffisant. C’est toujours la même question d’inégalité des fortunes qui fit tant de bruit il y a un siècle, et qui, par une fatalité étrange, se reproduit sans cesse dans les programmes académiques, comme si là était le véritable nœud des temps modernes.

L’égalité donc, son principe, ses moyens, ses obstacles, sa théorie, les motifs de son ajournement, la cause des iniquités sociales et providentielles : voilà ce qu’il faut apprendre au monde, en dépit des sarcasmes de l’incrédulité.

Je sais bien que les vues de l’Académie ne sont pas si profondes, et qu’elle a horreur des nouveautés à l’égal d’un concile ; mais plus elle se tourne vers le passé, plus elle nous réfléchit l’avenir, plus par conséquent nous devons croire à son inspiration : car les vrais prophètes sont ceux qui ne comprennent pas ce qu’ils annoncent. Écoutez plutôt :

Quelles sont, a dit l’Académie, les applications les plus utiles qu’on puisse faire du principe de l’association volontaire et privée au soulagement de la misère ?

Et encore : Exposer la théorie et les principes du contrat d’assurance, en faire l’histoire, et déduire de la doctrine et des faits les développements que ce contrat peut recevoir, et les diverses applications utiles qui pourraient en être faites dans l’état de progrès où se trouve actuellement notre commerce et notre industrie.

Les publicistes conviennent que l’assurance, forme rudimentaire de la solidarité commerciale, est une association dans les choses, societas in re, c’est-à-dire une société dont les conditions, fondées sur des rapports purement économiques, échappent à l’arbitraire de l’homme. En sorte qu’une philosophie de l’assurance ou de la garantie mutuelle des intérêts, qui serait déduite de la théorie générale des sociétés réelles, in re, contiendrait la formule de l’association universelle, à laquelle personne ne croit à l’Académie. Et lorsque, réunissant dans le même point de vue le sujet et l’objet, l’Académie demande, à côté d’une théorie de l’association des intérêts, une théorie de l’association volontaire, elle nous révèle ce que doit être la société la plus parfaite, et par là même elle affirme tout ce qu’il y a de plus contraire à ses convictions. Liberté, égalité, solidarité, association ! Par quelle inconcevable méprise un corps si éminemment conservateur a-t-il proposé aux citoyens ce nouveau programme des droits de l’homme ? Ainsi Caïphe prophétisait la rédemption en reniant Jésus-Christ.

Sur la première de ces questions, quarante-cinq mémoires en deux ans ont été adressés à l’Académie : preuve que le sujet répondait merveilleusement à l’état des esprits. Mais, parmi tant de concurrents, aucun n’ayant été jugé digne du prix, l’Académie a retiré la question, alléguant l’insuffisance des concurrents, mais en réalité parce que l’insuccès du concours étant le seul but que s’était proposé l’Académie, il lui importait de déclarer, sans attendre davantage, les espérances des partisans de l’association dénuées de fondement.

Ainsi donc messieurs de l’Académie désavouent, dans la chambre de leurs séances, ce qu’ils ont annoncé sur le trépied ! Une telle contradiction n’a rien qui m’étonne ; et Dieu me garde de leur en faire un crime. Les anciens croyaient que les révolutions s’annonçaient par des signes épouvantables, et qu’entre autres prodiges les animaux parlaient. C’était une figure, pour désigner ces idées soudaines et ces paroles étranges qui circulent tout à coup dans les masses aux instants de crise, et qui semblent privées de tous antécédents humains, tant elles s’écartent du cercle de la judiciaire commune. À l’époque où nous vivons, pareille chose ne pouvait manquer de se produire. Après avoir, par un instinct fatidique et une spontanéité machinale, pecudesque locutæ, proclamé l’association, messieurs de l’Académie des sciences morales et politiques sont rentrés dans leur prudence ordinaire, et chez eux la routine est venue démentir l’inspiration. Sachons donc discerner les avis d’en haut d’avec les jugements intéressés des hommes, et tenons pour certain que dans les discours des sages cela est surtout indubitable, à quoi leur réflexion a eu le moins de part.

Toutefois l’Académie, en rompant si brusquement avec ses intuitions, semble avoir éprouvé quelque remords. En place d’une théorie de l’association, à laquelle par réflexion elle ne croit plus, elle demande un Examen critique du système d’instruction et d’éducation de Pestalozzi, considéré principalement dans ses rapports avec le bien-être et la moralité des classes pauvres. Qui sait ? peut-être que le rapport des profits et des salaires, l’association, l’organisation du travail, enfin, se trouvent au fond d’un système d’enseignement. La vie de l’homme n’est-elle pas un perpétuel apprentissage ? La philosophie et la religion ne sont-elles pas l’éducation de l’humanité ? Organiser l’instruction, ce serait donc organiser l’industrie, et faire la théorie de la société : l’Académie, dans ses moments lucides, en revient toujours là.

Quelle influence, c’est encore l’Académie qui parle, les progrès et le goût du bien-être matériel exercent-ils sur la moralité d’un peuple ?

Prise dans le sens le plus apparent, cette nouvelle question de l’Académie est banale et propre tout au plus à exercer un rhéteur. Mais l’Académie, qui doit jusqu’à la fin ignorer le sens révolutionnaire de ses oracles, a levé le rideau dans sa glose. Qu’a-t-elle donc vu de si profond dans cette thèse épicurienne ?

« C’est, nous dit-elle, que le goût du luxe et des jouissances, l’amour singulier qu’en éprouve le plus grand nombre, la tendance des âmes et des intelligences à s’en préoccuper exclusivement, l’accord des particuliers et de l’État pour en faire le mobile et le but de tous leurs projets, de tous leurs efforts et de tous leurs sacrifices, engendrent des sentiments généraux ou individuels qui, bienfaisants ou nuisibles, deviennent des principes d’action plus puissants peut-être que ceux qui en d’autres temps ont dominé les hommes. »

Jamais plus belle occasion ne s’était offerte à des moralistes d’accuser le sensualisme du siècle, la vénalité des consciences, et la corruption érigée en moyen de gouvernement : au lieu de cela, que fait l’Académie des sciences morales ? Avec le calme le plus automatique, elle institue une série où le luxe, si longtemps proscrit par les stoïciens et les ascètes, ces maîtres en sainteté, doit apparaître à son tour comme un principe de conduite aussi légitime, aussi pur et aussi grand que tous ceux invoqués jadis par la religion et la philosophie. Déterminez, nous dit-elle, les mobiles d’action (sans doute vieux maintenant et usés) auxquels succède providentiellement dans l’histoire la volupté, et, d’après les résultats des premiers, calculez les effets de celle-ci. Prouvez, en un mot, qu’Aristippe n’a fait que devancer son siècle, et que sa morale devait avoir son triomphe, aussi bien que celle de Zénon et d’Akempis.

Donc, nous avons affaire à une société qui ne veut plus être pauvre, qui se moque de tout ce qui lui fut autrefois cher et sacré, la liberté, la religion et la gloire, tant qu’elle n’a pas la richesse ; qui, pour l’obtenir, subit tous les affronts, se rend complice de toutes les lâchetés : et cette soif ardente de plaisir, cette volonté irrésistible d’arriver au luxe, symptôme d’une nouvelle période dans la civilisation, est le commandement suprême en vertu duquel nous devons travailler à l’expulsion de la misère : ainsi dit l’Académie. Que devient après cela le précepte de l’expiation et de l’abstinence, la morale du sacrifice, de la résignation et de l’heureuse médiocrité ? Quelle méfiance des dédommagements promis pour l’autre vie, et quel démenti à l’Évangile ! Mais surtout quelle justification d’un gouvernement qui a pris la clef d’or pour système ! Comment des hommes religieux, des chrétiens, des Sénèque, ont-ils proféré d’un seul coup tant de maximes immorales ?

L’Académie, complétant sa pensée, va nous répondre.

Démontrez comment les progrès de la justice criminelle, dans la poursuite et la punition des attentats contre les personnes et les propriétés, suivent et marquent les âges de la civilisation depuis l’état sauvage jusqu’à l’état des peuples les mieux policés.

Croit-on que les criminalistes de l’Académie des sciences morales aient prévu la conclusion de leurs prémisses ? Le fait qu’il s’agit d’étudier dans chacun de ses moments, et que l’Académie indique par les mots progrès de la justice criminelle, n’est autre chose que l’adoucissement progressif qui se manifeste, soit dans les formes de l’instruction criminelle, soit dans la pénalité, à mesure que la civilisation croît en liberté, en lumière et en richesse. En sorte que le principe des institutions répressives étant inverse de tous ceux qui constituent le bien-être des sociétés, il y a élimination constante de toutes les parties du système pénal comme de tout l’attirail judiciaire, et que la conclusion dernière de ce mouvement est celle-ci : La sanction de l’ordre n’est ni la terreur ni le supplice ; par conséquent ni l’enfer ni la religion.

Quel renversement des idées reçues ! Quelle négation de tout ce que l’Académie des sciences morales a pour mission de défendre ! Mais si la sanction de l’ordre n’est plus dans la crainte d’un châtiment à subir, soit dans cette vie, soit dans l’autre, où donc se trouvent les garanties protectrices des personnes et des propriétés ? Ou plutôt, sans institutions répressives, que devient la propriété ? Et sans la propriété, que devient la famille ?

L’Académie, qui ne sait rien de toutes ces choses, répond sans s’émouvoir :

Retracez les phases diverses de l’organisation de la famille sur le sol de la France, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours.

Ce qui signifie : déterminez, par les progrès antérieurs de l’organisation familiale, les conditions d’existence de la famille dans un état d’égalité des fortunes, d’association volontaire et libre, de solidarité universelle, de bien-être matériel et de luxe, d’ordre public sans prisons, cours d’assises, police ni bourreaux.

On s’étonnera peut-être qu’après avoir, à l’instar des plus audacieux novateurs, mis en question tous les principes de l’ordre social, la religion, la famille, la propriété, la justice, l’Académie des sciences morales et politiques n’ait pas aussi proposé ce problème : Quelle est la meilleure forme de gouvernement ? En effet, le gouvernement est pour la société la source d’où découle toute initiative, toute garantie, toute réforme. Il était donc intéressant de savoir si le gouvernement, tel qu’il se trouve formulé dans la Charte, suffisait à la solution pratique des questions de l’Académie.

Mais ce serait mal connaître les oracles que de s’imaginer qu’ils procèdent par induction et analyse ; et précisément parce que le problème politique était une condition ou corollaire des démonstrations demandées, l’Académie ne pouvait le mettre au concours. Une telle conclusion lui aurait ouvert les yeux, et sans attendre les mémoires des concurrents, elle se serait empressée de supprimer tout entier son programme. L’Académie a repris la question de plus haut. Elle s’est dit :

Les œuvres de Dieu sont belles de leur propre essence, justificata in semetipsa ; elles sont vraies, en un mot, parce qu’elles sont de lui. Les pensers de l’homme ressemblent à d’épaisses vapeurs, traversées par de longs et minces éclairs. Qu’est-ce donc que la vérité par rapport à nous, et quel est le caractère de la servitude ?

Comme si l’Académie nous disait : vous vérifierez l’hypothèse de votre existence, l’hypothèse de l’académie qui vous interroge, l’hypothèse du temps, de l’espace, du mouvement, de la pensée et des lois de la pensée. Puis vous vérifierez l’hypothèse du paupérisme, l’hypothèse de l’inégalité des conditions, l’hypothèse de l’association universelle, l’hypothèse du bonheur, l’hypothèse de la monarchie et de la république, l’hypothèse d’une providence !…

C’est toute une critique de Dieu et du genre humain.

J’en atteste le programme de l’honorable compagnie, ce n’est pas moi qui ai posé les conditions de mon travail, c’est l’Académie des sciences morales et politiques. Or, comment puis-je satisfaire à ces conditions, si je ne suis moi-même doué d’infaillibilité, en un mot si je ne suis Dieu ou devin ? L’académie admet donc que la divinité et l’humanité sont identiques, ou du moins corrélatives ; mais il s’agit de savoir en quoi consiste cette corrélation : tel est le sens du problème de la certitude, tel est le but de la philosophie sociale.

Ainsi donc, au nom de la société que Dieu inspire, une Académie interroge ;

Au nom de la même société, je suis l’un des voyants qui essaient de répondre. La tâche est immense, et je ne promets pas de la remplir : j’irai jusqu’où Dieu me donnera. Mais, quel que soit mon discours, il ne vient point de moi : la pensée qui fait courir ma plume ne m’est pas personnelle, et rien de ce que j’écris ne m’est imputable. Je rapporterai les faits tels que je les aurai vus ; je les jugerai sur ce que j’en aurai dit ; j’appellerai chaque chose de son nom le plus énergique, et nul ne pourra y trouver une offense. Je chercherai librement et d’après les règles de la divination que j’ai apprise, ce que nous veut le conseil divin qui s’exprime en ce moment par la bouche éloquente des sages, et par les vagissements inarticulés du peuple : et quand je nierais toutes les prérogatives consacrées par notre constitution, je ne serai point factieux. Je montrerai du doigt où nous pousse l’invisible aiguillon ; et mon action ni mes paroles ne seront irritantes. Je provoquerai la nue, et quand j’en ferais tomber la foudre, je serais innocent. Dans cette enquête solennelle où l’Académie m’invite, j’ai plus que le droit de dire la vérité, j’ai le droit de dire ce que je pense : puissent ma pensée, mon expression et la vérité, n’être jamais qu’une seule et même chose !

Et vous, lecteur, car sans lecteur il n’est pas d’écrivain ; vous êtes de moitié dans mon œuvre. Sans vous, je ne suis qu’un airain sonore ; avec la faveur de votre attention, je dirai merveille. Voyez-vous ce tourbillon qui passe et qu’on appelle la société, duquel jaillissent, avec un éclat si terrible, les éclairs, les tonnerres et les voix ? Je veux vous faire toucher du doigt les ressorts cachés qui le meuvent ; mais il faut pour cela que vous vous réduisiez, sous mon commandement, à l’état de pure intelligence. Les yeux de l’amour et du plaisir sont impuissants à reconnaître la beauté dans un squelette, l’harmonie dans des viscères mis à nu, la vie dans un sang noir et figé : ainsi les secrets de l’organisme social sont lettre close pour l’homme dont les passions et les préjugés offusquent le cerveau. De telles sublimités ne se laissent atteindre que dans une silencieuse et froide contemplation. Souffrez donc qu’avant de dérouler à vos yeux les feuillets du livre de vie, je prépare votre âme par cette purification sceptique, que réclamèrent de tous temps de leurs disciples les grands instituteurs des peuples, Socrate, Jésus-Christ, saint Paul, saint Rémi, Bacon, Descartes, Galilée, Kant, etc.

Qui que vous soyez, couvert des haillons de la misère ou paré des vêtements somptueux du luxe, je vous rends à cette nudité lumineuse que ne ternissent ni les fumées de l’opulence, ni les poisons de l’envieuse pauvreté. Comment persuader au riche que la différence des conditions vient d’une erreur de compte ; et comment le pauvre, sous sa besace, se figurerait-il que le propriétaire possède de bonne foi ? S’enquérir des souffrances du travailleur est pour l’oisif la plus insupportable distraction ; de même que rendre justice à l’heureux est pour le misérable le breuvage le plus amer.

Vous êtes élevé en dignité : je vous destitue, vous voilà libre. Il y a trop d’optimisme sous ce costume d’ordonnance, trop de subordination, trop de paresse. La science exige l’insurrection de la pensée : or, la pensée d’un homme en place, c’est son traitement.

Votre maîtresse, belle, passionnée, artiste, n’est, je veux le croire, possédée que de vous. C’est-à-dire que votre âme, votre esprit, votre conscience, ont passé dans le plus charmant objet de luxe que la nature et l’art aient produit pour l’éternel supplice des humains fascinés. Je vous sépare de cette divine moitié de vous-même : c’est trop aujourd’hui de vouloir la justice et d’aimer une femme. Pour penser avec grandeur et netteté, il faut que l’homme dédouble sa nature et reste sous son hypostase masculine. Aussi bien, dans l’état où je vous ai mis, votre amante ne vous connaîtrait plus : souvenez-vous de la femme de Job.

De quelle religion êtes-vous ?… oubliez votre foi, et, par sagesse, devenez athée. — Quoi ! dites-vous, athée malgré notre hypothèse ! — non, mais à cause de notre hypothèse. Il faut avoir dès longtemps élevé sa pensée au-dessus des choses divines pour avoir le droit de supposer une personnalité au delà de l’homme, une vie au delà de cette vie. Du reste, n’ayez crainte de votre salut. Dieu ne se fâche point contre qui le méconnaît par raison, pas plus qu’il ne se soucie de qui l’adore sur parole ; et, dans l’état de votre conscience, le plus sûr pour vous est de ne rien penser de lui. Ne voyez-vous pas qu’il en est de la religion comme des gouvernements, dont le plus parfait serait la négation de tous ? Qu’aucune fantaisie politique ni religieuse ne retienne donc votre âme captive ; c’est l’unique moyen aujourd’hui de n’être ni dupe ni renégat. Ah ! disais-je au temps de mon enthousiaste jeunesse, n’entendrai-je point sonner les secondes vêpres de la république, et nos prêtres, vêtus de blanches tuniques, chanter sur le mode dorien l’hymne du retour : Change, ô dieu, notre servitude, comme le vent du désert en un souffle rafraîchissant !… Mais j’ai désespéré des républicains, et je ne connais plus ni religion ni prêtres.

Je voudrais encore, pour assurer tout à fait votre jugement, cher lecteur, vous rendre l’âme insensible à la pitié, supérieure à la vertu, indifférente au bonheur. Mais ce serait trop exiger d’un néophyte. Souvenez-vous seulement, et n’oubliez jamais, que la pitié, le bonheur et la vertu, de même que la patrie, la religion et l’amour, sont des masques…






SYSTÈME
DES CONTRADICTIONS
ÉCONOMIQUES,


OU
PHILOSOPHIE DE LA MISÈRE.


CHAPITRE PREMIER.


DE LA SCIENCE ÉCONOMIQUE.
____


§ I. — Opposition du fait et du droit dans l’économie des sociétés.


J’affirme la réalité d’une science économique.

Cette proposition, dont peu d’économistes s’avisent aujourd’hui de douter, est la plus hardie peut-être qu’un philosophe ait jamais soutenue : et la suite de ces recherches prouvera, j’espère, que le plus grand effort de l’esprit humain sera un jour de l’avoir démontrée.

J’affirme d’autre part la certitude absolue en même temps que le caractère progressif de la science économique, de toutes les sciences à mon avis la plus compréhensive, la plus pure, la mieux traduite en faits : nouvelle proposition qui fait de cette science une logique ou métaphysique in concreto, et change radicalement les bases de l’ancienne philosophie. En d’autres termes, la science économique est pour moi la forme objective et la réalisation de la métaphysique ; c’est la métaphysique en action, la métaphysique projetée sur le plan fuyant de la durée ; et quiconque s’occupe des lois du travail et de l’échange, est vraiment et spécialement métaphysicien.

Après ce que j’ai dit au prologue, ceci n’a rien qui doive surprendre. Le travail de l’homme continue l’œuvre de Dieu, qui, en créant tous les êtres, ne fait que réaliser au dehors les lois éternelles de la raison. La science économique est donc nécessairement et tout à la fois une théorie des idées, une théologie naturelle et une psychologie. Cet aperçu général eût suffi à lui seul pour expliquer comment, ayant à traiter de matières économiques, je devais préalablement supposer l’existence de Dieu, et à quel titre moi, simple économiste, j’aspire à résoudre le problème de la certitude.

Mais, j’ai hâte de le dire, je ne regarde pas comme science l’ensemble incohérent de théories auquel on a donné depuis à peu près cent ans le nom officiel d’économie politique, et qui, malgré l’étymologie du nom, n’est encore autre chose que le code ou la routine immémoriale de la propriété. Ces théories ne nous offrent que les rudiments ou la première section de la science économique ; et c’est pourquoi, de même que la propriété, elles sont toutes contradictoires entre elles, et la moitié du temps inapplicables. La preuve de cette assertion, qui est, en un sens, la négation de l’économie politique, telle que nous l’ont transmise A. Smith, Ricardo, Malthus, J.-B. Say, et que nous la voyons stationner depuis un demi-siècle, résultera particulièrement de ce mémoire.

L’insuffisance de l’économie politique a de tout temps frappé les esprits contemplatifs, qui, trop amoureux de leurs rêveries pour approfondir la pratique, et se bornant à la juger sur ses résultats apparents, ont formé dès l’origine un parti d’opposition au statu quo, et se sont livrés à une satire persévérante et systématique de la civilisation et de ses coutumes. En revanche, la propriété, base de toutes les institutions sociales, ne manqua jamais de zélés défenseurs, qui, glorieux du titre de praticiens, rendirent guerre pour guerre aux détracteurs de l’économie politique, et travaillèrent d’une main courageuse et souvent habile à consolider l’édifice qu’avaient élevé de concert les préjugés généraux et la liberté individuelle. La controverse, encore pendante, entre les conservateurs et les réformistes, a pour analogue, dans l’histoire de la philosophie, la querelle des réalistes et des nominaux ; il est presque inutile d’ajouter que, d’une part comme de l’autre, l’erreur et la raison sont égales, et que la rivalité, l’étroitesse et l’intolérance des opinions ont été la seule cause du malentendu.

Ainsi, deux puissances se disputent le gouvernement du monde, et s’anathématisent avec la faveur de deux cultes hostiles : l’économie politique, ou la tradition ; et le socialisme, ou l’utopie.

Qu’est-ce donc, en termes plus explicites, que l’économie politique ? Qu’est-ce que le socialisme ?

L’économie politique est le recueil des observations faites jusqu’à ce jour sur les phénomènes de la production et de la distribution des richesses, c’est-à-dire sur les formes les plus générales, les plus spontanées, par conséquent les plus authentiques du travail et de l’échange.

Les économistes ont classé, tant bien qu’ils ont pu, ces observations ; ils ont décrit les phénomènes, constaté leurs accidents et leurs rapports ; ils ont remarqué, en plusieurs circonstances, un caractère de nécessité qui les leur a fait appeler lois ; et cet ensemble de connaissances, saisies sur les manifestations pour ainsi dire les plus naïves de la société, constitue l’économie politique.

L’économie politique est donc l’histoire naturelle des coutumes, traditions, pratiques et routines les plus apparentes et les plus universellement accréditées de l’humanité, en ce qui concerne la production et la distribution de la richesse. À ce titre, l’économie politique se considère comme légitime en fait et en droit : en fait, puisque les phénomènes qu’elle étudie sont constants, spontanés et universels ; en droit, puisque ces phénomènes ont pour eux l’autorité du genre humain, qui est la plus grande autorité possible. Aussi l’économie politique se qualifie-t-elle science, c’est-à-dire connaissance raisonnée et systématique de faits réguliers et nécessaires.

Le socialisme, qui, semblable au dieu Vichnou, toujours mourant et toujours ressuscitant, a fait depuis une vingtaine d’années sa dix millième incarnation en la personne de cinq ou six révélateurs ; le socialisme affirme l’anomalie de la constitution présente de la société, et, partant, de tous les établissements antérieurs. Il prétend, et il prouve, que l’ordre civilisé est facile, contradictoire, inefficace ; qu’il engendre de lui-même l’oppression, la misère et le crime ; il accuse, pour ne pas dire il calomnie, tout le passé de la vie sociale, et pousse de toutes ses forces à la refonte des mœurs et des institutions.

Le socialisme conclut, en déclarant l’économie politique une hypothèse fausse, une sophistique inventée au profit de l’exploitation du plus grand nombre par le plus petit ; et, faisant application de l’apophthegme a fructibus cognoscetis, il achève de démontrer l’impuissance et le néant de l’économie politique par le tableau des calomnies humaines, dont il la rend responsable.

Mais, si l’économie politique est fausse, la jurisprudence, qui en chaque pays est la science du droit et de la coutume, est donc fausse encore, puisque, fondée sur la distinction du tien et du mien, elle suppose la légitimité des faits décrits et classés par l’économie politique. Les théories de droit public et international, avec toutes les variétés de gouvernement représentatif, sont encore fausses, puisqu’elles reposent sur le principe de l’appropriation individuelle et de la souveraineté absolue des volontés.

Le socialisme accepte toutes ces conséquences. Pour lui, l’économie politique, regardée par plusieurs comme la physiologie de la richesse, n’est que la pratique organisée du vol et de la misère ; comme la jurisprudence, décorée par les légistes du nom de raison écrite, n’est à ses yeux que la compilation des rubriques du brigandage légal et officiel, en un mot, de la propriété. Considérées dans leurs rapports, ces deux prétendues sciences, l’économie politique et le droit, forment, au dire du socialisme, la théorie complète de l’iniquité et de la discorde. Passant ensuite de la négation à l’affirmation, le socialisme oppose au principe de propriété celui d’association, et se fait fort de recréer de fond en comble l’économie sociale, c’est-à-dire de constituer un droit nouveau, une politique nouvelle, des institutions et des mœurs diamétralement opposées aux formes anciennes.

Ainsi la ligne de démarcation entre le socialisme et l’économie politique est tranchée, et l’hostilité flagrante.

L’économie politique incline à la consécration de l’égoïsme ; le socialisme penche vers l’exaltation de la communauté.

Les économistes, sauf quelques infractions à leurs principes dont ils croient devoir accuser les gouvernements, sont optimistes quant aux faits accomplis ; les socialistes quant aux faits à accomplir.

Les premiers affirment que ce qui doit être est ; les seconds que ce qui doit être n’est pas. — Conséquemment, tandis que les premiers se portent comme défenseurs de la religion, de l’autorité et des autres principes contemporains et conservateurs de la propriété ; bien que leur critique, ne relevant que de la raison, porte de fréquentes atteintes à leurs préjugés : — les seconds rejettent l’autorité et la foi, et en appellent exclusivement à la science ; bien qu’une certaine religiosité tout à fait illibérale, et un dédain très-peu scientifique des faits, soient toujours le caractère le plus apparent de leurs doctrines.

Du reste, les uns et les autres ne cessent de s’accuser réciproquement d’impéritie et de stérilité.

Les socialistes demandent compte à leurs adversaires de l’inégalité des conditions, de ces débauches commerciales, où le monopole et la concurrence, dans une monstrueuse union, engendrent éternellement le luxe et la misère ; ils reprochent aux théories économiques, toujours moulées sur le passé, de laisser l’avenir sans espérance ; bref, ils signalent le régime propriétaire comme une hallucination horrible, contre laquelle l’humanité proteste et se débat depuis quatre mille ans.

Les économistes, de leur côté, défient les socialistes de produire un système où l’on puisse se passer de propriété, de concurrence et de police ; ils prouvent, pièces en main, que tous les projets de réforme n’ont jamais été que des rapsodies de fragments empruntés à ce même régime que le socialisme dénigre, des plagiats en un mot de l’économie politique, hors de laquelle le socialisme est incapable de concevoir et de formuler une idée.

Chaque jour voit s’accumuler les pièces de ce grave procès, et s’embrouiller la question.

Pendant que la société marche et trébuche, souffre et s’enrichit en suivant la routine économique, les socialistes, depuis Pythagore, Orphée, et l’impénétrable Hermès, travaillent à établir leur dogme contradictoirement à l’économie politique. Quelques essais d’association ont même été faits çà et là d’après leurs vues ; mais jusqu’à présent ces rares tentatives, perdues dans l’océan propriétaire, sont demeurées sans résultats ; et comme si le destin eût résolu d’épuiser l’hypothèse économique avant d’attaquer l’utopie socialiste, le parti réformateur est réduit à dévorer les sarcasmes de ses adversaires en attendant que son tour vienne.

Voila où en est la cause : le socialisme dénonce sans relâche les méfaits de la civilisation, constate jour par jour l’impuissance de l’économie politique à satisfaire les attractions harmoniques de l’homme, et présente requête sur requête ; l’économie politique emplit son dossier des systèmes socialistes, qui tous, les uns après les autres, passent et meurent dédaignés du sens commun. La persévérance du mal alimente la plainte des uns, en même temps que la constance des échecs réformistes fournit à l’ironie maligne des autres. Quand viendra le jugement ? Le tribunal est désert ; cependant l’économie politique use de ses avantages, et sans fournir caution, continue de régenter le monde : possideo quia possideo.

Si, de la sphère des idées, nous descendons aux réalités du monde, l’antagonisme nous paraîtra plus grave encore et plus menaçant.

Lorsque, dans ces dernières années, le socialisme, provoqué par de longues tempêtes, vint faire parmi nous sa fantastique apparition, les hommes que toute controverse avait jusqu’alors trouvés indifférents et tièdes, se rejetèrent avec effroi vers les idées monarchiques et religieuses ; la démocratie, qu’on accusait de porter ses dernières conséquences, fut maudite et refoulée. Cette inculpation aux démocrates de la part des conservateurs était une calomnie. La démocratie est par nature aussi antipathique à la pensée socialiste qu’incapable de suppléer la royauté, contre laquelle sa destinée est de conspirer toujours sans aboutir jamais. C’est ce qui parut bientôt, et dont nous sommes témoins tous les jours, dans les protestations de foi chrétienne et propriétaire de la part des publicistes démocrates, qui, dès ce moment, commencèrent à se voir délaissés du peuple.

D’autre part, la philosophie ne se montra ni moins étrangère, ni moins hostile au socialisme que la politique et la religion.

Car, de même que dans l’ordre politique la démocratie a pour principe la souveraineté du nombre, et la monarchie la souveraineté du prince ; de même aussi que dans les choses de la conscience la religion n’est autre que la soumission à un être mystique, appelé Dieu, et au prêtre qui le représente ; de même enfin que dans l’ordre économique la propriété, c’est-à-dire le domaine exclusif de l’individu sur les instruments du travail, est le point de départ des théories : — de même la philosophie, en prenant pour base les prétendus à priori de la raison, est conduite fatalement à attribuer au moi seul la génération et l’autocratie des idées, et à nier la valeur métaphysique de l’expérience, c’est-à-dire à mettre partout, à la place de la loi objective, l’arbitraire, le despotisme.

Or, une doctrine qui, née tout à coup au cœur de la société, sans antécédents et sans aïeux, repoussait de toutes les régions de la conscience et de la société le principe arbitral, pour y substituer, comme vérité unique, le rapport des faits ; qui rompait avec la tradition, et ne consentait à se servir du passé que comme d’un point d’où elle s’élançait vers l’avenir ; une telle doctrine ne pouvait manquer de soulever contre elle les autorités établies ; et l’on peut voir aujourd’hui comment, malgré leurs discordes intestines, lesdites autorités, qui n’en font qu’une, s’entendent pour combattre le monstre prêt à les engloutir.

Aux ouvriers qui se plaignent de l’insuffisance du salaire et de l’incertitude du travail, l’économie politique oppose la liberté du commerce ; aux citoyens qui cherchent les conditions de la liberté et de l’ordre, les idéologues répondent par des systèmes représentatifs ; aux âmes tendres qui, destituées de la foi antique, demandent la raison et le but de leur existence, la religion propose les secrets insondables de la Providence, et la philosophie tient en réserve le doute. Des faux-fuyants, toujours ! des idées pleines, où le cœur et l’esprit se reposent, jamais ! Le socialisme crie qu’il est temps de faire voile vers la terre ferme, et d’entrer dans le port ; mais, disent les antisociaux, il n’y a point de port ; l’humanité marche à la garde de Dieu, sous la conduite des prêtres, des philosophes, des orateurs et des économistes, et notre circumnavigation est éternelle.

Ainsi la société se trouve, dès son origine, divisée en deux grands partis : l’un, traditionnel, essentiellement hiérarchique, et qui, selon l’objet qu’il considère, s’appelle tour à tour royauté ou démocratie, philosophie ou religion, en un mot, propriété ; — l’autre qui, ressuscitant à chaque crise de la civilisation, se proclame avant tout anarchique et athée, c’est-à-dire réfractaire à toute autorité divine et humaine, c’est le socialisme.

Or, la critique moderne a démontré que dans un conflit de cette espèce la vérité se trouve, non dans l’exclusion de l’un des contraires, mais bien et seulement dans la conciliation de tous deux ; il est, dis-je, acquis à la science que tout antagonisme, soit dans la nature, soit dans les idées, se résout en un fait plus général, ou en une formule complexe, qui met les opposants d’accord en les absorbant, pour ainsi dire, l’un et l’autre. Ne pourrions-nous donc, hommes de sens commun, en attendant la solution que sans doute l’avenir réalisera, nous préparer à cette grande transition par l’analyse des puissances en lutte, ainsi que de leurs qualités positives et négatives ? Un semblable travail, fait avec exactitude et conscience, si même il ne nous conduisit d’emblée à la solution, aurait du moins l’inappréciable avantage de nous révéler les conditions du problème, et par là de nous tenir en garde contre toute utopie.

Qu’est-ce donc qu’il y a de nécessaire et de vrai dans l’économie politique ? où va-t-elle ? que peut-elle ? que nous veut-elle ? Voilà ce que je me propose de déterminer dans cet ouvrage. — Que vaut le socialisme ? La même investigation nous l’apprendra.

Car, puisqu’en fin de compte le but que poursuivent le socialisme et l’économie politique est le même, savoir la liberté, l’ordre et le bien-être parmi les humains, il est évident que les conditions à remplir, en d’autres termes, les difficultés à vaincre pour atteindre ce but, sont aussi pour tous deux les mêmes, et qu’il ne reste plus qu’à peser les moyens tentés ou proposés tant d’une part que de l’autre. Mais comme d’ailleurs il a été donné à l’économie politique seule, jusqu’à présent, de traduire ses idées en actes, tandis que le socialisme n’a guère fait que se livrer à une perpétuelle satire, il n’est pas moins clair qu’en appréciant selon leur mérite les travaux économiques, nous aurons par là même réduit à leur juste valeur les déclamations socialistes, en sorte que notre critique, spéciale en apparence, pourra prendre des conclusions absolues et définitives.

C’est ce qu’il est indispensable de faire mieux entendre par quelques exemples, avant d’entrer à fond dans l’examen de l’économie politique.


§ II. — Insuffisance des théories et des critiques.


Consignons d’abord une observation importante : les contendants sont d’accord de s’en référer à une autorité commune, que chacun compte avoir pour soi, la science.

Platon, utopiste, organisait sa république idéale au nom de la science, que, par modestie et euphémisme, il appelait philosophie. Aristote, praticien, réfutait l’utopie platonique au nom de la même philosophie. Ainsi va la guerre sociale depuis Platon et Aristote. Les socialistes modernes se réclament tous de la science une et indivisible, mais sans pouvoir se mettre d’accord ni sur le contenu, ni sur les limites, ni sur la méthode de cette science : les économistes, de leur côté, affirment que la science sociale n’est autre que l’économie politique.

Il s’agit donc tout d’abord de reconnaître ce que peut être une science de la société.

La science, en général, est la connaissance raisonnée et systématique de ce qui est.

Appliquant cette notion fondamentale à la société, nous dirons : La science sociale est la connaissance raisonnée et systématique, non pas de ce qu’a été la société, ni de ce qu’elle sera, mais de ce qu’elle est dans toute sa vie, c’est-à-dire dans l’ensemble de ses manifestations successives : car c’est là seulement qu’il peut y avoir raison et système. La science sociale doit embrasser l’ordre humanitaire, non-seulement dans telle ou telle période de sa durée, ni dans quelques-uns de ses éléments ; mais dans tous ses principes et dans l’intégralité de son existence : comme si l’évolution sociale, épandue dans le temps et l’espace, se trouvait tout à coup ramassée et fixée sur un tableau qui, montrant la série des âges et la suite des phénomènes, en découvrirait l’enchaînement et l’unité. Telle doit être la science de toute réalité vivante et progressive ; telle est incontestablement la science sociale.

Il se pourrait donc que l’économie politique, malgré sa tendance individualiste et ses affirmations exclusives, fût partie constituante de la science sociale, dans laquelle les phénomènes qu’elle décrit seraient comme les jalons primordiaux d’une vaste triangulation, et les éléments d’un tout organique et complexe. ce point de vue, le progrès de l’humanité, allant du simple au composé, serait entièrement conforme à la marche des sciences, et les faits discordants et si souvent subversifs, qui forment aujourd’hui le fonds et l’objet de l’économie politique, devraient être considérés par nous comme autant d’hypothèses particulières, successivement réalisées par l’humanité en vue d’une hypothèse supérieure, dont la réalisation résoudrait toutes les difficultés, et sans abroger l’économie politique, donnerait satisfaction au socialisme. — Car, ainsi que je l’ai dit au Prologue, en tout état de cause, nous ne pouvons admettre que l’humanité, de quelque façon qu’elle s’exprime, se trompe.

Rendons maintenant cela plus clair par les faits.

La question aujourd’hui la plus controversée est sans contredit l’organisation du travail.

Comme saint Jean-Baptiste prêchait dans le désert : Faites pénitence, les socialistes vont criant partout cette nouveauté vieille comme le monde : Organisez le travail ; sans pouvoir jamais dire ce que doit être, suivant eux, cette organisation. Quoi qu’il en soit, les économistes ont vu, dans cette clameur socialiste, une injure à leurs théories : c’était, en effet, comme si on leur eût reproché d’ignorer la première chose qu’ils dussent connaître, le travail. Ils ont donc répliqué à la provocation de leurs adversaires, d’abord en soutenant que le travail est organisé, qu’il n’y a pas d’autre organisation du travail que la liberté de produire et de faire des échanges, soit pour son compte personnel, soit en société avec d’autres, auquel cas la marche à suivre a été prévue par les codes civil et de commerce. Puis, comme cette argumentation ne servait qu’à prêter à rire aux adversaires, ils ont saisi l’offensive, et, faisait voir que les socialistes n’entendaient rien eux-mêmes à cette organisation qu’ils agitaient comme un épouvantail, ils ont fini par dire que ce n’était qu’une nouvelle chimère du socialisme, un mot vide de sens, une absurdité. Les écrits les plus récents des économistes sont pleins de ces jugements impitoyables.

Cependant il est certain que les mots organisation du travail présentent un sens aussi clair et aussi rationnel que ceux-ci : organisation de l’atelier, organisation de l’armée, organisation de la police, organisation de la charité, organisation de la guerre. À cet égard, la polémique des économistes s’est empreinte d’une déplorable déraison. — Il n’est pas moins sûr que l’organisation du travail ne peut être une utopie et une chimère : car, du moment que le travail, condition suprême de la civilisation, existe, il s’ensuit qu’il est déjà soumis à une organisation telle quelle, qu’il est permis aux économistes de trouver bonne, mais que les socialistes jugent détestable.

Resterait donc, relativement à la proposition d’organiser le travail, formulée par le socialisme, cette fin de non-recevoir, que le travail est organisé. Or, c’est ce qui est pleinement insoutenable, puisqu’il est notoire que dans le travail, l’offre, la demande, la division, la qualité, les proportions, le prix et la garantie, rien, absolument rien n’est régularisé ; tout, au contraire, est livré aux caprices du libre arbitre, c’est-à-dire du hasard.

Quant à nous, guidés par l’idée que nous nous sommes faite de la science sociale, nous affirmerons, contre les socialistes et contre les économistes, non pas qu’il faut organiser le travail, ni qu’il est organisé, mais qu’il s’organise.

Le travail, disons-nous, s’organise : c’est-à-dire qu’il est en train de s’organiser depuis le commencement du monde, et qu’il s’organisera jusqu’à la fin. L’économie politique nous enseigne les premiers rudiments de cette organisation ; mais le socialisme a raison de prétendre que, dans sa forme actuelle, l’organisation est insuffisante et transitoire ; et toute la mission de la science est de chercher sans cesse, à vue des résultats obtenus et des phénomènes en cours d’accomplissement, quelles sont les innovations immédiatement réalisables.

Le socialisme et l’économie politique, en se faisant une guerre burlesque, poursuivent donc au fond la même idée, l’organisation du travail.

Mais ils sont coupables tous deux d’infidélité à la science et de calomnie réciproque, lorsque, d’une part, l’économie politique, prenant pour science ses lambeaux de théorie, se refuse à tout progrès ultérieur ; et lorsque le socialisme, abdiquant la tradition, tend à reconstituer la société sur des bases introuvables.

Ainsi le socialisme n’est rien sans une critique profonde et un développement incessant de l’économie politique ; et pour appliquer ici le célèbre aphorisme de l’école, Nihil est in intellectu, quod prius non fuerit in sensu, il n’y a rien dans les hypothèses socialistes qui ne se retrouve dans les pratiques économiques. En revanche, l’économie politique n’est plus qu’une impertinente rapsodie, dès qu’elle affirme comme absolument valables les faits collectionnés par Adam Smith et J.-B. Say.

Une autre question, non moins controversée que la précédente, est celle de l’usure ou du prêt à intérêt.

L’usure, ou comme qui dirait le prix de l’usage, est l’émolument, de quelque nature qu’il soit, que le propriétaire retire de la prestation de sa chose. Quidquid sorti accrescit usura est, disent les théologiens. L’usure, fondement du crédit, apparaît au premier rang parmi les ressorts que la spontanéité sociale met en jeu dans son œuvre d’organisation, et dont l’analyse décèle les lois profondes de la civilisation. Les anciens philosophes et les Pères de l’Église, qu’il faut regarder ici comme les représentants du socialisme aux premiers siècles de l’ère chrétienne, par une inconséquence singulière, mais qui provenait de la pauvreté des notions économiques de leur temps, admettaient le fermage et condamnaient l’intérêt de l’argent, parce que, selon eux, l’argent était improductif. Ils distinguaient en conséquence le prêt des choses qui se consomment par l’usage, au nombre desquelles ils mettaient l’argent, et le prêt des choses qui, sans se consommer, profitent à l’usager par leur produit.

Les économistes n’eurent pas de peine à montrer, en généralisant la notion du loyer, que dans l’économie de la société l’action du capital ou sa productivité était la même, soit qu’il se consommât en salaires, soit qu’il conservât le rôle d’instrument ; qu’en conséquence il fallait ou proscrire le fermage de la terre, ou admettre l’intérêt de l’argent, puisque l’un et l’autre étaient au même titre la récompense du privilège, l’indemnité du prêt. Il fallut plus de quinze siècles pour faire passer cette idée, et rassurer les consciences qu’effrayaient les anathèmes du catholicisme contre l’usure. Mais enfin l’évidence et le vœu général étaient pour les usuriers ; ils gagnèrent la bataille contre le socialisme, et des avantages immenses, incontestables, résultèrent pour la société de cette espèce de légitimation de l’usure. Dans cette circonstance, le socialisme, qui avait tenté de généraliser la loi que Moïse n’avait faite que pour les seuls Israélites, Non fœneraberis proximo tuo, sed alieno, fut battu par une idée qu’il avait acceptée de la routine économique, à savoir le fermage, élevé jusqu’à la théorie de la productivité du capital.

Mais les économistes à leur tour furent moins heureux, lorsque plus tard on les somma de justifier le fermage en lui-même, et d’établir cette théorie du rendement des capitaux. On peut dire que, sur ce point, ils ont perdu tout l’avantage qu’ils avaient d’abord obtenu contre le socialisme.

Sans doute, et je suis le premier à le reconnaître, le loyer de la terre, de même que celui de l’argent et de toute valeur mobilière et immobilière, est un fait spontané, universel, qui a sa source au plus profond de notre nature, et qui devient bientôt, par son développement normal, l’un des ressorts les plus puissants de l’organisation. Je prouverai même que l’intérêt du capital n’est que la matérialisation de l’aphorisme, Tout travail doit laisser un excédant. Mais, en face de cette théorie, ou pour mieux dire de cette fiction de la productivité du capital, s’élève une autre thèse non moins certaine, et qui, dans ces derniers temps, a frappé les plus habiles économistes : c’est que toute valeur naît du travail, et se compose essentiellement de salaires ; en d’autres termes, qu’aucune richesse ne procède originairement du privilège, n’a de valeur que par la façon, et qu’en conséquence le travail seul, entre les hommes, est la source du revenu. Comment donc concilier la théorie du fermage ou de la productivité du capital, théorie confirmée par la pratique universelle, et que l’économie politique, en sa qualité de routinière, est forcée de subir, mais sans pouvoir la justifier, avec cette autre théorie qui nous montre la valeur se composant normalement de salaires, et qui aboutit fatalement, comme nous le démontrerons, à l’égalité dans la société du produit net et du produit brut ?

Les socialistes n’ont pas fait faute à l’occasion. S’emparant du principe que le travail est la source de tout revenu, ils se sont mis à demander compte aux détenteurs des capitaux de leurs fermages et revenants-bons ; et comme les économistes avaient remporté la première victoire, en généralisant sous une expression commune le fermage et l’usure, de même les socialistes ont pris leur revanche, en faisant disparaître, sous le principe plus général encore du travail, les droits seigneuriaux du capital. La propriété a été démolie de fond en comble ; les économistes n’ont su que se taire ; mais, dans l’impuissance de s’arrêter sur cette nouvelle pente, le socialisme a glissé jusqu’aux derniers confins de l’utopie communiste, et, faute d’une solution pratique, la société est réduite à ne pouvoir ni justifier sa tradition ni s’abandonner à des essais dont le moindre défaut serait de la faire rétrograder de quelques mille ans.

Dans une situation pareille, que prescrit la science ?

Assurément, ce n’est point de s’arrêter en un juste milieu arbitraire, insaisissable, impossible ; c’est de généraliser encore et de découvrir un troisième principe, un fait, une loi supérieure, qui explique la fiction du capital et le mythe de la propriété, et le concilie avec la théorie qui attribue au travail l’origine de toute richesse. — Voilà ce que le socialisme, s’il eût voulu procéder logiquement, devait entreprendre. En effet, la théorie de la productivité réelle du travail, et celle de la productivité fictive du capital, sont l’une et l’autre essentiellement économiques ; le socialisme n’a eu que la peine d’en montrer la contradiction, sans rien tirer de son expérience ni de sa dialectique ; car il paraît être aussi dépourvu de l’une que de l’autre. Or, en bonne procédure, le plaideur qui accepte l’autorité d’un titre pour une partie doit l’accepter pour le tout ; il n’est pas permis de scinder les pièces et les témoignages. Le socialisme avait-il le droit de décliner l’autorité de l’économie politique relativement à l’usure, lorsqu’il s’étayait de cette même autorité, relativement à la décomposition de la valeur ? Non, certes. Tout ce que le socialisme pouvait exiger en pareil cas, c’était, ou que l’économie politique fût appointée à concilier ses théories, ou qu’il fût chargé lui-même de cette épineuse commission.

Plus on approfondit ces solennels débats, plus il semble que le procès tout entier vient de ce que l’une des parties ne veut pas voir, tandis que l’autre refuse de marcher.

C’est un principe de notre droit public, que nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité générale, et moyennant une juste et préalable indemnité.

Ce principe est éminemment économique, car, d’un côté, il suppose le domaine éminent du citoyen que l’on exproprie, et dont l’adhésion, suivant l’esprit démocratique du pacte social, est nécessairement préjugée. D’autre part, l’indemnité, ou le prix de l’immeuble exproprié, se règle, non sur la valeur intrinsèque de l’objet, mais d’après la loi générale du commerce, qui est l’offre et la demande, en un mot, l’opinion. L’expropriation faite au nom de la société peut être assimilée à un marché de convenance, consenti par chacun envers tous, non-seulement donc le prix de la chose doit être payé, mais aussi la convenance ; et c’est ainsi, en effet, que l’on évalue l’indemnité. Si les jurisconsultes romains avaient saisi cette analogie, ils eussent moins hésité sans doute sur l’expropriation pour cause d’utilité publique.

Telle est donc la sanction du droit social d’exproprier, l’indemnité.

Or, en pratique, non-seulement le principe d’indemnité ne s’applique pas toutes les fois qu’il devrait l’être ; il est même impossible que cela soit. Ainsi, la loi qui a créé les chemins de fer, a stipulé l’indemnité des terrains qu’occuperaient les rails ; elle n’a rien fait pour cette foule d’industries qu’alimentait le roulage, et dont les pertes dépasseront de beaucoup la valeur des terrains remboursés aux propriétaires. De même, lorsqu’il fut question d’indemniser les fabricants de sucre de betterave, il ne vint à l’esprit de personne que l’État dût indemniser encore cette multitude d’ouvriers et d’employés que faisait vivre l’industrie betteravière, et qui allaient peut-être se trouver réduits à l’indigence. Cependant il est certain, d’après la notion du capital et la théorie de la production, que comme le possesseur terrien, à qui le chemin de fer enlève son instrument de travail, a droit d’être indemnisé, tout de même l’industriel, à qui le même chemin rend le capital stérile, a droit aussi à l’indemnité. D’où vient donc qu’on ne l’indemnise pas ? Hélas ! c’est qu’indemniser est impossible. Avec ce système de justice et d’impartialité, la société serait le plus souvent dans l’impuissance d’agir, et reviendrait à l’immobilité du droit romain. Il faut qu’il y ait des victimes… Le principe d’indemnité est en conséquence délaissé ; il y a banqueroute inévitable de l’État envers une ou plusieurs classes de citoyens.

Sur cela, les socialistes arrivent ; ils reprochent à l’économie politique de ne savoir que sacrifier l’intérêt des masses et créer des privilèges ; — puis, montrant dans la loi d’expropriation le rudiment d’une loi agraire, ils concluent brusquement à l’expropriation universelle, c’est-à-dire à la production et à la consommation en commun.

Mais ici le socialisme retombe de la critique dans l’utopie, et son impuissance éclate de nouveau dans ses contradictions. Si le principe d’expropriation pour cause d’utilité publique, développé dans toutes ses conséquences, conduit à une réorganisation complète de la société, avant de mettre la main à l’œuvre, il faut déterminer cette organisation nouvelle ; or, le socialisme, je le répète, n’a pour science que ses lambeaux de physiologie et d’économie politique. — Puis il faut, conformément au principe d’indemnité, sinon rembourser, du moins garantir aux citoyens les valeurs qu’ils auront livrées ; il faut, en un mot, les assurer contre les chances du changement. Or, en dehors de la fortune publique dont il demande la gestion, où le socialisme prendra-t-il la caution de cette même fortune ?

Il est impossible, en bonne et sincère logique, d’échapper à ce cercle. Aussi, les communistes, plus francs dans leur allure que certains autres sectaires aux idées ondoyantes et pacifiques, tranchent la difficulté, et se promettent, une fois maîtres du pouvoir, d’exproprier tout le monde et de n’indemniser et garantir personne. Au fond, cela pourrait n’être ni injuste ni déloyal ; malheureusement, brûler n’est pas répondre, comme disait à Robespierre l’intéressant Desmoulins ; et l’on revient toujours, en pareil débat, du feu et de la guillotine. Ici, comme partout, deux droits également sacrés sont en présence, le droit du citoyen et le droit de l’État ; c’est assez dire qu’il est une formule de conciliation supérieure aux utopies socialistes et aux théories tronquées de l’économie politique, et qu’il s’agit de découvrir. Que font, dans cette occurrence, les parties plaidantes ? Rien. On dirait plutôt qu’elles ne soulèvent les questions que pour avoir occasion de s’adresser des injures. Que dis-je ? Les questions ne sont seulement pas comprises par elles ; et tandis que le public s’entretient des problèmes sublimes de la société et de la destinée humaine, les entrepreneurs de science sociale, orthodoxes et schismatiques, ne sont pas d’accord sur les principes. Témoin la question qui a occasionné ces recherches, et que ses auteurs n’entendent certes pas plus que ses détracteurs, le Rapport des profits et des salaires.

Quoi ! des économistes, une Académie aurait mis au concours une question dont elle-même ne comprend pas les termes ! Comment donc une pareille idée aurait-elle pu lui venir ?…

Eh bien ! oui, ce que j’avance est incroyable, phénoménal ; mais cela est. Comme les théologiens, qui ne répondent aux problèmes de la métaphysique que par des mythes et des allégories, lesquels reproduisent toujours les problèmes, sans jamais les résoudre ; les économistes ne répondent aux questions qu’ils se posent qu’en racontant de quelle manière ils ont été amenés à les poser ; s’ils concevaient qu’on pût aller au delà, ils cesseraient d’être économistes.

Qu’est-ce, par exemple, que le profit ? c’est ce qui reste à l’entrepreneur après qu’il a payé tous ses frais. Or les frais se composent de journées de travail et de valeurs consommées, ou en définitive de salaires. Quel est donc le salaire d’un ouvrier ? le moins qu’on puisse lui donner, c’est-à-dire on ne sait pas. Quel doit être le prix de la marchandise portée au marché par l’entrepreneur ? le plus grand qu’il pourra obtenir, c’est-à-dire encore, on ne sait pas. Il est même défendu, en économie politique, de supposer que la marchandise et la journée de travail puissent être taxées, bien que l’on convienne qu’elles peuvent être évaluées ; et cela par la raison, disent les économistes, que l’évaluation est une opération essentiellement arbitraire, qui ne peut aboutir jamais à une sûre et certaine conclusion. Comment donc trouver le rapport de deux inconnues qui, d’après l’économie politique, ne peuvent en aucun cas être dégagées ? Ainsi l’économie politique pose des problèmes insolubles ; et pourtant nous verrons bientôt qu’il est inévitable qu’elle les pose, et que notre siècle les résolve. Voilà pourquoi j’ai dit que l’Académie des sciences morales, en mettant au concours le rapport des profits et des salaires, avait parlé sans conscience, avait parlé prophétiquement.

Mais, dira-t-on, n’est-il pas vrai que si le travail est fort demandé et les ouvriers rares, le salaire pourra s’élever pendant que d’un autre côté le profit baissera ? que si, par le flot des concurrences, la production surabonde, il y aura encombrement et vente à perte, par conséquent absence de profit pour l’entrepreneur, et menace de fériation pour l’ouvrier ? qu’alors celui-ci offrira son travail au rabais ? que si une machine est inventée, d’abord elle éteindra les feux de ses rivales ; puis, le monopole établi, l’ouvrier mis dans la dépendance de l’entrepreneur, le profit et le salaire iront en sens inverse l’un de l’autre ? Toutes ces causes, et d’autres encore, ne peuvent-elles être étudiées, appréciées, compensées, etc., etc., etc.

Oh ! des monographies, des histoires : nous en sommes saturés depuis Ad. Smith et J.-B. Say ; et l’on ne fait plus guère que des variations sur leurs textes. Mais ce n’est pas ainsi que la question doit être entendue, bien que l’Académie ne lui ait pas donné d’autre sens. Le rapport du profit et du salaire doit être pris dans un sens absolu, et non au point de vue inconcluant des accidents du commerce et de la division des intérêts, deux choses qui doivent ultérieurement recevoir leur interprétation. Je m’explique.

Considérant le producteur et le consommateur comme un seul individu, dont la rétribution est naturellement égale à son produit ; puis, distinguant dans ce produit deux parts, l’une qui rembourse le producteur de ses avances, l’autre qui figure son profit, d’après l’axiome que tout travail doit laisser un excédant : nous avons à déterminer le rapport de l’une de ces deux parts avec l’autre. Cela fait, il sera aisé d’en déduire les rapports de fortune de ces deux classes d’hommes, les entrepreneurs et les salariés, comme aussi de rendre raison de toutes les oscillations commerciales. Ce sera une série de corollaires à joindre à la démonstration.

Or, pour qu’un tel rapport existe et devienne appréciable, il faut de toute nécessité qu’une loi, interne ou externe, préside à la constitution du salaire et du prix de vente ; et comme, dans l’état actuel des choses, le salaire et le prix varient et oscillent sans cesse, on demande quels sont les faits généraux, les causes, qui font varier et osciller la valeur, et dans quelles limites s’accomplit cette oscillation.

Mais cette question même est contraire aux principes : car qui dit oscillation, suppose nécessairement une direction moyenne, vers laquelle le centre de gravité de la valeur la ramène sans cesse ; et quand l’Académie demande qu’on détermine les oscillations du profit et du salaire, elle demande par là même qu’on détermine la valeur. Or, c’est justement ce que repoussent messieurs de l’Académie : ils ne veulent point entendre que si la valeur est variable, elle est par cela même déterminable ; que la variabilité est indice et condition de déterminabilité. Ils prétendent que la valeur, variant toujours, ne peut jamais être déterminée. C’est comme si l’on soutenait qu’étant donné le nombre des oscillations par seconde d’un pendule, l’amplitude des oscillations, la latitude et l’élévation du lieu où se fait l’expérience, la longueur du pendule ne peut être déterminée, parce que ce pendule est en mouvement. Tel est le premier article de foi de l’économie politique.

Quant au socialisme, il ne paraît pas davantage avoir compris la question ni s’en soucier. Parmi la multitude de ses organes, les uns écartent purement et simplement le problème, en substituant à la répartition le rationnement, c’est-à-dire en bannissant de l’organisme social le nombre et la mesure ; les autres se tirent d’embarras en appliquant au salaire le suffrage universel. Il va sans dire que ces pauvretés trouvent des dupes par mille et centaines de mille.

La condamnation de l’économie politique a été formulée par Malthus dans ce passage fameux :

« Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir, ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme, dis-je, n’a pas le moindre droit à réclamer une portion quelconque de nourriture ; il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller, et ne tardera pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. »

Voici donc quelle est la conclusion nécessaire, fatale, de l’économie politique, conclusion que je démontrerai avec une évidence jusqu’à présent inconnue dans cet ordre de recherches : La mort à qui ne possède pas.

Afin de mieux saisir la pensée de Malthus, traduisons-la en propositions philosophiques, en la dépouillant de son vernis oratoire :

« La liberté individuelle, et la propriété qui en est l’expression, sont données dans l’économie politique ; l’égalité et la solidarité ne le sont pas.

» Sous ce régime, chacun chez soi, chacun pour soi : le travail, comme toute marchandise, est sujet à la hausse et à la baisse : de là les risques du prolétariat.

» Quiconque n’a ni revenu ni salaire, n’a pas droit de rien exiger des autres : son malheur retombe sur lui seul ; au jeu de la fortune, la chance a tourné contre lui. »

Au point de vue de l’économie politique, ces propositions sont irréfragables ; et Malthus, qui les a formulées avec une si alarmante précision, est à l’abri de tout reproche. Au point de vue des conditions de la science sociale, ces mêmes propositions sont radicalement fausses, et même contradictoires.

L’erreur de Malthus, ou pour mieux dire de l’économie politique, ne consiste point à dire qu’un homme qui n’a pas de quoi manger doit périr, ni à prétendre que sous le régime d’appropriation individuelle, celui qui n’a ni travail ni revenu n’a plus qu’à sortir de la vie par le suicide, s’il ne préfère s’en voir chassé par la famine : telle est, d’une part, la loi de notre existence ; telle est, de l’autre, la conséquence de la propriété ; et M. Rossi s’est donné beaucoup trop de peine pour justifier sur ce point le bon sens de Malthus. Je soupçonne, il est vrai, M. Rossi, faisant si longuement et avec tant d’amour l’apologie de Malthus, d’avoir voulu recommander l’économie politique de la même manière que son compatriote Machiavel, dans le livre du Prince, recommandait à l’admiration du monde le despotisme. En nous faisant voir la misère comme la condition sine quâ non de l’arbitraire industriel et commercial, M. Rossi semble nous crier : voilà votre droit, votre justice, votre économie politique ; voilà la propriété.

Mais la naïveté gauloise n’entend rien à ces finesses ; et mieux eût valu dire à la France, dans sa langue immaculée : L’erreur de Malthus, le vice radical de l’économie politique, consiste, en thèse générale, à affirmer comme état définitif une condition transitoire, savoir la distinction de la société en patriciat et prolétariat ; — spécialement, à dire que dans une société organisée, et par conséquent solidaire, il se peut que les uns possèdent, travaillent et consomment, tandis que les autres n’auraient ni possession, ni travail, ni pain. Enfin Malthus, ou l’économie politique, s’égare dans ses conclusions, lorsqu’il voit dans la faculté de reproduction indéfinie dont jouit l’espèce humaine, ni plus ni moins que toutes les espèces animales et végétales, une menace permanente de disette ; tandis qu’il fallait seulement en déduire la nécessité, et par conséquent l’existence d’une loi d’équilibre entre la population et la production.

En deux mots, la théorie de Malthus, et c’est là le grand mérite de cet écrivain, mérite dont aucun de ses confrères n’a songé à lui tenir compte, est une réduction à l’absurde de toute l’économie politique.

Quant au socialisme, il a été jugé dès longtemps par Platon et Thomas Morus en un seul mot, utopie, c’est-à-dire non-lieu, chimère.

Toutefois, il faut le dire pour l’honneur de l’esprit humain, et afin que justice soit rendue à tous : ni la science économique et législative ne pouvait être dans ses commencements autre que ce que nous l’avons vue ; ni la société ne peut s’arrêter à cette première position.

Toute science doit d’abord circonscrire son domaine, produire et rassembler ses matériaux : avant le système, les faits ; avant le siècle de l’art, le siècle de l’érudition. Soumise comme toute autre à la loi du temps et aux conditions de l’expérience, la science économique, avant de chercher comment les choses doivent se passer dans la société, avait à nous dire comment elles se passent ; et toutes ces routines, que les auteurs qualifient si pompeusement dans leurs livres de lois, de principes et de théories, malgré leur incohérence et leur contrariété, devaient être recueillies avec une diligence scrupuleuse, et décrites avec une impartialité sévère. Pour accomplir cette tâche, il fallait plus de génie peut-être, surtout plus de dévouement, que n’en exigera le progrès ultérieur de la science.

Si donc l’économie sociale est encore aujourd’hui plutôt une aspiration vers l’avenir qu’une connaissance de la réalité, il faut reconnaître aussi que les éléments de cette étude sont tous dans l’économie politique ; et je crois exprimer le sentiment général en disant que cette opinion est devenue celle de l’immense majorité des esprits. Le présent trouve peu de défenseurs, il est vrai ; mais le dégoût de l’utopie n’est pas moins universel : et tout le monde comprend que la vérité est dans une formule qui concilierait ces deux termes : conservation et mouvement.

Aussi, grâces en soient rendues aux A. Smith, aux J.-B. Say, aux Ricardo et aux Malthus, ainsi qu’à leurs téméraires contradicteurs, les mystères de la fortune, atria Ditis, sont mis à découvert ; la prépondérance du capital, l’oppression du travailleur, les machinations du monopole, éclairées sur tous les points, reculent devant les regards de l’opinion. Sur les faits observés et décrits par les économistes, on raisonne et l’on conjecture : des droits abusifs, des coutumes iniques, respectés aussi longtemps que dura l’obscurité qui les faisait vivre, à peine traînés au grand jour, expirent sous la réprobation générale ; on soupçonne que le gouvernement de la société doit être appris, non plus dans une idéologie creuse, à la façon du Contrat social, mais, ainsi que l’avait entrevu Montesquieu, dans le rapport des choses ; et déjà une gauche à tendances éminemment sociales, formée de savants, de magistrats, de jurisconsultes, de professeurs, de capitalistes même et de chefs industriels, tous nés représentants et défenseurs du privilège, et d’un million d’adeptes, se pose dans la nation au-dessus et en dehors des opinions parlementaires, et cherche, dans l’analyse des faits économiques, à surprendre les secrets de la vie des sociétés.

Représentons-nous donc l’économie politique comme une immense plaine, jonchée de matériaux préparés pour un édifice. Les ouvriers attendent le signal, pleins d’ardeur, et brûlant de se mettre à l’œuvre : mais l’architecte a disparu sans laisser de plan. Les économistes ont gardé mémoire d’une foule de choses : malheureusement ils n’ont pas l’ombre d’un devis. Ils savent l’origine et l’historique de chaque pièce ; ce qu’elle a coûté de façon ; quel bois fournit les meilleures solives, et quelle argile les meilleures briques ; ce qu’on a dépensé en outils et charrois ; combien gagnaient les charpentiers, et combien les tailleurs de pierre : ils ne connaissent la destination et la place de rien. Les économistes ne peuvent se dissimuler qu’ils aient sous les yeux les fragments jetés pêle-mêle d’un chef-d’œuvre, disjecti membra poetæ ; mais il leur a été impossible jusqu’à présent de retrouver le dessin général, et toutes les fois qu’ils ont essayé quelques rapprochements, ils n’ont rencontré que des incohérences. Désespérés à la fin de combinaisons sans résultat, ils ont fini par ériger en dogme l’inconvenance architectonique de la science, ou, comme ils disent, les inconvénients de ses principes ; en un mot, ils ont nié la science[6].

Ainsi la division du travail, sans laquelle la production serait à peu près nulle, est sujette à mille inconvénients, dont le pire est la démoralisation de l’ouvrier ; les machines produisent, avec le bon marché, l’encombrement et le chômage ; la concurrence aboutit à l’oppression ; l’impôt, lien matériel de la société, n’est le plus souvent qu’un fléau redouté à l’égal de l’incendie et de la grêle ; le crédit a pour corrélatif obligé la banqueroute ; la propriété est une fourmilière d’abus ; le commerce dégénère en jeu de hasard, où même il est quelquefois permis de tricher : bref, le désordre se trouvant partout en égale proportion avec l’ordre, sans qu’on sache comment celui-ci parviendra à éliminer celui-là, taxis ataxian diôkein, les économistes ont pris le parti de conclure que tout est pour le mieux, et regardent toute proposition d’amendement comme hostile à l’économie politique.

L’édifice social a donc été délaissé ; la foule a fait irruption sur le chantier : colonnes, chapiteaux et socles, le bois, la pierre et le métal, ont été distribués par lots et tirés au sort, et de tous ces matériaux rassemblés pour un temple magnifique, la propriété, ignorante et barbare, a construit des huttes. Il s’agit donc, non-seulement de retrouver le plan de l’édifice, mais de déloger les occupants, lesquels soutiennent que leur cité est superbe, et, au seul mot de restauration, se rangent en bataille sur leurs portes. Pareille confusion ne se vit autrefois à Babel : heureusement nous parlons français, et nous sommes plus hardis que les compagnons de Nemrod.

Quittons l’allégorie : la méthode historique et descriptive, employée avec succès tant qu’il n’a fallu opérer que des reconnaissances, est désormais sans utilité : après des milliers de monographies et de tables, nous ne sommes pas plus avancés qu’au temps de Xénophon et d’Hésiode. Les Phéniciens, les Grecs, les Italiens, travaillèrent autrefois comme nous faisons aujourd’hui : ils plaçaient leur argent, salariaient leurs ouvriers, étendaient leurs domaines, faisaient leurs expéditions et recouvrements, tenaient leurs livres, spéculaient, agiotaient, se ruinaient, selon toutes les règles de l’art économique, s’entendant non moins bien que nous à s’arroger des monopoles, et à rançonner le consommateur et l’ouvrier. De tout cela, les relations surabondent ; et quand nous repasserions éternellement nos statistiques et nos chiffres, nous n’aurions toujours devant les yeux que le chaos, le chaos immobile et uniforme.

On croit, il est vrai, qu’à partir des temps mythologiques jusqu’à la présente année 57 de notre grande révolution, le bien-être général s’est accru : le christianisme a longtemps passé pour la principale cause de cette amélioration, dont les économistes réclament actuellement tout l’honneur pour leurs principes. Car après tout, disent-ils, quelle a été l’influence du christianisme sur la société ? Profondément utopiste à sa naissance, il n’a pu se soutenir et s’étendre qu’en adoptant peu à peu toutes les catégories économiques, le travail, le capital, le fermage, l’usure, le trafic, la propriété, en un mot, en consacrant la loi romaine, expression la plus haute de l’économie politique.

Le christianisme, étranger, quant à sa partie théologique, aux théories sur la production et la consommation, a été pour la civilisation européenne ce qu’étaient naguère pour les ouvriers ambulants les sociétés de compagnonnage et la franc-maçonnerie, une espèce de contrat d’assurance et de secours mutuel ; sous ce rapport, il ne doit rien à l’économie politique, et le bien qu’il a fait ne peut être invoqué par elle en témoignage de certitude. Les effets de charité et de dévouement sont hors du domaine de l’économie, laquelle doit procurer le bonheur des sociétés par l’organisation du travail et par la justice. Pour le surplus, je suis prêt à reconnaître les effets heureux du mécanisme propriétaire ; mais j’observe que ces effets sont entièrement couverts par les misères qu’il est de la nature de ce mécanisme de produire : en sorte que, comme l’avouait naguère devant le parlement anglais un illustre ministre, et comme nous le démontrerons bientôt, dans la société actuelle, le progrès de la misère est parallèle et adéquat au progrès de la richesse, ce qui annulle complètement les mérites de l’économie politique.

Ainsi, l’économie politique ne se justifie ni par ses maximes ni par ses œuvres ; et, quant au socialisme, toute sa valeur se réduit à l’avoir constaté. Force nous est donc de reprendre l’examen de l’économie politique, puisqu’elle seule contient, du moins en partie, les matériaux de la science sociale ; et de vérifier si ses théories ne cacheraient pas quelque erreur dont le redressement concilierait le fait et le droit, révélerait la loi organique de l’humanité, et donnerait la conception positive de l’ordre.




CHAPITRE II.


DE LA VALEUR.


§ I. — Opposition de la valeur d’utilité et de la valeur d’échange.


La valeur est la pierre angulaire de l’édifice économique. Le divin artiste qui nous a commis à la continuation de son œuvre ne s’en est expliqué à personne : mais, sur quelques indices, on le conjecture. La valeur, en effet, présente deux faces : l’une, que les économistes appellent valeur d’usage, ou valeur en soi ; l’autre, valeur en échange, ou d’opinion. Les effets que produit la valeur sous ce double aspect, et qui sont fort irréguliers tant qu’elle n’est point assise, ou, pour nous exprimer plus philosophiquement, tant qu’elle n’est pas constituée, changent totalement par cette constitution.

Or, en quoi consiste la corrélation de valeur utile k valeur en échange ; que faut-il entendre par valeur constituée, et par quelle péripétie s’opère cette constitution : c’est l’objet et la fin de l’économie politique. Je supplie le lecteur de donner toute son attention à ce qui va suivre : ce chapitre étant le seul de l’ouvrage qui exige de sa part un peu de bonne volonté. De mon côté, je m’efforcerai d’être de plus en plus simple et clair.

Tout ce qui peut m’être de quelque service a pour moi de la valeur, et je suis d’autant plus riche que la chose utile est plus abondante : à cela point de difficulté. Le lait et la chair, les fruits et les graines, la laine, le sucre, le coton, le vin, les métaux, le marbre, la terre enfin, l’eau, l’air, le feu et le soleil, sont, relativement à moi, valeurs d’usage, valeurs par nature et destination. Si toutes les choses qui servent à mon existence étaient aussi abondantes que certaines d’entre elles, par exemple la lumière ; en d’autres termes, si la quantité de chaque espèce de valeurs était inépuisable, mon bien-être serait à jamais assuré : je n’aurais que faire de travailler, je ne penserais même pas. Dans cet état, il y aurait toujours utilité dans les choses, mais il ne serait plus vrai de dire qu’elles valent ; car la valeur, ainsi que nous le verrons bientôt, indique un rapport essentiellement social ; et c’est même uniquement par l’échange, en faisant une espèce de retour de la société sur la nature, que nous avons acquis la notion d’utilité. Tout le développement de la civilisation tient donc à la nécessité où se trouve la race humaine de provoquer incessamment la création de nouvelles valeurs, de même que les maux de la société ont leur cause première dans la lutte perpétuelle que nous soutenons contre notre propre inertie. Otez à l’homme ce besoin qui sollicite sa pensée et la façonne à la vie contemplative, et le contremaître de la création n’est plus que le premier des quadrupèdes.

Mais comment la valeur d’utilité devient-elle valeur en échange ? Car il faut remarquer que les deux sortes de valeurs, bien que contemporaines dans la pensée (puisque la première ne s’aperçoit qu’à l’occasion de la seconde), soutiennent néanmoins un rapport de succession : la valeur échangeable est donnée par une sorte de reflet de la valeur utile, comme les théologiens enseignent que dans la trinité, le père, se contemplant de toute éternité, engendre le fils. Cette génération de l’idée de valeur n’a pas été notée par les économistes avec assez de soin : il importe de nous y arrêter.

Puis donc que parmi les objets dont j’ai besoin, un très grand nombre ne se trouve dans la nature qu’en une quantité médiocre, ou même ne se trouve pas du tout, je suis forcé d’aider à la production de ce qui me manque ; et comme je ne puis mettre la main à tant de choses, je proposerai à d’autres hommes, mes collaborateurs dans des fonctions diverses, de me céder une partie de leurs produits en échange du mien. J’aurai donc par devers moi, de mon produit particulier, toujours plus que je ne consomme ; de même que mes pairs auront par devers eux, de leurs produits respectifs, plus qu’ils n’usent. Cette convention tacite s’accomplit par le commerce. À cette occasion, nous ferons observer que la succession logique des deux espèces de valeur apparaît bien mieux encore dans l’histoire que dans la théorie, les hommes ayant passé des milliers d’années à se disputer les bien naturels (c’est ce qu’on appelle la communauté primitive), avant que leur industrie eût donné lieu à aucun échange.

Or, la capacité qu’ont tous les produits, soit naturels, soit industriels, de servir à la subsistance de l’homme, se nomme particulièrement valeur d’utilité ; la capacité qu’ils ont de se donner l’un pour l’autre, valeur en échange. Au fond, c’est la même chose, puisque le second cas ne fait qu’ajouter au premier l’idée d’une substitution, et tout cela peut paraître d’une subtilité oiseuse : dans la pratique, les conséquences sont surprenantes, et tour à tour heureuses ou funestes. Ainsi, la distinction établie dans la valeur est donnée par les faits et n’a rien d’arbitraire : c’est à l’homme, en subissant cette loi, de la faire tourner au profit de son bien-être et de sa liberté. Le travail, selon la belle expression d’um auteur, M. Walras, est une guerre déclarée à la parcimonie de la nature ; c’est par lui que s’engendrent à la fois la richesse et la société. Non-seulement le travail produit incomparablement plus de biens que ne nous en donne la nature ; — ainsi, l’on a remarqué que les seuls cordonniers de France produisaient dix fois plus que les mines réunies du Pérou, du Brésil et du Mexique ; — mais le travail, par les transformations qu’il fait subir aux valeurs naturelles, étendant et multipliant à l’infini ses droits, il arrive peu à peu que toute richesse, à force de passer par la filière industrielle, revient tout entière à celui qui la crée, et qu’il ne reste rien ou presque rien pour le détenteur de la matière première.

Telle est donc la marche du développement économique : au premier moment, appropriation de la terre et des valeurs naturelles ; puis association et distribution par le travail jusqu’à complête égalité. Les abîmes sont semés sur notre route, le glaive est suspendu sur nos têtes ; mais, pour conjurer tous les périls, nous avons la raison ; et la raison, c’est la toute-puissance.

Il résulte du rapport de valeur utile à valeur échangeable que si, par accident ou malveillance, l’échange était interdit à l’un des producteurs, ou si l’utilité de son produit venait à cesser tout à coup, avec ses magasins remplis il ne posséderait rien. Plus il aurait fait de sacrifices et déployé de vaillance à produire, plus profonde serait sa misère. — Si l’utilité du produit, au lieu de disparaître tout à fait, était seulement diminuée, chose qui peut arriver de cent façons : le travailleur, au lieu d’être frappé de déchéance et ruiné par une catastrophe subite, ne serait qu’appauvri ; obligé de livrer une quantité forte de sa valeur pour une quantité faible de valeurs étrangères, sa subsistance se trouverait réduite dans une proportion égale au déficit de sa vente, ce qui le conduirait par degrés de l’aisance à l’exténuation. Si enfin l’utilité du produit venait à croître, ou bien si la production en était rendue moins coûteuse, la balance de l’échange tournerait à l’avantage du producteur, dont le bien-être pourrait ainsi s’élever de la médiocrité laborieuse à l’oisive opulence. Ce phénomène de dépréciation et d’enrichissement se manifeste sous mille formes et par mille combinaisons : c’est en cela que consiste le jeu passionnel et intrigué du commerce et de l’industrie ; c’est cette loterie pleine d’embûches que les économistes croient devoir durer éternellement, et dont l’Académie des sciences morales et politiques demande, sans le savoir, la suppression, lorsque, sous les noms de profit et de salaire, elle demande que l’on concilie la valeur utile et la valeur en échange, c’est-à-dire qu’on trouve le moyen de rendre toutes les valeurs utiles également échangeables, et vice versa toutes les valeurs échangeables également utiles.

Les économistes ont très-bien fait ressortir le double caractère de la valeur : mais ce qu’ils n’ont pas rendu avec la même netteté, c’est sa nature contradictoire. Ici commence notre critique.

L’utilité est la condition nécessaire de l’échange ; mais ôtez l’échange, et l’utilité devient nulle : ces deux termes sont indissolublement liés. Où est-ce donc qu’apparaît la contradiction ?

Puisque tous tant que nous sommes nous ne subsistons que par le travail et l’échange, et que nous sommes d’autant plus riches que nous produisons et échangeons davantage, la conséquence, pour chacun, est de produire le plus possible de valeur utile, afin d’augmenter d’autant ses échanges, et partant ses jouissances. Eh bien, le premier effet, l’effet inévitable de la multiplication des valeurs est de les avilir : plus une marchandise abonde, plus elle perd à l’échange et se déprécie commercialement. N’est-il pas vrai qu’il y a contradiction entre la nécessité du travail et ses résultats ?

Je conjure le lecteur, avant de courir au devant de l’explication, d’arrêter son attention sur le fait.

Un paysan qui a récolté vingt sacs de blé, qu’il se propose de manger avec sa famille, se juge deux fois plus riche que s’il n’en avait récolté que dix ; — pareillement une ménagère qui a filé cinquante aunes de toile se croit deux fois plus riche aussi que si elle n’en avait filé que vingt-cinq. Relativement au ménage, ils ont raison tous deux ; mais au point de vue de leurs relations extérieures, ils peuvent se tromper du tout au tout. Si la récolte du blé est double dans tout le pays, vingt sacs se vendront moins que dix ne se seraient vendus si elle avait été de moitié ; comme aussi, dans un cas semblable, cinquante aunes de toile vaudront moins que vingt-cinq. En sorte que la valeur décroît comme la production de l’utilité augmente, et qu’un producteur peut arriver à l’indigence en s’enrichissant toujours. Et cela paraît sans remède, puisque le seul moyen de salut serait que les produits industriels devinssent tous, comme l’air et la lumière, en quantité infinie, ce qui est absurde. Dieu de ma raison ! se serait dit Jean-Jacques : ce ne sont pas les économistes qui déraisonnent ; c’est l’économie politique elle-même qui est infidèle à ses définitions : Mentita est iniquitas sibi.

Dans les exemples qui précèdent, la valeur utile dépasse la valeur échangeable : dans d’autres cas, elle est moindre. Alors le même phénomène se produit, mais en sens inverse : la balance est favorable au producteur, et c’est le consommateur qui est frappé. C’est ce qui arrive notamment dans les disettes, où la hausse des subsistances a toujours quelque chose de factice. Il y a aussi des professions dont tout l’art consiste à donner à une utilité médiocre, et dont on se passerait fort bien, une valeur d’opinion exagérée : tels sont en général les arts de luxe. L’homme, par sa passion esthétique, est avide de futilités dont la possession satisfait hautement sa vanité, son goût inné du luxe, et son amour plus noble et plus respectable du beau : c’est là-dessus que spéculent les pourvoyeurs de ces sortes d’objets. Imposer la fantaisie et l’élégance n’est une chose ni moins odieuse ni moins absurde que de mettre des taxes sur la circulation : mais cet impôt est perçu par quelques entrepreneurs en vogue, que l’engouement général protège, et dont tout le mérite est bien souvent de fausser le goût et de faire naître l’inconstance. Dès lors personne ne se plaint ; et tous les anathèmes de l’opinion sont réservés aux monopoleurs qui, à force de génie, parviennent à élever de quelques centimes le prix de la toile et du pain…

C’est peu d’avoir signalé, dans la valeur utile et dans la valeur échangeable, cet étonnant contraste, où les économistes sont accoutumés à ne voir rien que de très-simple : il faut montrer que cette prétendue simplicité cache un mystère profond, que notre devoir est de pénétrer.

Je somme donc tout économiste sérieux de me dire, autrement qu’en traduisant ou répétant la question, par quelle cause la valeur décroît, à mesure que la production augmente ; et réciproquement qu’est-ce qui fait grandir cette même valeur, à mesure que le produit diminue. En termes techniques, la valeur utile et la valeur échangeable, nécessaires l’une à l’autre, sont en raison inverse l’une de l’autre : je demande donc pourquoi la rareté, non l’utilité, est synonyme de cherté. Car, remarquons-le bien, la hausse et la baisse des marchandises sont indépendantes de la quantité de travail dépensée dans la production ; et le plus ou le moins de frais qu’elles coûtent ne sert de rien pour expliquer les variations de la mercuriale. La valeur est capricieuse comme la liberté : elle ne considère ni l’utilité ni le travail ; loin de là, il semble que, dans le cours ordinaire des choses, et à part certaines perturbations exceptionnelles, les objets les plus utiles soient toujours ceux qui doivent se livrer à plus bas prix ; en d’autres termes, qu’il est juste que les hommes qui travaillent avec le plus d’agrément soient le mieux rétribués, et ceux qui versent dans leur peine le sang et l’eau, le plus mal. Tellement qu’en suivant le principe jusqu’aux dernières conséquences, on arriverait à conclure le plus logiquement du monde, que les choses dont l’usage est nécessaire et la quantité infinie, doivent être pour rien ; et celles dont l’utilité est nulle et la rareté extrême, d’un prix inestimable. Mais, et pour comble d’embarras, la pratique n’admet point ces extrêmes : d’un côté, aucun produit humain ne saurait jamais atteindre l’infini en grandeur ; de l’autre, les choses les plus rares ont besoin d’être, à un degré quelconque, utiles, sans quoi elles ne seraient susceptibles d’aucune valeur. La valeur utile et la valeur échangeable restent donc fatalement enchaînées l’une à l’autre, bien que par leur nature elles tendent continuellement à s’exclure.

Je ne fatiguerai pas le lecteur de la réfutation des logomachies qu’on pourrait présenter pour éclaircir ce sujet : il n’y a pas, sur la contradiction inhérente à la notion de valeur, de cause assignable, ni d’explication possible. Le fait dont je parle est un de ceux qu’on nomme primitifs, c’est-à-dire qui peuvent servir à en expliquer d’autres, mais qui en eux-mêmes, comme les corps appelés simples, sont insolubles. Tel est le dualisme de l’esprit et de la matière. L’esprit et la matière sont deux termes qui, pris séparément, indiquent chacun une vue spéciale de l’esprit, mais sans répondre à aucune réalité. De même, étant donné le besoin pour l’homme d’une grande variété de produits avec l’obligation d’y pourvoir par son travail, l’opposition de valeur utile à valeur échangeable en résulte nécessairement ; et de cette opposition, une contradiction sur le seuil même de l’économie politique. Aucune intelligence, aucune volonté divine et humaine ne saurait l’empêcher.

Ainsi, au lieu de chercher une explication chimérique, contentons-nous de bien constater la nécessité de la contradiction.

Quelle que soit l’abondance des valeurs créées et la proportion dans laquelle elles s’échangent, pour que nous échangions nos produits, il faut, si vous êtes demandeur, que mon produit vous convienne, et si vous êtes offrant, que j’agrée le vôtre. Car nul n’a droit d’imposer à autrui sa propre marchandise : le seul juge de l’utilité, ou, ce qui revient au même, du besoin, est l’acheteur. Donc, dans le premier cas, vous êtes arbitre de la convenance ; dans le second, c’est moi. Ôtez la liberté réciproque, et l’échange n’est plus l’exercice de la solidarité industrielle : c’est une spoliation. Le communisme, pour le dire en passant, ne triomphera jamais de cette difficulté.

Mais, avec la liberté, la production reste nécessairement indéterminée, soit en quantité, soit en qualité ; si bien qu’au point de vue du progrès économique, comme à celui de la convenance des consommateurs, l’estimation demeure éternellement arbitraire, et toujours le prix des marchandises flottera. Supposons pour un moment que tous les producteurs vendent à prix fixe : il y en aura qui, produisant à meilleur marché ou produisant mieux, gagneront beaucoup, pendant que les autres ne gagneront rien. De toute manière l’équilibre est rompu. — Veut-on, afin de parer à la stagnation du commerce, limiter la production au juste nécessaire ? C’est violer la liberté : car, en m’ôtant la faculté de choisir, vous me condamnez à payer un maximum ; vous détruisez la concurrence, seule garantie du bon marché, et provoquez à la contrebande. Ainsi, pour empêcher l’arbitraire commercial, vous vous jetterez dans l’arbitraire administratif ; pour créer l’égalité, vous détruirez la liberté : ce qui est la négation de l’égalité même. — Grouperez-vous les producteurs en un atelier unique, je suppose que vous possédiez ce secret ? Cela ne suffit point encore : il vous faudra grouper aussi les consommateurs en un ménage commun : mais alors vous désertez la question. Il ne s’agit pas d’abolir l’idée de valeur, ce qui est aussi impossible que d’abolir le travail, mais de la déterminer ; il ne s’agit pas de tuer la liberté individuelle, mais de la socialiser. Or, il est prouvé que c’est le libre arbitre de l’homme qui donne lieu à l’opposition entre la valeur utile et la valeur en échange : comment résoudre cette opposition, tant que subsistera le libre arbitre ? Et comment sacrifier celui-ci, à moins de sacrifier l’homme ?…

Donc, par cela seul qu’en ma qualité d’acheteur libre je suis juge de mon besoin, juge de la convenance de l’objet, juge du prix que je veux y mettre ; et que d’autre part, en votre qualité de producteur libre, vous êtes maître des moyens d’exécution, et qu’en conséquence vous avez la faculté de réduire vos frais, l’arbitraire s’introduit forcément dans la valeur, et la fait osciller entre l’utilité et l’opinion.

Mais cette oscillation, parfaitement signalée par les économistes, n’est rien que l’effet d’une contradiction qui, se traduisant sur une vaste échelle, engendre les phénomènes les plus inattendus. Trois années de fertilité, dans certaines provinces de la Russie, sont une calamité publique ; comme, dans nos vignobles, trois années d’abondance sont une calamité pour le vigneron. Les économistes, je le sais bien, attribuent cette détresse au manque de débouchés ; aussi est-ce une grande question parmi eux que les débouchés. Malheureusement il en est de la théorie des débouchés comme de celle de l’émigration qu’on a voulu opposer à Malthus ; c’est une pétition de principe. Les états les mieux pourvus de débouchés sont sujets à la surproduction comme les pays les plus isolés : où est-ce que la baisse et la hausse sont plus connues qu’à la bourse de Paris et de Londres ?

De l’oscillation de la valeur et des effets irréguliers qui en découlent, les socialistes et les économistes, chacun de leur côté, ont déduit des conséquences opposées, mais également fausses : les premiers en ont pris texte pour calomnier l’économie politique, et l’exclure de la science sociale ; les autres, pour rejeter toute possibilité de conciliation entre les termes, et affirmer comme loi absolue du commerce l’incommensurabilité des valeurs, partant l’inégalité des fortunes.

Je dis que des deux parts l’erreur est égale.

1o L’idée contradictoire de valeur, si bien mise en lumière par la distinction inévitable de valeur utile et valeur en échange, ne vient pas d’une fausse aperception de l’esprit, ni d’une terminologie vicieuse, ni d’aucune aberration de la pratique : elle est intime à la nature des choses, et s’impose à la raison comme forme générale de la pensée, c’est-à-dire comme catégorie. Or, comme le concept de valeur est le point de départ de l’économie politique, il s’ensuit que tous les éléments de la science, j’emploie le mot science par anticipation, sont contradictoires en eux-mêmes et opposés entre eux, si bien que sur chaque question l’économiste se trouve incessamment placé entre une affirmation et une négation également irréfutables. L’antinomie enfin, pour me servir du mot consacré par la philosophie moderne, est le caractère essentiel de l’économie politique, c’est-à-dire tout à la fois son arrêt de mort et sa justification.

Antinomie, littéralement contre-loi, veut dire opposition dans le principe ou antagonisme dans le rapport, comme la contradiction ou antilogie indique opposition ou contrariété dans le discours. L’antinomie, je demande pardon d’entrer dans ces détails de scolastique, mais peu familiers encore à la plupart des économistes, l’antinomie est la conception d’une loi à double face, l’une positive, l’autre négative : telle est, par exemple, la loi appelée attraction, qui fait tourner les planètes autour du soleil, et que les géomètres ont décomposée en force centripète et force centrifuge. Tel est encore le problème de la divisibilité de la matière à l’infini, que Kant a démontré pouvoir être nié et affirmé tour à tour par des arguments également plausibles et irréfutables.

L’antinomie ne fait qu’exprimer un fait, et s’impose impérieusement à l’esprit : la contradiction proprement dite est une absurdité. Cette distinction entre l’antinomie (contra-lex) et la contradiction (contra-dictio) montre en quel sens on a pu dire que, dans un certain ordre d’idées et de faits, l’argument de contradiction n’a plus la même valeur qu’en mathématiques.

En mathématiques, il est de règle qu’une proposition étant démontrée fausse, la proposition inverse est vraie, et réciproquement. Tel est même le grand moyen de démonstration mathématique. En économie sociale, il n’en ira plus de même : ainsi nous verrons, par exemple, que la propriété étant démontrée fausse par ses conséquences, la formule contraire, la communauté, n’est pas du tout vraie pour cela, mais qu’elle est niable en même temps et au même titre que la propriété. S’ensuit-il, comme on l’a dit avec une emphase assez ridicule, que toute vérité, toute idée procède d’une contradiction, c’est-à-dire d’un quelque chose qui s’affirme et se nie au même moment et au même point de vue, et qu’il faille rejeter bien loin la vieille logique, qui fait de la contradiction le signe par excellence de l’erreur ? Ce bavardage est digne de sophistes qui, sans foi ni bonne foi, travaillent à éterniser le scepticisme, afin de maintenir leur impertinente inutilité. Comme l’antinomie, aussitôt qu’elle est méconnue, conduit infailliblement à la contradiction, on les a prises l’une pour l’autre, surtout en français, où l’on aime à désigner chaque chose par ses effets. Mais ni la contradiction, ni l’antinomie que l’analyse découvre au fond de toute idée simple, n’est le principe du vrai. La contradiction est toujours synonyme de nullité ; quant à l’antinomie, que l’on appelle quelquefois du même nom, elle est, en effet, l’avant-coureur de la vérité, à qui elle fournit pour ainsi dire la matière ; mais elle n’est point la vérité, et, considérée en elle-même, elle est la cause efficiente du désordre, la forme propre du mensonge et du mal.

L’antinomie se compose de deux termes, nécessaires l’un à l’autre, mais toujours opposés, et tendant réciproquement à se détruire. J’ose à peine ajouter, mais il faut franchir ce pas, que le premier de ces termes a reçu le nom de thèse, position, et le second celui d’anti-thèse, contre-position. Ce mécanisme est maintenant si connu, qu’on le verra bientôt, j’espère, figurer au programme des écoles primaires. Nous verrons tout à l’heure comment de la combinaison de ces deux zéros jaillit l’unité, ou l’idée, laquelle fait disparaître l’antinomie.

Ainsi, dans la valeur, rien d’utile qui ne se puisse échanger, rien d’échangeable s’il n’est utile : la valeur d’usage et la valeur en échange sont inséparables. Mais tandis que, par le progrès de l’industrie, la demande varie et se multiplie à l’infini ; que la fabrication tend en conséquence à exhausser l’utilité naturelle des choses, et finalement à convertir toute valeur utile en valeur d’échange ; — d’un autre côté, la production, augmentant incessamment la puissance de ses moyens et réduisant toujours ses frais, tend à ramener la vénalité des choses à l’utilité primitive : en sorte que la valeur d’usage et la valeur d’échange sont en lutte perpétuelle.

Les effets de cette lutte sont connus : les guerres de commerce et de débouchés, les encombrements, les stagnations, les prohibitions, les massacres de la concurrence, le monopole, la dépréciation des salaires, les lois de maximum, l’inégalité écrasante des fortunes, la misère, découlent de l’antinomie de la valeur. On me dispensera d’en donner ici la démonstration, qui d’ailleurs ressortira naturellement des chapitres suivants.

Les socialistes, tout en demandant avec juste raison la fin de cet antagonisme, ont eu le tort d’en méconnaître la source, et de n’y voir qu’une méprise du sens commun, que l’on pouvait réparer par décret d’autorité publique. De là cette explosion de sensiblerie lamentable, qui a rendu le socialisme si fade aux esprits positifs, et qui, propageant les plus absurdes illusions, fait tous les jours encore tant de dupes. Ce que je reproche au socialisme, n’est pas d’être venu sans motif ; c’est de rester si longtemps et si obstinément bête.

2o Mais les économistes ont eu le tort non moins grave de repousser à priori, et cela justement en vertu de la donnée contradictoire, ou pour mieux dire antinomique de la valeur, toute idée et tout espoir de réforme, sans vouloir jamais comprendre que par cela même que la société était parvenue à son plus haut période d’antagonisme, il y avait imminence de conciliation et d’harmonie. C’est pourtant ce qu’un examen attentif de l’économie politique aurait fait toucher au doigt à ses adeptes, s’ils avaient tenu plus de compte des matières de la métaphysique moderne. Il est en effet démontré, par tout ce que la raison humaine sait de plus positif, que là où se manifeste une antinomie, il y a promesse de résolution des termes, et par conséquent annonce d’une transformation. Or, la notion de valeur, telle qu’elle a été exposée entre autres par M. J. B. Say, tombe précisément dans ce cas. Mais les économistes, demeurés pour la plupart, et par une inconcevable fatalité, étrangers au mouvement philosophique, n’avaient garde de supposer que le caractère essentiellement contradictoire, ou, comme ils disaient, variable de la valeur, fût en même temps le signe authentique de sa constitutionnalité, je veux dire de sa nature éminemment harmonique et déterminable. Quelque déshonneur qui en résulte pour les diverses écoles économistes, il est certain que l’opposition qu’elles ont faite au socialisme procède uniquement de cette fausse conception de leurs propres principes ; une preuve, entre mille, suffira.

L’Académie des sciences (non pas celle des sciences morales, l’autre), sortant un jour de ses attributions, fit lecture d’un mémoire dans lequel on proposait de calculer des tables de valeur pour toutes les marchandises, d’après les moyennes de produit par homme et par journée de travail dans chaque genre d’industrie. Le Journal des Économistes (août 1845) prit aussitôt texte de cette communication, usurpatrice à ses yeux, pour protester contre le projet de tarif qui en était l’objet, et rétablir ce qu’il appelait les vrais principes.

« Il n’y a pas, disait-il dans ses conclusions, de mesure de la valeur, d’étalon de la valeur ; c’est la science économique qui dit cela, comme la science mathématique nous dit qu’il n’y a pas de mouvement perpétuel et de quadrature du cercle, et que cette quadrature et ce mouvement ne se trouveront jamais. Or, s’il n’y a pas d’étalon de la valeur, si la mesure de la valeur n’est pas même une illusion métaphysique, quelle est donc en définitive la règle qui préside aux échanges ? C’est, nous l’avons dit, l’offre et la demande d’une manière générale, voilà le dernier mot de la science. »

Or, comment le Journal des Économistes prouvait-il qu’il n’y a pas de mesure de valeur ? Je me sers du terme consacré : je montrerai tout à l’heure que cette expression, mesure de la valeur, a quelque chose de louche, et ne rend pas exactement ce que l’on veut, ce que l’on doit dire.

Ce journal répétait, en l’accompagnant d’exemples, l’exposition que nous avons faite plus haut de la variabilité de la valeur, mais sans atteindre comme nous à la contradiction. Or, si l’estimable rédacteur, l’un des économistes les plus distingués de l’école de Say, avait eu des habitudes dialectiques plus sévères ; s’il eût été de longue main exercé, non-seulement à observer les faits, mais à en chercher l’explication dans les idées qui les produisent, je ne doute pas qu’il ne se fût exprimé avec plus de réserve, et qu’au lieu de voir dans la variabilité de la valeur le dernier mot de la science, il n’eût reconnu de lui-même qu’elle en était le premier. En réfléchissant que la variabilité dans la valeur procède non des choses, mais de l’esprit, il se serait dit que comme la liberté de l’homme a sa loi, la valeur doit avoir la sienne ; conséquemment, que l’hypothèse d’une mesure de la valeur, puisque ainsi l’on s’exprime, n’a rien d’irrationnel, tout au contraire, que c’est la négation de cette mesure qui est illogique, insoutenable.

Et de fait, en quoi l’idée de mesurer, et par conséquent de fixer la valeur, répugne-t-elle à la science ? Tous les hommes croient à cette fixation ; tous la veulent, la cherchent, la supposent : chaque proposition de vente ou d’achat n’est en fin de compte qu’une comparaison entre deux valeurs, c’est-à-dire une détermination, plus ou moins juste, si l’on veut, mais effective. L’opinion du genre humain sur la différence qui existe entre la valeur réelle et le prix de commerce, est, on peut le dire, unanime. C’est ce qui fait que tant de marchandises se vendent à prix fixe ; il en est même qui, jusque dans leurs variations, sont toujours fixées : tel est le pain. On ne niera pas que si deux industriels peuvent s’expédier réciproquement en compte-courant, et à prix fait, des quantités de leurs produits respectifs, dix, cent, mille industriels ne puissent en faire autant. Or, ce serait précisément avoir résolu le problème de la mesure de la valeur. Le prix de chaque chose serait débattu, j’en conviens, parce que le débat est encore pour nous la seule manière de fixer le prix ; mais enfin comme toute lumière jaillit du choc, le débat, bien qu’il soit une preuve d’incertitude, a pour but, abstraction faite du plus ou moins de bonne foi qui s’y mêle, de découvrir le rapport des valeurs entre elles, c’est-à-dire leur mensuration, leur loi.

Ricardo, dans sa théorie de la rente, a donné un magnifique exemple de la commensurabilité des valeurs. Il a fait voir que les terres arables sont entre elles comme, à frais égaux, sont leurs rendements ; et la pratique universelle est en cela d’accord avec la théorie. Or, qui nous dit que cette manière, positive et sûre, d’évaluer les terres, et en général tous les capitaux engagés, ne peut pas s’étendre aussi aux produits ?

On dit : L’économie politique ne se gouverne point par des à priori ; elle ne prononce que sur des faits. Or, ce sont les faits, c’est l’expérience qui nous apprend qu’il n’est ni peut exister de mesure de la valeur, et qui prouve que si une pareille idée a dû se présenter naturellement, sa réalisation est tout à fait chimérique. L’offre et la demande, telle est la seule règle des échanges.

Je ne répéterai pas que l’expérience prouve précisément le contraire ; que tout, dans le mouvement économique des sociétés, indique une tendance à la constitution et à la fixation de la valeur ; que c’est là le point culminant de l’économie politique, laquelle, par cette constitution, se trouve transformée, et le signe suprême de l’ordre dans la société : cet aperçu général, réitéré sans preuve, deviendrait insipide. Je me renferme pour le moment dans les termes de la discussion, et je dis que l offre et la demande, que l’on prétend être la seule règle des valeurs, ne sont autre chose que deux formes cérémonielles servant à mettre en présence la valeur d’utilité et la valeur en échange, et à provoquer leur conciliation. Ce sont les deux pôles électriques, dont la mise en rapport doit produire le phénomène d’affinité économique, appelé échange. Comme les pôles de la pile, l’offre et la demande sont diamétralement opposées, et tendent sans cesse à s’annuler l’une l’autre ; c’est par leur antagonisme que le prix des choses ou s’exagère ou s’anéantit : on veut donc savoir s’il n’est pas possible, en toute occasion, d’équilibrer ou faire transiger ces deux puissances, de manière à ce que le prix des choses soit toujours l’expression de la valeur vraie, l’expression de la justice. Dire après cela que l’offre et la demande sont la règle des échanges, c’est dire que l’offre et la demande sont la règle de l’offre et de la demande ; ce n’est point expliquer la pratique, c’est la déclarer absurde, et je nie que la pratique soit absurde.

Tout à l’heure j’ai cité Ricardo comme ayant donné, pour un cas spécial, une règle positive de comparaison des valeurs : les économistes font mieux encore ; chaque année ils recueillent, des tableaux de la statistique, la moyenne de toutes les mercuriales. Or, quel est le sens d’une moyenne ? Chacun conçoit que dans une opération particulière, prise au hasard sur un million, rien ne peut indiquer si c’est l’offre, valeur utile, qui l’a emporté, ou si c’est la valeur échangeable, c’est-à-dire la demande. Mais comme toute exagération dans le prix des marchandises est tôt ou tard suivie d’une baisse proportionnelle ; comme, en d’autres termes, dans la société les profits de l’agio sont égaux aux pertes, on peut regarder avec juste raison la moyenne, des prix, pendant une période complète, comme indiquant la valeur réelle et légitime des produits. Cette moyenne, il est vrai, arrive trop tard : mais qui sait si l’on ne pourrait pas, à l’avance, la découvrir ? Est-il un économiste qui ose dire que non ?

Bon gré, mal gré, il faut donc chercher la mesure de la valeur : c’est la logique qui le commande, et ses conclusions sont égales contre les économistes et contre les socialistes. L’opinion qui nie l’existence de cette mesure est irrationnelle, déraisonnable. Dites tant qu’il vous plaira, d’un côté, que l’économie politique est une science de faits, et que les faits sont contraires à l’hypothèse d’une détermination de la valeur ; — de l’autre, que cette question scabreuse n’a plus lieu dans une association universelle, qui absorberait tout antagonisme : je répliquerai toujours, à droite et à gauche :

1° Que comme il ne se produit pas de fait qui n’ait sa cause, de même il n’en existe pas qui n’ait sa loi ; et que si la loi de l’échange n’est pas trouvée, la faute en est, non pas aux faits, mais aux savants ;

2" Qu’aussi longtemps que l’homme travaillera pour subsister, et travaillera librement, la justice sera la condition de la fraternité et la base de l’association : or, sans une détermination de la valeur, la justice est boiteuse, est impossible.


§ II. — Constitution de la valeur : définition de la richesse.


Nous connaissons la valeur sous ses deux aspects contraires : nous ne la connaissons pas dans son tout. Si nous pouvions acquérir cette nouvelle idée, nous aurions la valeur absolue ; et une tarification des valeurs, telle que la demandait le mémoire lu à l’Académie des sciences, serait possible. Figurons-nous donc la richesse comme une masse tenue par une force chimique ou état permanent de composition, et dans laquelle des éléments nouveaux entrant sans cesse, se combinent en proportions différentes, mais d’après une loi certaine : la valeur est le rapport proportionnel (la mesure) selon lequel chacun de ces éléments fait partie du tout.

Il suit de là deux choses : l’une, que les économistes se sont complètement abusés lorsqu’ils ont cherché la mesure générale de la valeur dans le blé, dans l’argent, dans la rente, etc. ; comme aussi lorsqu’après avoir démontré que cet étalon de mesure n’était ni ici ni là, ils ont conclu qu’il n’y avait raison ni mesure à la valeur ; — l’autre, que la proportion des valeurs peut varier continuellement, sans cesser pour cela d’être assujétie à une loi, dont la détermination est précisément la solution demandée.

Ce concept de la valeur satisfait, comme on le verra, à toutes les conditions : car il embrasse à la fois et la valeur utile, dans ce qu’elle a de positif et de fixe, et la valeur en échange, dans ce qu’elle a de variable ; en second lieu fait cesser la contrariété qui semblait un obstacle insurmontable à toute détermination ; de plus, nous montrerons que la valeur ainsi entendue diffère entièrement de ce que serait une simple juxta-position des deux idées de valeur utile et valeur échangeable, et qu’elle est douée de propriétés nouvelles.

La proportionnalité des produits n’est point une révélation que nous prétendions faire au monde : ni une nouveauté que nous apportions dans la science, pas plus que la division du travail n’était chose inouïe, lorsqu’Adam Smith en expliqua les merveilles. La proportionnalité des produits est, comme il nous serait facile de le prouver par des citations sans nombre, une idée vulgaire qui traîne partout dans les ouvrages d’économie politique, mais à laquelle personne jusqu’à ce jour n’a songé à restituer le rang qui lui est dû : et c’est ce que nous entreprenons aujourd’hui de faire. Nous tenions, du reste, à faire cette déclaration, afin de rassurer le lecteur sur nos prétentions à l’originalité, et de nous réconcilier les esprits que leur timidité rend peu favorables aux idées nouvelles.

Les économistes semblent n’avoir jamais entendu, par la mesure de la valeur, qu’un étalon, une sorte d’unité primordiale, existant par elle-même, et qui s’appliquerait à toutes les marchandises, comme le mètre s’applique à toutes les grandeurs. Aussi a-t-il semblé à plusieurs que tel était en effet le rôle de l’argent. Mais la théorie des monnaies a prouvé de reste que, loin d’être la mesure des valeurs, l’argent n’en est que l’arithmétique, et une arithmétique de convention. L’argent est à la valeur ce que le thermomètre est à la chaleur : le thermomètre, avec son échelle arbitrairement graduée, indique bien quand il y a déperdition ou accumulation de calorique : mais quelles sont les lois d’équilibre de la chaleur, quelle en est la proportion dans les divers corps, quelle quantité est nécessaire pour produire une ascension de 10, 15 ou 20 degrés dans le thermomètre, voilà ce que le thermomètre ne dit pas ; il n’est pas même sûr que les degrés de l’échelle, tous égaux entre eux, correspondent à des additions égales de calorique.

L’idée que l’on s’était faite jusqu’ici de la mesure de la valeur est donc inexacte ; ce que nous cherchons n’est pas l’étalon de la valeur, comme on l’a dit tant de fois, et ce qui n’a pas de sens ; mais la loi suivant laquelle les produits se proportionnent dans la richesse sociale ; car c’est de la connaissance de cette loi que dépendent, dans ce qu’elles ont de normal et de légitime, la hausse et la baisse des marchandises. En un mot, comme par la mesure des corps célestes on entend le rapport résultant de la comparaison de ces corps entre eux, de même, par la mesure des valeurs, il faut entendre le rapport qui résulte de leur comparaison ; or, je dis que ce rapport a sa loi, et cette comparaison son principe.

Je suppose donc une force qui combine, dans des proportions certaines, les éléments de la richesse, et qui en fait un tout homogène : si les éléments constituants ne sont pas dans la proportion voulue, la combinaison ne s’en opérera pas moins ; mais, au lieu d’absorber toute la matière, elle en rejettera une partie comme inutile. Le mouvement intérieur par lequel se produit la combinaison, et que détermine l’affinité des diverses substances, ce mouvement dans la société est l’échange, non plus seulement l’échange considéré dans sa forme élémentaire et d’homme à homme, mais l’échange en tant que fusion de toutes les valeurs produites par les industries privées en une seule et même richesse sociale. Enfin, la proportion selon laquelle chaque élément entre dans le composé, cette proportion est ce que nous appelons valeur ; l’excédant qui reste après la combinaison est non-valeur, tant que, par l’accession d’une certaine quantité d’autres éléments, il ne se combine, ne s’échange pas.

Nous expliquerons plus bas le rôle de l’argent.

Tout ceci posé, on conçoit qu’à un moment donné la proportion des valeurs formant la richesse d’un pays puisse, à force de statistiques et d’inventaires, être déterminée ou du moins approximée empiriquement, à peu près comme les chimistes ont découvert par l’expérience, aidée de l’analyse, la proportion d’hydrogène et d’oxygène nécessaire à la formation de l’eau. Cette méthode, appliquée à la détermination des valeurs, n’a rien qui répugne ; ce n’est, après tout, qu’une affaire de comptabilité. Mais un pareil travail, quelque intéressant qu’il fût, nous apprendrait fort peu de chose. D’une part, en effet, nous savons que la proportion varie sans cesse ; de l’autre, il est clair qu’un relevé de la fortune publique ne donnant la proportion des valeurs que pour le lieu et l’heure où la table serait faite, nous ne pourrions en induire la loi de proportionnalité de la richesse. Ce n’est pas un seul travail de ce genre qu’il faudrait pour cela ; ce serait, en admettant que le procédé fût digne de confiance, des milliers et des millions de travaux semblables.

Or, il en est ici de la science économique tout autrement que de la chimie. Les chimistes, à qui l’expérience a découvert de si belles proportions, ne savent rien du comment ni du pourquoi de ces proportions, pas plus que de la force qui les détermine. L’économie sociale, au contraire, à qui nulle recherche à posteriori ne pourrait faire connaître directement la loi de proportionnalité des valeurs, peut la saisir dans la force même qui la produit, et qu’il est temps de faire connaître.

Cette force, qu’A. Smith a célébrée avec tant d’éloquence et que ses successeurs ont méconnue, lui donnant pour égal le privilège, cette force est le travail. Le travail diffère de producteur à producteur en quantité et qualité ; il en est de lui à cet égard comme de tous les grands principes de la nature et des lois les plus générales, simples dans leur action et leur formule, mais modifiés à l’infini par la multitude des causes particulières, et se manifestant sous une variété innombrable de formes. C’est le travail, le travail seul, qui produit tous les éléments de la richesse, et qui les combine jusque dans leurs dernières molécules selon une loi de proportionnalité variable, mais certaine. C’est le travail enfin qui, comme principe de vie, agite, mens agitat, la matière, molem, de la richesse, et qui la proportionne.

La société, ou l’homme collectif, produit une infinité d’objets dont la jouissance constitue son bien-être. Ce bien-être se développe non-seulement en raison de la quantité des produits, mais aussi en raison de leur variété (qualité) et proportion. De cette donnée fondamentale il suit que la société doit toujours, à chaque instant de sa vie, chercher dans ses produits une proportion telle, que la plus forte somme de bien-être s’y rencontre, eu égard à la puissance et aux moyens de production. Abondance, variété et proportion dans les produits, sont les trois termes qui constituent la richesse : la richesse, objet de l’économie sociale, est soumise aux mêmes conditions d’existence que le beau, objet de l’art ; la vertu, objet de la morale ; le vrai, objet de la métaphysique.

Mais comment s’établit cette proportion merveilleuse et si nécessaire, que sans elle une partie du labeur humain est perdue, c’est-à-dire inutile, inharmonique, invraie, par conséquent synonyme d’indigence, de néant ?

Prométhée, selon la fable, est le symbole de l’activité humaine. Prométhée dérobe le feu du ciel, et invente les premiers arts ; Prométhée prévoit l’avenir et veut s’égaler à Jupiter ; Prométhée est Dieu. Appelons donc la société Prométhée.

Prométhée donne au travail, en moyenne, dix heures par jour, sept au repos, autant au plaisir. Pour tirer de ses exercices le fruit le plus utile, Prométhée tient note de la peine et du temps que chaque objet de sa consommation lui coûte. Rien que l’expérience ne peut l’en instruire, et cette expérience sera de toute sa vie. Tout en travaillant et produisant, Prométhée éprouve donc une infinité de mécomptes. Mais, en dernier résultat, plus il travaille, plus son bien-être se raffine et son luxe s’idéalise ; plus il étend ses conquêtes sur la nature, plus il fortifie en lui-même le principe de vie et d’intelligence dont l’exercice seul le rend heureux. C’est au point que, la première éducation du Travailleur une fois faite, et l’ordre mis dans ses occupations, travailler pour lui n’est plus peiner, c’est vivre, c’est jouir. Mais l’attrait du travail n’en détruit pas la règle, puisqu’au contraire il en est le fruit ; et ceux qui, sous prétexte que le travail doit être attrayant, concluent à la négation de la justice et à la communauté, ressemblent aux enfants qui, après avoir cueilli des fleurs au jardin, établissent leur parterre sur l’escalier.

Dans la société la justice n’est donc pas autre chose que la proportionnalité des valeurs ; elle a pour garantie et sanction la responsabilité du producteur.

Prométhée sait que tel produit coûte une heure de travail, tel autre un jour, une semaine, un an ; il sait en même temps que tous ces produits, par l’accroissement de leurs frais, forment la progression de sa richesse. Il commencera donc par assurer son existence, en se pourvoyant des choses les moins coûteuses, et par conséquent les plus nécessaires ; puis, à mesure qu’il aura pris ses sûretés, il avisera aux objets de luxe, procédant toujours, s’il est sage, selon la gradation naturelle du prix que chaque chose lui coûte. Quelquefois Prométhée se trompera dans son calcul, ou bien, emporté par la passion, il sacrifiera un bien immédiat pour une jouissance prématurée ; et, après avoir sué le sang et l’eau, il s’affamera. Ainsi, la loi porte en elle-même sa sanction : elle ne peut être violée, sans que l’infracteur soit aussitôt puni.

Say a donc eu raison de dire : « Le bonheur de cette classe (celle des consommateurs), composée de toutes les autres, constitue le bien-être général, l’état de prospérité d’un pays. » Seulement, il aurait dû ajouter que le bonheur de la classe des producteurs, qui se compose aussi de toutes les autres, constitue également le bien-être général, l’état de prospérité d’un pays. — De même quand il dit : « La fortune de chaque consommateur est perpétuellement en rivalité avec tout ce qu’il achète, » il aurait dû ajouter encore : « La fortune de chaque producteur est attaquée sans cesse par tout ce qu’il vend. » Sans cette réciprocité nettement exprimée, la plupart des phénomènes économiques deviennent inintelligibles ; et je ferai voir en son lieu comment, par suite de cette grave omission, la plupart des économistes faisant des livres ont déraisonné sur la balance du commerce.

J’ai dit tout à l’heure que la société produit d’abord les choses les moins coûteuses, et par conséquent les plus nécessaires… Or, est-il vrai que dans le produit, la nécessité ait pour corrélatif le bon marché, et vice versâ ; en sorte que ces deux mots, nécessité et bon marché, de même que les suivants, cherté et superflu, soient synonymes ?

Si chaque produit du travail, pris isolément, pouvait suffire à l’existence de l’homme, la synonymie en question ne serait pas douteuse ; tous les produits ayant les même propriétés, ceux-là nous seraient les plus avantageux à produire, par conséquent les plus nécessaires, qui coûteraient le moins. Mais ce n’est point avec cette précision théorique que se formule le parallélisme entre l’utilité et le prix des produits : soit prévoyance de la nature, soit par toute autre cause, l’équilibre entre le besoin et la faculté productrice est plus qu’une théorie, c’est un fait, dont la pratique de tous les jours, aussi bien que le progrès de la société, dépose.

Transportons-nous au lendemain de la naissance de l’homme, au jour de départ de la civilisation : n’est-il pas vrai que les industries à l’origine les plus simples, celles qui exigèrent le moins de préparations et de frais, furent les suivantes : cueillette, pâture, chasse et pêche, à la suite desquelles et longtemps après l’agriculture est venue ? Depuis lors, ces quatre industries primordiales ont été perfectionnées et de plus appropriées : double circonstance qui n’altère pas l’essence des faits, mais qui lui donne au contraire plus de relief. En effet, la propriété s’est toujours attachée de préférence aux objets de l’utilité la plus immédiate, aux valeurs faites, si j’ose ainsi dire ; en sorte que l’on pourrait marquer l’échelle des valeurs par le progrès de l’appropriation.

Dans son ouvrage sur la Liberté du travail, M. Dunoyer s’est positivement rattaché à ce principe, en distinguant quatre grandes catégories industrielles, qu’il range selon l’ordre de leur développement, c’est-à-dire de la moindre à la plus grande dépense de travail. Ce sont : industrie extractive, comprenant toutes les fonctions demi-barbares citées plus haut ; — industrie commerciale, industrie manufacturière, industrie agricole. Et c’est avec une raison profonde que le savant auteur a placé en dernier lieu l’agriculture. Car, malgré sa haute antiquité, il est positif que cette industrie n’a pas marché du même pas que les autres ; or, la succession des choses dans l’humanité ne doit point être déterminée d’après l’origine, mais d’après l’entier développement. Il se peut que l’industrie agricole soit née avant les autres, ou que toutes soient contemporaines ; mais celle-là sera jugée la dernière en date, qui se sera perfectionnée postérieurement.

Ainsi la nature même des choses, autant que ses propres besoins, indiquaient au travailleur l’ordre dans lequel il devait attaquer la production des valeurs qui composent son bien-être : notre loi de proportionnalité est donc tout à la fois physique et logique, objective et subjective ; elle a le plus haut degré de certitude. Suivons-en l’application.

De tous les produits du travail, aucun peut-être n’a coûté de plus longs, de plus patients efforts, que le calendrier. Cependant il n’en est aucun dont la jouissance puisse aujourd’hui s’acquérir à meilleur marché, et conséquemment, d’après nos propres définitions, soit devenue plus nécessaire. Comment donc expliquerons-nous ce changement ? Comment le calendrier, si peu utile aux premières hordes, à qui il suffisait de l’alternance de la nuit et du jour, comme de l’hiver et de l’été, est-il devenu à la longue si indispensable, si peu dispendieux, si parfait ; car, par un merveilleux accord, dans l’économie sociale toutes ces épithètes se traduisent ? Comment, en un mot, rendre raison de la variabilité de valeur du calendrier, d’après notre loi de proportion ?

Pour que le travail nécessaire à la production du calendrier fût exécuté, fût possible, il fallait que l’homme trouvât moyen de gagner du temps sur ses premières occupations, et sur celles qui en furent la conséquence immédiate. En d’autres termes, il fallait que ces industries devinssent plus productives, ou moins coûteuses, qu’elles n’étaient au commencement : ce qui revient à dire qu’il fallait d’abord résoudre le problème de la production du calendrier sur les industries extractives elles-mêmes.

Je suppose donc que tout à coup, par une heureuse combinaison d’efforts, par la division du travail, l’emploi de quelque machine, la direction mieux entendue des agents naturels, en un mot par son industrie, Prométhée trouve moyen de produire en un jour, d’un certain objet, autant qu’autrefois il produisait en dix : que s’ensuivra-t-il ? le produit changera de place sur le tableau des éléments de la richesse ; sa puissance d’affinité pour d’autres produits, si j’ose ainsi dire, s’étant accrue, sa valeur relative se trouvera diminuée d’autant, et au lieu d’être cotée comme 100, elle ne le sera plus que comme 10. Mais cette valeur n’en sera pas moins, et toujours, rigoureusement déterminée ; et ce sera encore le travail qui seul fixera le chiffre de son importance. Ainsi la valeur varie, et la loi des valeurs est immuable : bien plus, si la valeur est susceptible de variation, c’est parce qu’elle est soumise à une loi dont le principe est essentiellement mobile, savoir le travail mesuré par le temps.

Le même raisonnement s’applique à la production du calendrier, comme de toutes les valeurs possibles. Je n’ai pas besoin d’ajouter comment la civilisation, c’est-à-dire le fait social de l’accroissement des richesses, multipliant nos affaires, rendant nos instants de plus en plus précieux, nous forçant à tenir registre perpétuel et détaillé de toute notre vie, le calendrier est devenu pour tous une des choses les plus nécessaires. Un sait d’ailleurs que cette découverte admirable a suscité, comme son complément naturel, l’une de nos industries les plus précieuses, l’horlogerie.

Ici se place tout naturellement une objection, la seule qu’on puisse élever contre la théorie de la proportionnalité des valeurs.

Say, et les économistes qui l’ont suivi, ont observé que le travail étant lui-même sujet à évaluation, une marchandise comme une autre, enfin, il y avait cercle vicieux à le prendre pour principe et cause efficiente de la valeur. Donc, conclut-on, il faut s’en référer à la rareté et à l’opinion.

Ces économistes, qu’ils me permettent de le dire, ont fait preuve en cela d’une prodigieuse inattention. Le travail est dit valoir, non pas en tant que marchandise lui-même, mais en vue des valeurs qu’on suppose renfermées puissanciellement en lui. La valeur du travail est une expression figurée, une anticipation de la cause sur l’effet. C’est une fiction, au même titre que la productivité du capital. Le travail produit, le capital vaut : et quand, par une sorte d’ellipse, on dit la valeur du travail, on fait un enjambement qui n’a rien de contraire aux règles du langage, mais que des théoriciens doivent s’abstenir de prendre pour une réalité. Le travail, comme la liberté, l’amour, l’ambition, le génie, est chose vague et indéterminée de sa nature, mais qui se définit qualitativement par son objet, c’est-à-dire qui devient une réalité par le produit. Lors donc que l’on dit : le travail de cet homme vaut cinq francs par jour, c’est comme si l’on disait : le produit du travail quotidien de cet homme vaut cinq francs.

Or, l’effet du travail est d’éliminer incessamment la rareté et l’opinion, comme éléments constitutifs de la valeur, et, par une conséquence nécessaire, de transformer les utilités naturelles ou vagues (appropriées ou non) en utilités mesurables ou sociales : d’où il résulte que le travail est tout à la fois une guerre déclarée à la parcimonie de la nature, et une conspiration permanente contre la propriété.

D’après cette analyse, la valeur, considérée dans la société que forment naturellement entre eux, par la division du travail et par l’échange, les producteurs, est le rapport de proportionnalité des produits qui composent la richesse ; et ce qu’on appelle spécialement la valeur d’un produit est une formule qui indique, en caractères monétaires, la proportion de ce produit dans la richesse générale. — L’utilité fonde la valeur ; le travail en fixe le rapport ; le prix est l’expression qui, sauf les aberrations que nous aurons à étudier, traduit ce rapport.

Tel est le centre autour duquel oscillent la valeur utile et la valeur échangeable, le point où elles viennent s’abîmer et disparaître ; telle est la loi absolue, immuable, qui domine les perturbations économiques, les caprices de l’industrie et du commerce, et qui gouverne le progrès. Tout effort de l’humanité pensante et travailleuse, toute spéculation individuelle et sociale, comme partie intégrante de la richesse collective, obéissent à cette loi. La destinée de l’économie politique était, en posant successivement tous ses termes contradictoires, de la faire reconnaître ; l’objet de l’économie sociale, que je demande pour un moment la permission de distinguer de l’économie politique, bien qu’au fond elles ne doivent pas différer l’une de l’autre, sera de la promulguer et de la réaliser partout.

La théorie de la mesure ou de la proportionnalité des valeurs est, qu’on y prenne garde, la théorie même de l’égalité. De même, en effet, que dans la société, où l’on a vu que l’identité entre le producteur et le consommateur est complète, le revenu payé à un oisif est comme une valeur jetée aux flammes de l’Etna ; de même, le travailleur à qui l’on alloue un salaire excessif est comme un moissonneur à qui l’on donnerait un pain pour cueillir un épi : et tout ce que les économistes ont qualifié de consommation improductive n’est au fond qu’une infraction à la loi de proportionnalité.

Nous verrons par la suite comment, de ces données simples, le génie social déduit peu à peu le système encore obscur de l’organisation du travail, de la réparation des salaires, de la tarification des produits et de la solidarité universelle. Car l’ordre dans la société s’établit sur les calculs d’une justice inexorable, nullement sur les sentiments paradisiaques de fraternité, de dévouement et d’amour que tant d’honorables socialistes s’efforcent aujourd’hui d’exciter dans le peuple. C’est en vain qu’à l’exemple de Jésus-Christ ils prêchent la nécessité et donnent l’exemple du sacrifice ; l’égoïsme est plus fort, et la loi de sévérité, la fatalité économique, est seule capable de le dompter. L’enthousiasme humanitaire peut produire des secousses favorables au progrès de la civilisation ; mais ces crises du sentiment, de même que les oscillations de la valeur, n’auront jamais pour résultat que d’établir plus fortement, plus absolument la justice. La nature, ou la Divinité, s’est méfiée de nos cœurs ; elle n’a point cru à l’amour de l’homme pour son semblable ; et tout ce que la science nous découvre des vues de la Providence sur la marche des sociétés, je le dis à la honte de la conscience humaine, mais il faut que notre hypocrisie le sache, atteste de la part de Dieu une profonde misanthropie. Dieu nous aide, non par bonté, mais parce que l’ordre est son essence ; Dieu procure le bien du monde, non qu’il l’en juge digne, mais parce que la religion de sa suprême intelligence l’y oblige ; et tandis que le vulgaire lui donne le doux nom de père, il est impossible à l’historien, à l’économiste philosophe, de croire qu’il nous aime ni nous estime.

Imitons cette sublime indifférence, cette ataraxie stoïque de Dieu ; et puisque le précepte de charité a toujours échoué dans la production du bien social, cherchons dans la raison pure les conditions de la concorde et de la vertu.

La valeur, conçue comme proportionnalité des produits, autrement dire la valeur constituée, suppose nécessairement, et dans un degré égal, utilité et vénalité, indivisiblement et harmoniquement unies. Elle suppose utilité, car, sans cette condition, le produit aurait été dépourvu de cette affinité qui le rend échangeable, et par conséquent fait de lui un élément de la richesse ; — elle suppose vénalité, puisque si le produit n’était pas à toute heure et pour un prix déterminé acceptable à l’échange, il ne serait plus qu’une non-valeur, il ne serait rien.

Mais, dans la valeur constituée, toutes ces propriétés acquièrent une signification plus large, plus régulière et plus vraie qu’auparavant. Ainsi, l’utilité n’est plus cette capacité pour ainsi dire inerte qu’ont les choses de servir à nos jouissances et à nos explorations ; la vénalité n’est pas davantage cette exagération d’une fantaisie aveugle ou d’une opinion sans principe ; enfin, la variabilité a cessé de se traduire en un débat plein de mauvaise foi entre l’offre et la demande : tout cela a disparu pour faire place à une idée positive, normale, et, sous toutes les modifications possibles, déterminable. Par la constitution des valeurs, chaque produit, s’il est permis d’établir une pareille analogie, est comme la nourriture qui, découverte par l’instinct d’alimentation, puis préparée par l’organe digestif, entre dans la circulation générale, où elle se convertit, suivant des proportions certaines, en chairs, en os, en liquides, etc., et donne au corps la vie, la force et la beauté.

Or, que se passe-t-il dans l’idée de valeur, lorsque, des notions antagonistes de valeur utile et valeur en échange, nous nous élevons à celle de valeur constituée ou valeur absolue ? Il y a, si j’ose ainsi dire, un emboîtement, une pénétration réciproque dans laquelle les deux concepts élémentaires, se saisissant chacun comme les atomes crochus d’Épicure, s’absorbent l’un l’autre, et disparaissent, laissant à leur place un composé doué, mais à un degré supérieur, de toutes leurs propriétés positives, et débarrassé de leurs propriétés négatives. Une valeur véritablement telle, comme la monnaie, le papier de commerce de premier choix, les titres de rente sur l’État, les actions sur une entreprise solide, ne peut plus ni s’exagérer sans raison, ni perdre à l’échange : elle n’est plus soumise qu’à la loi naturelle de l’augmentation des spécialités industrielles et de l’accroissement des produits. Bien plus, une telle valeur n’est point le résultat d’une transation, c’est-à-dire d’un éclectisme, d’un juste-milieu ou d’un mélange : c’est le produit d’une fusion complète, produit entièrement neuf et distinct de ses composants : comme l’eau, produit de la combinaison de l’hydrogène et de l’oxygène, est un corps à part, totalement distinct de ses éléments.

La résolution de deux idées antithétiques en une troisième d’ordre supérieur est ce que l’école nomme synthèse. Elle seule donne l’idée positive et complète, laquelle s’obtient, comme on a vu, par l’affirmation ou négation successive, car cela revient au même, de deux concepts en opposition diamétrale. D’où l’on déduit ce corollaire d’une importance capitale en application aussi bien qu’en théorie : toutes les fois que dans la sphère de la morale, de l’histoire ou de l’économie politique, l’analyse a constaté l’antinomie d’une idée, on peut affirmer à priori que cette antinomie cache une idée plus élevée qui tôt ou tard fera son apparition.

Je regrette d’insister si longuement sur des notions familières à tous les jeunes gens du baccalauréat ; mais je devais ces détails à certains économistes qui, à propos de ma critique de la propriété, ont entassé dilemmes sur dilemmes pour me prouver que si je n’étais pas propriétaire, j’étais nécessairement communiste ; le tout, faute de savoir ce que c’est que thèse, antithèse et synthèse.

L’idée synthétique de valeur, comme condition fondamentale d’ordre et de progrès pour la société, avait été vaguement aperçue par Ad. Smith, lorsque, pour me servir des expressions de M. Blanqui, « il montra dans le travail la mesure universelle et invariable des valeurs, et fit voir que toute chose avait son prix naturel, vers lequel elle gravitait sans cesse au milieu des fluctuations du prix courant, occasionnées par des circonstances accidentelles étrangères à la valeur vénale de la chose. »

Mais cette idée de la valeur était tout intuitive chez Ad. Smith : or, la société ne change pas ses habitudes sur la foi d’intuitions ; elle ne se décide que sur l’autorité des faits. Il fallait que l’antinomie s’exprimât d’une manière plus sensible et plus nette : J. B. Say fut son principal interprète. Mais, malgré les efforts d’imagination et l’effrayante subtilité de cet économiste, la définition de Smith le domine à son insu, et éclate partout dans ses raisonnements.

« Évaluer une chose, dit Say, c’est déclarer qu’elle doit être estimée autant qu’une autre qu’on désigne… La valeur de chaque chose est vague et arbitraire tant qu’elle n’est pas reconnue…… » Il y a donc une manière de reconnaître la valeur des choses, c’est-à-dire de la fixer ; et comme cette reconnaissance ou fixation se fait par la comparaison des choses entre elles, il y a donc aussi un caractère commun, un principe, au moyen duquel on déclare qu’une chose vaut plus, moins ou autant qu’une autre.

Say avait dit d’abord : « La mesure de la valeur est la valeur d’un autre produit. » Plus tard, s’étant aperçu que cette phrase n’était qu’une tautologie, il la modifia ainsi : « La mesure de la valeur est la quantité d’un autre produit, » ce qui est tout aussi peu intelligible. Ailleurs, cet écrivain, ordinairement si lucide et si ferme, s’embarrasse de distinctions vaines : « On peut apprécier la valeur des choses ; on ne peut pas la mesurer, c’est-à-dire la comparer avec un titre invariable et connu, parce qu’il n’y en a point. Tout ce que l’on peut faire se réduit à évaluer les choses en les comparant. » D’autres fois, il distingue des valeurs réelles et des valeurs relatives : « Les premières sont celles où la valeur des choses change avec les frais de production ; les secondes sont celles où la valeur des choses change par rapport à la valeur des autres marchandises. »

Singulière préoccupation d’un homme de génie qui ne s’aperçoit plus que comparer, évaluer, apprécier, c’est mesurer ; que toute mesure n’étant jamais qu’une comparaison, indique par cela même un rapport vrai si la comparaison est bien faite ; qu’en conséquence, valeur ou mesure réelle et valeur ou mesure relative, sont choses parfaitement identiques ; et que la difficulté se réduit, non à trouver un étalon de mesure, puisque toutes les quantités peuvent s’en tenir lieu réciproquement, mais à déterminer le point de comparaison. En géométrie, le point de comparaison est l’étendue, et l’unité de mesure est tantôt la division du cercle en 360 parties, tantôt la circonférence du globe terrestre, tantôt la dimension moyenne du bras, de la main, du pouce ou du pied de l’homme. Dans la science économique, nous l’avons dit après A. Smith, le point de vue sous lequel toutes les valeurs se comparent est le travail ; quant à l’unité de mesure, celle adoptée en France est le franc. Il est incroyable que tant d’hommes de sens se démènent depuis quarante ans contre une idée si simple. Mais non : La comparaison des valeurs s’effectue sans qu’il y ait entre elles aucun point de comparaison, et sans unité de mesure ; — voilà, plutôt que d’embrasser la théorie révolutionnaire de l’égalité, ce que les économistes du dix-neuvième siècle ont résolu de soutenir envers et contre tous. Qu’en dira la postérité ?

Je vais présentement montrer, par des exemples frappants, que l’idée de mesure ou proportion des valeurs, nécessaire en théorie, s’est réalisée et se réalise tous les jours dans la pratique.


§ III. — Application de la loi de proportionnalité des valeurs.


Tout produit est un signe représentatif du travail.

Tout produit peut en conséquence être échangé par un autre, et la pratique universelle est là qui en témoigne.

Mais supprimez le travail : il ne vous reste que des utilités plus ou moins grandes, qui, n’étant frappées d’aucun caractère économique, d’aucun signe humain, sont incommensurables entre elles, c’est-à-dire logiquement inéchangeables.

L’argent, comme toute autre marchandise, est un signe représentatif du travail : à ce titre, il a pu servir d’évaluateur commun, et d’intermédiaire aux transactions. Mais la fonction particulière que l’usage a dévolue aux métaux précieux de servir d’agent au commerce est purement conventionnelle, et toute autre marchandise pourrait, moins commodément peut-être, mais d’une manière aussi authentique, remplir ce rôle ; les économistes le reconnaissent, et l’on en cite plus d’un exemple. Quelle est donc la raison de cette préférence généralement accordée aux métaux, pour servir de monnaie, et comment s’explique cette spécialité de fonction, sans analogue dans l’économie politique, de l’argent ? Car toute chose unique et sans comparses dans son espèce est par cela même de plus difficile intelligence, souvent même ne s’entend pas du tout. Or, est-il possible de rétablir la série d’où la monnaie semble avoir été détachée, et, par conséquent, de ramener celle-ci à son véritable principe ?

Sur cette question les économistes, suivant leur habitude, se sont jetés hors du domaine de leur science : ils ont fait de la physique, de la mécanique, de l’histoire, etc. ; ils ont parlé de tout, et n’ont pas répondu. Les métaux précieux, ont-ils dit, par leur rareté, leur densité, leur incorruptibilité, offraient pour la monnaie des commodités qu’on était loin de rencontrer au même degré dans les autres marchandises. Bref, les économistes, au lieu de répondre à la question d’économie qui leur était posée, se sont mis à traiter la question d’art. Ils ont très-bien fait valoir la convenance mécanique de l’or et de l’argent à servir de monnaie ; mais ce qu’aucun d’eux n’a ni vu ni compris, c’est la raison économique qui a déterminé, en faveur des métaux précieux, le privilège dont ils jouissent.

Or, ce que nul n’a remarqué, c’est que de toutes la marchandises, l’or et l’argent sont les premières dont la valeur soit arrivée à sa constitution. Dans la période patriarcale, l’or et l’argent se marchandent encore et s’échangent en lingots, mais déjà avec une tendance visible à la domination, et avec une préférence marquée. Peu à peu les souverains s’en emparent et y apposent leur sceau : et de cette consécration souveraine naît la monnaie, c’est-à-dire la marchandise par excellence, celle qui, nonobstant toutes les secousses du commerce, conserve une valeur proportionnelle déterminée, et se fait accepter en tout payement.

Ce qui distingue la monnaie, en effet, n’est point la dureté du métal, elle est moindre que celle de l’acier ; ni son utilité, elle est de beaucoup inférieure à celle du blé, du fer, de la houille, et d’une foule d’autres substances, réputées presque viles à côté de l’or ; — ce n’est ni la rareté, ni la densité : l’une et l’autre pouvaient être suppléées, soit par le travail donné à d’autres matières, soit, comme aujourd’hui, par du papier de banque, représentant de vastes amas de fer ou de cuivre. Le trait distinctif de l’or et de l’argent vient, je le répète, de ce que, grâce à leurs propriétés métalliques, aux difficultés de leur production, et surtout à l’intervention de l’autorité publique, ils ont de bonne heure conquis, comme marchandises, la fixité et l’authenticité.

Je dis donc que la valeur de l’or et de l’argent, notamment de la partie qui entre dans la fabrication des monnaies, bien que peut-être cette valeur ne soit pas encore calculée d’une manière rigoureuse, n’a plus rien d’arbitraire ; j’ajoute qu’elle n’est plus susceptible de dépréciation, à la manière des autres valeurs, bien que cependant elle puisse varier continuellement. Tous les frais de raisonnement et d’érudition qu’on a faits pour prouver, par l’exemple de l’argent, que la valeur est chose essentiellement indéterminable, sont autant de paralogismes, provenant d’une fausse idée de la question, ab ignorantiâ elenchi.

Philippe Ier, roi de France, mêle à la livre tournois de Charlemagne un tiers d’alliage, s’imaginant que lui seul ayant le monopole de la fabrication des monnaies, il peut faire ce que fait tout commerçant ayant le monopole d’un produit. Qu’était-ce, en effet, que cette altération des monnaies tant reprochée à Philippe et à ses successeurs ? un raisonnement très-juste au point de vue de la routine commerciale, mais très-faux en science économique, savoir, que l’offre et la demande étant la règle des valeurs, on peut, soit en produisant une rareté factice, soit en accaparant la fabrication, faire monter l’estimation et partant la valeur des choses, et que cela est vrai de l’or et de l’argent, comme du blé, du vin, de l’huile, du tabac. Cependant la fraude de Philippe ne fut pas plus tôt soupçonnée, que sa monnaie fut réduite à sa juste valeur, et qu’il perdit lui-même tout ce qu’il avait cru gagner sur ses sujets. Même chose arriva à la suite de toutes les tentatives analogues. D’où venait ce mécompte ?

C’est, disent les économistes, que par le faux monnayage, la quantité d’or et d’argent n’étant réellement ni diminuée ni accrue, la proportion de ces métaux avec les autres marchandises n’était point changée, et qu’en conséquence il n’était pas au pouvoir du souverain de faire que ce qui ne valait que comme 2 dans l’État, valût 4. Il est même à considérer que si, au lieu d’altérer les monnaies, il avait été au pouvoir du roi d’en doubler la masse, la valeur échangeable de l’or et de l’argent aurait aussitôt baissé de moitié, toujours par cette raison de proportionnalité et d’équilibre. L’altération des monnaies était donc, de la part du roi, un emprunt forcé, disons mieux, une banqueroute, une escroquerie.

À merveille : les économistes expliquent fort bien, quand ils veulent, la théorie de la mesure des valeurs ; il suffit pour cela de les mettre sur le chapitre de la monnaie. Comment donc ne voient-ils pas que la monnaie est la loi écrite du commerce, le type de l’échange, le premier terme de cette longue chaîne de créations qui toutes, sous le nom de marchandises, doivent recevoir la sanction sociale, et devenir, sinon de fait, au moins de droit, acceptables comme la monnaie en toute espèce de marché ?

« La monnaie, dit très-bien M. Augier, ne peut servir, soit d’échelle de constatation pour les marchés passés, soit de bon instrument d’échange, qu’autant que sa valeur approche le plus de l’idéal de la permanence ; car elle n’échange ou n’achète jamais que la valeur qu’elle possède. » (Hist. du Crédit public.)

Traduisons cette observation éminemment judicieuse en une formule générale.

Le travail ne devient une garantie de bien-être et d’égalité, qu’autant que le produit de chaque individu est en proportion avec la masse : car il n’échange ou n’achète jamais qu’une valeur égale à la valeur qui est en lui.

N’est-il pas étrange qu’on prenne hautement la défense du commerce agioteur et infidèle, et qu’en même temps on se récrie sur la tentative d’un monarque faux-monnayeur, qui, après tout, ne faisait qu’appliquer à l’argent le principe fondamental de l’économie politique, l’instabilité arbitraire des valeurs ? Que la régie s’avise de donner 750 grammes de tabac pour un kilogramme, les économistes crieront au vol ; — mais si la même régie, usant de son privilège, augmente le prix du kilogramme de 2 fr., ils trouveront que c’est cher, mais ils n’y verront rien qui soit contraire aux principes. Quel imbroglio que l’économie politique !

Il y a donc, dans la monétisation de l’or et de l’argent, quelque chose de plus que ce qu’en ont rapporté les économistes : il y a la consécration de la loi de proportionnalité, le premier acte de constitution des valeurs. L’humanité opère en tout par des gradations infinies : après avoir compris que tous les produits du travail doivent être soumis à une mesure de proportion qui les rende tous également permutables, elle commence par donner ce caractère de permutabilité absolue à un produit spécial, qui deviendra pour elle le type et le patron de tous les autres. C’est ainsi que pour élever ses membres à la liberté et à l’égalité, elle commence par créer des rois. Le peuple a le sentiment confus de cette marche providentielle, lorsque dans ses rêves de fortune et dans ses légendes, il parle toujours d’or et de royauté ; et les philosophes n’ont fait que rendre hommage à la raison universelle, lorsque dans leurs homélies soi-disant morales et leurs utopies sociétaires, ils tonnent avec un égal fracas contre l’or et la tyrannie. Auri sacra fames ! Maudit or ! s’écrie plaisamment un communiste. Autant vaudrait dire : maudit froment, maudites vignes, maudits moutons ; car, de même que l’or et l’argent, toute valeur commerciale doit arriver à une exacte et rigoureuse détermination. L’œuvre est dès longtemps commencée : aujourd’hui elle avance à vue d’œil.

Passons à d’autres considérations.

Un axiome généralement admis par les économistes, est que tout travail doit laisser un excédant.

Cette proposition est pour moi d’une vérité universelle et absolue : c’est le corollaire de la loi de proportionnalité, que l’on peut regarder comme le sommaire de toute la science économique. Mais, j’en demande pardon aux économistes, le principe que tout travail doit laisser un excédant n’a pas de sens dans leur théorie, et n’est susceptible d’aucune démonstration. Comment, si l’offre et la demande sont la seule règle des valeurs, peut-on reconnaître ce qui excède et ce qui suffit ? Ni le prix de revient, ni le prix de vente, ni le salaire, ne pouvant être mathématiquement déterminés, comment est-il possible de concevoir un surplus, un profit ? La routine commerciale nous a donné, ainsi que le mot, l’idée du profit : et comme nous sommes politiquement égaux, on en conclut que chaque citoyen a un droit égal à réaliser, dans son industrie personnelle, des bénéfices. Mais les opérations du commerce sont essentiellement irrégulières, et l’on a prouvé sans réplique que les bénéfices du commerce ne sont qu’un prélèvement arbitraire et forcé du producteur sur le consommateur, en un mot un déplacement, pour ne pas dire mieux. C’est ce que l’on apercevrait bientôt, s’il était possible de comparer le chiffre total des déficits de chaque année, avec le montant des bénéfices. Dans le sens de l’économie politique, le principe que tout travail doit laisser un excédant n’est autre que la consécration du droit constitutionnel que nous avons tous acquis par la révolution, de voler le prochain.

La loi de proportionnalité des valeurs peut seule rendre raison de ce problème. Je prendrai la question d’un peu haut : elle est assez grave pour que je la traite avec l’étendue qu’elle mérite.

La plupart des philosophes, comme des philologues, ne voient dans la société qu’un être de raison, ou pour mieux dire un nom abstrait servant à désigner une collection d’hommes. C’est un préjugé que nous avons tous reçu dès l’enfance avec nos premières leçons de grammaire, que les noms collectifs, les noms de genre et d’espèce, ne désignent point des réalités. Il y aurait fort à dire sur ce chapitre : je me renferme dans mon sujet. Pour le véritable économiste, la société est un être vivant, doué d’une intelligence et d’une activité propres, régi par des lois spéciales que l’observation seule découvre, et dont l’existence se manisfeste, non sous une forme physique, mais par le concert et l’intime solidarité de tous ses membres. Ainsi, lorsque tout à l’heure, sous l’emblème d’un dieu de la fable, nous faisions l’allégorie de la société, notre langage n’avait au fond rien de métaphorique : c’était l’être social, unité organique et synthétique, auquel nous venions de donner un nom. Aux yeux de quiconque a réfléchi sur les lois du travail et de l’échange (je laisse de côté toute autre considération), la réalité, j’ai presque dit la personnalité de l’homme collectif, est aussi certaine que la réalité et la personnalité de l’homme individu. Toute la différence est que celui-ci se présente aux sens sous l’aspect d’un organisme dont les parties sont en cohérence matérielle, circonstance qui n’existe pas dans la société. Mais l’intelligence, la spontanéité, le développement, la vie, tout ce qui constitue au plus haut degré la réalité de l’être, est aussi essentiel à la société qu’à l’homme : et de là vient que le gouvernement des sociétés est science, c’est-à-dire étude de rapports naturels ; et non point art, c’est-à-dire bon plaisir et arbitraire. De là vient enfin que toute société décline, dès qu’elle passe aux mains des idéologues.

Le principe que tout travail doit laisser un excédant, indémontrable à l’économie politique, c’est-à-dire à la routine propriétaire, est un de ceux qui témoignent le plus de la réalité de la personne collective : car, ainsi qu’on va voir, ce principe n’est vrai des individus que parce qu’il émane de la société, qui leur confère ainsi le bénéfice de ses propres lois.

Venons aux faits. On a remarqué que les entreprises de chemins de fer sont beaucoup moins une source de richesse pour les entrepreneurs que pour l’État. L’observation est juste ; et l’on aurait dû ajouter qu’elle s’applique non-seulement aux chemins de fer, mais à toute industrie. Mais ce phénomène, qui dérive essentiellement de la loi de porportionnalité des valeurs, et de l’identité absolue de la production et de la consommation, est inexplicable avec la notion ordinaire de valeur utile et valeur échangeable.

Le prix moyen du transport des marchandises par le roulage est 18 cent, par tonne et kilomètre, marchandise prise et rendue en magasin. On a calculé qu’à ce prix, une entreprise ordinaire de chemin de fer n’obtiendrait pas 10 p. 100 de bénéfice net, résultat à peu près égal à celui d’une entreprise de roulage. Mais admettons que la célérité du transport par fer soit à celle du roulage de terre, toutes compensations faites, comme 4 est à 1 : comme dans la société le temps est la valeur même, à égalité de prix le chemin de fer présentera sur le roulage un avantage de 400 p. 100. Cependant cet avantage énorme, très-réel pour la société, est bien loin de se réaliser dans la même proportion pour le voiturier, qui, tandis qu’il fait jouir la société d’une mieux value de 400 p. 100, ne retire pas quant à lui 10 p. 100. Supposons, en effet, pour rendre la chose encore plus sensible, que le chemin de fer porte son tarif à 25 cent., celui du roulage restant à 18 ; il perdra à l’instant toutes ses consignations. Expéditeurs, destinataires, tout le monde reviendra à la malbrouk, à la patache, s’il faut. On désertera la locomotive ; un avantage social de 500 p. 100 sera sacrifié à une perte privée de 35 p. 100.

La raison de cela est facile à saisir : l’avantage qui résulte de la célérité du chemin de fer est tout social, et chaque individu n’y participe qu’en une proportion minime (n’oublions pas qu’il ne s’agit en ce moment que du transport des marchandises), tandis que la perte frappe directement et personnellement le consommateur. Un bénéfice social égal à 400, représente pour l’individu, si la société est composée seulement d’un million d’hommes, quatre dix millièmes ; tandis qu’une perte de 33 p. 100 pour le consommateur supposerait un déficit social de trente-trois millions. L’intérêt privé et l’intérêt collectif, si divergents au premier coup d’œil, sont donc parfaitement identiques et adéquats : et cet exemple peut déjà servir à faire comprendre comment, dans la science économique, tous les intérêts se concilient.

Ainsi donc, pour que la société réalise le bénéfice supposé ci-dessus, il faut de toute nécessité que le tarif du chemin de fer ne dépasse pas, ou dépasse de fort peu le prix du roulage.

Mais, pour que cette condition soit remplie, en d’autres termes, pour que le chemin de fer soit commercialement possible, il faut que la matière transportable soit assez abondante pour couvrir au moins l’intérêt du capital engagé, et les frais d’entretien de la voie. Donc la première condition d’existence d’un chemin de fer est une forte circulation, ce qui suppose une production plus forte encore, une grande masse d’échanges.

Mais production, circulation, échanges, ne sont point choses qui s’improvisent ; puis, les diverses formes du travail ne se développent pas isolément et indépendamment l’une de l’autre : leur progrès est nécessairement lié, solidaire, proportionnel. L’antagonisme peut exister entre les industriels : malgré eux, l’action sociale est une, convergente, harmonique, en un mot, personnelle. Donc enfin il est un jour marqué pour la création des grands instruments de travail ; c’est celui où la consommation générale peut en soutenir l’emploi, c’est-à dire, car toutes ces propositions se traduisent, celui où le travail ambiant peut alimenter les nouvelles machines. Anticiper l’heure marquée par le progrès du travail, serait imiter ce fou qui, descendant de Lyon à Marseille, fit appareiller pour lui seul un steamer.

Ces points éclaircis, rien de plus aisé que d’expliquer comment le travail doit laisser à chaque producteur un excédant.

Et d’abord, pour ce qui concerne la société : Prométhée, sortant du sein de la nature, s’éveille à la vie dans une inertie pleine de charme, mais qui deviendrait bientôt misère et torture s’il ne se hâtait d’en sortir par le travail. Dans cette oisiveté originelle, le produit de Prométhée étant nul, son bien-être est identique à celui de la brute, et peut se représenter par zéro.

Prométhée se met à l’œuvre : et dès sa première journée, première journée de la seconde création, le produit de Prométhée, c’est-à-dire sa richesse, son bien-être, est égal à 10.

Le second jour, Prométhée divise son travail, et son produit devient égal à 100.

Le troisième jour, et chacun des jours suivants, Prométhée invente des machines, découvre de nouvelles utilités dans les corps, de nouvelles forces dans la nature ; le champ de son existence s’étend du domaine sensitif à la sphère du moral et de l’intelligence, et, à chaque pas que fait son industrie, le chiffre de sa production s’élève et lui dénonce un surcroît de félicité. Et puisque enfin pour lui consommer c’est produire, il est clair que chaque journée de consommation n’emportant que le produit de la veille, laisse un excédant de produit à la journée du lendemain.

Mais remarquons aussi, remarquons surtout ce fait capital, c’est que le bien-être de l’homme est en raison directe de l’intensité du travail et de la multiplicité des industries, en sorte que l’accroissement de la richesse et l’accroissement du labeur sont corrélatifs et parallèles.

Dire maintenant que chaque individu participe à ces conditions générales du développement collectif, ce serait affirmer une vérité qui, à force d’évidence, pourrait sembler niaise. Signalons plutôt les deux formes générales de la consommation dans la société.

La société, de même que l’individu, a d’abord ses objets de consommation personnelle, objets dont le temps lui fait sentir peu à peu le besoin, et que ses instincts mystérieux lui commandent de créer. Ainsi, il y eut au moyen âge, pour un grand nombre de villes, un instant décisif où la construction d’hôtels de ville et de cathédrales devint une passion violente, qu’il fallut à tout prix satisfaire ; l’existence de la communauté en dépendait. Sécurité et force, ordre public, centralisation, nationnalité, patrie, indépendance, voilà ce qui compose la vie de la société, l’ensemble de ses facultés mentales ; voilà les sentiments qui devaient trouver leur expression et leurs insignes. Telle avait été autrefois la destination du temple de Jérusalem, véritable palladium de la nation juive ; tel était le temple de Jupiter-Capitolin, à Rome. Plus tard, après le palais municipal et le temple, organes pour ainsi dire de la centralisation et du progrès, vinrent les autres travaux d’utilité publique, ponts, théâtres, hôpitaux, routes, etc.

Les monuments d’utilité publique étant d’un usage essentiellement commun, et par conséquent gratuit, la société se couvre de ses avances par les avantages politiques et moraux qui résultent de ces grands ouvrages, et qui, donnant un gage de sécurité au travail et un idéal aux esprits, impriment un nouvel essor à l’industrie et aux arts.

Mais il on est autrement des objets de consommation domestique, qui seuls tombent dans la catégorie de l’échange : ceux-ci ne sont productibles que selon les conditions de mutualité qui en permettent la consommation, c’est-à-dire le remboursement immédiat et avec bénéfice aux producteurs. Ces conditions, nous les avons suffisamment développées dans la théorie de proportionnalité des valeurs, que l’on pourrait nommer également théorie de la réduction progressive des prix de revient.

J’ai démontré par la théorie et par les faits le principe que tout travail doit laisser un excédant ; mais ce principe, aussi certain qu’une proposition d’arithmétique, est loin encore de se réaliser pour tout le monde. Tandis que par le progrès de l’industrie collective, chaque journée de travail individuel obtient un produit de plus en plus grand, et, par une conséquence nécessaire, tandis que le travailleur, avec le même salaire, devrait devenir tous les jours plus riche, il existe dans la société des états qui profitent et d’autres qui dépérissent ; des travailleurs à double, triple et centuple salaire, et d’autres en déficit ; partout enfin des gens qui jouissent et d’autres qui souffrent, et, par une division monstrueuse des facultés industrielles, des individus qui consomment, et qui ne produisent pas. La répartition du bien-être suit tous les mouvements de la valeur, et les reproduit, en misère et luxe, sur des dimensions et avec une énergie effrayantes. Mais partout aussi le progrès de la richesse, c’est-à-dire la proportionnalité des valeurs, est la loi dominante ; et quand les économistes opposent aux plaintes du parti social l’accroissement progressif de la fortune publique et les adoucissements apportés à la condition des classes même les plus malheureuses, ils proclament, sans s’en douter, une vérité qui est la condamnation de leurs théories.

Car j’adjure les économistes de s’interroger un moment dans le silence de leur cœur, loin des préjugés qui les troublent, et sans égard aux emplois qu’ils occupent ou qu’ils attendent, aux intérêts qu’ils desservent, aux suffrages qu’ils ambitionnent, aux distinctions dont leur vanité se berce : qu’ils disent si, jusqu’à ce jour, le principe que tout travail doit laisser un excédant leur était apparu avec cette chaîne de préliminaires et de conséquences que nous avons soulevée ; et si par ces mots ils ont jamais conçu autre chose que le droit d’agioter sur les valeurs, en manœuvrant l’offre et la demande ? s’il n’est pas vrai qu’ils affirment tout à la fois, d’un côté le progrès de la richesse et du bien-être, et par conséquent la mesure des valeurs ; de l’autre, l’arbitraire des transactions commerciales et l’incommensurabilité des valeurs, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus contradictoire ? N’est-ce pas en vertu de cette contradiction qu’on entend sans cesse répéter dans les cours, et qu’on lit dans les ouvrages d’économie politique, cette hypothèse absurde : Si le prix de toutes choses était doublé … Comme si le prix de toutes choses n’était pas la proportion des choses, et qu’on pût doubler une proportion, un rapport, une loi ! N’est-ce pas enfin en vertu de la routine propriétaire et anormale, défendue par l’économie politique, que chacun dans le commerce, dans l’industrie, dans les arts et dans l’État, sous prétexte de services rendus à la société, tend sans cesse à exagérer son importance, sollicite des récompenses, des subventions, de grosses pensions, de larges honoraires : comme si la rétribution de tout service n’était pas nécessairement fixée par le montant de ses frais ? Pourquoi les économistes ne répandent-ils pas de toutes leurs forces cette vérité si simple et si lumineuse : Le travail de tout homme ne peut acheter que la valeur qu’il renferme, et cette valeur est proportionnelle aux services de tous les autres travailleurs ; si, comme ils paraissent le croire, le travail de chacun doit laisser un excédant ?…

Mais ici se présente une dernière considération que j’exposerai en peu de mots.

J. B. Say, celui de tous les économistes qui a le plus insisté sur l’indéterminabilité absolue de la valeur, est aussi celui qui s’est donné le plus de peine pour renverser cette proposition. C’est lui qui, si je ne me trompe, est auteur de la formule : Tout produit vaut ce qu’il coûte, ou, ce qui revient au même, les produits s’achètent avec des produits. Cet aphorisme, plein de conséquences égalitaires, a été contredit depuis par d’autres économistes ; nous examinerons tour à tour l’affirmative et la négative.

Quand je dis : Tout produit vaut les produits qu’il a coûtés, cela signifie que tout produit est une unité collective qui, sous une forme nouvelle, groupe un certain nombre d’autres produits consommés en des quantités diverses. D’où il suit que les produits de l’industrie humaine sont, les uns par rapport aux autres, genres et espèces, et qu’ils forment une série du simple au composé, selon le nombre et la proportion des éléments, tous équivalents entre eux, qui constituent chaque produit. Peu importe, quant à présent, que cette série, ainsi que l’équivalence de ses éléments, soit plus ou moins exactement exprimée dans la pratique par l’équilibre des salaires et des fortunes : il s’agit avant tout du rapport dans les choses, de la loi économique. Car ici, comme toujours, l’idée engendre d’abord et spontanément le fait, lequel, reconnu ensuite par la pensée qui lui a donné l’être, se rectifie peu à peu et se définit conformément à son principe. Le commerce, libre et concurrent, n’est qu’une longue opération de redressement ayant pour objet de faire ressortir la proportionnalité des valeurs, en attendant que le droit civil la consacre et la prenne pour règle de la condition des personnes. Je dis donc que le principe de Say, Tout produit vaut ce qu’il coûte, indique une série de la production humaine, analogue aux séries animale et végétale, et dans laquelle les unités élémentaires (journées de travail) sont réputées égales. En sorte que l’économie politique affirme dès son début, mais par une contradiction, ce que ni Platon, ni Rousseau, ni aucun publiciste ancien ou moderne n’a cru possible, l’égalité des conditions et des fortunes.

Prométhée est tour à tour laboureur, vigneron, boulanger, tisserand. Quelque métier qu’il exerce, comme il ne travaille que pour lui-même, il achète ce qu’il consomme (ses produits) avec une seule et même monnaie (ses produits), dont l’unité métrique est nécessairement sa journée de travail. Il est vrai que le travail lui-même est susceptible de variation : Prométhée n’est pas toujours également dispos, et d’un moment à l’autre son ardeur, sa fécondité, monte et descend. Mais, comme tout ce qui est sujet à varier, le travail a sa moyenne, et cela nous autorise à dire qu’en somme la journée de travail paye la journée de travail, ni plus ni moins. Il est bien vrai, si l’on compare les produits d’une certaine époque de la vie sociale à ceux d’une autre, que la cent-millionnième journée du genre humain donnera un résultat incomparablement supérieur à celui de la première ; mais c’est le cas de dire aussi que la vie de l’être collectif, pas plus que celle de l’individu, ne peut être scindée ; que si les jours ne se ressemblent pas, ils sont indissolublement unis, et que dans la totalité de l’existence la peine et le plaisir leur sont communs. Si donc le tailleur, pour rendre la valeur d’une journée, consomme dix fois la journée du tisserand, c’est comme si le tisserand donnait dix jours de sa vie pour un jour de la vie du tailleur. C’est précisément ce qui arrive quand un paysan paye 12 francs à un notaire pour un écrit dont la rédaction coûte une heure ; et cette inégalité, cette iniquité dans les échanges, est la plus puissante cause de misère que les socialistes aient dévoilée et que les économistes avouent tout bas, en attendant qu’un signe du maître leur permette de la reconnaître tout haut.

Toute erreur dans la justice commutative est une immolation du travailleur, une transfusion du sang d’un homme dans le corps d’un autre homme…… Qu’on ne s’effraie pas : je n’ai nul dessein de fulminer une irritante philippique à la propriété ; j’y pense d’autant moins, que, selon mes principes, l’humanité ne se trompe jamais ; qu’en se constituant d’abord sur le droit de propriété elle n’a fait que poser un des principes de son organisation future ; et que, la prépondérance de la propriété une fois abattue, ce qui reste à faire est de ramener à l’unité cette fameuse antithèse. Tout ce que l’on pourrait m’objecter en faveur de la propriété, je le sais aussi bien qu’aucun de mes censeurs, à qui je demande pour toute grâce de montrer du cœur, alors que la dialectique leur fait défaut. Comment des richesses dont le travail n’est pas le module seraient-elles valables ? Et si c’est le travail qui crée la richesse et légitime la propriété, comment expliquer la consommation de l’oisif ? Comment un système de répartition dans lequel le produit vaut, selon les personnes, tantôt plus, tantôt moins qu’il ne coûte, est-il loyal ?

Les idées de Say conduisaient à une loi agraire ; aussi le parti conservateur s’est-il empressé de protester contre elles. « La première source de la richesse, avait dit M. Rossi, est le travail. En proclamant ce grand principe, l’école industrielle a non-seulement mis en évidence un principe économique, mais celui des faits sociaux qui, dans la main d’un historien habile, devient le guide le plus sûr pour suivre l’espèce humaine, dans sa marche et ses établissements sur la face du globe. »

Pourquoi, après avoir consigné dans son cours ces paroles profondes, M. Rossi a-t-il cru devoir les rétracter ensuite dans une revue, et compromettre gratuitement sa dignité de philosophe et d’économiste ?

« Dites que la richesse n’est que le résultat du travail ; affirmez que dans tous les cas le travail est la mesure de la valeur, le régulateur des prix ; et pour échapper tant bien que mal aux objections que soulèvent de toutes parts ces doctrines, les unes incomplètes, les autres absolues, vous serez amenés bon gré mal gré à généraliser la notion du travail, et à substituer à l’analyse une synthèse parfaitement erronée. »

Je regrette qu’un homme tel que M. Rossi me suggère une si triste pensée ; mais en lisant le passage que je viens de rapporter, je n’ai pu m’empêcher de dire : La science et la vérité ne sont plus rien ; ce que l’on adore maintenant, c’est la boutique, et après la boutique, le constitutionnalisme désespéré qui la représente. À qui donc M. Rossi pense-t-il s’adresser ? Veut-il du travail ou d’autre chose ? de l’analyse ou de la synthèse ? Veut-il toutes ces choses à la fois ? Qu’il choisisse, car la conclusion est inévitable contre lui.

Si le travail est la source de toute richesse, si c’est le guide le plus sûr pour suivre l’histoire des établissements humains sur la face du globe, comment l’égalité de répartition, l’égalité selon la mesure du travail, ne serait-elle pas une loi ?

Si, au contraire, il est des richesses qui ne viennent pas du travail, comment la possession de ces richesses est-elle un privilège ? Quelle est la légitimité du monopole ? Qu’on expose donc, une fois, cette théorie du droit de consommation improductive, cette jurisprudence du bon plaisir, cette religion de l’oisiveté, prérogative sacrée d’une caste d’élus !

Que signifie maintenant cet appel à l’analyse des faux jugements de la synthèse ? ces termes de métaphysique ne sont bons qu’à endoctriner les niais, qui ne se doutent pas que la même proposition peut être rendue indifféremment et à volonté, analytique ou synthétique. — Le travail est le principe de la valeur et la source de la richesse : proposition analytique, telle que M. Rossi la veut, puisque cette proposition est le résumé d’une analyse, dans laquelle on démontre qu’il y a identité entre la notion primitive de travail et les notions subséquentes de produit, valeur, capital, richesse, etc. Cependant nous voyons que M. Rossi rejette la doctrine qui résulte de cette analyse. — Le travail, le capital et la terre, sont les sources de la richesse. Proposition synthétique, telle précisément que M. Rossi n’en veut pas ; en effet, la richesse est ici considérée comme notion générale, qui se produisit sous trois espèces distinctes, mais non identiques. Et pourtant la doctrine, ainsi formulée, est celle qui a la préférence de M. Rossi. Plaît-il maintenant à M. Rossi que nous rendions sa théorie du monopole analytique, et la nôtre du travail synthétique ? Je puis lui donner cette satisfaction…. Mais je rougirais, avec un homme aussi grave, de prolonger un tel badinage. M. Rossi sait mieux que personne que l’analyse et la synthèse ne prouvent par elles-mêmes absolument rien, et que ce qui importe, comme disait Bacon, c’est de faire des comparaisons exactes et des dénombrements complets.

Puisque M. Rossi était en verve d’abstractions, que ne disait-il à cette phalange d’économistes qui recueillent avec tant de respect les moindres paroles tombées de sa bouche :

« Le capital est la matière de la richesse, comme l’argent est la matière de la monnaie, comme le blé est la matière du pain, et, en remontant la série jusqu’au bout, comme la terre, l’eau, le feu, l’atmosphère, sont la matière de tous nos produits. Mais c’est le travail, le travail seul, qui crée successivement chaque utilité donnée à ces matières, et qui conséquemment les transforme en capitaux et en richesses. Le capital est du travail, c’est-à-dire de l’intelligence et de la vie réalisées : comme les animaux et les plantes sont des réalisations de l’âme universelle ; comme les chefs-d’œuvre d’Homère, de Raphaël et de Rossini, sont l’expression de leurs idées et de leurs sentiments. La valeur est la proportion suivant laquelle toutes les réalisations de l’âme humaine doivent se balancer pour produire un tout harmonique, qui, étant richesse, engendre pour nous le bien-être, ou plutôt est le signe, non l’objet, de notre félicité.

» La proposition, il n'y a pas de mesure de la valeur, est illogique et contradictoire ; cela résulte des motifs même sur lesquels on a prétendu l’établir.

» La proposition, le travail est le principe de proportionnalité des valeurs, non-seulement est vraie, parce qu’elle résulte d’une irréfragable analyse, mais elle est le but du progrès, la condition et la forme du bien-être social, le commencement et la fin de l’économie politique. De cette proposition et de ses corollaires, tout produit vaut ce qu’il coûte, et les produits s’achètent avec des produits, se déduit le dogme de l’égalité des conditions.

» L’idée de valeur socialement constituée, ou de proportionnalité des produits, sert à expliquer en outre : a) comment une invention mécanique, nonobstant le privilège qu’elle crée temporairement et les perturbations qu’elle occasionne, produit toujours à la fin une amélioration générale ; — b) comment la découverte d’un procédé économique ne peut jamais valoir à l’inventeur un profit égal à celui qu’il procure à la société ; — c) comment, par une série d’oscillations entre l’offre et la demande, la valeur de chaque produit tend constamment à se mettre de niveau avec le prix de revient et avec les besoins de la consommation, et par conséquent à s’établir d’une manière fixe et positive ; — d) comment la production collective augmentant incessamment la masse des choses consommables, et conséquemment la journée de travail étant de mieux en mieux payée, le travail doit laisser à chaque producteur un excédant ; — e) comment le labeur’, loin de diminuer par le progrès industriel, augmente incessamment en quantité et qualité, c’est-à-dire en intensité et difficulté pour toutes les industries ; — f) comment la valeur sociale élimine continuiellement les valeurs fictives, en d’autres termes, comment l’industrie opère la socialisation du capital et de la propriété ; — g) enfin, comment la répartition des produits se régularisant à fur et mesure de la garantie mutuelle, produite par la constitution des valeurs, pousse la société à l’égalité des conditions et des fortunes.

» Enfin, la théorie de la constitution successive de toutes les valeurs commerciales impliquant un progrès à l’infini du travail, de la richesse et du bien-être, la destinée sociale, au point de vue économique, nous est révélée : Produire incessamment, avec la moindre somme possible de travail pour chaque produit, la plus grande quantité et la plus grande variété possibles de valeurs, de manière à réaliser pour chaque individu la plus grande somme de bien-être physique, moral et intellectuel, et pour l’espèce, la plus haute perfection, et une gloire infinie. »

Maintenant que nous avons déterminé, non sans peine, le sens de la question proposée par l’Académie des sciences morales, touchant les oscillations du profit et du salaire, il est temps d’aborder la partie essentielle de notre tâche. Partout où le travail n’a point été socialisé, c’est-à-dire partout où la valeur ne s’est pas déterminée synthétiquement, il y a perturbation et déloyauté dans les échanges, guerre de ruses et d’embuscades, empêchement à la production, à la circulation et à la consommation, labeur improductif, absence de garanties, spoliation, insolidarité, indigence et luxe, mais en même temps effort du génie social pour conquérir la justice, et tendance constante vers l’association et l’ordre. L’économie politique n’est autre chose que l’histoire de cette grande lutte. D’une part, en effet, l’économie politique, en tant qu’elle consacre et prétend éterniser les anomalies de la valeur et les prérogatives de l’égoïsme, est véritablement la théorie du malheur et l’organisation de la misère ; mais en tant qu’elle expose les moyens inventés par la civilisation pour vaincre le paupérisme, bien que ces moyens aient constamment tourné à l’avantage exclusif du monopole, l’économie politique est le préambule de l’organisation de la richesse.

Il importe donc de reprendre l’étude des faits et des routines économiques, d’en dégager l’esprit et d’en formuler la philosophie. Sans cela, nulle intelligence de la marche des sociétés ne peut être acquise, nulle réforme essayée. L’erreur du socialisme a été jusqu’ici de perpétuer la rêverie religieuse en se lançant dans un avenir fantastique, au lieu de saisir la réalité qui l’écrase ; comme le tort des économistes est de voir dans chaque fait accompli un arrêt de proscription contre toute hypothèse de changement.

Pour moi, ce n’est point ainsi que je conçois la science économique, la véritable science sociale. Au lieu de répondre par des à priori aux redoutables problèmes de l’organisation du travail et de la répartition des richesses, j’interrogerai l’économie politique comme la dépositaire des pensées secrètes de l’humanité, je ferai parler les faits selon l’ordre de leur génération, et raconterai, sans y mettre du mien, leurs témoignages. Ce sera tout à la fois une triomphante et lamentable histoire, où les personnages seront des idées, les épisodes des théories, et les dates des formules.


CHAPITRE III.


ÉVOLUTIONS ÉCONOMIQUES.
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PREMIÈRE ÉPOQUE. — LA DIVISION DU TRAVAIL.


L’idée fondamentale, la catégorie dominante de l’économie politique est la valeur.

La valeur parvient à sa détermination positive par une suite d’oscillations entre l’offre et la demande.

En conséquence, la valeur se pose successivement sous trois aspects : valeur utile, valeur échangeable, et valeur synthétique ou valeur sociale, qui est la valeur vraie. Le premier terme engendre contradictoirement le second ; et les deux ensemble, s’absorbant dans une pénétration réciproque, produisent le troisième : de telle sorte que la contradiction ou l’antagonisme des idées apparaît comme le point de départ de toute la science économique, et que l’on peut dire d’elle, en parodiant le mot de Tertullien sur l’Évangile, credo quia absurdum : Il y a dans l’économie des sociétés vérité latente, dès qu’il y a contradiction apparente, credo quia contrarium.

Au point de vue de l’économie politique, le progrès de la société consiste donc à résoudre incessamment le problème de la constitution des valeurs, ou de la proportionnalité et de la solidarité des produits.

Mais, tandis que dans la nature la synthèse des contraires est contemporaine de leur opposition, dans la société les éléments antithétiques semblent se produire à de longs intervalles, et ne se résoudre qu’après une longue et tumultueuse agitation. Ainsi, l’on n’a pas d’exemple, on ne se fait pas même l’idée d’une vallée sans colline, d’une gauche sans une droite, d’un pôle nord sans un pôle sud, d’un bâton qui n’aurait qu’un bout, ou les deux bouts sans un milieu, etc. Le corps humain, avec sa dichotomie si parfaitement antithétique, est formé intégralement dès l’instant même de la conception ; il répugne qu’il se compose et s’agence pièce à pièce, comme l’habit qui devra plus tard le couvrir en l’imitant[7].

Dans la société, au contraire, ainsi que dans l’esprit, tant s’en faut que l’idée arrive d’un seul bond à sa plénitude, qu’une sorte d’abîme sépare pour ainsi dire les deux positions antinomiques, et que celles-ci étant enfin reconnues, on n’aperçoit pas encore pour cela quelle sera la synthèse. Il faut que les concepts primitifs soient, pour ainsi dire, fécondés par de bruyantes controverses et des luttes passionnées ; des batailles sanglantes seront les préliminaires de la paix. En ce moment, l’Europe, fatiguée de guerre et de polémique, attend un principe conciliateur ; et c’est le sentiment vague de cette situation qui fait demander à l’Académie des sciences morales et politiques, quels sont les faits généraux qui règlent les rapports des profits avec les salaires et qui en déterminent les oscillations, en d’autres termes, quels sont les épisodes les plus saillants et les phases les plus remarquables de la guerre du travail et du capital.

Si donc je démontre que l’économie politique, avec toutes ses hypothèses contradictoires et ses conclusions équivoques, n’est rien qu’une organisation du privilège et de la misère, j’aurai prouvé par cela même qu’elle contient implicitement la promesse d’une organisation du travail et de l’égalité, puisque, comme on l’a dit, toute contradiction systématique est l’annonce d’une composition ; bien plus, j’aurai posé les bases de cette composition. Donc, enfin, exposer le système des contradictions économiques, c’est jeter les fondements de l’association universelle ; dire comment les produits de l’œuvre collective sont sortis de la société, c’est expliquer comment il sera possible de les y faire rentrer ; montrer la genèse des problèmes de production et de répartition, c’est en préparer la solution. Toutes ces propositions sont identiques, et d’une égale évidence.


§ I. — Effets antagonistes du principe de division.


Tous les hommes sont égaux dans la communauté primitive, égaux par leur nudité et leur ignorance, égaux par la puissance indéfinie de leurs facultés. Les économistes ne considèrent d’habitude que le premier de ces aspects : ils négligent ou méconnaissent totalement le second. Cependant, d’après les philosophes les plus profonds des temps modernes, La Rochefoucauld, Helvétius, Kant, Fichte, Hegel, Jacotot, l’intelligence ne diffère dans les individus que par la détermination qualitative, laquelle constitue la spécialité ou aptitude propre de chacun ; tandis que, dans ce qu’elle a d’essentiel, savoir le jugement, elle est chez tous quantitativement égale. De là résulte qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, suivant que les circonstances auront été favorables, le progrès général doit conduire tous les hommes de l’égalité originelle et négative, à l’équivalence positive des talents et des connaissances.

J’insiste sur cette donnée précieuse de la psychologie, dont la conséquence nécessaire est que la hiérarchie des capacités ne saurait être dorénavant admise comme principe et loi d’organisation : l’égalité seule est notre règle, comme elle est aussi notre idéal. De même donc, comme nous l’avons prouvé par la théorie de la valeur, que l’égalité de misère doit se convertir progressivement en égalité de bien-être ; de même l’égalité des âmes, négative au départ, puisqu’elle ne représente que le vide, doit se reproduire positivement au dernier terme de l’éducation de l’humanité. Le mouvement intellectuel s’accomplit parallèlement au mouvement économique : ils sont l’expression, la traduction l’un de l’autre ; la psychologie et l’économie sociale sont d’accord, ou, pour mieux dire, elles ne font que dérouler chacune à un point de vue différent la même histoire. C’est ce qui apparaît surtout dans la grande loi de Smith, la division du travail.

Considérée dans son essence, la division du travail est le mode selon lequel se réalise l’égalité des conditions et des intelligences. C’est elle qui, par la diversité des fonctions, donne lieu à la proportionnalité des produits et à l’équilibre dans les échanges, conséquemment qui nous ouvre la route à la richesse ; comme aussi, en nous découvrant l’infini partout dans l’art et la nature, elle nous conduit à idéaliser toutes nos opérations, et rend l’esprit créateur, c’est-à-dire la divinité même, mentem diviniorem, immanente et sensible chez tous les travailleurs.

La division du travail est donc la première phase de l’évolution économique aussi bien que du progrès intellectuel : notre point de départ est vrai du côté de l’homme et du côté des choses ; et la marche de notre exposition n’a rien d’arbitraire.

Mais, à cette heure solennelle de la division du travail, le vent des tempêtes commence à souffler sur l’humanité. Le progrès ne s’accomplit pas pour tous d’une manière égale et uniforme, bien qu’à la fin il doive atteindre et transfigurer toute créature intelligente et travailleuse. Il commence par s’emparer d’un petit nombre de privilégiés, qui composent ainsi l’élite des nations, pendant que la masse persiste ou même s’enfonce plus avant dans la barbarie. C’est cette acception de personnes de la part du progrès qui a fait croire si longtemps à l’inégalité naturelle et providentielle des conditions, enfanté les castes, et constitué hiérarchiquement toutes les sociétés. On ne comprenait pas que toute inégalité n’étant jamais qu’une négation portait en soi le signe de son illégitimité et l’annonce de sa déchéance : bien moins encore pouvait-on s’imaginer que cette même inégalité procédât accidentellement d’une cause dont l’effet ultérieur devait la faire disparaître entièrement.

Ainsi l’antinomie de la valeur se reproduisant dans la loi de division, il s’est trouvé que le premier et le plus puissant instrument de savoir et de richesse que la Providence eût mis en nos mains, est devenu pour nous un instrument de misère et d’imbécillité. Voici la formule de cette nouvelle loi d’antagonisme, à laquelle nous devons les deux maladies les plus anciennes de la civilisation, l’aristocratie et le prolétariat : Le travail en se divisant selon la loi qui lui est propre, et qui est la condition première de sa fécondité, aboutit à la négation de ses fins et se détruit lui-même ; en d’autres termes, La division, hors de laquelle point de progrès, point de richesse, point d’égalité, subalternise l’ouvrier, rend l’intelligence inutile, la richesse nuisible, et l’égalité impossible.

Tous les économistes depuis A. Smith ont signalé les avantages et les inconvénients de la loi de division, mais en insistant beaucoup plus sur les premiers que sur les seconds parce que cela servait mieux leur optimisme, et sans qu’aucun d’eux ne se soit jamais demandé ce que pouvaient être les inconvénients d’une loi. Voici comment J. B. Say a résumé la question :

« Un homme qui ne fait pendant toute sa vie qu’une même opération, parvient à coup sûr à l’exécuter mieux et plus promptement qu’un autre homme, mais en même temps il devient moins capable de toute autre occupation soit physique, soit morale ; ses autres facultés s’éteignent, et il en résulte une dégénération dans l’homme considéré individuellement. C’est un triste témoignage à se rendre que de n’avoir jamais fait que la dix-huitième partie d’une épingle : et qu’on ne s’imagine pas que ce soit uniquement l’ouvrier qui toute sa vie conduit une lime ou un marteau, qui dégénère ainsi de la dignité de sa nature, c’est encore l’homme qui par état exerce les facultés les plus déliées de son esprit… En résultat, on peut dire que la séparation des travaux est un habile emploi des forces de l’homme ; qu’elle accroît prodigieusement les produits de la société ; mais qu’elle ôte quelque chose à la capacité de chaque homme pris individuellement. » (Traité d’Écon. pol.)

Ainsi, quelle est, après le travail, la cause première de la multiplication des richesses et de l’habileté des travailleurs ? la division.

Quelle est la cause première de la décadence de l’esprit, et, comme nous le prouverons incessament, de la misère civilisée ? la division.

Comment le même principe, poursuivi rigoureusement dans ses conséquences, conduit-il à des effets diamétralement opposés ? pas un économiste, ni avant ni depuis A. Smith, ne s’est seulement aperçu qu’il y eût là un problème à éclaircir. Say va jusqu’à reconnaître que dans la division du travail, la même cause qui produit le bien engendre le mal ; puis, après quelques mots de commisération sur les victimes de la séparation des industries, content d’avoir fait un exposé impartial et fidèle, il nous laisse là. « Vous saurez, semble-t-il dire, que plus on divise la main-d’œuvre plus on augmente la puissance productive du travail ; mais qu’en même temps plus le travail se réduisant progressivement à un mécanisme, abrutit l’intelligence. »

En vain l’on s’indigne contre une théorie qui, créant par le travail même une aristocratie de capacités, conduit fatalement à l’inégalité politique ; en vain l’on proteste au nom de la démocratie et du progrès qu’il n’y aura plus à l’avenir ni noblesse, ni bourgeoisie, ni parias. L’économiste répond, avec l’impassibilité du destin : Vous êtes condamnés à produire beaucoup, et à produire à bon marché ; sans quoi votre industrie sera toujours chétive, votre commerce nul, et vous vous traînerez à la queue de la civilisation, au lieu d’en prendre le commandement. — Quoi ! parmi nous, hommes généreux, il y aurait des prédestinés à l’abrutissement, et plus notre industrie se perfectionne, plus augmenterait le nombre de nos frères maudits !… — Hélas !… Voilà le dernier mot de l’économiste.

On ne peut méconnaître dans la division du travail, comme fait général et comme cause, tous les caractères d’une loi ; mais comme cette loi régit deux ordres de phénomènes radicalement inverses et qui s’entre-détruisent, il faut avouer aussi que cette loi est d’une espèce inconnue dans les sciences exactes ; que c’est, chose étrange, une loi contradictoire, une contre-loi, une antinomie. Ajoutons, par forme de pré-jugement, que tel paraît être le trait signalétique de toute l’économie des sociétés, partant de la philosophie.

Or, à moins d’une recomposition du travail, qui efface les inconvénients de la division, tout en conservant ses effets utiles, la contradiction inhérente au principe est sans remède. Il faut, selon la parole des prêtres juifs conspirant la mort du Christ, il faut que le pauvre périsse pour assurer la fortune du propriétaire, expedit unum hominem pro populo mori. Je vais démontrer la nécessité de cet arrêt ; après quoi, s’il reste au travailleur parcellaire une lueur d’intelligence, il se consolera par la pensée qu’il meurt selon les règles de l’économie politique.

Le travail, qui devait donner l’essor à la conscience et la rendre de plus en plus digne de bonheur, amenant par la division parcellaire l’affaissement de l’esprit, diminue l’homme de la plus noble partie de lui-même, minorat capitis, et le rejette dans l’animalité. Dès ce moment, l’homme déchu travaille en brute, conséquemment il doit être traité en brute. Ce jugement de la nature et de la nécessité, la société l’exécutera.

Le premier effet du travail parcellaire, après la dépravation de l’âme, est la prolongation des séances qui croissent en raison inverse de la somme d’intelligence dépensée. Car le produit s’appréciant tout à la fois au point de vue de la quantité et de la qualité, si, par une évolution industrielle quelconque, le travail fléchit dans un sens, il faut qu’il soit fait compensation dans l’autre. Mais comme la durée des séances ne peut excéder seize à dix-huit heures par jour, du moment où la compensation ne pourra se prendre sur le temps, elle se prendra sur le prix, et le salaire diminuera. Et cette baisse aura lieu, non pas comme on l’a ridiculement imaginé, parce que la valeur est essentiellement arbitraire, mais parce qu’elle est essentiellement déterminable. Peu importe que la lutte de l’offre et de la demande se termine, tantôt à l’avantage du maître, tantôt au profit du salarié ; de telles oscillations peuvent varier d’amplitude, selon des circonstances accessoires bien connues, et qui ont été mille fois appréciées. Ce qui est certain, et qu’il s’agit uniquement pour nous de noter, c’est que la conscience universelle ne met pas au même taux le travail d’un contre-maitre et la manœuvre d’un goujat. Il y a donc nécessité de réduction sur le prix de la journée ; en sorte que le travailleur, après avoir été affligé dans son âme par une fonction dégradante, ne peut manquer d’être frappé aussi dans son corps par la modicité de la récompense. C’est l’application littérale de cette parole de l’Évangile : À celui qui a peu, j’ôterai encore le peu qu’il a.

Il y a dans les accidents économiques une raison impitoyable qui se rit de la religion et de l’équité comme des aphorismes de la politique, et qui rend l’homme heureux ou malheureux, selon qu’il obéit ou se soustrait aux prescriptions du destin. Certes, nous voici loin de cette charité chrétienne dont s’inspirent aujourd’hui tant d’honorables écrivains, et qui, pénétrant au cœur de la bourgeoisie, s’efforce de tempérer, par une multitude de fondations pieuses, les rigueurs de la loi. L’économie politique ne connaît que la justice, justice inflexible et serrée comme la bourse de l’avare ; et c’est parce que l’économie politique est l’effet de la spontanéité sociale et l’expression de la volonté divine, que j’ai pu dire, Dieu est contradicteur de l’homme, et la Providence misanthrope. Dieu nous fait payer, au poids du sang et à la mesure de nos larmes, chacune de nos leçons ; et pour comble de mal, dans nos relations avec nos semblables, nous faisons tous comme lui. Où donc est cet amour du père céleste pour ses créatures ? où est la fraternité humaine ?

Se peut-il autrement ? disent les théistes. L’homme tombant, l’animal reste : comment le Créateur reconnaîtrait-il en lui son image ? Et quoi de plus simple qu’il le traite alors comme une bête de somme ? Mais l’épreuve ne durera pas toujours, et tôt ou tard le travail, après s’être particularisé, se synthétisera.

Tel est l’argument ordinaire de tous ceux qui cherchent des justifications à la Providence, et qui ne réussissent le plus souvent qu’à prêter de nouvelles armes à l’athéisme. C’est donc à dire que Dieu nous aurait envié pendant six mille ans une idée qui pouvait épargner des millions de victimes, la distribution à la fois spéciale et synthétique du travail ! En revanche, il nous aurait donné par ses serviteurs Moïse, Bouddha, Zoroastre, Mahomet, etc., ces insipides rituels, opprobres de notre raison, et qui ont fait égorger plus d’hommes qu’ils ne contiennent de lettres ! Bien plus, s’il faut en croire la révélation primitive, l’économie sociale serait cette science maudite, ce fruit de l’arbre réservé à Dieu, et auquel il était défendu à l’homme de toucher ! Pourquoi cette réprobation religieuse du travail, s’il est vrai, comme déjà la science économique le découvre, que le travail soit le père de l’amour et l’organe du bonheur ? pourquoi cette jalousie de notre avancement ? Mais si, comme il paraît assez maintenant, notre progrès dépend de nous seuls, à quoi sert d’adorer ce fantôme de divinité, et que nous veut-il encore par cette cohue d’inspirés qui nous poursuivent de leurs sermons ? Vous tous, chrétiens, protestants et orthodoxes, néo-révélateurs, charlatans et dupes, écoutez le premier verset de l’hymne humanitaire sur la miséricorde de Dieu : « À mesure que le principe de la division du travail reçoit une application complète, l’ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant ! L’art fait des progrès, l’artisan rétrograde ! » (Tocqueville, De la démocratie en Amérique.)

Gardons-nous donc d’anticiper sur nos conclusions, et de préjuger la dernière révélation de l’expérience. Dieu, quant à présent, nous apparaît moins favorable qu’adverse : bornons-nous à constater le fait.

De même donc que l’économie politique, à son point de départ, nous a fait entendre cette parole mystérieuse et sombre : À mesure que la production d’utilité augmente la vénalité diminue ; de même, arrivée à sa première station, elle nous avertit d’une voix terrible : À mesure que l’art fait des progrès l’artisan rétrograde.

Pour mieux fixer les idées, citons quelques exemples.

Quels sont, dans toute la métallurgie, les moins industrieux des salariés ? ceux-là précisément qu’on appelle mécaniciens. Depuis que l’outillage a été si admirablement perfectionné, un mécanicien n’est plus qu’un homme qui sait donner un coup de lime ou présenter une pièce au rabot : quant à la mécanique, c’est l’affaire des ingénieurs et des contre-maîtres. Un maréchal de campagne réunit quelquefois, par la seule nécessité de sa position, les talents divers de serrurier, de taillandier, d’armurier, de mécanicien, de charron, de vétérinaire : on serait étonné, dans le monde des beaux esprits, de la science qu’il y a sous le marteau de cet homme, à qui le peuple, toujours railleur, donne le sobriquet de brûle-fer. Un ouvrier du Creusot, qui a vu pendant dix ans tout ce que sa profession peut offrir de plus grandiose et de plus fin, sorti de son chantier, n’est plus qu’un être inhabile à rendre le moindre service et à gagner sa vie. L’incapacité du sujet est en raison directe de la perfection de l’art ; et cela est vrai de tous les états comme de la métallurgie.

Le salaire des mécaniciens s’est soutenu jusqu’à présent à un taux élevé : il est inévitable qu’il descende un jour, la qualité médiocre du travail ne pouvant le soutenir.

Je viens de citer un art mécanique, citons une industrie libérale.

Guttemberg, et ses industrieux compagnons, Furst et Schœffer, l’eussent-ils jamais cru, que, par la division du travail, leur sublime invention tomberait dans le domaine de l’ignorance, j’ai presque dit de l’idiotisme ? Il est peu d’hommes aussi faibles d’intelligence, aussi peu lettrés, que la masse des ouvriers attachés aux diverses branches de l’industrie typographique, compositeurs, pressiers, fondeurs, relieurs et papetiers. Le typographe, que l’on rencontrait encore au temps des Estienne, est devenu presque une abstraction. L’emploi des femmes pour la composition des caractères, a frappé au cœur cette noble industrie, et en a consommé l’avilissement. J’ai vu une compositrice, et c’était une des meilleures, qui ne savait pas lire, et ne connaissait des lettres que la figure. Tout l’art s’est retiré dans la spécialité des protes et correcteurs, savants modestes, que l’impertinence des auteurs et patrons humilie encore, et dans quelques ouvriers véritablement artistes. La presse, en un mot, tombée dans le mécanisme, n’est plus, par son personnel, au niveau de la civilisation : il ne restera bientôt d’elle que des monuments.

J’entends dire que les ouvriers imprimeurs, à Paris, travaillent par l’association à se relever de leur déchéance : puissent leurs efforts ne se point épuiser en un vain empirisme, ou s’égarer dans de stériles utopies !

Après l’industrie privée, voyons l’administration.

Dans les services publics, les effets du travail parcellaire se produisent non moins effrayants, non moins intenses : partout, dans l’administration, à mesure que l’art se développe, le gros des employés voit réduire son traitement. — Un facteur de la poste reçoit depuis 400 jusqu’à 600 fr. de traitement annuel, sur quoi l’administration retient environ le dixième pour la retraite. Après trente ans d’exercice, la pension, ou plutôt la restitution, est de 300 fr. par an, lesquels, cédés à un hospice par le titulaire, lui donnent droit au lit, à la soupe et au blanchissage. Le cœur me saigne à le dire, mais je trouve que l’administration est encore généreuse : quelle voulez-vous que soit la rétribution d’un homme dont toute la fonction consiste à marcher ? La légende ne donne que cinq sous au Juif-Errant ; les facteurs de la poste en reçoivent vingt ou trente ; il est vrai que la plupart ont une famille. Pour la partie du service qui demande l’usage des facultés intellectuelles, elle est réservée aux directeurs et commis : ceux-ci sont mieux payés, ils font travail d’hommes.

Partout donc, dans les services publics comme dans l’industrie libre, les choses sont arrangées de telle sorte que les neuf dixièmes des travailleurs servent de bêtes de somme à l’autre dixième : tel est l’effet inévitable du progrès industriel, et la condition indispensable de toute richesse. Il importe de se bien rendre compte de cette vérité élémentaire, avant de parler au peuple d’égalité, de liberté, d’institutions démocratiques, et autres utopies, dont la réalisation suppose préalablement une révolution complète dans les rapports des travailleurs.

L’effet le plus remarquable de la division du travail est la déchéance de la littérature.

Au moyen âge et dans l’antiquité, le lettré, sorte de docteur encyclopédique, successeur du troubadour et du poëte, sachant tout, pouvait tout. La littérature, la main haute, régentait la société ; les rois recherchaient la faveur des écrivains, ou se vengeaient de leurs mépris en les brûlant eux et leurs livres. C’était encore une manière de reconnaître la souveraineté littéraire.

Aujourd’hui, l’on est industriel, avocat, médecin, banquier, commerçant, professeur, ingénieur, bibliothécaire, etc. ; on n’est plus homme de lettres. Ou plutôt quiconque s’est élevé à un degré quelque peu remarquable dans sa profession, est par cela seul et nécessairement lettré : la littérature, comme le baccalauréat, est devenue partie élémentaire de toute profession. L’homme de lettres réduit à son expression pure est l’écrivain public, sorte de commis-phrasier aux gages de tout le monde, et dont la variété la plus connue est le journaliste…

Ce fut une étrange idée venue aux chambres, il y a quatre ans, que celle de faire une loi sur la propriété littéraire ! comme si désormais l’idée ne tendait pas de plus en plus à devenir tout, le style rien. Grâce à Dieu, c’en est fait de l’éloquence parlementaire comme de la poésie épique et de la mythologie ; le théâtre n’attire que rarement les gens d’affaires et les savants ; et tandis que les connaisseurs s’étonnent de la décadence de l’art, l’observateur philosophe n’y voit que le progrès de la raison virile, importunée plutôt que réjouie de ces difficiles bagatelles. L’intérêt du roman ne se soutient qu’autant qu’il s’approche de la réalité ; l’histoire se réduit à une exégèse anthropologique ; partout enfin l’art de bien dire apparaît comme l’auxiliaire subalterne de l’idée, du fait. Le culte de la parole, trop touffue et trop lente pour les esprits impatients, est négligé, et ses artifices perdent de jour en jour leurs séductions. La langue du dix-neuvième siècle se compose de faits et de chiffres, et celui-là est le plus éloquent parmi nous, qui, avec le moins de mots, sait exprimer le plus de choses. Quiconque ne sait parler cette langue est relégué sans miséricorde parmi les rhéteurs ; on dit de lui qu’il n’a point d’idées.

Dans une société naissante, le progrès des lettres devance nécessairement le progrès philosophique et industriel, et pendant longtemps sert à tous deux d’expression. Mais arrive le jour où la pensée déborde la langue, où par conséquent la prééminence conservée à la littérature, devient pour la société un symptôme assuré de décadence. Le langage, en effet, est pour chaque peuple la collection de ses idées natives, l’encyclopédie que lui révèle d’abord la Providence ; c’est le champ que sa raison doit cultiver, avant d’attaquer directement la nature par l’observation et l’expérience. Or, dès qu’une nation, après avoir épuisé la science contenue dans son vocabulaire, au lieu de poursuivre son instruction par une philosophie supérieure, s’enveloppe dans son manteau poétique, et se met à jouer avec ses périodes et ses hémistiches, on peut hardiment prononcer qu’une telle société est perdue. Tout en elle deviendra subtil, mesquin et faux ; elle n’aura pas même l’avantage de conserver dans sa splendeur cette langue dont elle s’est follement éprise ; au lieu de marcher dans la voie des génies de transition, des Tacite, des Thucydide, des Machiavel et des Montesquieu, on la verra tomber, d’une chute irrésistible, de la majesté de Cicéron aux subtilités de Sénèque, aux antithèses de saint Augustin, et aux calembours de saint Bernard.

Qu’on ne se fasse donc point illusion : du moment où l’esprit, d’abord tout entier dans le verbe, passe dans l’expérience et le travail, l’homme de lettres proprement dit n’est plus que la personnification chétive de la moindre de nos facultés ; et la littérature, rebut de l’industrie intelligente, ne trouve de débit que parmi les oisifs qu’elle amuse et les prolétaires qu’elle fascine, les jongleurs qui assiègent le pouvoir et les charlatans qui s’y défendent, les hiérophantes du droit divin qui embouchent le porte-voix du Sinaï, et les fanatiques de la souveraineté du peuple, dont les rares organes, réduits à essayer leur faconde tribunitienne sur des tombes en attendant qu’ils la fassent pleuvoir du haut des rostres, ne savent plus que donner au public des parodies de Gracchus et de Démosthène.

La société, dans tous ses pouvoirs, est donc d’accord de réduire indéfiniment la condition du travailleur parcellaire ; et l’expérience, confirmant partout la théorie, prouve que cet ouvrier est condamné à l’infortune dès le ventre de sa mère, sans qu’aucune réforme politique, aucune association d’intérêts, aucun effort ni de la charité publique ni de l’enseignement, puisse le secourir. Les divers spécifiques imaginés dans ces derniers temps, loin de pouvoir guérir cette plaie, serviraient plutôt à l’envenimer en l’irritant ; et tout ce que l’on a écrit à cet égard n’a fait que mettre en évidence le cercle vicieux de l’économie politique.

C’est ce que nous allons démontrer en peu de mots.



§ II. — Impuissance des palliatifs. — MM. Blanqui, Chevalier, Dunoyer, Rossi et Passy.


Tous les remèdes proposés contre les funestes effets de la division parcellaire se réduisent à deux, lesquels même n’en font qu’un, le premier étant l’inverse du second : relever le moral de l’ouvrier en augmentant son bien-être et sa dignité ; — ou bien, préparer de loin son émancipation et son bonheur par l’enseignement.

Nous examinerons successivement ces deux systèmes, dont l’un a pour représentant M. Blanqui, l’autre M. Chevalier.

M. Blanqui est l’homme de l’association et du progrès, l’écrivain aux tendances démocratiques, le professeur accueilli par les sympathies du prolétariat. Dans son discours d’ouverture pour l’année 1845, M. Blanqui a proclamé, comme moyen de salut, l’association du travail et du capital, la participation de l’ouvrier dans les bénéfices, soit un commencement de solidarité industrielle. « Notre siècle, s’est-il écrié, doit voir naître le producteur collectif. » — M. Blanqui oublie que le producteur collectif est né depuis longtemps, aussi bien que le consommateur collectif, et que la question n’est plus génétique, mais médicale. Il s’agit de faire que le sang, provenu de la digestion collective, au lieu de se porter tout à la tête, an ventre et à la poitrine, descende aussi dans les jambes et les bras. J’ignore au surplus quels moyens se propose d’employer M. Blanqui pour réaliser sa généreuse pensée ; si c’est la création d’ateliers nationaux, ou bien la commandite de l’État, ou bien l’expropriation des entrepreneurs et leur remplacement par des compagnies travailleuses, ou bien enfin s’il se contentera de recommander aux ouvriers la caisse d’épargne, auquel cas la participation pourrait être ajournée aux calendes grecques.

Quoi qu’il en soit, l’idée de M. Blanqui se résout en une augmentation de salaire, provenant du titre de co-associés, ou du moins de co-intéressés, qu’il confère aux ouvriers. Qu’est-ce donc que vaudrait à l’ouvrier sa participation aux bénéfices ?

Une filature de 15,000 broches, occupant 300 ouvriers, ne donne pas, année courante, il s’en faut de beaucoup, 20, 000 fr. de bénéfices. Je tiens d’un industriel de Mulhouse que les fabriques de tissus en Alsace sont généralement au-dessous du pair, et que cette industrie n’est déjà plus une manière de gagner de l’argent par le travail, mais par l’agio. Vendre, vendre à propos, vendre cher, est toute la question ; fabriquer n’est qu’un moyen de préparer une opération de vente. Lors donc que je suppose, en moyenne, un bénéfice de 20,000 fr. par atelier de 300 personnes, comme mon argument est général, il s’en faut de 20,000 fr. que je sois dans le vrai. Toutefois, admettons ce chiffre. Divisant 20,000 fr., le bénéfice de la fabrique, par 300 personnes et 300 journées de travail, je trouve pour chacun un surcroit de solde de 22 centimes et 2 millièmes, soit pour la dépense quotidienne un supplément de 18 c, juste un morceau de pain. Cela vaut-il la peine d’exproprier les entrepreneurs et de jouer la fortune publique, pour ériger des établissements d’autant plus fragiles, que la propriété étant morcelée en des infiniment petits d’actions, et ne se soutenant plus par le bénéfice, les entreprises manqueraient de lest, et ne seraient plus assurées contre les tempêtes ? Et s’il ne s’agit pas d’expropriation, quelle pauvre perspective à présenter à la classe ouvrière, qu’une augmentation de 18 centimes, pour prix de quelques siècles d’épargne ; car il ne lui faudra pas moins que cela pour former ses capitaux, à supposer que les chômages périodiques ne lui fassent pas manger périodiquement ses économies !

Le fait que je viens de rapporter a été signalé de plusieurs manières. M. Passy[8] a relevé lui-même, sur les registres d’une filature de Normandie où les ouvriers étaient associés à l’entrepreneur, le salaire de plusieurs familles pendant dix années ; et il a trouvé des moyennes de 12 à 1,400 fr. par an. Il a ensuite voulu comparer la situation des ouvriers de filature payés en raison des prix obtenus par les maîtres, avec celle des ouvriers qui sont simplement salariés, et il a reconnu que ces différences sont presque insensibles. Ce résultat était facile à prévoir. Les phénomènes économiques obéissent à des lois abstraites et impassibles comme les nombres : il n’y a que le privilège, la fraude et l’arbitraire qui en troublent l’immortelle harmonie.

M. Blanqui, se repentant, à ce qu’il paraît, d’avoir fait cette première avance aux idées socialistes, s’est empressé de rétracter ses paroles. Dans la même séance où M. Passy démontrait l’insuffisance de la société en participation, il s’écria : « Ne semble-t-il pas que le travail soit chose susceptible d’organisation, et qu’il dépende de l’État de régler le bonheur de l’humanité comme la marche d’une armée, et avec une précision toute mathématique ? C’est là une tendance mauvaise, une illusion que l’Académie ne saurait trop combattre, parce qu’elle n’est pas seulement une chimère, mais un sophisme dangereux. Respectons les intentions bonnes et loyales ; mais ne craignons pas de dire que publier un livre sur l’organisation du travail, c’est refaire pour la cinquantième fois un traité sur la quadrature du cercle ou la pierre philosophale. »

Puis, emporté par son zèle, M. Blanqui achève de ruiner la théorie de la participation, qu’avait déjà si fortement ébranlée M. Passy, par l’exemple suivant : « M. Dailly, agriculteur des plus éclairés, a établi un compte pour chaque pièce de terre, et un compte pour chaque produit ; et il constate que dans un intervalle de trente années, le même homme n’a jamais obtenu des récoltes pareilles sur le même espace de terre. Les produits ont varié de 26,000 fr. à 9,000 ou 7,000 fr., parfois même ils sont descendus à 300 fr. Il est même certains produits, les pommes de terre, par exemple, qui le ruinent une fois sur neuf. Comment donc, en présence de ces variations, sur des revenus aussi incertains, établir des distributions régulières et des salaires uniformes pour les travailleurs ?…

On pourrait répondre à cela que les variations de produit dans chaque pièce de terre indiquent simplement qu’il faut associer les propriétaires entre eux, après avoir associé les ouvriers aux propriétaires, ce qui établirait une solidarité plus profonde : mais ce serait préjuger ce qui est précisément en question, et que M. Blanqui, après y avoir réfléchi, juge définitivement introuvable, l’organisation du travail. D’ailleurs, il est évident que la solidarité n’ajouterait pas une obole à la richesse commune, partant, qu’elle ne touche même pas le problème de la division.

Somme toute, le bénéfice tant envié, et souvent très-problématique des maîtres, est loin de couvrir la différence des salaires effectifs aux salaires demandés ; et l’ancien projet de M. Blanqui, misérable dans ses résultats, et désavoué par son auteur, serait pour l’industrie manufacturière un fléau. Or, la division du travail étant désormais établie partout, le raisonnement se généralise, et nous avons pour conclusion que la misère est un effet du travail, aussi bien que de la paresse.

On dit à cela, et cet argument est en grande faveur parmi le peuple : augmentez le prix des services, doublez, triplez le salaire.

J’avoue que si cette augmentation était possible, elle obtiendrait un plein succès, quoi qu’en ait dit M. Chevalier, à qui je dois sur ce point un petit redressement.

D’après M. Chevalier, si l’on augmentait le prix d’une marchandise quelconque, les autres marchandises s’augmenteraient dans la même proportion, et il n’en résulterait aucun avantage pour personne.

Ce raisonnement, que les économistes se repassent depuis plus d’un siècle, est aussi faux qu’il est vieux, et il appartenait à M. Chevalier, en sa qualité d’ingénieur, de redresser la tradition économique. Les appointements d’un chef de bureau étant par jour de 10 fr., et le salaire d’un ouvrier de 4 : si le revenu est augmenté pour chacun de 5 fr., le rapport des fortunes qui, dans le premier cas, était comme 100 est à 40, ne sera plus dans le second que comme 100 est à 60. L’augmentation des salaires s’effectuant nécessairement par addition et non par quotient, serait donc un excellent moyen de nivellement ; et les économistes mériteraient que les socialistes leur renvoyassent le reproche d’ignorance, dont ils sont par eux gratifiés à tort et à travers.

Mais je dis qu’une pareille augmentation est impossible, et que la supposition en est absurde : car, comme l’a très-bien vu d’ailleurs M. Chevalier, le chiffre qui indique le prix de la journée du travail n’est qu’un exposant algébrique sans influence sur la réalité ; et ce qu’il faut avant tout songer à accroître, tout en rectifiant les inégalités de distribution, ce n’est pas l’expression monétaire, c’est la quantité des produits. Jusque-là, tout mouvement de hausse dans les salaires ne peut avoir d’autre effet que celui d’une hausse sur le blé, le vin, la viande, le sucre, le savon, la houille, etc., c’est-à-dire l’effet d’une disette. Car qu’est-ce que le salaire ? C’est le prix de revient du blé, du vin, de la viande, de la houille ; c’est le prix intégrant de toutes choses. Allons plus avant encore : le salaire est la proportionnalité des éléments qui composent la richesse, et qui sont consommés chaque jour reproductivement par la masse des travailleurs. Or, doubler le salaire, au sens où le peuple l’entend, c’est attribuer à chacun des producteurs une part plus grande que son produit, ce qui est contradictoire ; et si la hausse ne porte que sur un petit nombre d’industries, c’est provoquer une perturbation générale dans les échanges, en un mot, une disette. Dieu me garde des prédictions ! mais malgré toute ma sympathie pour l’amélioration du sort de la classe ouvrière, il est impossible, je le déclare, que les grèves suivies d’augmentation de salaire n’aboutissent pas à un renchérissement général : cela est aussi certain que deux et deux font quatre. Ce n’est point par de semblables recettes que les ouvriers arriveront à la richesse, et, ce qui est mille fois plus précieux encore que la richesse, à la liberté. Les ouvriers, appuyés par la faveur d’une presse imprudente, en exigeant une augmentation de salaire, ont servi le monopole bien plus que leur véritable intérêt : puissent-ils reconnaître, quand le malaise reviendra pour eux plus cuisant, le fruit amer de leur inexpérience !

Convaincu de l’inutilité, ou pour mieux dire des funestes effets de l’augmentation des salaires, et sentant bien que la question est toute organique et nullement commerciale, M. Chevalier prend le problème à rebours. Il demande pour la classe ouvrière, avant tout, l’instruction, et il propose dans ce sens de larges réformes.

L’instruction ! c’est aussi le mot de M. Arago aux ouvriers, c’est le principe de tout progrès. L’instruction !… Il faut savoir une fois pour toutes ce que nous pouvons en attendre pour la solution du problème qui nous occupe ; il faut savoir, dis-je, non s’il est désirable que tous la reçoivent, chose que personne ne met en doute, mais si elle est possible.

Pour bien saisir toute la portée des vues de M. Chevalier, il est indispensable de connaître sa tactique.

M. Chevalier, façonné de longue main à la discipline, d’abord par ses études polytechniques, plus tard par ses relations saint-simoniennes, et finalement par sa position universitaire, ne paraît point admettre qu’un élève puisse avoir d’autre volonté que celle du règlement, un sectaire d’autre pensée que celle du chef, un fonctionnaire public d’autre opinion que celle du pouvoir. Ce peut être une manière de concevoir l’ordre aussi respectable qu’aucun autre, et je n’entends exprimer à ce sujet ni approbation ni blâme. M. Chevalier a-t-il à émettre un jugement qui lui soit personnel ? En vertu du principe que tout ce qui n’est pas défendu par la loi est permis, il se hâte de prendre le devant et de dire son avis, quitte à se rallier ensuite, s’il y a lieu, à l’opinion de l’autorité. C’est ainsi que M. Chevalier, avant de se fixer au giron constitutionnel, s’était donné à M. Enfantin ; c’est ainsi qu’il s’était expliqué sur les canaux, les chemins de fer, la finance, la propriété, longtemps avant que le ministère eût adopté aucun système sur la construction des railways, sur la conversion des rentes, les brevets d’invention, la propriété littéraire, etc.

M. Chevalier n’est donc pas, tant s’en faut, admirateur aveugle de l’enseignement universitaire ; et jusqu’à nouvel ordre, il ne se gêne pas pour dire ce qu’il en pense. Ses opinions sont des plus radicales.

M. Villemain avait dit dans son rapport : « Le but de l’instruction secondaire est de préparer de loin un choix d’hommes pour toutes les positions à occuper et à desservir dans l’administration, la magistrature, le barreau et les diverses professions libérales, y compris les grades supérieurs et les spécialités savantes de la marine et de l’armée. »

« L’instruction secondaire, observe là-dessus M. Chevalier[9], est appelée aussi à préparer des hommes qui seront les uns agriculteurs, les autres manufacturiers, ceux-ci commerçants, ceux-là ingénieurs libres. Or, dans le programme tout ce monde-là est oublié. L’omission est un peu forte ; car enfin le travail industriel dans ses diverses formes, l’agriculture, le commerce, ce n’est dans l’État ni un accessoire, ni un accident : c’est le principal… Si l’Université veut justifier son nom, il faut qu’elle prenne un parti dans ce sens, sinon elle verra se dresser vis-à-vis d’elle une université industrielle… Ce sera autel contre autel, etc… »

Et comme le propre d’une idée lumineuse est d’éclairer toutes les questions qui s’y rattachent, l’enseignement professionnel fournit à M. Chevalier un moyen très-expéditif de trancher, chemin faisant, la querelle du clergé et de l’Université sur la liberté de l’enseignement.

« Il faut convenir qu’on fait la part très-belle au clergé en laissant la latinité servir de base à l’enseignement. Le clergé sait le latin aussi bien que l’Université ; c’est sa langue à lui. Son enseignement d’ailleurs est à bon marché ; donc il est impossible qu’il n’attire pas à lui une grande partie de la jeunesse dans ses petits séminaires et ses institutions de plein exercice… »

La conclusion vient toute seule : changez la matière de l’enseignement, et vous décatholicisez le royaume ; et comme le clergé ne sait que le latin et la Bible, qu’il ne compte dans son sein ni maîtres ès-arts, ni agriculteurs, ni comptables ; que parmi ses quarante mille prêtres, il n’en est peut-être pas vingt en état de lever un plan ou de forger un clou, on verra bientôt à qui les pères de famille donneront la préférence, de l’industrie ou du bréviaire, et s’ils n’estiment pas que le travail est la plus belle des langues pour prier Dieu.

Ainsi finirait cette opposition ridicule d’éducation religieuse et de science profane, de spirituel et de temporel, de raison et de foi, d’autel et de trône, vieilles rubriques désormais vides de sens, mais dont on amuse encore la bonhomie du public, en attendant qu’il se fâche.

M. Chevalier n’insiste pas, du reste, sur cette solution : il sait que religion et monarchie sont deux partenaires qui, bien que toujours en brouille, ne peuvent exister l’une sans l’autre ; et pour ne point éveiller de soupçon il se lance à travers une autre idée révolutionnaire, l’égalité.

« La France est en état de fournir à l’école polytechnique vingt fois autant d’élèves qu’il y en entre aujourd’hui (la moyenne étant de 176, ce serait 3, 520). L’Université n’a qu’à le vouloir… Si mon opinion était de quelque poids, je soutiendrais que l’aptitude mathématique est beaucoup moins spéciale qu’on ne le croit communément. Je rappelle le succès avec lequel des enfants, pris pour ainsi dire au hasard sur le pavé de Paris, suivent l’enseignement de La Martinière, d’après la méthode du capitaine Tabareau. »

Si l’enseignement secondaire, réformé selon les vues de M, Chevalier, était suivi par tous les jeunes Français, tandis qu’il ne l’est communément que par 90,000, il n’y aurait aucune exagération à élever le chiffre des spécialités mathématiques de 3,520 à 10,000 ; mais, par la même raison, nous aurions 10,000 artistes, philologues et philosophes ; — 10,000 médecins, physiciens, chimistes et naturalistes ; — 10,000 économistes, jurisconsultes, administrateurs ; — 20,000 industriels, contre-maîtres, négociants et comptables ; — 40,000 agriculteurs, vignerons, mineurs, etc. ; total, 100,000 capacités par an, soit environ le tiers de la jeunesse. Le reste, au lieu d’aptitudes spéciales, n’ayant que des aptitudes mêlées, se classerait indifféremment partout.

Il est sûr qu’un si puissant essor donné aux intelligences accélérerait la marche de l’égalité, et je ne doute pas que tel ne soit le vœu secret de M. Chevalier. Mais voilà précisément ce qui m’inquiète : les capacités ne font jamais défaut, pas plus que la population, et la question est de trouver de l’emploi aux unes et du pain à l’autre. En vain M. Chevalier nous dit-il : « L’instruction secondaire donnerait moins de prise à la plainte qu’elle lance dans la société des flots d’ambitieux dénués de tous moyens de satisfaire leurs désirs, et intéressés à bouleverser l’État ; gens inappliqués et inapplicables, bons à rien et se croyant propres à tout, particulièrement à diriger les affaires publiques. Les études scientifiques exaltent moins l’esprit. Elles l’éclairent et le règlent en même temps ; elles approprient l’homme à la vie pratique ... » — Ce langage, lui répliquerai-je, est bon à tenir à des patriarches : un professeur d’économie politique doit avoir plus de respect pour sa chaire et pour son auditoire. Le gouvernement n’a pas plus de cent vingt places disponibles chaque année pour cent soixante-seize polytechniciens admis à l’école : quel serait donc l’embarras si le nombre des admissions était de dix mille, ou seulement, en prenant le chiffre de M. Chevalier, de trois mille cinq cents ? Et généralisez : le total des positions civiles est de soixante mille, soit trois mille vacances annuelles ; quel effroi pour le pouvoir, si, adoptant tout à coup les idées réformistes de M. Chevalier, il se voyait assiégé de cinquante mille solliciteurs ! On a souvent fait l’objection suivante aux républicains sans qu’ils y aient répondu : quand tout le monde aura son brevet d’électeur, les députés en vaudront-ils mieux, et le prolétariat en sera-t-il plus avancé ? Je fais la même demande à M. Chevalier : quand chaque année scholaire vous apportera cent mille capacités, qu’en ferez-vous ?

Pour établir cette intéressante jeunesse, vous descendrez jusqu’au dernier échelon de la hiérarchie. Vous ferez débuter le jeune homme, après quinze ans de sublimes études, non plus comme aujourd’hui par les grades d’aspirant ingénieur, de sous-lieutenant d’artillerie, d’enseigne de vaisseau, de substitut, de contrôleur, de garde-général, etc. ; mais par les ignobles emplois de pionner, de soldat du train, de dragueur, de mousse, de fagoteur et de rat de cave. Là il lui faudra attendre que la mort, éclaircissant les rangs, le fasse avancer d’une semelle. Il se pourra donc qu’un homme sorti de l’école polytechnique et capable de faire un Vauban, meure cantonnier sur une route de deuxième classe, ou caporal dans un régiment.

Oh ! combien le catholicisme s’est montré plus prudent, et comme il vous a surpassés tous, saint-simoniens, républicains, universitaires, économistes, dans la connaissance de l’homme et de la société ! Le prêtre sait que notre vie n’est qu’un voyage, et que notre perfection ne se peut réaliser ici-bas ; et il se contente d’ébaucher sur la terre une éducation qui doit trouver son complément dans le ciel. L’homme que la religion a formé, content de savoir, de faire et d’obtenir ce qui suffit à sa destinée terrestre, ne peut jamais devenir un embarras pour le gouvernement : il serait plutôt le martyr. Ô religion bien-aimée ! faut-il qu’une bourgeoisie qui a tant besoin de toi, te méconnaisse !…

Dans quels épouvantables combats de l’orgueil et de la misère cette manie d’enseignement universel nous précipite ! À quoi servira l’éducation professionnelle, à quoi bon des écoles d’agriculture et de commerce, si vos étudiants ne possèdent ni établissements ni capitaux ? Et quel besoin de se bourrer jusqu’à l’âge de vingt ans de toutes sortes de sciences, pour aller après rattacher des fils à la mule-jenny, ou piquer la houille au fond d’un puits ? Quoi ! vous n’avez de votre aveu que 3,000 emplois à donner chaque année pour 50,000 capacités possibles, et vous parlez encore de créer des écoles ! Restez plutôt dans votre système d’exclusion et de privilége, système vieux comme le monde, appui des dynasties et des patriciats, véritable machine à hongrer les hommes, afin d’assurer les plaisirs d’une caste de sultans. Faites payer cher vos leçons, multipliez les entraves, écartez, par la longueur des épreuves, le fils du prolétaire à qui la faim ne permet pas d’attendre, et protégez de tout votre pouvoir les écoles ecclésiastiques, où l’on apprend à travailler pour l’autre vie, à se résigner, jeûner, respecter les grands, aimer le roi, et prier Dieu. Car toute étude inutile devient tôt ou tard une étude abandonnée : la science est un poison pour les esclaves.

Certes, M. Chevalier a trop de sagacité pour n’avoir pas aperçu les conséquences de son idée. Mais il s’est dit au fond du cœur, et l’on ne peut qu’applaudir à sa bonne intention : Il faut avant tout que les hommes soient hommes : après, qui vivra verra.

Ainsi nous marchons à l’aventure, conduits par la Providence, qui ne nous avertit jamais qu’en frappant : ceci est le commencement et la fin de l’économie politique.

À l’inverse de M. Chevalier, professeur d’économie politique au Collége de France, M. Dunoyer, économiste de l’Institut, ne veut pas qu’on organise l’enseignement. L’organisation de l’enseignement est une variété de l’organisation du travail ; donc, pas d’organisation. L’enseignement, observe M. Dunoyer, est une profession, non une magistrature : comme toutes les professions, il doit être et rester libre. C’est la communauté, c’est le socialisme, c’est la tendance révolutionnaire, dont les principaux agents ont été Robespierre, Napoléon, Louis XVIII et M. Guizot, qui ont jeté parmi nous ces idées funestes de centralisation et d’absorption de toute activité dans l’État. La presse est bien libre, et la plume des journalistes une marchandise ; la religion est bien libre aussi, et tout porteur de soutane, courte ou longue, qui sait à propos exciter la curiosité publique, peut rassembler autour de soi un auditoire. M. Lacordaire a ses dévots, M. Leroux ses apôtres, M. Buchez son couvent. Pourquoi donc l’enseignement aussi ne serait-il pas libre ? Si le droit de l’enseigné, comme celui de l’acheteur, est indubitable ; celui de l’enseignant, qui n’est qu’une variété du vendeur, en est le corrélatif : il est impossible de toucher à la liberté de l’enseignement sans faire violence à la plus précieuse des libertés, celle de la conscience. Et puis, ajoute M. Dunoyer, si l’État doit l’enseignement à tout le monde, on prétendra bientôt qu’il doit le travail, puis le logement, puis le couvert… Où cela mène-t-il ?

L’argumentation de M. Dunoyer est irréfutable : organiser l’enseignement, c’est donner à chaque citoyen la promesse d’un emploi libéral et d’un salaire confortable ; ces deux termes sont aussi intimement liés que la circulation artérielle et la circulation veineuse. Mais la théorie de M. Dunoyer implique aussi que le progrès n’est vrai que d’une certaine élite de l’humanité, et que pour les neuf dixièmes du genre humain, la barbarie est la condition perpétuelle. C’est même ce qui constitue, selon M. Dunoyer, l’essence des sociétés, laquelle se manifeste en trois temps, religion, hiérarchie et mendicité. En sorte que, dans ce système, qui est celui de Destutt de Tracy, de Montesquieu et de Platon, l’antimonie de la division, comme celle de la valeur, est insoluble.

Ce m’est un plaisir inexprimable, je l’avoue, de voir M. Chevalier, partisan de la centralisation de l’enseignement, combattu par M. Dunoyer, partisan de la liberté ; M. Dunoyer à son tour en opposition avec M. Guizot ; M. Guizot, le représentant des centralisateurs, en contradiction avec la charte, laquelle pose en principe la liberté ; la charte foulée aux pieds par les universitaires, qui réclament pour eux seuls le privilège de l’enseignement, malgré l’ordre formel de l’Évangile qui dit aux prêtres : Allez et enseignez ; et par-dessus tout ce fracas d’économistes, de législateurs, de ministres, d’académiciens, de professeurs et de prêtres, la Providence économique donnant le démenti à l’Évangile, et s’écriant : Que voulez-vous, pédagogues, que je fasse de votre enseignement ?

Qui nous tirera de cette angoisse ? M. Rossi penche pour un éclectisme : Trop peu divisé, dit-il, le travail reste improductif ; trop divisé, il abrutit l’homme. La sagesse est entre ces extrêmes : in medio virtus. — Malheureusement cette sagesse mitoyenne n’est qu’une médiocrité de misère ajoutée à une médiocrité de richesse, en sorte que la condition n’est pas le moins du monde modifiée. La proportion du bien et du mal, au lieu d’être comme 100 est à 100, n’est plus que comme 50 et à 50 : ceci peut donner une fois pour toutes la mesure de l’éclectisme. Du reste, le juste-milieu de M. Rossi est en opposition directe avec la grande loi économique : Produire aux moindres frais possibles la plus grande quantité possible de valeurs. ... Or, comment le travail peut-il remplir sa destinée, sans une extrême division ? Cherchons plus loin, s’il vous plait.

« Tous les systèmes, dit M. Rossi, toutes les hypothèses économiques appartiennent à l’économiste ; mais l’homme intelligent, libre, responsable, est sous l’empire de la loi morale. ... L’économie politique n’est qu’une science qui examine les rapports des choses, et en tire des conséquences. Elle examine quels sont les effets du travail : vous devez, dans l’application, appliquer le travail selon l’importance du but. Quand l’application du travail est contraire à un but plus élevé que la production de la richesse, il ne faut pas l’appliquer… Supposons que ce fût un moyen de richesse nationale que de faire travailler les enfants quinze heures par jour : la morale dirait que cela n’est pas permis. Cela prouve-t-il que l’économie politique est fausse ? Non : cela prouve que vous fondez ce qui doit être séparé. »

Si M. Rossi avait un peu plus de cette naïveté gauloise si difficile à acquérir aux étrangers, il aurait tout simplement jeté sa langue aux chiens, comme dit madame de Sévigné. Mais il faut qu’un professeur parle, parle, parle, non pas pour dire quelque chose, mais afin de ne pas rester muet. M. Rossi tourne trois fois autour de la question, puis il se couche : cela suffit à certaines gens pour croire qu’il a répondu.

Certes, c’est déjà un fâcheux symptôme pour une science, lorsqu’en se développant selon les principes qui lui sont propres, elle arrive à point nommé à être démentie par une autre ; comme, par exemple, lorsque les postulés de l’économie politique se trouvent contraire à ceux de la morale, je suppose que la morale, aussi bien que l’économie politique, soit une science. Qu’est-ce donc que la connaissance humaine, si toutes ses affirmations s’entre-détruisent, et à quoi faudra-t-il se fier ? Le travail parcellaire est une occupation d’esclave, mais c’est le seul véritablement fécond ; le travail non divisé n’appartient qu’à l’homme libre ; mais il ne rend pas ses frais. D’un côté l’économie politique nous dit, soyez riches ; de l’autre la morale, soyez libres ; et M. Rossi, parlant au nom des deux, nous avise en même temps que nous ne pouvons être ni libres ni riches, puisque ne l’être qu’à moitié, c’est ne l’être pas. La doctrine de M. Rossi, loin de satisfaire à cette double tendance de l’humanité, a donc l’inconvénient, pour n’être pas exclusive, de nous ôter tout : c’est, sous une autre forme, l’histoire du système représentatif.

Mais l’antagonisme est bien autrement profond encore que ne l’a vu M. Rossi. Car puisque, d’après l’expérience universelle d’accord sur ce point avec la théorie, le salaire se réduit en raison de la division du travail, il est clair qu’en nous soumettant à l’esclavage parcellaire nous n’obtiendrons pas pour cela la richesse ; nous n’aurons fait que changer des hommes en machines ; voyez la population ouvrière des deux mondes. Et puisque, d’autre part, hors de la division du travail la société retombe en barbarie, il est évident encore qu’en sacrifiant la richesse on n’arriverait pas à la liberté : voyez en Asie et en Afrique toutes les races nomades. Donc il y a nécessité, commandement absolu de par la science économique et de par la morale, de résoudre le problème de la division : or, où en sont les économistes ? Depuis plus de trente ans que Lemontey, développant une observation de Smith, a fait ressortir l’influence démoralisante et homicide de la division du travail, qu’a-t-on répondu ? quelles recherches ont été faites ? quelles combinaisons proposées ? la question a-t-elle été seulement comprise ?

Tous les ans les économistes rendent compte, avec une exactitude que je louerais davantage si je ne la voyais rester toujours stérile, du mouvement commercial des états de l’Europe. Ils savent combien de mètres de drap, de pièces de soie, de kilogrammes de fer, ont été fabriqués ; quelle a été la consommation par tête du blé, du vin, du sucre, de la viande : on dirait que pour eux le nec plus ultrà de la science soit de publier des inventaires, et le dernier terme de leur combinaison, de devenir les contrôleurs-généraux des nations. Jamais tant de matériaux amassés n’ont offert une perspective plus belle aux recherches : qu’a-t-on trouvé ? quel principe nouveau a jailli de cette masse ? quelle solution à tant de vieux problèmes en est résultée ? quelle direction nouvelle aux études ?

Une question, entre autres, semble avoir été préparée pour un jugement définitif : c’est le paupérisme. Le paupérisme est aujourd’hui, de tous les accidents du monde civilisé, le mieux connu : on sait à peu près d’où il vient, quand et comment il arrive, et ce qu’il coûte ; on a calculé quelle en est la proportion aux divers degrés de civilisation, et l’on s’est convaincu en même temps que tous les spécifiques par lesquels on l’a jusqu’à ce jour combattu ont été impuissants. Le paupérisme a été divisé en genres, espèces et variétés : c’est une histoire naturelle complète, une des branches les plus importantes de l’anthropologie. Eh bien ! ce qui résulte irréfragablement de tous les faits recueillis, mais ce qu’on n’a pas vu, ce qu’on ne veut pas voir, ce que les économistes s’obstinent à couvrir de leur silence, c’est que le paupérisme est constitutionnel et chronique dans les sociétés, tant que subsiste l’antagonisme du travail et du capital, et que cet antagonisme ne peut finir que par une négation absolue de l’économie politique. Quelle issue à ce labyrinthe les économistes ont-ils découverte ?

Ce dernier point mérite que nous nous y arrêtions un instant.

Dans la communauté primitive, la misère, ainsi que je l’ai fait observer au précédent paragraphe, est la condition universelle.

Le travail est la guerre déclarée à cette misère.

Le travail s’organise, d’abord par la division, ensuite par les machines, puis par la concurrence, etc., etc.

Or, il s’agit de savoir s’il n’est pas de l’essence de cette organisation, telle qu’elle nous est donnée dans l’économie politique, en même temps qu’elle fait cesser la misère des uns, d’aggraver celle des autres d’une manière fatale et invincible. Voilà dans quels termes la question du paupérisme doit être posée, et voilà comment nous avons entrepris de la résoudre.

Que signifient donc ces commérages éternels des économistes sur l’imprévoyance des ouvriers, sur leur paresse, leur manque de dignité, leur ignorance, leurs débauches, leurs mariages prématurés, etc. ? Tous ces vices, toute cette crapule n’est que le manteau du paupérisme ; mais la cause, la cause première qui retient fatalement les quatre cinquièmes du genre humain dans l’opprobre, où est-elle ? La nature n’a-t-elle pas fait tous les hommes également grossiers, rebelles au travail, lubriques et sauvages ? le patricien et le prolétaire ne sont-ils pas sortis du même limon ? D’où vient donc, après tant de siècles, et malgré tant de prodiges de l’industrie, des sciences et des arts, que le bien-être et la politesse n’ont pu devenir le patrimoine de tous ? D’où vient qu’à Paris et à Londres, aux centres des richesses sociales, la misère est aussi hideuse qu’au temps de César et d’Agricola ? Comment, à côté de cette aristocratie raffinée, la masse est-elle demeurée si inculte ? On accuse les vices du peuple : mais les vices de la haute classe ne paraissent pas moindres, peut-être même sont-ils plus grands. La tache originelle est égale chez tous : d’où vient, encore une fois, que le baptême de la civilisation n’a pas eu pour tous la même efficace ? Ne serait-ce point que le progrès lui-même est un privilége, et qu’à l’homme qui ne possède ni char ni monture, force est de patauger éternellement dans la boue ? Que dis-je ? à l’homme totalement dépourvu le désir du salut n’arrive point : il est si bas tombé, que l’ambition même s’est éteinte dans son cœur.

« De toutes les vertus privées, observe avec infiniment de raison M. Dunoyer, la plus nécessaire, celle qui nous donne successivement toutes les autres, c’est la passion du bien-être, c’est un désir violent de se tirer de la misère et de l’abjection, c’est cette émulation et cette dignité tout à la fois qui ne lui permettent pas de se contenter d’une situation inférieure… Mais ce sentiment, qui semble si naturel, est malheureusement beaucoup moins commun qu’on ne pense. Il est peu de reproches que la très-grande généralité des hommes méritent moins que celui que leur adressent les moralistes ascétiques d’être trop amis de leurs aises : on leur adresserait le reproche contraire avec infiniment plus de justice… Il y a même dans la nature des hommes cela de très-remarquable, que moins ils ont de lumières et de ressources, et moins ils éprouvent le désir d’en acquérir. Les sauvages les plus méprisables et les moins éclairés des hommes, sont précisément ceux à qui il est le plus difficile de donner des besoins, ceux à qui on inspire avec le plus de peine le désir de sortir de leur état ; de sorte qu’il faut que l’homme se soit déjà procuré par le travail un certain bien-être, avant qu’il éprouve avec quelque vivacité ce besoin d’améliorer sa condition, de perfectionner son existence, que j’appelle amour du bien-être. » (De la liberté du travail, tome II, p. 80.)

Ainsi la misère des classes laborieuses provient en général de leur manque de cœur et d’esprit, ou, comme l’a dit quelque part M. Passy, de la faiblesse, de l’inertie de leurs facultés morales et intellectuelles. Cette inertie tient à ce que lesdites classes laborieuses, encore à moitié sauvages, n’éprouvent pas avec une vivacité suffisante le désir d’améliorer leur condition : c’est ce que fait observer M. Dunoyer. Mais comme cette absence de désir est elle-même l’effet de la misère, il s’ensuit que la misère et l’apathie sont l’une à l’autre effet et cause, et que le prolétariat tourne dans le cercle.

Pour sortir de cet abîme, il faudrait ou du bien-être, c’est-à-dire une augmentation progressive de salaire ; ou de l’intelligence et du courage, c’est-à-dire un développement progressif des facultés : deux choses diamétralement opposées à la dégradation de l’âme et du corps, qui est l’effet naturel de la division du travail. Le malheur du prolétariat est donc tout providentiel, et entreprendre de l’éteindre, aux termes où en est l’économie politique, ce serait provoquer la trombe révolutionnaire.

Car ce n’est pas sans une raison profonde, puisée aux plus hautes considérations de la morale, que la conscience universelle, s’exprimant tour à tour par l’égoïsme des riches et par l’apathie du prolétariat, refuse la rétribution d’homme à qui ne remplit que l’office de levier et de ressort. Si, par impossible, le bien-être matériel pouvait échoir à l’ouvrier parcellaire, on verrait quelque chose de monstrueux se produire : les ouvriers occupés aux travaux répugnants deviendraient comme ces Romains gorgés des richesses du monde, et dont l’intelligence abrutie était devenue incapable d’inventer même des jouissances. Le bien-être sans éducation abrutit le peuple et le rend insolent : cette observation a été faite dès la plus haute antiquité. Incrassatus est, et recalcitravit, dit le Deutéronome. Au reste, le travailleur parcellaire s’est jugé lui-même : il est content, pourvu qu’il ait le pain, le sommeil sur un grabat, et l’ivresse le dimanche. Toute autre condition lui serait préjudiciable, et compromettrait l’ordre public.

À Lyon, il est une classe d’hommes qui, à la faveur du monopole dont la municipalité les fait jouir, reçoivent un salaire supérieur à ceux des professeurs de facultés et des chefs de bureaux des ministères : ce sont les crocheteurs. Les prix d’embarquement et de débarquement sur certains ports de Lyon, d’après les tarifs des Rigues, ou compagnies de crocheteurs, sont de 30 cent. par 100 kil. À ce taux, il n’est pas rare qu’un homme gagne 12, 15 et jusqu’à 20 fr. par jour : il ne s’agit pour cela que de porter quarante ou cinquante sacs d’un bateau dans un magasin. C’est l’affaire de quelques heures. Quelle condition favorable au développement de l’intelligence, tant pour les enfants que pour les pères, si, par elle-même et par les loisirs qu’elle procure, la richesse était un principe moralisateur ! Mais il n’en est rien : les crocheteurs de Lyon sont aujourd’hui ce qu’ils furent toujours, ivrognes, crapuleux, brutaux, insolents, égoïstes et lâches. Il est pénible de le dire, mais je regarde cette déclaration comme un devoir, parce qu’elle contient vérité : l’une des premières réformes à opérer parmi les classes travailleuses sera de réduire les salaires de quelques-unes, en même temps qu’on élèvera ceux des autres. Pour appartenir aux dernières classes du peuple, le monopole n’en est pas plus respectable, surtout quand il ne sert qu’à entretenir le plus grossier individualisme. L’émeute des ouvriers en soie a trouvé les crocheteurs, et généralement tous les gens de rivière, sans nulle sympathie, et plutôt hostiles. Rien de ce qui se passe hors des ports n’a puissance de les émouvoir. Bêtes de somme façonnées d’avance pour le despotisme, pourvu qu’on maintienne leur privilège, ils ne se mêleront jamais de politique. Toutefois je dois dire à leur décharge que, depuis quelque temps, les nécessités de la concurrence ayant fait brèche aux tarifs, des sentiments plus sociables ont commencé de s’éveiller chez ces natures massives : encore quelques réductions assaisonnées d’un peu de misère, et les Rigues lyonnaises formeront le corps d’élite, quand il faudra monter à l’assaut des bastilles.

En résumé, il est impossible, contradictoire, que dans le système actuel des sociétés le prolétariat arrive au bien-être par l’éducation, ni à l’éducation par le bien-être. Car, sans compter que le prolétaire, l’homme-machine, est aussi incapable de supporter l’aisance que l’instruction, il est démontré, d’une part, que son salaire tend toujours moins à s’élever qu’à descendre ; d’un autre côté, que la culture de son intelligence, alors même qu’il la pourrait recevoir, lui serait inutile : en sorte qu’il y a pour lui entraînement continu vers la barbarie et la misère. Tout ce que dans ces dernières années l’on a tenté en France et en Angleterre, en vue d’améliorer le sort des classes pauvres, sur le travail des enfants et des femmes et sur l’enseignement primaire, à moins qu’il ne soit le fruit d’une arrière-pensée de radicalisme, a été fait à rebours des données économiques et au préjudice de l’ordre établi. Le progrès, pour la masse des travailleurs, est toujours le livre fermé de sept sceaux ; et ce n’est pas sur des contresens législatifs que l’impitoyable énigme sera expliquée.

Du reste, si les économistes, à force de ressasser leurs vieilles routines, ont fini par perdre jusqu’à l’intelligence des choses de la société, on ne peut pas dire que les socialistes aient mieux résolu l’antinomie que soulevait la division du travail. Tout au contraire ils se sont arrêtés dans la négation ; car, n’est-ce pas toujours être dans la négation que d’opposer, par exemple, à l’uniformité du travail parcellaire une soi-disant variété où chacun pourra changer d’occupation dix, quinze, vingt fois, à volonté, dans un même jour ? Comme si changer dix, quinze, vingt fois par jour l’objet d’un exercice parcellaire, c’était rendre le travail synthétique ; comme si, par conséquent, vingt fractions de journée de manœuvre pouvaient donner l’équivalent de la journée d’un artiste. À supposer que cette voltige industrielle fût praticable, et l’on peut affirmer d’avance qu’elle s’évanouirait devant la nécessité de rendre les travailleurs responsables et par conséquent les fonctions personnelles, elle ne changerait rien à la condition physique, morale et intellectuelle de l’ouvrier ; tout au plus pourrait-elle, par la dissipation, assurer davantage son incapacité, et par conséquent sa dépendance. C’est ce qu’avouent au surplus les organisateurs, communistes et autres. Ils ont si peu la prétention de résoudre l’antinomie de la division, qu’ils admettent tous, comme condition essentielle de l’organisation, la hiérarchie du travail, c’est-à-dire la classification des ouvriers en parcellaires et en généralisateurs ou synthétiques, et que dans toutes les utopies la distinction des capacités, fondement ou prétexte éternel de l’inégalité des biens, est admise comme pivot. Des réformateurs, dont les plans ne se pouvaient recommander que par la logique, et qui, après avoir déclamé contre le simplisme, la monotonie, l’uniformité et la parcellarité du travail, s’en viennent ensuite proposer une pluralité comme une synthèse ; de pareils inventeurs sont jugés et doivent être renvoyés à l’école.

Mais vous, critique, demandera sans doute le lecteur, quelle solution est la vôtre ? Montrez-nous cette synthèse qui, conservant la responsabilité, la personnalité, en un mot la spécialité du travailleur, doit réunir l’extrême division et la plus grande variété en un tout complexe et harmonique.

Ma réponse est prête : Interrogeons les faits, consultons l’humanité ; nous ne pouvons prendre de meilleur guide. Après les oscillations de la valeur, la division du travail est le fait économique qui influe de la manière la plus sensible sur les profits et salaires. C’est le premier jalon planté par la Providence sur le sol de l’industrie, le point de départ de cette immense triangulation qui doit à la fin déterminer pour chacun et pour tous le droit et le devoir. Suivons donc nos indices, hors desquels nous ne pourrions que nous égarer et nous perdre :


Tu longe sequere, et vestigia semper adora.


CHAPITRE IV.


DEUXIÈME ÉPOQUE. — LES MACHINES.


« J’ai vu avec un profond regret la continuation de la détresse dans les districts manufacturiers du pays. »

Paroles de la reine Victoria à la rentrée du parlement.

Si quelque chose est propre à faire réfléchir les souverains, c’est que, spectateurs plus ou moins impassibles des calamités humaines, ils sont, par la constitution même de la société et la nature de leur pouvoir, dans l’impossibilité absolue de guérir les souffrances des peuples : il leur est même interdit de s’en occuper. Toute question de travail et de salaire, disent d’un commun accord les théoriciens économistes et représentatifs, doit demeurer hors des attributions du pouvoir. Du haut de la sphère glorieuse où les a placés la religion, les trônes, les dominations, les principautés, les puissances et toute la céleste milice regardent, inaccessibles aux orages, la tourmente des sociétés ; mais leur pouvoir ne s’étend pas sur les vents et sur les flots. Les rois ne peuvent rien pour le salut des mortels. Et, en vérité, ces théoriciens ont raison : le prince est établi pour maintenir, non pour révolutionner ; pour protéger la réalité, non pour procurer l’utopie. Il représente l’un des principes antagonistes : or, en créant l’harmonie il s’éliminerait lui-même, ce qui de sa part serait souverainement inconstitutionnel et absurde.

Mais, comme en dépit des théories le progrès des idées change sans cesse la forme extérieure des institutions, de manière à rendre continuellement nécessaire cela même que le législateur n’a ni voulu ni prévu ; qu’ainsi, par exemple, les questions d’impôt deviennent questions de répartition ; celles d’utilité publique, questions de travail national et d’organisation industrielle ; celles de finances, opérations de crédit ; celles de droit international, questions de douane et de débouché : il reste démontré que le prince, ne devant jamais, d’après la théorie, intervenir dans des choses qui cependant, sans que la théorie l’ait prévu, deviennent chaque jour et d’un mouvement irrésistible objet de gouvernement, n’est et ne peut plus être, comme la Divinité dont il émane quoi qu’on ait dit, qu’une hypothèse, une fiction.

Et comme enfin il est impossible que le prince et les intérêts que sa mission est de défendre consentent à se réduire et s’annihiler devant les principes en émergence et les droits nouveaux qui se posent, il s’ensuit que le progrès, après qu’il s’est accompli dans les esprits d’un mouvement insensible, se réalise dans la société par saccades, et que la force, malgré les calomnies dont elle est l’objet, est la condition sine quâ non des réformes. Toute société dans laquelle la puissance d’insurrection est comprimée est une société morte pour le progrès : il n’y a pas dans l’histoire de vérité mieux prouvée.

Et ce que je dis des monarchies constitutionnelles est également vrai des démocraties représentatives : partout le pacte social a lié le pouvoir et conjuré la vie, sans qu’il ait été possible au législateur de voir qu’il travaillait contre son propre but, ni de procéder autrement.

Déplorables acteurs des comédies parlementaires, monarques et représentants, voici donc enfin ce que vous êtes : des talismans contre l’avenir ! Chaque année vous apporte les doléances du peuple ; et quand on vous demande le remède, votre sagesse se couvre la face ! Faut-il appuyer le privilége, c’est-à-dire cette consécration du droit du plus fort qui vous a créés, et qui change tous les jours ? Aussitôt, au moindre signe de votre tête, s’agite, et court aux armes, et se range en bataille une nombreuse milice. Et quand le peuple se plaint que, malgré son travail, et précisément à cause de son travail, la misère le dévore ; quand la société vous demande à vivre, vous lui récitez des actes de miséricorde ! Toute votre énergie est pour l’immobilité, toute votre vertu s’évanouit en aspirations ! Comme le pharisien, au lieu de nourrir votre père, vous priez pour lui ! Ah ! je vous le dis, nous avons le secret de votre mission : vous n’existez que pour nous empêcher de vivre. Nolite ergo imperare, allez-vous-en !…

Pour nous, qui concevons sous un point de vue tout autre la mission du pouvoir ; nous qui voulons que l’œuvre spéciale du gouvernement soit précisément d’explorer l’avenir, de chercher le progrès, de procurer à tous liberté, égalité, santé et richesse, continuons avec courage notre œuvre de critique, bien sûrs, quand nous aurons mis à nu la cause du mal de la société, le principe de ses fièvres, le motif de ses agitations, que la force ne nous manquera pas pour appliquer le remède.


§ I, — Du rôle des machines, dans leurs rapports avec la liberté.


L’introduction des machines dans l’industrie s’accomplit en opposition à la loi de division, et comme pour rétablir l’équilibre profondément compromis par cette loi. Pour bien apprécier la portée de ce mouvement et en saisir l’esprit, quelques considérations générales deviennent nécessaires.

Les philosophes modernes, après avoir recueilli et classé leurs annales, ont été conduits par la nature de leurs travaux à s’occuper aussi d’histoire : et c’est alors qu’ils ont vu, non sans surprise, que l’histoire de la philosophie était la même chose au fond que la philosophie de l’histoire ; de plus, que ces deux branches de la spéculation, en apparence si diverses, l’histoire de la philosophie et la philosophie de l’histoire, n’étaient encore que la mise en scène des conceptions de la métaphysique, laquelle est toute la philosophie.

Or, si l’on divise la matière de l’histoire universelle en un certain nombre de cadres, tels que mathématiques, histoire naturelle, économie sociale, etc., on trouvera que chacune de ces divisions contient aussi la métaphysique. Et il en sera de même jusqu’à la dernière subdivision de la totalité de l’histoire : en sorte que la philosophie entière gît au fond de toute manifestation naturelle ou industrielle ; qu’elle ne fait acception ni des grandeurs ni des qualités ; que pour s’élever à ses conceptions les plus sublimes, tous les paradigmes se peuvent employer également bien ; enfin, que tous les postulés de la raison se rencontrant dans la plus modeste industrie aussi bien que dans les sciences les plus générales, pour faire de tout artisan un philosophe, c’est-à-dire un esprit généralisateur et hautement synthétique, il suffirait de lui enseigner, quoi ? sa profession.

Jusqu’à présent, il est vrai, la philosophie, comme la richesse, s’est réservée pour certaines castes : nous avons la philosophie de l’histoire, la philosophie du droit, et quelques autres philosophies encore ; c’est une espèce d’appropriation qui, ainsi que beaucoup d’autres d’aussi noble souche, doit disparaître. Mais, pour consommer cette immense équation, il faut commencer par la philosophie du travail, après quoi chaque travailleur pourra entreprendre à son tour la philosophie de son état.

Ainsi, tout produit de l’art et de l’industrie, toute constitution politique et religieuse, de même que toute créature organisée ou inorganisée, n’étant qu’une réalisation, une application naturelle ou pratique de la philosophie, l’identité des lois de la nature et de la raison, de l’être et de l’idée, est démontrée ; et lorsque, pour notre part, nous établissons la conformité constante des phénomènes économiques avec les lois pures de la pensée, l’équivalence du réel et de l’idéal dans les faits humains, nous ne faisons que répéter, sur un cas particulier, cette démonstration éternelle.

Que disons-nous, en effet ?

Pour déterminer la valeur, en d’autres termes pour organiser en elle-même la production et la distribution des richesses, la société procède exactement comme la raison dans l’engendrement des concepts. D’abord elle pose un premier fait, émet une première hypothèse, la division du travail, véritable antinomie dont les résultats antagonistes se déroulent dans l’économie sociale, de la même manière que les conséquences auraient pu s’en déduire dans l’esprit : en sorte que le mouvement industriel, suivant en tout la déduction des idées, se divise en un double courant, l’un d’effets utiles, l’autre de résultats subversifs, tous également nécessaires et produits légitimes de la même loi. Pour constituer hamoniquement ce principe à double face et résoudre cette antinomie, la société en fait surgir une seconde, laquelle sera bientôt suivie d’une troisième ; et telle sera la marche du génie social, jusqu’à ce qu’ayant épuisé toutes ses contradictions, — je suppose, mais cela n’est pas prouvé, que la contradiction dans l’humanité ait un terme, — il revienne d’un bond sur toutes ses positions antérieures, et dans une seule formule résolve tous ses problèmes.

En suivant dans notre exposé cette méthode du développement parallèle de la réalité et de l’idée, nous trouvons un double avantage : d’abord, celui d’échapper au reproche de matérialisme, si souvent adressé aux économistes, pour qui les faits sont vérité par cela seul qu’ils sont des faits, et des faits matériels. Pour nous, au contraire, les faits ne sont point matière, car nous ne savons pas ce que veut dire ce mot matière, mais manifestations visibles d’idées invisibles. À ce titre, les faits ne prouvent que selon la mesure de l’idée qu’ils représentent ; et voilà pourquoi nous avons rejeté comme illégitimes et non définitives la valeur utile et la valeur en échange, et plus tard la division du travail elle-même, bien que, pour les économistes, elles fussent toutes d’une autorité absolue.

D’autre part, on ne peut plus nous accuser de spiritualisme, idéalisme ou mysticisme : car, n’admettant pour point de départ que la manifestation extérieure de l’idée, idée que nous ignorons, qui n’existe pas, tant qu’elle ne se réfléchit point, comme la lumière qui ne serait rien si le soleil existait seul dans un vide infini ; écartant tout à priori théogonique et cosmogonique, toute recherche sur la substance, la cause, le moi et le non-moi, nous nous bornons à chercher les lois de l’être, et à suivre le système de ses apparences aussi loin que la raison peut atteindre.

Sans doute, au fond, toute connaissance s’arrête devant un mystère : tels sont, par exemple, la matière et l’esprit, que nous admettons l’un et l’autre comme deux essences inconnues, supports de tous les phénomènes. Mais ce n’est point à dire pour cela que le mystère soit le point de départ de la connaissance, ni le mysticisme la condition nécessaire de la logique : tout au contraire, la spontanéité de notre raison tend à refouler perpétuellement le mysticisme ; elle proteste a priori contre tout mystère, parce que le mystère n’est bon pour elle qu’à être nié, et que la négation du mysticisme est la seule chose pour laquelle la raison n’ait pas besoin d’expérience.

En somme, les faits humains sont l’incarnation des idées humaines : donc, étudier les lois de l’économie sociale, c’est faire la théorie des lois de la raison et créer la philosophie. Nous pouvons maintenant suivre le cours de nos recherches.

Nous avons laissé, à la fin du chapitre précédent, le travailleur aux prises avec la loi de division : comment cet infatigable Œdipe va-t-il s’y prendre pour résoudre cette énigme ?

Dans la société, l’apparition incessante des machines est l’antithèse, la formule inverse de la division du travail ; c’est la protestation du génie industriel contre le travail parcellaire et homicide. Qu’est-ce, en effet, qu’une machine ? une manière de réunir diverses particules de travail que la division avait séparées. Toute machine peut être définie un résumé de plusieurs opérations, une simplification de ressorts, une condensation du travail, une réduction de frais. Sous tous ces rapports, la machine est la contre-partie de la division. Donc, par la machine, il y aura restauration du travailleur parcellaire, diminution de peine pour l’ouvrier, baisse de prix sur le produit, mouvement dans le rapport des valeurs, progrès vers de nouvelles découvertes, accroissement du bien-être général. Comme la découverte d’une formule donne une puissance nouvelle au géomètre, de même l’invention d’une machine est une abréviation de main-d’œuvre qui multiplie la force du producteur ; et l’on peut croire que l’antinomie de la division du travail, si elle n’est pas entièrement vaincue, sera balancée et neutralisée. Il faut lire dans le cours de M. Chevalier les innombrables avantages qui résultent pour la société de l’intervention des machines : c’est un tableau saisissant auquel je me plais à renvoyer le lecteur.

Les machines, se posant dans l’économie politique contradictoirement à la division du travail, représentent la synthèse s’opposant dans l’esprit humain à l’analyse ; et comme, ainsi qu’on le verra bientôt, dans la division du travail et dans les machines l’économie politique tout entière est déjà donnée, de même avec l’analyse et la synthèse on a toute la logique, on a la philosophie. L’homme qui travaille procède nécessairement et tour à tour par division et à l’aide d’instruments ; de même, celui qui raisonne fait nécessairement et tour à tour de la synthèse et de l’analyse, rien, absolument rien de plus. Et le travail et la raison n’iront jamais au delà : Prométhée, comme Neptune, atteint en trois pas aux bornes du monde.

De ces principes, aussi simples, aussi lumineux que des axiomes, se déduisent des conséquences immenses.

Comme dans l’opération intellectuelle l’analyse et la synthèse sont essentiellement inséparables, et que, d’un autre côté, la théorie ne devient légitime que sous la condition de suivre pied à pied l’expérience, il s’ensuit que le travail, réunissant l’analyse et la synthèse, la théorie et l’expérience en une action continue, le travail, forme extérieure de la logique, par conséquent résumant la réalité et l’idée, se représente de nouveau comme mode universel d’enseignement. Fit fabricando faber : de tous les systèmes d’éducation, le plus absurde est celui qui sépare l’intelligence de l’activité, et scinde l’homme en deux entités impossibles, un abstracteur et un automate. Voilà pourquoi nous applaudissons aux justes plaintes de M. Chevalier, de M. Dunoyer, et de tous ceux qui demandent la réforme de l’enseignement universitaire ; voilà aussi ce qui fonde l’espoir des résultats que nous nous sommes promis d’une telle réforme. Si l’éducation était avant tout expérimentale et pratique, ne réservant le discours que pour expliquer, résumer et coordonner le travail ; si l’on permettait d’apprendre par les yeux et les mains à qui ne peut apprendre par l’imagination et la mémoire : bientôt l’on verrait, avec les formes du travail, se multiplier les capacités ; tout le monde, connaissant la théorie de quelque chose, saurait par là même la langue philosophique ; il pourrait à l’occasion, ne fût-ce qu’une fois dans sa vie, créer, modifier, perfectionner, faire preuve d’intelligence et de compréhension, produire son chef-d’œuvre, en un mot se montrer homme. L’inégalité des acquisitions de la mémoire ne changerait rien à l’équivalence des facultés, et le génie ne nous paraîtrait plus que ce qu’il est en effet, la santé de l’esprit.

Les beaux esprits du dix-huitième siècle ont longuement disputé sur ce qui constitue le génie, en quoi il diffère du talent, ce qu’il faut entendre par esprit, etc. Ils avaient transporté dans la sphère intellectuelle les mêmes distinctions qui, dans la société, séparent les personnes. Il y avait pour eux des génies rois et dominateurs, des génies princes, des génies ministres ; puis encore des esprits gentilshommes et des esprits bourgeois, des talents citadins et des talents campagnards. Tout au bas de l’échelle gisait la foule grossière des industrieux, âmes à peine ébauchées, exclues de la gloire des élus. Toutes les rhétoriques sont encore pleines de ces impertinences que l’intérêt monarchique, la vanité des lettrés et l’hypocrisie socialiste s’efforcent d’accréditer, pour l’esclavage perpétuel des nations et le soutien de l’ordre de choses.

Mais, s’il est démontré que toutes les opérations de l’esprit se réduisent à deux, analyse et synthèse, lesquelles sont nécessairement inséparables, quoique distinctes ; si, par une conséquence forcée, malgré l’infinie variété des travaux et des études, l’esprit ne fait toujours que recommencer la même toile, l’homme de génie n’est autre chose qu’un homme de bonne constitution, qui a beaucoup travaillé, beaucoup médité, beaucoup analysé, comparé, classé, résumé et conclu ; tandis que l’être borné, qui croupit dans une routine endémique, au lieu de développer ses facultés, a tué son intelligence par l’inertie et l’automatisme. Il est absurde de distinguer comme différant de nature ce qui ne diffère en réalité que par l’âge, puis de convertir en privilége et exclusion les divers degrés d’un développement ou les hasards d’une spontanéité qui, par le travail et l’éducation, doivent de jour en jour s’effacer.

Les rhéteurs psychologues qui ont classé les âmes humaines en dynasties, races nobles, familles bourgeoises et prolétariat, avaient pourtant observé que le génie n’était point universel, et qu’il avait sa spécialité ; en conséquence, Homère, Platon, Phidias, Archimède, César, etc., qui tous leur semblaient premiers dans leur genre, furent par eux déclarés égaux et souverains de royaumes séparés. Quelle inconséquence ! Comme si la spécialité du génie ne trahissait pas la loi même de l’égalité des intelligences ! comme si, d’un autre côté, la constance du succès dans le produit du génie n’était pas la preuve qu’il opère selon des principes à lui étrangers, et qui sont le gage de la perfection de ses œuvres, tant qu’il les suit avec fidélité et certitude ! Cette apothéose du génie, rêvée les yeux ouverts par des hommes dont le babil demeura toujours stérile, ferait croire à la sottise innée de la majorité des mortels, si elle n’était la preuve éclatante de leur perfectibilité.

Ainsi le travail, après avoir différencié les capacités et préparé leur équilibre par la division des industries, complète, si j’ose ainsi dire, l’armement de l’intelligence par les machines. D’après les témoignages de l’histoire comme d’après l’analyse, et nonobstant les anomalies causées par l’antagonisme des principes économiques, l’intelligence diffère chez les hommes, non par la puissance, la netteté, ou l’étendue : mais, en premier lieu, par la spécialité, ou comme dit l’école, par la détermination qualitative ; secondement par l’exercice et l’éducation. Donc, chez l’individu comme chez l’homme collectif, l’intelligence est bien plus une faculté qui vient, qui se forme et se développe, quæ fit, qu’une entité ou entéléchie qui existe toute formée, antérieurement à l’apprentissage. La raison, ou quelque nom qu’on lui donne, génie, talent, industrie, est au point de départ une virtualité nue et inerte, qui peu à peu grandit, se fortifie, se colore, se détermine et se nuance à l’infini. Par l’importance de ses acquisitions, par son capital en un mot, l’intelligence diffère et différera toujours d’un individu à l’autre ; mais comme puissance, égale dans tous à l’origine, le progrès social doit être, en perfectionnant incessamment ses moyens, de la rendre à la fin chez tous encore égale. Sans cela le travail resterait pour les uns un privilège, et pour les autres un châtiment.

Mais l’équilibre des capacités, dont nous avons vu le prélude dans la division du travail, ne remplit pas toute la destination des machines, et les vues de la Providence s’étendent fort au delà. Avec l’introduction des machines dans l’économie, l’essor est donné à la liberté.

La machine est le symbole de la liberté humaine, l’insigne de notre domination sur la nature, l’attribut de notre puissance, l’expression de notre droit, l’emblème de notre personnalité. Liberté, intelligence, voilà donc tout l’homme : car, si nous écartons comme mystique et inintelligible toute spéculation sur l’être humain considéré au point de vue de la substance (esprit ou matière), il ne nous reste plus que deux catégories de manifestations, comprenant, la première, tout ce que l’on nomme sensations, volitions, passions, attractions, instincts, sentiments ; l’autre, tous les phénomènes classés sous les noms d’attention, perception, mémoire, imagination, comparaison, jugement, raisonnement, etc. Quant à l’appareil organique, bien loin qu’il soit le principe ou la base de ces deux ordres de facultés, on doit le considérer comme en étant la réalisation synthétique et positive, l’expression vivante et harmonieuse. Car, comme de l’émission séculaire que l’humanité aura faite de ses principes antagonistes doit résulter un jour l’organisation sociale, tout de même l’homme doit être conçu comme le résultat de deux séries de virtualités.

Ainsi, après s’être posée comme logique, l’économie sociale poursuivant son œuvre se pose comme psychologie. L’éducation de l’intelligence et de la liberté, en un mot le bien-être de l’homme, toutes expressions parfaitement synonymes, voilà le but commun de l’économie politique et de la philosophie. Déterminer les lois de la production et de la distribution des richesses, ce sera démontrer, par une exposition objective et concrète, les lois de la raison et de la liberté ; ce sera créer à posteriori la philosophie et le droit : de quelque côté que nous nous tournions, nous sommes en pleine métaphysique.

Essayons maintenant, avec les données réunies de la psychologie et de l’économie politique, de définir la liberté.

S’il est permis de concevoir la raison humaine, à son origine, comme un atome lucide et réfléchissant, capable de représenter un jour l’univers, mais au premier instant vide de toute image ; on peut de même considérer la liberté, au début de la conscience, comme un point vivant, punctum saliens, une spontanéité vague, aveugle, ou plutôt indifférente, et capable de recevoir toutes les impressions, dispositions et inclinations possibles. La liberté est la faculté d’agir et de n’agir pas, laquelle, par un choix ou détermination (j’emploie ici le mot détermination au passif et à l’actif tout à la fois) quelconque, sort de son indifférence et devient volonté.

Je dis donc que la liberté, de même que l’intelligence, est de sa nature une faculté indéterminée, informe, qui attend sa valeur et son caractère des impressions du dehors ; faculté par conséquent négative au départ, mais qui peu à peu se détermine et se dessine par l’exercice, je veux dire par l’éducation.

L’étymologie, telle que du moins je la comprends, du mot liberté, fera encore mieux entendre ma pensée. Le radical est lib-et, il plaît (cf. allem. lieben, aimer) ; d’où l’on a fait lib-eri, enfants, ceux qui nous sont chers, nom réservé aux enfants du père de famille ; lib-ertas, condition, caractère ou inclination des enfants de race noble ; lib-ido, passion d’esclave, qui ne reconnaît ni Dieu, ni loi, ni patrie, synonyme de licentia, mauvaise conduite. Suivant que la spontanéité se détermine utilement, généreusement, ou en bien, on l’a nommée libertas ; suivant qu’au contraire elle se détermine d’une manière nuisible, vicieuse et lâche, en mal, on l’a appelée libido.

Un savant économiste, M. Dunoyer, a donné une définition de la liberté qui, rapprochée de la nôtre, achèvera d’en démontrer l’exactitude.

« J’appelle liberté ce pouvoir que l’homme acquiert d’user de ses forces plus facilement, à mesure qu’il s’affranchit des obstacles qui en gênaient originairement l’exercice. Je dis qu’il est d’autant plus libre, qu’il est plus délivré des causes qui l’empêchaient de s’en servir ; qu’il a plus éloigné de lui ces causes ; qu’il a plus agrandi et désobstrué la sphère de son action… Ainsi, on dit qu’un homme a l’esprit libre, qu’il jouit d’une grande liberté d’esprit, non-seulement quand son intelligence n’est troublée par aucune violence extérieure, mais encore quand elle n’est ni obscurcie par l’ivresse, ni altérée par la maladie, ni retenue dans l’impuissance par le défaut d’exercice. »

M. Dunoyer n’a vu la liberté que par son côté négatif, c’est-à-dire comme si seulement elle était synonyme d’affranchissement des obstacles. À ce compte, la liberté ne serait pas une faculté chez l’homme, elle ne serait rien. Mais bientôt M. Dunoyer, tout en persistant dans son incomplète définition, saisit le vrai côté de la chose : c’est alors qu’il lui arrive de dire que l’homme, en inventant une machine, sert sa liberté, non pas, comme nous nous exprimons, parce qu’il la détermine, mais, selon le style de M. Dunoyer, parce qu’il lui ôte une difficulté. « Ainsi, le langage articulé est un meilleur instrument que le langage par signes ; on est donc plus libre d’exprimer sa pensée et de l’imprimer dans l’esprit d’autrui par la parole que par les gestes. La parole écrite est un instrument plus puissant que la parole articulée ; on est donc plus libre d’agir sur l’esprit de ses semblables lorsqu’on sait figurer la parole aux yeux, que lorsqu’on sait l’articuler seulement. La presse est un instrument deux ou trois cents fois plus puissant que la plume ; on est donc deux ou trois cents fois plus libre d’entrer en relation avec les autres hommes lorsqu’on peut répandre ses idées par l’impression, que lorsqu’on ne peut les publier que par l’écriture. »

Je ne relèverai pas tout ce que cette manière de représenter la liberté renferme d’inexact et d’illogique. Depuis Destutt de Tracy, dernier représentant de la philosophie de Condillac, l’esprit philosophique s’est obscurci parmi les économistes de l’école française ; la peur de l’idéologie a perverti leur langage, et l’on s’aperçoit, en les lisant, que l’adoration du fait leur a fait perdre jusqu’au sentiment de la théorie. J’aime mieux constater que M. Dunoyer, et l’économie politique avec lui, ne s’est pas trompé sur l’essence de la liberté, force, énergie ou spontanéité indifférente de soi à toute action, par conséquent également susceptible de toute détermination bonne ou mauvaise, utile ou nuisible. M. Dunoyer a si bien eu le soupçon de la vérité, qu’il écrit lui-même : « Au lieu de considérer la liberté comme un dogme, je la présenterai comme un résultat ; au lieu d’en faire l’attribut de l’homme, j’en ferai l’attribut de la civilisation ; au lieu d’imaginer des formes de gouvernement propres à l’établir, j’exposerai de mon mieux comment elle naît de tous nos progrès. »

Puis il ajoute, avec non moins de raison :

« On remarquera combien cette méthode diffère de celle de ces philosophes dogmatiques, qui ne parlent que de droits et de devoirs ; de ce que les gouvernements ont le devoir de faire et les nations le droit d’exiger, etc. Je ne dis pas sentencieusement : les hommes ont le droit d’être libres ; je me borne à demander : comment arrive-t-il qu’ils le soient ?

D’après cet exposé, on peut résumer en quatre lignes l’ouvrage qu’a voulu faire M. Dunoyer : Revue des obstacles qui entravent la liberté, et des moyens (instruments, méthodes, idées, coutumes, religions, gouvernements, etc.) qui la favorisent. Sans les omissions, l’ouvrage de M. Dunoyer eût été la philosophie même de l’économie politique.

Après avoir soulevé le problème de la liberté, l’économie politique nous en fournit donc une définition conforme de tout point à celle que donne la psychologie et que suggèrent les analogies du langage : et voilà comment peu à peu l’étude de l’homme se trouve transportée de la contemplation du moi, à l’observation des réalités.

Or, de même que les déterminations de la raison dans l’homme ont reçu le nom d’idées (idées sommaires, supposées à priori, ou principes, conceptions, catégories ; et idées secondaires, ou plus spécialement acquises et empiriques) ; — de même les déterminations de la liberté ont reçu le nom de volitions, sentiments, habitudes, mœurs. Puis le langage, figuratif de sa nature, continuant à fournir les éléments de la première psychologie, on a pris l’habitude d’assigner aux idées, comme lieu ou capacité où elles résident, l’intelligence ; et aux volitions, sentiments, etc., la conscience. Toutes ces abstractions ont été pendant longtemps prises pour des réalités par les philosophes, dont aucun ne s’apercevait que toute distribution des facultés de l’âme est nécessairement œuvre de fantaisie, et que leur psychologie n’était qu’un mirage.

Quoi qu’il en soit, si nous concevons maintenant ces deux ordres de déterminations, la raison et la liberté, comme réunis et fondus par l’organisation en une personne vivante, raisonnable et libre, nous comprendrons aussitôt qu’elles doivent se prêter un secours mutuel et s’influencer réciproquement. Si, par erreur ou inadvertance de la raison, la liberté, aveugle de sa nature, prend une fausse et funeste habitude, la raison ne tardera pas elle-même à s’en ressentir ; au lieu d’idées vraies, conformes aux rapports naturels des choses, elle ne retiendra que des préjugés, d’autant plus difficiles à extirper ensuite de l’intelligence, qu’ils seront devenus par l’âge plus chers à la conscience. Dans cet état, la raison et la liberté sont amoindries ; la première est troublée dans son développement, la seconde comprimée dans son essor, et l’homme est dévoyé, c’est-à-dire tout à la fois méchant et malheureux.

Ainsi, lorsqu’à la suite d’une aperception contradictoire et d’une expérience incomplète, la raison eut prononcé par la bouche des économistes qu’il n’y avait point de règle de la valeur, et que la loi du commerce était l’offre et la demande, la liberté s’est livrée à la fougue de l’ambition, de l’égoïsme et du jeu ; le commerce n’a plus été qu’un pari, soumis à certaines règles de police ; la misère est sortie des sources de la richesse ; le socialisme, esclave lui-même de la routine, n’a su que protester contre les effets, au lieu de s’élever contre les causes ; et la raison a dû reconnaître, par le spectacle de tant de maux, qu’elle avait fait fausse route.

L’homme ne peut arriver au bien-être qu’autant que sa raison et sa liberté non-seulement marchent d’accord, mais ne s’arrêtent jamais dans leur développement. Or, comme le progrès de la liberté, de même que celui de la raison, est indéfini, et comme d’ailleurs ces deux puissances sont intimement liées et solidaires, il faut conclure que la liberté est d’autant plus parfaite qu’elle se détermine plus conformément aux lois de la raison, qui sont celles des choses ; et que si cette raison était infinie, la liberté elle-même deviendrait infinie. En d’autres termes, la plénitude de la liberté est dans la plénitude de la raison : summa lex, summa libertas.

Ces préliminaires étaient indispensables pour bien apprécier le rôle des machines, et faire ressortir l’enchaînement des évolutions économiques. À ce propos, je rappellerai au lecteur que nous ne faisons point une histoire selon l’ordre des temps, mais selon la succession des idées. Les phases ou catégories économiques sont dans leur manifestation tantôt contemporaines, tant interverties ; et de là vient l’extrême difficulté qu’ont éprouvée de tout temps les économistes à systématiser leurs idées ; de là le chaos de leurs ouvrages même les plus recommandables sous tout autre rapport, tels que ceux d’Ad. Smith, Ricardo et J. B. Say. Mais les théories économiques n’en ont pas moins leur succession logique et leur série dans l’entendement : c’est cet ordre que nous nous sommes flattés de découvrir, et qui fera de cet ouvrage tout à la fois une philosophie et une histoire.


§ II. — Contradiction des machines. — Origine du capital et du salariat.


Par cela même que les machines diminuent la peine de l’ouvrier, elles abrègent et diminuent le travail, qui de la sorte devient de jour en jour plus offert et moins demandé. Peu à peu, il est vrai, la réduction des prix faisant augmenter la consommation, la proportion se rétablit, et le travailleur est rappelé : mais comme les perfectionnements industriels se succèdent sans relâche, et tendent continuellement à substituer l’opération mécanique au travail de l’homme, il s’ensuit qu’il y a tendance constante à retrancher une partie du service, partant à éliminer de la production les travailleurs. Or, il en est de l’ordre économique comme de l’ordre spirituel : hors de l’église point de salut, hors du travail point de subsistance. La société et la nature, également impitoyables, sont d’accord pour exécuter ce nouvel arrêt.

« Lorsqu’une nouvelle machine, ou en général un procédé expéditif quelconque, dit J. B. Say, remplace un travail humain déjà en activité, une partie des bras industrieux, dont le service est utilement suppléé, demeure sans ouvrage. — Une machine nouvelle remplace donc le travail d’une partie des travailleurs, mais ne diminue pas la quantité des choses produites ; car alors on se garderait de l’adopter ; elle déplace le revenu. Mais l’effet ultérieur est tout à l’avantage des machines : car si l’abondance du produit et la modicité du prix de revient font baisser la valeur vénale, le consommateur, c’est-à-dire tout le monde, en profitera. »

L’optimisme de Say est une infidélité à la logique et aux faits. Il ne s’agit pas seulement ici d’un petit nombre d’accidents, arrivés pendant un laps de trente siècles par l’introduction d’une, deux ou trois machines ; il s’agit d’un phénomène régulier, constant et général. Après que le revenu a été déplacé, comme dit Say, par une machine, il l’est par une autre, puis encore par une autre, et toujours par une autre, tant qu’il reste du travail à faire et des échanges à effectuer. Voilà comme le phénomène doit être présenté et envisagé : mais alors convenons qu’il change singulièrement d’aspect. Le déplacement du revenu, la suppression du travail et du salaire est un fléau chronique, permanent, indélébile, une sorte de choléra qui tantôt apparaît sous la figure de Guttemberg, puis qui revêt celle d’Arkwright ; ici on le nomme Jacquard, plus loin James Watt ou marquis de Jouffroy. Après avoir sévi plus ou moins de temps sous une forme, le monstre en prend une autre ; et les économistes, qui le croient parti, de s’écrier : Ce n’était rien ! Tranquilles et satisfaits, pourvu qu’ils appuient de tout le poids de leur dialectique sur le côté positif de la question, ils ferment les yeux sur le côté subversif, sauf cependant, lorsqu’on leur reparlera de misère, à recommencer leurs sermons sur l’imprévoyance et l’ivrognerie des travailleurs.

En 1730, — cette observation est de M. Dunoyer ; elle donne la mesure de toutes les élucubrations de même espèce : — « en 1750 donc, la population du duché de Lancaster était de 300,000 âmes.

» En 1801, grâce au développement des machines à filer, cette population était de 672,000 âmes.

» En 1831, elle était de 1,336,000

» Au lieu de 40,000 ouvriers qu’occupait anciennement l’industrie cotonnière, elle en occupe, depuis l’invention des machines, 1,500,000. »

M. Dunoyer ajoute que dans le temps où le nombre des ouvriers employés à ce travail prit cette extension singulière, le prix du travail devint une fois et demie plus considérable. Donc la population n’ayant fait que suivre le mouvement industriel, son accroissement a été un fait normal et irréprochable ; que dis-je ? un fait heureux, puisqu’on le cite à l’honneur et gloire du développement mécanique. Mais tout à coup M. Dunoyer fait volte-face : le travail ayant bientôt manqué à cette multitude d’engins filateurs, le salaire dut nécessairement décroître ; la population qu’avaient appelée les machines, se trouva délaissée par les machines, et M. Dunoyer de dire alors : c’est l’abus du mariage qui est cause de la misère. Le commerce anglais, sollicité par son immense clientèle, appelle de tous côtés des ouvriers, et provoque au mariage ; tant que le travail abonde, le mariage est chose excellente, dont on aime à citer les effets dans l’intérêt des machines ; mais, comme la clientèle est flottante, dès que le travail et le salaire manquent, on crie à l’abus du mariage, on accuse l’imprévoyance des ouvriers. L’économie politique, c’est-à-dire le despotisme propriétaire, ne peut jamais avoir tort : il faut que ce soit le prolétariat.

L’exemple de l’imprimerie a été mainte fois cité, toujours dans une pensée d’optimisme. Le nombre de personnes que fait vivre aujourd’hui la fabrication des livres est peut-être mille fois plus considérable que ne l’était celui des copistes et enlumineurs avant Guttemberg ; donc, conclut-on d’un air satisfait, l’imprimerie n’a fait tort à personne. Des faits analogues pourraient être cités à l’infini, sans qu’un seul fût à récuser, mais aussi sans que la question fît un pas. Encore une fois, personne ne disconvient que les machines aient contribué au bien-être général : mais j’affirme, en regard de ce fait irréfragable, que les économistes manquent à la vérité lorsqu’ils avancent d’une manière absolue que la simplification des procédés n’a eu nulle part pour résultat de diminuer le nombre des bras employés à une industrie quelconque. Ce que les économistes devraient dire, c’est que les machines, de même que la division du travail, sont tout à la fois, dans le système actuel de l’économie sociale, et une source de richesse, et une cause permanente et fatale de misère.

« En 1836, dans un atelier de Manchester, neuf métiers, chacun de trois cent vingt-quatre broches, étaient conduits par quatre fileurs. Dans la suite on doubla la longueur des chariots, et l’on fit porter à chacun six cent quatre-vingts broches, et deux hommes suffirent à les diriger. »

Voilà bien le fait brut de l’élimination de l’ouvrier par la machine. Par une simple combinaison, trois ouvriers sur quatre sont évincés ; qu’importe que dans cinquante ans, la population du globe ayant doublé, la clientèle de l’Angleterre quadruplé, de nouvelles machines étant construites, les manufacturiers anglais reprennent leurs ouvriers ? Les économistes entendent-ils se prévaloir, en faveur des machines, de l’accroissement de population ? Qu’ils renoncent alors à la théorie de Malthus, et cessent de déclamer contre la fécondité excessive des mariages.

« On ne s’arrêta pas là : bientôt une nouvelle amélioration mécanique permit de faire faire par un seul ouvrier l’ouvrage qui en occupait quatre autrefois. » — Nouvelle réduction de trois quarts sur la main-d’œuvre : en tout réduction de quinze seizièmes sur le travail d’homme.

» Un fabricant de Bolton écrit : l’allongement des chariots de nos métiers nous permet de n’employer que vingt-six fileurs là où nous en employions trente-cinq en 1837. » — Autre décimation des travailleurs : sur quatre il y a une victime.

Ces faits sont extraits de la Revue Économique de 1842 ; et il n’est personne qui ne puisse en indiquer d’analogues. J’ai assisté à l’introduction des mécaniques à imprimer, et je puis dire que j’ai vu de mes yeux le mal qu’en ont souffert les imprimeurs. Depuis quinze ou vingt ans que les mécaniques se sont établies, une partie des ouvriers s’est reportée sur la composition, d’autres ont quitté leur état, plusieurs sont morts de misère : c’est ainsi que s’opère la réfusion des travailleurs à la suite des innovations industrielles. — Il y a vingt ans, quatre-vingts équipages à chevaux faisaient le service de navigation de Beaucaire à Lyon ; tout cela a disparu devant une vingtaine de paquebots à vapeur. Assurément le commerce y a gagné ; mais cette population marinière, qu’est-elle devenue ? s’est-elle transposée des bateaux dans les paquebots ? Non : elle est allée où vont toutes les industries déclassées, elle s’est évanouie.

Au reste, les documents suivants, que j’extrais de la même source, donneront une idée plus positive de l’influence des perfectionnements industriels sur le sort des ouvriers.

« La moyenne des salaires par semaine, à Manchester, est 12 fr. 50 c. (10 schellings). Sur 450 ouvriers, il n’y en a pas quarante qui gagnent 25 fr. » — L’auteur de l’article a soin de remarquer qu’un Anglais consomme cinq fois autant qu’un Français : c’est donc comme si un ouvrier en France devait vivre avec 2 fr. 50 c. par semaine.

Revue d’Edimbourg, 1835 : « C’est à une coalition d’ouvriers (qui ne voulaient pas laisser réduire leur salaire) qu’on doit le chariot de Sharpe et Robert de Manchester ; et cette invention a rudement châtié les imprudents coalisés. » — Châtié mériterait châtiment. L’invention de Sharpe et Robert de Manchester devait sortir de la situation ; le refus des ouvriers de subir la réduction qui leur était demandée n’en a été que l’occasion déterminante. Ne dirait-on pas, aux airs de vengeance qu’affecte la Revue d’Edimbourg, que les machines ont un effet rétroactif ?

Un manufacturier anglais : « L’insubordination de nos ouvriers nous a fait songer à nous passer d’eux. Nous avons fait et provoqué tous les efforts d’intelligence imaginables pour remplacer le service des hommes par des instruments plus dociles, et nous en sommes venus à bout. La mécanique a délivré le capital de l’oppression du travail. Partout où nous employons encore un homme, ce n’est que provisoirement, en attendant qu’on invente pour nous le moyen de remplir sa besogne sans lui. »

Quel système que celui qui conduit un négociant à penser avec délices que la société pourra bientôt se passer d’hommes ! La mécanique a délivré le capital de l’oppression du travail ! C’est exactement comme si le ministère entreprenait de délivrer le budget de l’oppression des contribuables. Insensé ! si les ouvriers vous coûtent, ils sont vos acheteurs : que ferez-vous de vos produits, quand, chassés par vous, ils ne les consommeront plus ? Aussi, le contrecoup des machines, après avoir écrasé les ouvriers, ne tarde pas à frapper les maîtres ; car si la production exclut la consommation, bientôt elle-même est forcée de s’arrêter.

« Pendant le quatrième semestre de 1841, quatre grandes faillites, arrivées dans une ville manufacturière d’Angleterre, ont mis 1,720 personnes sur le pavé. » — Ces faillites avaient pour cause le trop plein de la production, ce qui veut dire l’insuffisance des débouchés, ou la détresse du peuple. Quel dommage que la mécanique ne puisse délivrer aussi le capital de l’oppression des consommateurs ! quel malheur que les machines n’achètent pas les tissus qu’elles fabriquent ! Ce serait l’idéal de la société, si le commerce, l’agriculture et l’industrie, pouvaient marcher sans qu’il y eût un homme sur la terre !

« Dans une paroisse du Yorkshire, les ouvriers depuis neuf mois ne travaillent que deux jours par semaine. » — Machines.

« À Geston, deux fabriques évaluées 60,000 liv. st., sont vendues 26,000. » — Elles produisaient plus qu’elles ne pouvaient vendre. Machines !

« En 1841, le nombre des enfants au-dessous de treize ans diminue dans les manufactures, parce que les enfants au-dessus de treize ans prennent leur place. » — Machines. L’ouvrier adulte redevient un apprenti, un enfant : ce résultat était prévu dès la phase de la division du travail, pendant laquelle nous avons vu la qualité de l’ouvrier baisser à mesure que l’industrie se perfectionne.

En terminant, le journaliste fait cette réflexion : « Depuis 1836, l’industrie cotonnière rétrograde ; » — c’est-à-dire qu’elle n’est plus en rapport avec les autres industries : autre résultat prévu par la théorie de la proportionnalité des valeurs.

Aujourd’hui, les coalitions et les grèves d’ouvriers paraissent avoir cessé sur tous les points de l’Angleterre, et les économistes se réjouissent avec raison de ce retour à l’ordre, disons même au bon sens. Mais parce que les ouvriers n’ajouteront plus désormais, j’aime à l’espérer du moins, la misère de leurs chômages volontaires à la misère que leur créent les machines, s’ensuit-il que la situation soit changée ? Et si rien n’est changé dans la situation, l’avenir ne sera-t-il pas toujours la triste copie du passé ?

Les économistes aiment à reposer leur esprit sur les tableaux de la félicité publique : c’est à ce signe principalement qu’on les reconnaît, et qu’entre eux ils s’apprécient. Toutefois, il ne manque pas non plus parmi eux d’imaginations chagrines et maladives, toujours prêtes à opposer aux récits de la prospérité croissante, les preuves d’une misère obstinée.

M. Théodore Fix résumait ainsi la situation générale, décembre 1844 :

« L’alimentation des peuples n’est plus exposée à ces terribles perturbations causées par les disettes et les famines, si fréquentes jusqu’au commencement du dix-neuvième siècle. La variété des cultures et les perfectionnements agricoles ont conjuré ce double fléau d’une manière presque absolue. On évaluait, en 1791, la production totale du blé en France, à environ 47 millions d’hectolitres, ce qui donnait, déduction faite des semences pour chaque habitant, un hectolitre 65 centilitres. En 1840, la même production est évaluée à 70 millions d’hectolitres, et par individu à un hectolitre 82 centilitres, les surfaces cultivées étant à peu près ce qu’elles étaient avant la révolution… Les matières ouvrées se sont accrues dans des proportions au moins aussi fortes que les substances alimentaires ; et l’on peut dire que la masse des tissus s’est plus que doublée et peut-être triplée depuis cinquante ans. Le perfectionnement des procédés techniques a conduit à ce résultat…

» Depuis le commencement du siècle, la vie moyenne s’est accrue de deux ou trois ans ; indice irrécusable d’une plus grande aisance, ou, si l’on veut, d’une atténuation de la misère.

» Dans l’espace de vingt ans, le chiffre du revenu indirect, sans aucun changement onéreux dans la législation, s’est élevé de 540 millions à 720 : symptôme de progrès économique bien plus que de progrès fiscal.

» Au 1er janvier 1844, la caisse des dépôts et consignations devait aux caisses d’épargne 351 millions et demi, et Paris figurait dans cette somme pour 105 millions. Cependant l’institution ne s’est guère développée que depuis douze ans : et l’on doit remarquer que les 351 millions et demi, actuellement dus aux caisses d’épargne, ne constituent pas la masse entière des économies réalisées, puisqu’au moment donné les capitaux accumulés reçoivent une autre destination… En 1843, sur 320,000 ouvriers et 80,000 domestiques habitant la capitale, 90,000 ouvriers ont déposé à la caisse d’épargne 2,547,000 fr., et 34,000 domestiques, 1,268,000 fr. »

Tous ces faits sont parfaitement vrais, et la conséquence qu’on en tire en faveur des machines, on ne peut plus exacte : c’est qu’en effet elles ont imprimé au bien-être général une impulsion puissante. Mais les faits que nous allons faire suivre ne sont pas moins authentiques, et la conséquence qui en sortira contre les machines ne sera pas moins juste, savoir, qu’elles sont une cause incessante de paupérisme. J’en appelle aux chiffres de M. Fix, lui-même.

Sur 320.000 ouvriers et 80.000 domestiques résidant à Paris, il y a 230.000 des premiers et 46.000 des seconds, total, 276.000, qui ne mettent pas aux caisses d’épargne. On n’oserait prétendre que ce sont 276.000 dissipateurs et vauriens qui s’exposent à la misère volontairement. Or, comme parmi ceux-là même qui font des économies, il se trouve de pauvres et médiocres sujets pour qui la caisse d’épargne n’est qu’un répit dans le libertinage et la misère, concluons que sur tous les individus vivant de leur travail, près des trois quarts, ou sont imprévoyants, paresseux et débauchés, puisqu’ils ne mettent pas à la caisse d’épargne, ou qu’ils sont trop pauvres pour réaliser des économies. Il n’y a pas d’autre alternative. Mais, à défaut de charité, le sens commun ne permet pas d’accuser en masse la classe travailleuse : force est donc de rejeter la faute sur notre régime économique. Comment M. Fix n’a-t-il pas vu que ses chiffres s’accusaient eux-mêmes ?

On espère qu’avec le temps, tous, ou presque tous les travailleurs mettront aux caisses d’épargne. Sans attendre le témoignage de l’avenir, nous pouvons vérifier sur-le-champ si cet espoir est fondé.

D’après le témoignage de M. Vée, maire du 5e arrondissement de Paris, « le nombre des ménages indigents inscrits sur les contrôles des bureaux de bienfaisance est de 30.000, ce qui donne 65.000 individus. » Le recensement fait au commencement de 1846, a donné 88.474. — Et les ménages pauvres, mais non inscrits, combien sont-ils ? autant. Mettons donc 180.000 pauvres non douteux, quoique non officiels, et tous ceux qui vivent dans la gêne, même avec les dehors de l’aisance, combien encore ? deux fois autant : total, 360.000 personnes, à Paris, dans le malaise.

« On parle du blé, s’écrie un autre économiste, M. Louis Leclerc ; mais est-ce qu’il n’y a pas des populations immenses qui se passent de pain ? Sans sortir de notre patrie, est-ce qu’il n’y a pas des populations qui vivent exclusivement de maïs, de sarrasin, de châtaignes ?… »

M. Leclerc dénonce le fait : donnons-en l’interprétation. Si, comme il n’est pas douteux, l’accroissement de population se fait sentir principalement dans les grandes villes, c’est à-dire sur les points où il se consomme le plus de blé, il est clair que la moyenne par tête a pu s’accroître sans que la condition générale fût meilleure. Rien n’est menteur comme une moyenne.

« On parle, continue le même, de l’accroissement de la consommation indirecte. C’est en vain qu’on tenterait d’innocenter la falsification parisienne : elle existe ; elle a ses maîtres, ses habiles, sa littérature, ses traités didactiques et classiques… La France possédait des vins exquis, qu’en a-t-on fait ? qu’est devenue cette brillante richesse ? où sont les trésors créés depuis Probus par le génie national ? Et pourtant lorsqu’on envisage jusqu’aux excès auxquels le vin donne lieu partout où il est cher, partout où il n’entre pas dans le régime régulier ; quand à Paris, capitale du royaume des bons vins, on voit le peuple se gorger d’un je ne sais quoi falsifié, frelaté, nauséabond, quelquefois exécrable, et les gens aisés boire chez eux ou accepter sans mot dire, dans les restaurants en renom, des vins se disant tels, louches, violacés, d’une insipidité, d’une platitude, d’une misère à faire frémir le plus pauvre paysan bourguignon ou tourangeau, peut-on douter de bonne foi que les liquides alcooliques ne soient l’un des plus impérieux besoins de notre nature !… »

Je cite ce passage tout au long, parce qu’il résume sur un cas particulier tout ce qu’il y aurait à dire sur les inconvénients des machines. Il en est, par rapport au peuple, du vin comme des tissus, et généralement de toutes les denrées et marchandises créées pour la consommation des classes pauvres. C’est toujours la même déduction : réduire par des procédés quelconques les frais de fabrication, afin 1o de soutenir avec avantage la concurrence contre les collègues plus heureux ou plus riches ; 2o de servir cette innombrable clientèle de spoliés qui ne peuvent mettre le prix à rien, dès lors que la qualité en est bonne. Produit par les voies ordinaires, le vin coûte trop cher à la masse des consommateurs ; il court risque de demeurer dans les caves des débitants. Le fabricant de vins tourne la difficulté : ne pouvant mécaniser la culture, il trouve moyen, à l’aide de quelques accompagnements, de mettre le précieux liquide à la portée de tout le monde. Certains sauvages, dans leurs disettes, mangent de la terre ; l’ouvrier de la civilisation boit de l’eau. Malthus fut un grand génie.

Pour ce qui regarde l’accroissement de la vie moyenne, je reconnais la sincérité du fait ; mais en même temps je déclare l’observation fautive. Expliquons cela. Supposons une population de dix millions d’âmes : si, par telle cause que l’on voudra, la vie moyenne venait à s’accroître de cinq ans pour un million d’individus, la mortalité continuant à sévir de la même manière qu’auparavant sur les neuf autres millions, on trouverait, en répartissant cet accroissement sur le tout, que la vie moyenne s’est augmentée pour chacun de six mois. Il en est de la vie moyenne, soi-disant indice du bien-être moyen, comme de l’instruction moyenne : le niveau des connaissances ne cesse de monter, ce qui n’empêche pas qu’il y ait aujourd’hui, en France, tout autant de barbares que du temps de François Ier. Les charlatans qui se proposaient d’exploiter les chemins de fer ont fait grand bruit de l’importance de la locomotive pour la circulation des idées ; et les économistes, toujours à l’affût des niaiseries civilisées, n’ont pas manqué de répéter cette fadaise. — Comme si les idées avaient besoin, pour se répandre, de locomotives ! Mais qui donc empêche les idées de circuler de l’Institut aux faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, dans les rues étroites et misérables de la Cité et du Marais, partout enfin où habite cette multitude encore plus dépourvue d’idées que de pain ? D’où vient qu’entre un Parisien et un Parisien, malgré les omnibus et la petite poste, la distance est aujourd’hui trois fois plus grande qu’au quatorzième siècle ?

L’influence subversive des machines sur l’économie sociale et la condition des travailleurs s’exerce en mille modes, qui tous s’enchaînent et s’appellent réciproquement : la cessation du travail, la réduction du salaire, la surproduction, l’encombrement, l’altération et la fabrication des produits, les faillites, le déclassement des ouvriers, la dégénération de l’espèce, et finalement les maladies et la mort.

M. Théodore Fix a lui-même remarqué que depuis cinquante ans la taille moyenne de l’homme, en France, avait diminué de quelques millimètres. Cette observation vaut celle de tout à l’heure : sur qui porte cette diminution ?

Dans un rapport lu à l’Académie des sciences morales sur les résultats de la loi du 22 mars 1841, M. Léon Faucher s’exprimait ainsi : « Les jeunes ouvriers sont pâles, faibles, de petite stature, et lents à penser aussi bien qu’à se mouvoir. À quatorze ou quinze ans ils ne paraissent pas plus développés que des enfants de neuf à dix ans dans l’état normal. Quant à leur développement intellectuel et moral, on en voit qui, à l’âge de treize ans, n’ont pas la notion de Dieu, qui n’ont jamais entendu parler de leurs devoirs, et pour qui la première école de morale a été une prison. »

Voilà ce que M. Léon Faucher a vu, au grand déplaisir de M. Charles Dupin, et à quoi il déclare que la loi du 22 mars est impuissante à remédier. Et ne nous fâchons pas contre cette impuissance du législateur : le mal provient d’une cause aussi nécessaire pour nous que le soleil ; et, dans l’ornière où nous sommes engagés, toutes les colères comme tous les palliatifs ne feraient qu’empirer notre situation. Oui, pendant que la science et l’industrie font de si merveilleux progrès, il y a nécessité, à moins que le centre de gravité de la civilisation ne change tout à coup, que l’intelligence et le confort du prolétariat s’atténue ; pendant que la vie s’allonge et s’améliore pour les classes aisées, il est fatal qu’elle empire et s’abrège pour les indigentes. Ceci résulte des écrits les mieux pensants, je veux dire les plus optimistes.

Selon M. de Morogues, 7,500,000 hommes en France n’ont que 91 fr. à dépenser par an, 25 c. par jour. Cinq sous ! cinq sous ! Il y a donc quelque chose de prophétique dans cet odieux refrain.

En Angleterre (l’Écosse et l’Irlande non comprises), la taxe des pauvres était,

1801 — 4, 078, 891 liv.st. pour une population de   8,872,980
1818 — 7,870,801 — — 11,978,873
1833 — 8,000,000 — — 14,000,000

Le progrès de la misère a donc été plus rapide que celui de la population ; que deviennent, en présence de ce fait, les hypothèses de Malthus ? — Et cependant il est indubitable qu’à la même époque la moyenne du bien-être s’est accrue : que signifient donc les statistiques ?

Le rapport de mortalité pour le premier arrondissement de Paris est de un sur cinquante-deux habitants, et pour le douzième de un sur vingt-six. Or, ce dernier compte un indigent pour sept habitants, tandis que l’autre n’en compte que un pour vingt-huit. Cela n’empêche pas que la vie moyenne, même à Paris, ne se soit accrue, comme l’a très-bien observé M. Fix.

A Mulhouse, les probabilités de la vie moyenne sont de vingt-neuf ans pour les enfants de la classe aisée et deux ans pour ceux des ouvriers ; — en 1812, la vie moyenne était dans la même localité de vingt-cinq ans neuf mois douze jours ; tandis qu’en 1827 elle n’était plus que de vingt-un ans neuf mois. Et cependant pour toute la France la vie moyenne est en hausse. Qu’est-ce que cela veut dire ?

M. Blanqui, ne pouvant s’expliquer à la fois tant de prospérité et tant de misère, s’écrie quelque part : « L’accroissement de production n’est pas augmentation de richesse La misère se répand davantage au contraire, à mesure que l’industrie se concentre. Il faut qu’il y ait quelque vice radical dans un système qui ne garantit aucune sécurité ni au capital, ni au travail, et qui semble multiplier les embarras des producteurs, en même temps qu’il les force à multiplier leurs produits. »

Il n’y a point ici de vice radical. Ce qui étonne M. Blanqui est tout simplement ce dont l’Académie dont il fait partie a demandé la détermination, ce sont les oscillations du pendule économique, la valeur, frappant alternativement et d’une mesure uniforme le bien et le mal, jusqu’à ce que l’heure de l’équation universelle ait sonné. Si l’on veut me permettre une autre comparaison, l’humanité dans sa marche est comme une colonne de soldats, qui, partis du même pas et au même instant aux battements mesurés du tambour, perdent peu à peu leurs intervalles. Tout avance ; mais la distance de la tête à la queue s’allonge sans cesse ; et c’est un effet nécessaire du mouvement qu’il y ait des traînards et des égarés.

Mais il faut pénétrer plus avant encore dans l’antinomie. Les machines nous promettaient un surcroît de richesse ; elles nous ont tenu parole, mais en nous dotant du même coup d’un surcroît de misère. — Elles nous promettaient la liberté ; je vais prouver qu’elles nous ont apporté l’esclavage.

J’ai dit que la détermination de la valeur, et avec elle les tribulations de la société, commençaient à la division des industries, sans laquelle il ne pourrait exister ni échange, ni richesse, ni progrès. La période que nous parcourons en ce moment, celle des machines, se distingue par un caractère particulier ; c’est le salariat.

Le salariat est issu en droite ligne de l’emploi des machines, c’est-à-dire, pour donner à ma pensée toute la généralité d’expression qu’elle réclame, de la fiction économique par laquelle le capital devient agent de production. Le salariat, enfin, postérieur à la division du travail et à l’échange, est le corrélatif obligé de la théorie de réduction des frais, de quelque manière que s’obtienne cette réduction. Cette généalogie est trop intéressante pour que nous n’en disions pas quelques mots.

La première, la plus simple, la plus puissante des machines, est l’atelier.

La division ne faisait que séparer les diverses parties du travail, laissant chacun se livrer à la spécialité qui lui agréait le plus : l’atelier groupe les travailleurs selon le rapport de chaque partie au tout. C’est, dans sa forme la plus élémentaire, la pondération des valeurs, introuvable cependant selon les économistes. Or, par l’atelier, la production va s’accroître, et le déficit en même temps.

Un homme a remarqué qu’en divisant la production et ses diverses parties, et les faisant exécuter chacune par un ouvrier à part, il obtiendrait une multiplication de force dont le produit serait de beaucoup supérieur à la somme de travail que donne le même nombre d’ouvriers, lorsque le travail n’est pas divisé.

Saisissant le fil de cette idée, il se dit qu’en formant un groupe permanent de travailleurs assortis pour l’objet spécial qu’il se propose, il obtiendra une production plus soutenue, plus abondante, et à moins de frais. Il n’est pas indispensable, au reste, que les ouvriers soient rassemblés dans le même local : l’existence de l’atelier ne tient pas essentiellement à ce contact. Elle résulte du rapport et de la proportion des travaux différents, et de la pensée commune qui les dirige. En un mot, la réunion au même lieu peut offrir ses avantages, lesquels ne devront point être négligés : mais ce n’est pas ce qui constitue l’atelier.

Voici donc la proposition que fait le spéculateur à ceux qu’il désire faire collaborer avec lui : Je vous garantis à perpétuité le placement de vos produits, si vous voulez m’accepter pour acheteur ou pour intermédiaire. Le marché est si évidemment avantageux, que la proposition ne peut manquer d’être agréée. L’ouvrier y trouve continuité de travail, prix fixe et sécurité ; de son côté l’entrepreneur aura plus de facilité pour la vente, puisque, produisant à meilleur compte, il peut lever la main sur le prix ; enfin ses bénéfices seront plus considérables à cause de la masse des placements. Il n’y aura pas jusqu’au public et au magistrat qui ne félicitent l’entrepreneur d’avoir accru la richesse sociale par ses combinaisons, et qui ne lui votent une récompense.

Mais, d’abord, qui dit réduction de frais, dit réduction de services, non pas, il est vrai, dans le nouvel atelier, mais pour les ouvriers de même profession restés en dehors, comme aussi pour beaucoup d’autres dont les services accessoires seront à l’avenir moins demandés. Donc, toute formation d’atelier correspond à une éviction de travailleurs : cette assertion, toute contradictoire qu’elle paraisse, est aussi vraie de l’atelier que d’une machine.

Les économistes en conviennent : mais ils répètent ici leur éternelle oraison, qu’après un laps de temps la demande du produit ayant augmenté en raison de la réduction du prix, le travail finira par être à son tour plus demandé qu’auparavant. Sans doute, avec le temps, l’équilibre se rétablira ; mais encore une fois l’équilibre ne sera pas rétabli sur ce point, que déjà il sera troublé sur un autre, parce que l’esprit d’invention, non plus que le travail, ne s’arrête jamais. Or, quelle théorie pourrait justifier ces perpétuelles hécatombes ? « Quand on aura, écrivait Sismondi, réduit le nombre des hommes de peine au quart ou au cinquième de ce qu’il est à présent, on n’aura plus besoin que du quart ou du cinquième des prêtres, des médecins, etc. Quand on les aura retranchés absolument, on pourra bien se passer du genre humain. » Et c’est ce qui arriverait effectivement si, pour mettre le travail de chaque machine en rapport avec les besoins de la consommation, c’est-à-dire pour ramener la proportion des valeurs continuellement détruite, il ne fallait pas sans cesse créer de nouvelles machines, ouvrir d’autres débouchés, par conséquent multiplier les services et déplacer d’autres bras. En sorte que d’un côté l’industrie et la richesse, de l’autre la population et la misère, s’avancent, pour ainsi dire, à la file, et toujours l’une tirant l’autre.

J’ai fait voir l’entrepreneur, au début de l’industrie, traitant d’égal à égal avec ses compagnons, devenus plus tard ses ouvriers. Il est sensible, en effet, que cette égalité primitive a dû rapidement disparaître, par la position avantageuse du maître et la dépendance des salariés. C’est en vain que la loi assure à chacun le droit d’entreprise, aussi bien que la faculté de travailler seul et de vendre directement ses produits. D’après l’hypothèse, cette dernière ressource est impraticable, puisque l’atelier a eu pour objet d’anéantir le travail isolé. Et quant au droit de lever charrue, comme l’on dit, et de mener train, il en est de l’industrie comme de l’agriculture : ce n’est rien de savoir travailler, il faut être arrivé à l’heure ; la boutique, aussi bien que la terre, est au premier occupant. Lorsqu’un établissement a eu le loisir de se développer, d’élargir ses bases, de se lester de capitaux, d’assurer sa clientèle, que peut contre une force aussi supérieure l’ouvrier qui n’a que ses bras ? Ainsi, ce n’est point par un acte arbitraire de la puissance souveraine ni par une usurpation fortuite et brutale que s’étaient établies au moyen âge les corporations et les maîtrises : la force des choses les avait créées longtemps avant que les édits des rois leur eussent donné la consécration ; et, malgré la réforme de 89, nous les voyons se reconstituer sous nos yeux avec une énergie cent fois plus redoutable. Abandonnez le travail à ses propres tendances, et l’asservissement des trois quarts du genre humain est assuré.

Mais ce n’est pas tout. La machine ou l’atelier, après avoir dégradé le travailleur en lui donnant un maître, achève de l’avilir en le faisant déchoir du rang d’artisan à celui de manœuvre.

Autrefois, la population des bords de la Saône et du Rhône se composait en grande partie de mariniers, tous formés à la conduite des bateaux, soit par des chevaux, soit à la rame. À présent que la remorque à vapeur s’est établie sur presque tous les points, les mariniers, ne trouvant pas pour la plupart à vivre de leur état, ou passent les trois quarts de leur vie à chômer, ou bien se font chauffeurs. À défaut de la misère, la dégradation : tel est le pis-aller que font les machines à l’ouvrier. Car il en est d’une machine comme d’une pièce d’artillerie : hors le capitaine, ceux qu’elle occupe sont des servants, des esclaves.

Depuis l’établissement des grandes manufactures une foule de petites industries ont disparu du foyer domestique : croit-on que les ouvrières à 50 et 75 centimes aient autant d’intelligence que leurs aïeules ?

« Après l’établissement du chemin de fer de Paris à Saint-Germain, raconte M. Dunoyer, il s’est établi entre le Pecq et une multitude de localités plus ou moins voisines, un tel nombre d’omnibus et de voitures, que cet établissement, contre toute prévision, a augmenté l’emploi des chevaux dans une proportion considérable. »

Contre toute prévision ! Il n’est qu’un économiste pour ne pas prévoir ces choses-là. Multipliez les machines, vous augmentez le travail pénible et répugnant : cet apophthegme est aussi sûr qu’aucun de ceux qui datent du déluge. Qu’on m’accuse, si l’on veut, de malveillance envers la plus belle invention de notre siècle, rien ne m’empêchera de dire que le principal résultat des chemins de fer, après l’asservissement de la petite industrie, sera de créer une population de travailleurs dégradés, cantonniers, balayeurs, chargeurs, débardeurs, camionneurs, gardiens, portiers, peseurs, graisseurs, nettoyeurs, chauffeurs, pompiers, etc., etc. Quatre mille kilomètres de chemins de fer donneront à la France un supplément de cinquante mille serfs : ce n’est pas pour ce monde-là, sans doute, que M. Chevalier demande des écoles professionnelles.

On dira peut-être que la masse des transports s’étant proportionnellement accrue beaucoup plus que le nombre des journaliers, la différence est à l’avantage du chemin de fer, et que, somme toute, il y a progrès. On peut même généraliser l’observation, et appliquer le même raisonnement à toutes les industries.

Mais c’est précisément cette généralité du phénomène qui fait ressortir l’asservissement des travailleurs. Le premier rôle dans l’industrie est aux machines, le second à l’homme : tout le génie déployé par le travail tourne à l’abrutissement du prolétariat. Quelle glorieuse nation que la nôtre, quand, sur quarante millions d’habitants, elle en comptera trente-cinq d’hommes de peine, gratteurs de papier et valets !

Avec la machine et l’atelier, le droit divin, c’est-à-dire le principe d’autorité, fait son entrée dans l’économie politique. Le Capital, la Maîtrise, le Privilége, le Monopole, la Commandite, le Crédit, la Propriété, etc., tels sont, dans le langage économique, les noms divers de ce je ne sais quoi qu’ailleurs on a nommé Pouvoir, Autorité, Souveraineté, Loi écrite, Révélation, Religion, Dieu enfin, cause et principe de toutes nos misères et de tous nos crimes, et qui, plus nous cherchons à le définir, plus il nous échappe.

Est-il donc impossible que dans l’état présent de la société l’atelier, avec son organisation hiérarchique, et les machines, au lieu de servir exclusivement les intérêts de la classe la moins nombreuse, la moins travailleuse et la plus riche, soient employés au bien de tous ?

C’est ce que nous allons examiner.


§ III. — Des préservatifs contre l’influence désastreuse de machines.


Réduction de main-d’œuvre est synonyme de baisse de prix, par conséquent d’accroissement d’échanges ; puisque si le consommateur paie moins, il achètera davantage.

Mais réduction de main-d’œuvre est synonyme aussi de restriction du marché ; puisque si le producteur gagne moins, il achètera moins. Et c’est ainsi en effet que les choses se passent. La concentration des forces dans l’atelier, et l’intervention du capital dans la production, sous le nom de machines, engendrent tout à la fois la surproduction et le dénûment ; et tout le monde a vu ces deux fléaux, plus redoutables que l’incendie et la peste, se développer de nos jours sur la plus vaste échelle et avec une dévorante intensité. Cependant il est impossible que nous reculions : il faut produire, produire toujours, produire à bon marché ; sans cela l’existence de la société est compromise. Le travailleur, qui, pour échapper à l’abrutissement dont le menaçait le principe de division, avait créé tant de machines merveilleuses, se retrouve par ses propres œuvres ou frappé d’interdiction, ou subjugué. Contre cette alternative, quels moyens se proposent ?

M. de Sismondi, avec tous les hommes à idées patriarcales, voudrait que la division du travail, avec les machines et manufactures, fût abandonnée, et que chaque famille retournât au système d’indivision primitive, c’est-à-dire au chacun chez soi, chacun pour soi, dans l’acception la plus littérale du mot. — C’est rétrograder, c’est impossible.

M. Blanqui revient à la charge avec son projet de participation de l’ouvrier, et de mise en commandite, au profit du travailleur collectif, de toutes les industries. — J’ai fait voir que ce projet compromettait la fortune publique, sans améliorer d’une manière appréciable le sort des travailleurs ; et M. Blanqui lui-même paraît s’être rallié à ce sentiment. Comment concilier, en effet, cette participation de l’ouvrier dans les bénéfices avec les droits des inventeurs, des entrepreneurs et des capitalistes, dont les uns ont à se couvrir de fortes avances, ainsi que de leurs longs et patients efforts ; les autres exposent sans cesse leur fortune acquise, et courent seuls les chances d’entreprises souvent hasardées ; et les troisièmes ne pourraient supporter de réduction dans le taux de leurs intérêts, sans perdre en quelque façon leurs épargnes ? Comment accorder, en un mot, l’égalité qu’on voudrait établir entre les travailleurs et les maîtres, avec la prépondérance qu’on ne peut enlever aux chefs d’établissements, aux commanditaires et aux inventeurs, et qui implique si nettement pour eux l’appropriation exclusive des bénéfices ? Décréter par une loi l’admission de tous les ouvriers au partage des bénéfices, ce serait prononcer la dissolution de la société : tous les économistes l’ont si bien senti, qu’ils ont fini par changer en une exhortation aux maîtres, ce qui leur était venu d’abord comme projet. Or, tant que le salarié n’aura de profit que ce qui lui sera laissé par l’entrepreneur, on peut compter pour lui sur une indigence éternelle : il n’est pas au pouvoir des détenteurs du travail qu’il en soit autrement.

Au reste, l’idée, d’ailleurs très-louable, d’associer les ouvriers aux entrepreneurs tend à cette conclusion communiste, évidemment fausse dans ses prémisses : Le dernier mot des machines est de rendre l’homme riche et heureux sans qu’il ait besoin de travailler. Puis donc que les agents naturels doivent tout faire pour nous, les machines doivent appartenir à l’état, et le but du progrès est la communauté.

J’examinerai en son lieu la théorie communiste.

Mais je crois devoir prévenir dès à présent les partisans de cette utopie, que l’espoir dont ils se bercent à propos des machines n’est qu’une illusion d’économistes, quelque chose comme le mouvement perpétuel, qu’on cherche toujours et qu’on ne trouve pas, parce qu’on le demande à qui ne peut le donner. Les machines ne marchent pas toutes seules : il faut, pour entretenir leur mouvement, organiser autour d’elles un immense service ; tellement qu’à la fin l’homme se créant à lui-même d’autant plus de besogne qu’il s’environne de plus d’instruments, la grande affaire avec les machines est beaucoup moins d’en partager les produits que d’en assurer l’alimentation, c’est-à-dire de renouveler sans cesse le moteur. Or ce moteur n’est pas l’air, l’eau, la vapeur, l’électricité ; c’est le travail, c’est-à-dire le débouché.

Un chemin de fer supprime sur toute la ligne qu’il parcourt le roulage, les diligences, les bourreliers, selliers, charrons, aubergistes : je saisis le fait au moment qui suit l’établissement du chemin. Supposons que l’état, par mesure de conservation ou par principe d’indemnité, rende les industriels déclassés par le chemin de fer propriétaires ou exploiteurs de la voie : les prix de transport étant, je le suppose, réduits de 25 p. 100 (sans cela à quoi bon le chemin de fer ?) le revenu de tous ces industriels réunis se trouvera diminué d’une quantité égale, ce qui revient à dire qu’un quart des personnes vivant auparavant du roulage, se trouvera, malgré la munificence de l’état, littéralement sans ressource. Pour faire face à leur déficit ils n’ont qu’un espoir : c’est que la masse des transports effectués sur la ligne augmente de 25 p. 100 ou bien qu’ils trouvent à s’employer dans d’autres catégories industrielles ; ce qui paraît d’abord impossible, puisque, par l’hypothèse et par le fait, les emplois sont remplis partout, que partout la proportion est gardée, et que l’offre suffit à la demande.

Pourtant il faut bien, si l’on veut que la masse des transports augmente, qu’une excitation nouvelle soit donnée au travail dans les autres industries. Or, admettant qu’on emploie les travailleurs déclassés à cette surproduction, que leur répartition dans les diverses catégories du travail soit aussi facile à exécuter que la théorie le prescrit, on sera encore loin de compte. Car, le personnel de la circulation étant à celui de la production comme 100 est à 1,000, pour obtenir, avec une circulation d’un quart moins chère, en d’autres termes d’un quart plus puissante, le même revenu qu’auparavant, il faudra renforcer la production aussi d’un quart, c’est-à-dire ajouter à la milice agricole et industrielle, non pas 25, chiffre qui indique la proportionnalité de l’industrie voiturière, mais 250. Mais pour arriver à ce résultat, il faudra créer des machines, créer, qui pis est, des hommes : ce qui ramène sans cesse la question au même point. Ainsi contradiction sur contradiction : ce n’est plus seulement le travail qui, par la machine, fait défaut à l’homme ; c’est encore l’homme qui, par sa faiblesse numérique et l’insuffisance de sa consommation, fait défaut à la machine : de sorte qu’en attendant que l’équilibre s’établisse, il y a tout à la fois manque de travail et manque de bras, manque de produits et manque de débouchés. Et ce que nous disons du chemin de fer est vrai de toutes les industries : toujours l’homme et la machine se poursuivent, sans que le premier puisse arriver au repos, ni la seconde être assouvie.

Quels que soient donc les progrès de la mécanique, quand on inventerait des machines cent fois plus merveilleuses que la mule-jenny, le métier à bas, la presse à cylindre ; quand on découvrirait des forces cent fois plus puissantes que la vapeur : bien loin d’affranchir l’humanité, de lui créer des loisirs et de rendre la production de toute chose gratuite, on ne ferait jamais que multiplier le travail, provoquer la population, appesantir la servitude, rendre la vie de plus en plus chère, et creuser l’abîme qui sépare la classe qui commande et qui jouit, de la classe qui obéit et qui souffre.

Supposons maintenant toutes ces difficultés vaincues ; supposons que les travailleurs rendus disponibles par le chemin de fer suffisent à ce surcroît de service que réclame l’alimentation de la locomotive, la compensation étant effectuée sans déchirement, personne ne souffrira ; tout au contraire, le bien-être de chacun s’augmentera d’une fraction du bénéfice réalisé sur le roulage par la voie de fer. Qui donc, me demandera-t-on, empêche que les choses ne se passent avec cette régularité et cette précision ? Et quoi de plus facile à un gouvernement intelligent que d’opérer ainsi toutes les transitions industrielles ?

J’ai poussé l’hypothèse aussi loin qu’elle pouvait aller, afin de montrer, d’une part, le but vers lequel se dirige l’humanité ; de l’autre, les difficultés qu’elle doit vaincre pour y parvenir. Assurément l’ordre providentiel est que le progrès s’accomplisse, en ce qui regarde les machines, de la manière que je viens de le dire : mais ce qui embarrasse la marche de la société et la fait aller de Charybde en Scylla, c’est tout justement qu’elle n’est point organisée. Nous ne sommes encore parvenus qu’à la seconde phase de ses évolutions, et déjà nous avons rencontré sur notre route deux abîmes qui semblent infranchissables, la division du travail et les machines. Comment faire que l’ouvrier parcellaire, s’il est homme d’intelligence, ne s’abrutisse pas ; et si déjà il est abruti, revienne à la vie intellectuelle ? Comment, en second lieu, faire naître parmi les travailleurs cette solidarité d’intérêt sans laquelle le progrès industriel compte ses pas par ses catastrophes, alors que ces mêmes travailleurs sont profondément divisés par le travail, le salaire, l’intelligence et la liberté, c’est-à-dire par l’égoïsme ? Comment enfin concilier ce que le progrès accompli a eu pour effet de rendre inconciliable ? Faire appel à la communauté et à la fraternité, ce serait anticiper sur les dates : il n’y a rien de commun, il ne peut exister de fraternité entre des créatures telles que la division du travail et le service des machines les ont faites. Ce n’est pas, quant à présent du moins, de ce côté que nous devons chercher une solution.

Eh bien ! dira-t-on, puisque le mal est encore plus dans les intelligences que dans le système, revenons à l’enseignement, travaillons à l’éducation du peuple.

Pour que l’instruction soit utile, pour qu’elle puisse même être reçue, il faut avant tout que l’élève soit libre, comme, avant d’ensemencer une terre, on l’ameublit par la charrue, et on la débarrasse des épines et du chiendent. D’ailleurs, le meilleur système d’éducation, même en ce qui concerne la philosophie et la morale, serait celui de l’éducation professionnelle : or, comment encore une fois concilier cette éducation avec la division parcellaire et le service des machines ? Comment l’homme qui, par l’effet de son travail, est devenu esclave, c’est-à-dire un meuble, une chose, redeviendra-t-il par le même travail, ou en continuant le même exercice, une personne ? Comment ne voit-on pas que ces idées répugnent, et que si, par impossible, le prolétaire pouvait arriver à un certain degré d’intelligence, il s’en servirait d’abord pour révolutionner la société, et changer tous les rapports civils et industriels ? Et ce que je dis n’est pas une vaine exagération. La classe ouvrière, à Paris et dans les grandes villes, est fort supérieure par ses idées à ce qu’elle était il y a vingt-cinq ans ; or, qu’on me dise si cette classe n’est pas décidément, énergiquement révolutionnaire ! Et elle le deviendra de plus en plus à mesure qu’elle acquerra les idées de justice et d’ordre, à mesure surtout qu’elle comprendra le mécanisme de la propriété.

Le langage, je demande la permission de revenir encore une fois à l’étymologie, le langage me semble avoir nettement exprimé la condition morale du travailleur, après qu’il a été, si j’ose ainsi dire, dépersonnalisé par l’industrie. Dans le latin, l’idée de servitude implique celle de subalternisation de l’homme aux choses ; et lorsque plus tard le droit féodal déclara le serf attaché à la glèbe, il ne fit que traduire par une périphrase le sens littéral du mot servus[10]. La raison spontanée, oracle de la fatalité même, avait donc condamné l’ouvrier subalterne, avant que la science eût constaté son indignité. Que peuvent, après cela, les efforts de la philanthropie, pour des êtres que la Providence a rejetés ?

Le travail est l’éducation de notre liberté. Les anciens avaient le sens profond de cette vérité, lorsqu’ils distinguèrent les arts serviles d’avec les arts libéraux. Car, telle profession, telles idées ; telles idées, telles mœurs. Tout dans l’esclavage prend le caractère de l’abaissement, les habitudes, les goûts, les inclinations, les sentiments, les plaisirs : il y a en lui subversion universelle. S’occuper de l’éducation des classes pauvres ! Mais c’est créer dans ces âmes dégénérées le plus atroce antagonisme ; c’est leur inspirer des idées que le travail leur rendrait insupportables, des affections incompatibles avec la grossièreté de leur état, des plaisirs dont le sentiment est chez eux émoussé. Si un pareil projet pouvait réussir, au lieu de faire du travailleur un homme, on en aurait fait un démon. Qu’on étudie donc ces physionomies qui peuplent les prisons et les bagnes, et qu’on me dise si la plupart n’appartiennent pas à des sujets que la révélation du beau, de l’élégance, de la richesse, du bien-être, de l’honneur et de la science, de tout ce qui fait la dignité de l’homme, a trouvés trop faibles, et qu’elle a démoralisés, tués.

« Au moins faudrait-il fixer les salaires, disent les moins hardis, rédiger dans toutes les industries des tarifs acceptés par les maîtres et par les ouvriers, »

C’est M. Fix qui soulève cette hypothèse de salut. Et il répond victorieusement :

« Ces tarifs ont été faits en Angleterre et ailleurs ; on sait ce qu’ils valent : partout ils ont été aussitôt violés qu’acceptés, et par les maîtres et par les ouvriers. »

Les causes de la violation des tarifs sont faciles à saisir : ce sont les machines, ce sont les procédés et les combinaisons incessantes de l’industrie. Un tarif est convenu à un moment donné : mais voilà que tout à coup survient une invention nouvelle qui donne à son auteur le moyen de faire baisser le prix de la marchandise. Que feront les autres entrepreneurs ? ils cesseront de fabriquer et renverront leurs ouvriers, ou bien ils leur proposeront une réduction. C’est le seul parti qu’ils aient à prendre, en attendant qu’ils découvrent à leur tour un procédé au moyen duquel, sans abaisser le taux des salaires, ils pourront produire à meilleur marché que leurs concurrents, ce qui équivaudra encore à une suppression d’ouvriers.

M. Léon Faucher paraît incliner vers un système d’indemnité. Il dit :

« Nous concevons que, dans un intérêt quelconque, l’État, représentant le vœu général, commande le sacrifice d’une industrie. » — Il est toujours censé la commander, du moment qu’il accorde à chacun la liberté de produire, et qu’il protège et défend contre toute atteinte cette liberté. — « Mais c’est là une mesure extrême, une expérience toujours périlleuse, et qui doit être accompagnée de tous les ménagements possibles pour les individus. L’État n’a pas le droit d’enlever à une classe de citoyens le travail qui les fait vivre, avant d’avoir pourvu autrement à leur subsistance, ou de s’être assuré qu’ils trouveront dans une industrie nouvelle l’emploi de leur intelligence et de leurs bras. Il est de principe, dans les pays civilisés, que le gouvernement ne peut pas s’emparer, même en vue de l’utilité publique, d’une propriété particulière, à moins d’avoir désintéressé le propriétaire par une juste et préalable indemnité. Or, le travail nous paraît une propriété tout aussi légitime, tout aussi sacrée qu’un champ ou qu’une maison, et nous ne comprenons pas qu’on l’exproprie sans aucune espèce de dédommagement…

» Autant nous estimons chimériques les doctrines qui représentent le gouvernement comme le pourvoyeur universel du travail dans la société, autant il nous paraît juste et nécessaire que tout déplacement de travail, opéré au nom de l’utilité publique, ne le soit qu’au moyen d’une compensation ou d’une transition, et que l’on n’immole ni des individus ni des classes à la raison d’état. Le pouvoir, chez les nations bien constituées, a toujours du temps et de l’argent à donner pour amortir ces souffrances partielles. Et c’est précisément parce que l’industrie n’émane pas de lui, parce qu’elle naît et se développe sous l’impulsion libre et individuelle des citoyens, que le gouvernement est tenu, lorsqu’il en trouble le cours, de lui offrir une sorte de réparation ou d’indemnité. »

Voilà qui est parler d’or : M. Léon Faucher demande, quoi qu’il en dise, l’organisation du travail. Faire que tout déplacement de travail ne s’opère qu’au moyen d’une compensation, ou d’une transition, et que des individus et des classes ne soient jamais immolés à la raison d’état, c’est-à-dire au progrès de l’industrie et à la liberté des entreprises, loi suprême de l’état, c’est sans aucun doute se constituer, d’une manière que l’avenir déterminerait, le pourvoyeur du travail dans la société, et le gardien des salaires. Et comme, ainsi que nous l’avons maintes fois répété, le progrès industriel, et par conséquent le travail de déclassement et de reclassement dans la société est continuel, ce n’est pas une transition particulière pour chaque innovation qu’il s’agit de trouver, mais bien un principe général, une loi organique de transition, applicable à tous les cas possibles, et produisant son effet d’elle-même. M. Léon Faucher est-il en mesure de formuler cette loi, et de concilier les divers antagonismes que nous avons décrits ? Non, puisqu’il s’arrête de préférence à l’idée d’une indemnité. Le pouvoir, dit-il, chez les nations bien organisées, a toujours du temps et de l’argent à donner pour amortir ces souffrances partielles. J’en suis fâché pour les intentions généreuses de M. Faucher, mais elles me paraissent radicalement impraticables.

Le pouvoir n’a de temps et d’argent que ce qu’il enlève aux contribuables. Indemniser avec l’impôt les industriels déclassés, ce serait frapper d’ostracisme les inventions nouvelles et faire du communisme au moyen des baïonnettes, ce n’est pas résoudre la difficulté. Il est inutile d’insister davantage sur l’indemnité par l’état. L’indemnité, appliquée selon les vues de M. Faucher, ou bien aboutirait au despotisme industriel, à quelque chose comme le gouvernement de Méhémet-Ali, ou bien dégénérerait en une taxe des pauvres, c’est-à-dire en une vaine hypocrisie. Pour le bien de l’humanité, mieux vaut n’indemniser pas, et laisser le travail chercher de lui-même sa constitution éternelle.

Il y en a qui disent : Que le gouvernement reporte les travailleurs déclassés sur les points où l’industrie privée ne s’est pas établie, où les entreprises individuelles ne sauraient atteindre. Nous avons des montagnes à reboiser, cinq ou six millions d’hectares de terre à défricher, des canaux à creuser, mille choses enfin d’utilité immédiate et générale à entreprendre.

« Nous en demandons bien pardon aux lecteurs, répond M. Fix ; mais là encore nous sommes obligés de faire intervenir le capital. Ces surfaces, certains terrains communaux exceptés, sont en friche, parce que exploitées, elles ne rendraient aucun produit net, et très-probablement pas les frais de culture. Ces terrains sont possédés par des propriétaires qui ont ou qui n’ont pas le capital nécessaire pour les exploiter. Dans le premier cas, le propriétaire se contenterait très-problablement, s’il exploitait ces terrains, d’un profit minime, et il renoncerait peut-être à ce qu’on appelle la rente de la terre : mais il a trouvé qu’en entreprenant ces cultures, il perdrait son capital de fondation, et ses autres calculs lui ont démontré que la vente des produits ne couvrirait pas les frais de culture… Tout bien examiné, cette terre restera donc en friche, parce que le capital qu’on y mettrait ne rendrait aucun profit et se perdrait. S’il en était autrement, tous ces terrains seraient aussitôt mis en culture ; les épargnes, qui prennent aujourd’hui une autre direction, se porteraient nécessairement dans une certaine mesure vers les exploitations territoriales ; car les capitaux n’ont pas d’affections, ils ont des intérêts, et cherchent toujours l’emploi à la fois le plus sûr et le plus lucratif. »

Ce raisonnement, très-bien motivé, revient à dire que le moment d’exploiter ses friches n’est pas encore arrivé pour la France, de même que le moment d’avoir des chemins de fer n’est pas venu pour les Caffres et les Hottentots. Car, ainsi qu’il a été dit au chapitre II, la société débute par les exploitations les plus faciles, les plus sûres, les plus nécessaires et les moins dispendieuses : ce n’est que peu à peu qu’elle vient à bout d’utiliser les choses relativement moins productives. Depuis que le genre humain se tourmente sur la face de son globe, il n’a pas fait autre besogne ; et pour lui le même soin revient toujours : assurer sa subsistance tout en allant à la découverte. Pour que le défrichement dont on parle ne devienne pas une spéculation ruineuse, une cause de misère, en d’autres termes, pour qu’il soit possible, il faut donc multiplier encore nos capitaux et nos machines, découvrir de nouveaux procédés, diviser mieux le travail. Or, solliciter le gouvernement de prendre une telle initiative, c’est faire comme les paysans qui, voyant approcher l’orage, se mettent à prier Dieu et invoquer leur saint. Les gouvernements, on ne saurait trop le répéter aujourd’hui, sont les représentants de la Divinité, j’ai presque dit les exécuteurs des vengeances célestes : ils ne peuvent rien pour nous. Est-ce que le gouvernement anglais, par exemple, sait donner du travail aux malheureux qui se réfugient dans les workhouses ? Et quand il le saurait, l’oserait-il ? Aide-toi, le ciel t’aidera ! cet acte de méfiance populaire envers la Divinité nous dit aussi ce que nous devons attendre du pouvoir… rien.

Parvenus à la deuxième station de notre calvaire, au lieu de nous livrer à des contemplations stériles, soyons de plus en plus attentifs aux enseignements du destin. Le gage de notre liberté est dans le progrès de notre supplice.


CHAPITRE V.


TROISIÈME ÉPOQUE. — LA CONCURRENCE.


Entre l’hydre aux cent gueules de la division du travail et le dragon indompté des machines, que deviendra l’humanité ? Un prophète l’a dit il y a plus de deux mille ans : Satan regarde sa victime, et la guerre est allumée, Aspexit gentes, et dissolvit. Pour nous préserver de deux fléaux, la famine et la peste, la Providence nous envoie la discorde.

La concurrence représente cette ère de la philosophie où une demi-intelligence des antinomies de la raison ayant engendré l’art du sophiste, les caractères du faux et du vrai se confondirent, et où l’on n’eut plus, au lieu de doctrines, que les joutes décevantes de l’esprit. Ainsi le mouvement industriel reproduit fidèlement le mouvement métaphysique ; l’histoire de l’économie sociale est tout entière dans les écrits des philosophes. Étudions cette phase intéressante, dont le caractère le plus frappant est d’ôter le jugement à ceux qui croient comme à ceux qui protestent.


§ I. — Nécessité de la concurrence.


M. Louis Reybaud, romancier de profession, économiste par occasion, breveté par l’Académie des sciences morales et politiques pour ses caricatures anti-réformistes, et devenu, avec le temps, l’un des écrivains les plus antipathiques aux idées sociales ; M. Louis Reybaud n’en est pas moins, quoi qu’il fasse, profondément imbu de ces mêmes idées : l’opposition qu’il fait éclater n’est ni dans son cœur, ni dans son esprit ; elle est dans les faits.

Dans la première édition de ses Études sur les réformateurs contemporains, M. Reybaud, ému du spectacle des douleurs sociales autant que du courage de ces fondateurs d’écoles, qui crurent, avec une explosion de sentimentalité, pouvoir réformer le monde, avait formellement exprimé l’opinion que ce qui surnageait de tous leurs systèmes était l’association. M. Dunoyer, l’un des juges de M. Reybaud, lui rendait ce témoignage, d’autant plus flatteur pour M. Reybaud que la forme en était légèrement ironique :

« M. Reybaud, qui a exposé avec tant de justesse et de talent, dans un livre que l’Académie Française a couronné, les vices des trois principaux systèmes réformistes, tient bon pour le principe qui leur est commun et qui leur sert de base, l’association. — L’association est à ses yeux, il le déclare, le plus grand problème des temps modernes. Elle est appelée, dit-il, à résoudre celui de la distribution des fruits du travail. Si, pour la solution de ce problème, l’autorité ne peut rien, l’association pourrait tout. M. Reybaud parle ici comme un écrivain du phalanstère… »

M. Reybaud s’était un peu avancé, comme on peut voir. Doué de trop de bon sens et de bonne foi pour ne pas apercevoir le précipice, bientôt il sentit qu’il se fourvoyait, et commença de rétrograder. Je ne lui fais point un crime de cette volte-face : M. Reybaud est un de ces hommes que l’on ne peut sans injustice rendre responsables de leurs métaphores. Il avait parlé avant de réfléchir, il se rétracta : quoi de plus naturel ! Si les socialistes devaient s’en prendre à quelqu’un, ce serait à M. Dunoyer, qui avait provoqué l’abjuration de M. Reybaud par ce singulier compliment.

M. Dunoyer ne tarda pas à s’apercevoir que ses paroles n’étaient point tombées dans des oreilles closes. Il raconte, à la gloire des bons principes, que « dans une seconde édition des Études sur les réformateurs, M. Reybaud a de lui-même tempéré ce que ses expressions pouvaient offrir d’absolu. Il a dit, au lieu de pourrait tout, pourrait beaucoup. »

C’était une modification importante, comme le faisait très-bien remarquer M. Dunoyer, mais qui permettait encore à M. Reybaud d’écrire dans le même temps : « Ces symptômes sont graves ; on peut les considérer comme les pronostics d’une organisation confuse, dans laquelle le travail chercherait un équilibre et une régularité qui lui manquent… Au fond de tous ces efforts se cache un principe, l’association, qu’on aurait tort de condamner sur des manifestations irrégulières. »

Enfin, M. Reybaud s’est déclaré hautement partisan de la concurrence, ce qui veut dire qu’il a décidément abandonné le principe d’association. Car si, par association, l’on ne doit entendre que les formes de société déterminées par le code de commerce, et dont MM. Troplong et Delangle nous ont donné compendieusement la philosophie, ce n’est plus la peine de distinguer les socialistes des économistes, un parti qui cherche l’association, et un parti qui prétend que l’association existe.

Qu’on ne s’imagine pas, parce qu’il est arrivé à M. Reybaud de dire étourdiment oui et non sur une question dont il ne paraît point encore s’être fait une idée claire, que je le range parmi ces spéculateurs de socialisme, qui, après avoir lancé dans le monde une mystification, commencent aussitôt à faire leur retraite, sous prétexte que l’idée étant du domaine public, ils n’ont plus qu’à lui laisser faire son chemin. M. Reybaud, selon moi, appartient plutôt à la catégorie des dupes, qui compte dans son sein tant d’honnêtes gens, et des gens de tant d’esprit. M. Reybaud restera donc à mes yeux le vir probus dicendi peritus, l’écrivain consciencieux et habile, qui peut bien se laisser surprendre, mais qui n’exprime jamais que ce qu’il voit et ce qu’il éprouve. D’ailleurs, M. Reybaud, une fois placé sur le terrain des idées économiques, pouvait d’autant moins s’accorder avec lui-même, qu’il avait plus de netteté dans l’intelligence et de justesse dans le raisonnement. Je vais faire, sous les yeux du lecteur, cette curieuse expérience.

Si je pouvais être entendu de M. Reybaud, je lui dirais : Prenez parti pour la concurrence, vous aurez tort ; prenez parti contre la concurrence, vous aurez encore tort : ce qui signifie que vous aurez toujours raison. Après cela, si, convaincu que vous n’avez failli ni dans la première édition de votre livre ni dans la quatrième, vous réussissez à formuler votre sentiment d’une manière intelligible, je vous tiendrai pour un économiste d’autant de génie que Turgot et A. Smith ; mais je vous préviens qu’alors vous ressemblerez à ce dernier, que vous connaissez peu sans doute, vous serez un égalitaire ! Tenez-vous la gageure ?

Pour mieux préparer M. Reybaud à cette espèce de réconciliation avec lui-même, montrons-lui d’abord que cette versatilité de jugement, que tout autre à ma place lui reprocherait avec une aigreur injurieuse, est une trahison, non pas de l’écrivain, mais des faits dont il s’est rendu l’interprète.

En mars 1844, M. Reybaud publia sur les graines oléagineuses, sujet qui intéressait la ville de Marseille, sa patrie, un article où il se prononçait chaudement pour la libre concurrence et l’huile de sésame. D’après les renseignements recueillis par l’auteur et qui paraissent authentiques, le sésame rendrait de 45 à 46 pour 100 d’huile, tandis que l’œillette et le colza ne donnent que 25 à 30 pour 100, et l’olive seulement 20 à 22. La sésame, pour cette raison, déplaît aux fabricants du Nord, qui en ont demandé et obtenu la prohibition. Cependant les Anglais sont à l’affût, prêts à s’emparer de cette branche précieuse de commerce. Qu’on prohibe la graine, dit M. Reybaud, l’huile nous reviendra mélangée, en savon, ou de toute autre manière : nous aurons perdu le bénéfice de fabrication. D’ailleurs, l’intérêt de notre marine exige que ce commerce soit protégé ; il ne s’agit pas de moins que de 40,000 tonneaux de graines, ce qui suppose un appareil de navigation de 300 bâtiments et 3,000 marins.

Ces faits sont concluants : 45 pour 100 d’huile au lieu de 25 ; qualité supérieure à toutes celles de France ; réduction de prix pour une denrée de première nécessité ; économie pour les consommateurs, 300 navires, 3,000 marins : voilà ce que nous vaudrait la liberté du commerce. Donc, vivent la concurrence et le sésame !

Puis, afin de mieux assurer ces brillants résultats, M. Reybaud, entraîné par son patriotisme, et poursuivant droit son idée, observe, et très-judicieusement selon nous, que le gouvernement devra s’abstenir dorénavant de tout traité de réciprocité pour les transports : il demande que la marine française exécute tant les importations que les exportations du commerce français. « Ce que l’on nomme réciprocité, dit-il, est une pure fiction dont l’avantage reste à celle des parties dont la navigation coûte moins cher. Or, comme en France les éléments de la navigation, tels que l’achat du navire, les salaires des équipages, les frais d’armement et d’avitaillement, s’élèvent à un taux excessif et supérieur à celui des autres nations maritimes, il s’ensuit que tout traité de réciprocité équivaut pour nous à un traité d’abdication, et qu’au lieu de consentir à un acte de convenance mutuelle, nous nous résignons sciemment ou involontairement à un sacrifice. » — Ici, M. Reybaud fait ressortir les conséquences désastreuses de la réciprocité : « La France consomme 500,000 balles de coton, et ce sont les Américains qui les amènent sur nos quais ; elle emploie d’énormes quantités de houille, et ce sont les Anglais qui en opèrent le transport ; les Suédois et les Norwégiens nous livrent eux-mêmes leurs fers et leurs bois ; les Hollandais, leurs fromages ; les Russes, leurs chanvres et leurs blés ; les Génois, leurs riz ; les Espagnols, leurs huiles ; les Siciliens, leurs soufres ; les Grecs et les Arméniens, toutes les denrées de la Méditerranée et de la Mer Noire. »

Évidemment, un tel état de choses est intolérable, car il aboutit à rendre notre marine marchande inutile. Hâtons-nous donc de rentrer dans l’atelier maritime, d’où le bas prix de la navigation étrangère tend à nous exclure. Fermons nos ports aux bâtiments étrangers, ou tout au moins, frappons-les d’une forte taxe. Donc, à bas la concurrence et les marines rivales !

M. Reybaud commence-t-il à comprendre que ses oscillations économico-socialistes sont beaucoup plus innocentes qu’il n’aurait cru ? Quelle reconnaissance il me devra, pour avoir tranquillisé sa conscience, peut-être alarmée !

La réciprocité dont se plaint si amèrement M. Reybaud n’est qu’une forme de la liberté commerciale. Rendez la liberté des transactions pleine et entière, et notre pavillon est chassé de la surface des mers, comme nos huiles le seraient du continent. Donc, nous payerons plus cher notre huile si nous persistons à la fabriquer nous-mêmes, plus cher nos denrées coloniales, si nous voulons en faire la voiture. Pour arriver au meilleur marché, il faudrait, après avoir renoncé à nos huiles, renoncer à notre marine : autant vaudrait renoncer tout de suite à nos draps, à nos toiles, à nos indiennes, à nos fers ; puis, comme une industrie isolée coûte nécessairement encore trop cher, renoncer à nos vins, à nos blés, à nos fourrages ! Quelque parti que vous choisissiez, le privilège ou la liberté, vous arrivez à l’impossible, à l’absurde.

Sans doute il existe un principe d’accommodement ; mais à moins d’être du plus parfait despotisme, ce principe doit dériver d’une loi supérieure à la liberté elle-même : or, c’est cette loi que nul encore n’a définie, et que je demande aux économistes, si véritablement ils ont la science. Car je ne puis réputer savant tel qui, de la meilleure foi et avec tout l’esprit du monde, prêche tour à tour, à quinze lignes de distance, la liberté et le monopole.

N’est-il pas évident, d’une évidence immédiate et intuitive, que la concurrence détruit la concurrence ? Est-il dans la géométrie un théorème plus certain, plus péremptoire que celui-là ? Comment donc, à quelles conditions, en quel sens, un principe qui est la négation de lui-même, peut-il entrer dans la science ? comment peut-il devenir une loi organique de la société ? Si la concurrence est nécessaire, si, comme dit l’école, elle est un postulé de la production, comment devient-elle si dévastatrice ? Et si son effet le plus certain est de perdre ceux qu’elle entraîne, comment devient-elle utile ? Car les inconvénients qui marchent à sa suite, de même que le bien qu’elle procure, ne sont pas des accidents provenant du fait de l’homme : ils découlent logiquement, les uns et les autres, du principe, et subsistent au même titre et face à face…

Et d’abord, la concurrence est aussi essentielle au travail que la division, puisqu’elle est la division elle-même revenue sous une autre forme, ou plutôt élevée à sa deuxième puissance ; la division, dis-je, non plus comme à la première époque des évolutions économiques, adéquate à la force collective, par conséquent absorbant la personnalité du travailleur dans l’atelier, mais donnant naissance à la liberté, en faisant de chaque subdivision du travail comme une souveraineté où l’homme se pose dans sa force et son indépendance. La concurrence, en un mot, c’est la liberté dans la division et dans toutes les parties divisées : commençant aux fonctions les plus compréhensives, elle tend à se réaliser jusque dans les opérations inférieures du travail parcellaire.

Ici les communistes élèvent une objection. Il faut, disent-ils, distinguer en toute chose l’usage et l’abus. Il y a une concurrence utile, louable, morale, une concurrence qui agrandit le cœur et la pensée, une noble et généreuse concurrence, c’est l’émulation ; et pourquoi cette émulation n’aurait-elle pas pour objet l’avantage de tous ?… Il y a une autre concurrence, funeste, immorale, insociable ; une concurrence jalouse, qui hait et qui tue, c’est l’égoïsme.

Ainsi dit la communauté ; ainsi s’exprimait, il y a près d’un an, dans sa profession de foi sociale, le journal la Réforme.

Quelque répugnance que j’éprouve à faire de l’opposition à des hommes dont les idées sont au fond les miennes, je ne puis accepter une pareille dialectique. La Réforme, en croyant tout concilier par une distinction plus grammaticale que réelle, a fait, sans s’en douter, du juste-milieu, c’est-à-dire de la pire espèce de diplomatie. Son argumentation est exactement la même que celle de M. Rossi relativement à la division du travail : elle consiste à opposer entre elles la concurrence et la morale, afin de les limiter l’une par l’autre, comme M. Rossi prétendait arrêter et restreindre par la morale les inductions économiques, tranchant par-ci, taillant par-là, selon le besoin et l’occurrence. J’ai réfuté M. Rossi en lui adressant cette simple question : comment se peut-il que la science soit en désaccord avec elle-même, la science de la richesse avec la science du devoir ? De même je demande aux communistes : comment un principe dont le développement est visiblement utile, peut-il être en même temps funeste ?

On dit : l’émulation n’est pas la concurrence. J’observe d’abord que cette prétendue distinction ne porte que sur les effets divergents du principe, ce qui a fait croire qu’il existait deux principes que l’on confondait. L’émulation n’est pas autre chose que la concurrence même ; et puisqu’on s’est jeté dans les abstractions, je m’y engagerai volontiers. Il n’y a pas d’émulation sans but, de même qu’il n’y a pas d’essor passionnel sans objet ; et comme l’objet de toute passion est nécessairement analogue à la passion elle-même, une femme pour l’amant, du pouvoir pour l’ambitieux, de l’or pour l’avare, une couronne pour le poëte, ainsi l’objet de l’émulation industrielle est nécessairement le profit.

Non, reprend le communiste, l’objet de l’émulation du travailleur doit être l’utilité générale, la fraternité, l’amour.

Mais la société elle-même, puisqu’au lieu de s’arrêter à l’homme privé, dont il s’agit en ce moment, on ne veut s’occuper que de l’homme collectif, la société, dis-je, ne travaille qu’en vue de la richesse ; le bien-être, le bonheur, est son objet unique. Comment donc ce qui est vrai de la société ne le serait-il pas de l’individu, puisqu’après tout la société c’est l’homme, puisque l’humanité tout entière vit dans chaque homme ? Comment substituer à l’objet immédiat de l’émulation, qui, dans l’industrie, est le bien-être personnel, ce motif éloigné et presque métaphysique qu’on appelle le bien-être général, alors surtout que celui-ci n’est rien sans l’autre, ne peut résulter que de l’autre ?

Les communistes, en général, se font une illusion étrange : fanatiques du pouvoir, c’est de la force centrale, et dans le cas particulier dont il s’agit, de la richesse collective, qu’ils prétendent faire résulter, par une espèce de retour, le bien-être du travailleur qui a créé cette richesse : comme si l’individu existait postérieurement à la société, et non pas la société postérieurement à lui. Du reste, ce cas n’est pas le seul où nous verrons les socialistes dominés à leur insu par les traditions du régime contre lequel ils protestent.

Mais qu’est-il besoin d’insister ? Dès lors que le communiste change les noms des choses, vera rerum vocabula, il avoue implicitement son impuissance, et se met hors de cause. C’est pourquoi je lui dirai pour toute réponse : En niant la concurrence, vous abandonnez la thèse ; désormais vous ne comptez plus dans la discussion. Une autre fois nous chercherons jusqu’à quel point l’homme doit se sacrifier à l’intérêt de tous : pour le moment il s’agit de résoudre le problème de la concurrence, c’est-à-dire de concilier la plus haute satisfaction de l’égoïsme avec les nécessités sociales ; faites-nous grâce de vos moralités.

La concurrence est nécessaire à la constitution de la valeur, c’est-à-dire au principe même de la répartition, et par conséquent à l’avénement de l’égalité. Tant qu’un produit n’est donné que par un seul et unique fabricant, la valeur réelle de ce produit reste un mystère, soit dissimulation de la part du producteur, soit incurie ou incapacité à faire descendre le prix de revient à son extrême limite. Ainsi, le privilège de la production est une perte réelle pour la société ; et la publicité de l’industrie comme la concurrence des travailleurs un besoin. Toutes les utopies imaginées et imaginables ne peuvent se soustraire à cette loi.

Certes, je n’ai garde de nier que le travail et le salaire ne puissent et ne doivent être garantis ; j’ai même l’espoir que l’époque de cette garantie n’est pas éloignée : mais je soutiens que la garantie du salaire est impossible sans la connaissance exacte de la valeur, et que cette valeur ne peut être découverte que par la concurrence, nullement par des institutions communistes ou par un décret du peuple. Car il y a quelque chose de plus puissant ici que la volonté du législateur et des citoyens : c’est l’impossibilité absolue pour l’homme de remplir son devoir dès qu’il se trouve déchargé de toute responsabilité envers lui-même : or, la responsabilité envers soi, en matière de travail, implique nécessairement, vis-à-vis des autres, concurrence. Ordonnez qu’à partir du 1er janvier 1847, le travail et le salaire sont garantis à tout le monde : aussitôt un immense relâche va succéder à la tension ardente de l’industrie ; la valeur réelle tombera rapidement au-dessous de la valeur nominale ; la monnaie métallique, malgré son effigie et son timbre, éprouvera le sort des assignats ; le commerçant demandera plus pour livrer moins ; et nous nous retrouverons un cercle plus bas dans l’enfer de misère dont la concurrence n’est encore que le troisième tour.

Quand j’admettrais, avec quelques socialistes, que l’attrait du travail puisse un jour servir d’aliment à l’émulation, sans arrière-pensée de profit, de quelle utilité pourrait être, dans la phase que nous étudions, cette utopie ? Nous ne sommes encore qu’à la troisième époque de l’évolution économique, au troisième âge de la constitution du travail, c’est-à-dire dans une période où il est impossible que le travail soit attrayant. Car l’attrait du travail ne peut être l’effet que d’un haut développement physique, moral et intellectuel du travailleur. Or, ce développement lui-même, cette éducation de l’humanité par l’industrie, est précisément l’objet que nous poursuivons à travers les contradictions de l’économie sociale. Comment donc l’attrait au travail pourrait-il nous servir de principe et de levier, alors qu’il est encore pour nous le but et la fin ?

Mais, s’il est indubitable que le travail, comme manifestation la plus haute de la vie, de l’intelligence et de la liberté, porte avec soi son attrait, je nie que cet attrait puisse jamais être totalement séparé du motif d’utilité, et partant d’un retour d’égoïsme ; je nie, dis-je, le travail pour le travail, de même que je nie le style pour le style, l’amour pour l’amour, l’art pour l’art. Le style pour le style a produit de nos jours la littérature expéditive, et l’improvisation sans idées ; l’amour pour l’amour conduit à la pédérastie, à l’onanisme et à la prostitution ; l’art pour l’art aboutit aux chinoiseries, à la caricature, au culte du laid. Quand l’homme ne cherche plus dans le travail que le plaisir de l’exercice, bientôt il cesse de travailler, il joue. L’histoire est pleine de faits qui attestent cette dégradation. Les jeux de la Grèce, isthmiques, olympiques, pythiques, néméens, exercices d’une société qui produisait tout par ses esclaves ; la vie des Spartiates et des anciens Crétois leurs modèles ; les gymnases, palestres, hippodromes, et les agitations de l’agora chez les Athéniens ; les occupations que Platon assigne aux guerriers dans sa République, et qui ne font que traduire les goûts de son siècle ; enfin, dans notre société féodale, les joutes et les tournois : toutes ces inventions ainsi que beaucoup d’autres que je passe sous silence, depuis le jeu d’échecs inventé, dit-on, au siège de Troie par Palamède, jusqu’aux cartes illustrées pour Charles VI par Gringonneur, sont des exemples de ce que devient le travail, dès qu’on en écarte le motif sérieux d’utilité. Le travail, le vrai travail, celui qui produit la richesse et qui donne la science, a trop besoin de règle, et de persévérance, et de sacrifice, pour être longtemps ami de la passion, fugitive de sa nature, inconstante et désordonnée ; c’est quelque chose de trop élevé, de trop idéal, de trop philosophique, pour devenir exclusivement plaisir et jouissance, c’est-à-dire mysticité et sentiment. La faculté de travailler, qui distingue l’homme des brutes, a sa source dans les plus hautes profondeurs de la raison : comment deviendrait-elle en nous une simple manifestation de la vie, un acte voluptueux de notre sensibilité ?

Que si maintenant l’on se rejette dans l’hypothèse d’une transformation de notre nature, sans antécédents historiques, et dont rien jusqu’à ce jour n’aurait exprimé l’idée : ce n’est plus qu’un rêve inintelligible à ceux-là même qui le défendent, une interversion du progrès, un démenti donné aux lois les plus certaines de la science économique ; et pour toute réponse, je l’écarte de la discussion.

Restons dans les faits, puisque les faits seuls ont un sens et peuvent nous servir. La révolution française a été faite pour la liberté industrielle autant que pour la liberté politique : et que la France, en 1789, n’eût point aperçu toutes les conséquences du principe dont elle demandait la réalisation, disons-le hautement, elle ne s’est trompée ni dans ses vœux ni dans son attente. Quiconque essaierait de le nier perdrait à mes yeux droit à la critique : je ne disputerai jamais avec un adversaire qui poserait en principe l’erreur spontanée de vingt-cinq millions d’hommes.

Sur la fin du dix-huitième siècle, la France, fatiguée de privilèges, voulut à tout prix secouer la torpeur de ses corporations, et relever la dignité de l’ouvrier, en lui conférant la liberté. Partout il fallait émanciper le travail, stimuler le génie, rendre l’industrie responsable, en lui suscitant mille compétiteurs et en faisant peser sur lui seul les conséquences de sa mollesse, de son ignorance et de sa mauvaise foi. Dès avant 89 la France était mûre pour la transition ; ce fut Turgot qui eut la gloire d’opérer la première traversée.

Pourquoi donc, si la concurrence n’eût été un principe de l’économie sociale, un décret de la destinée, une nécessité de l’âme humaine, pourquoi, au lieu d’abolir corporations, maîtrises et jurandes, ne songea-t-on pas plutôt à réparer le tout ? Pourquoi, au lieu d’une révolution, ne se pas contenter d’une réforme ? Pourquoi cette négation, si une modification pouvait suffire ? D’autant plus que ce parti mitoyen était entièrement dans le sens des idées conservatrices, que partageait la bourgeoisie. Que le communisme, que la démocratie quasi-socialiste, qui, sur le principe de la concurrence, représentent, sans qu’ils s’en doutent, le système du juste-milieu, l’idée contre-révolutionnaire, m’expliquent cette unanimité de la nation, s’ils peuvent !

Ajoutez que l’événement confirma la théorie. À partir du ministère de Turgot, un surcroît d’activité et de bien-être commença à se manifester dans la nation. Aussi l’épreuve parut-elle si décisive, qu’elle obtint l’assentiment de toutes les législatures : la liberté de l’industrie et du commerce figure dans nos constitutions au même rang que la liberté politique. C’est à cette liberté, enfin, que depuis soixante ans la France doit les progrès de sa richesse…

À la suite de ce fait capital, et qui établit d’une manière si victorieuse la nécessité de la concurrence, je demande la permission d’en citer trois ou quatre autres, qui, étant d’une généralité moins grande, mettront mieux en relief l’influence du principe que je défends.

Pourquoi l’agriculture est-elle parmi nous si prodigieusement en retard ? D’où vient que la routine et la barbarie planent encore, dans un si grand nombre de localités, sur la branche importante du travail national ? Parmi les causes nombreuses que l’on pourrait citer, je vois, en première ligne, le défaut de concurrence. Les paysans s’arrachent les lambeaux de terrain : ils se font concurrence chez le notaire ; aux champs, non. Et parlez-leur d’émulation, de bien public, comme vous les rendez ébahis ! — Que le roi, disent-ils (le roi, pour eux, est synonyme de l’État du bien public, de la société), que le roi fasse ses affaires, et nous ferons les nôtres ! Voilà leur philosophie et leur patriotisme. Ah ! si le roi pouvait leur susciter des concurrents ! Par malheur c’est impossible. Tandis que dans l’industrie la concurrence dérive de la liberté et de la propriété, dans l’agriculture la liberté et la propriété sont un obstacle direct à la concurrence. Le paysan, rétribué non pas selon son travail et son intelligence, mais selon la qualité de la terre et le bon plaisir de Dieu, ne songe, en cultivant, qu’à payer le moins de salaires et à faire le moins d’avances qu’il peut. Sûr de trouver toujours le placement de ses denrées, ce qu’il cherche est bien plus la réduction de ses frais, que l’amélioration du sol et la qualité des produits. Il sème, et la Providence fait le reste. La seule espèce de concurrence que connaisse la classe agricole est celle des baux ; et l’on ne peut nier qu’en France, et par exemple dans la Beauce, elle n’ait amené des résultats utiles. Mais comme le principe de cette concurrence n’est pour ainsi dire que de seconde main, qu’il n’émane point directement de la liberté et de la propriété des cultivateurs, cette concurrence disparaît avec la cause qui la produit, tellement que, pour déterminer la décadence de l’industrie agricole dans mainte localité, ou du moins pour en arrêter le progrès, il suffirait peut-être de rendre les fermiers propriétaires…

Une autre branche du travail collectif, qui dans ces dernières années a donné lieu à de vifs débats, est celle qui regarde les constructions publiques. « Pour diriger la construction d’une route, dit très-bien M. Dunoyer, il vaudrait peut-être mieux d’un pionnier et d’un postillon, que d’un ingénieur tout frais émoulu de l’école des ponts-et-chaussées. » Il n’est personne qui n’ait eu l’occasion de vérifier la justesse de cette remarque.

Sur l’une de nos plus belles rivières, célèbre par l’importance de sa navigation, un pont se trouvait à construire. Dès le commencement des travaux, les hommes de rivière s’aperçurent que les arches seraient beaucoup trop basses pour que les bateaux pussent circuler pendant les crues : ils en firent l’observation à l’ingénieur chargé de la conduite des travaux. Les ponts, répondit celui-ci avec une dignité superbe, sont faits pour ceux qui passent dessus, et non pour ceux qui passent dessous. Le mot est proverbial dans le pays. Mais comme il est impossible que la sottise ait raison jusqu’au bout, le gouvernement a senti la nécessité de revenir sur l’œuvre de son agent, et au moment où j’écris, on exhausse les arches du pont. Croit-on que si les négociants intéressés au parcours de la voie navigable eussent été chargés de l’entreprise, à leurs risques et périls, ils y fussent revenus à deux fois ? On ferait un livre des chefs-d’œuvre du même genre commis par la savante jeunesse des ponts-et-chaussées, qui, à peine sortie de l’école, et devenue inamovible, n’est plus stimulée par la concurrence.

On cite, comme preuve de la capacité industrielle de l’État, et par conséquent de la possibilité d’abolir partout la concurrence, l’administration des tabacs. — Là, dit-on, point de sophistication, point de procès, point de faillite, point de misère. Les ouvriers, suffisamment rétribués, instruits, prêchés, moralisés, assurés d’une retraite formée par leurs épargnes, sont dans une condition incomparablement meilleure que celle de l’immense majorité des ouvriers qu’occupe la libre industrie.

Tout cela peut être vrai : quant à moi, je l’ignore. Je ne sais rien de ce qui se passe dans l’administration des tabacs ; je n’ai pris de renseignements ni auprès des directeurs, ni auprès des ouvriers, et je n’en ai pas besoin. Combien coûte le tabac vendu par l’administration ? combien vaut-il ? Vous pouvez répondre à la première de ces questions : il vous suffit pour cela de passer au premier bureau. Mais vous ne pouvez rien me dire sur la seconde, parce que vous manquez de terme de comparaison, qu’il vous est interdit de contrôler par des essais les prix de revient de la régie, et par conséquent impossible de les accepter. Donc, l’entreprise des tabacs, érigée en monopole, coûte à la société nécessairement plus qu’elle ne lui rapporte ; c’est une industrie qui, au lieu de subsister de son propre produit, vit de subvention ; qui par conséquent, loin de nous offrir un modèle, est un des premiers abus que doive frapper la réforme.

Et quand je parle de la réforme à introduire dans la production du tabac, je ne considère pas seulement l’impôt énorme qui triple ou quadruple la valeur de ce produit ; ni l’organisation hiérarchique de ses employés, qui fait des uns, par leurs traitements, des aristocrates aussi coûteux qu’inutiles, et des autres des salariés sans espérance, retenus à jamais dans une condition subalterne. Je ne parle pas davantage du privilége des bureaux et de tout ce monde de parasites qu’ils font vivre : j’ai surtout en vue le travail utile, le travail des ouvriers. Par cela seul que l’ouvrier de l’administration n’a point de concurrence, qu’il n’est intéressé ni au bénéfice ni à la perte, qu’il n’est pas libre, en un mot, sa productivité est nécessairement moindre, et son service trop cher. Qu’on dise après cela que le gouvernement traite bien ses salariés, qu’il s’occupe de leur bien-être : où donc est la merveille ? Comment ne voit-on pas que c’est la liberté qui porte les charges du privilège, et que si, par impossible, toutes les industries étaient traitées comme celle des tabacs, la source des subventions venant à manquer, la nation ne pourrait plus équilibrer ses recettes et ses dépenses, et l’État ferait banqueroute ?

Produits étrangers. — Je cite le témoignage d’un savant, étranger à l’économie politique, M. Liebig. — « Anciennement, la France importait d’Espagne, chaque année, pour 20 à 30 millions de francs de soude ; car la soude d’Espagne était la meilleure. Pendant toute la durée de la guerre avec l’Angleterre, le prix de la soude, et par conséquent celui du savon et du verre, allèrent sans cesse en augmentant. Les manufactures françaises eurent donc à souffrir considérablement de cet état de choses. Ce fut alors que Leblanc découvrit les moyens d’extraire la soude du sel commun. Ce procédé fut pour la France une source de richesses : la fabrication de la soude prit une extension extraordinaire ; mais ni Leblanc, ni Napoléon ne jouirent du bénéfice de l’invention. La Restauration, qui profita de la colère des populations contre l’auteur du blocus continental, refusa d’acquitter la dette de l’empereur, dont les promesses avaient sollicité les découvertes de Leblanc… »

« Il y a quelques années, le roi de Naples ayant entrepris de convertir en monopole le commerce des soufres en Sicile, l’Angleterre, qui consomme une immense quantité de ces soufres, dénonça le cas de guerre au roi de Naples, si le monopole était maintenu. Pendant que les deux gouvernements échangeaient des notes diplomatiques, quinze brevets d’invention furent pris en Angleterre pour l’extraction de l’acide sulfurique des plâtres, pyrites de fer, et autres substances minérales dont l’Angleterre abonde. Mais, l’affaire s’étant arrangée avec le roi de Naples, il ne fut pas donné suite à ces exploitations : il resta seulement acquis, d’après les essais qui furent faits, que l’extraction de l’acide sulfurique par les nouveaux procédés aurait été suivie du succès : ce qui aurait peut-être anéanti le commerce que la Sicile fait de ces soufres. »

Ôtez la guerre avec l’Angleterre, ôtez la fantaisie de monopole du roi de Naples, de longtemps on n’eût songé, en France, à extraire la soude du sel marin ; en Angleterre, à tirer l’acide sulfurique des montagnes de plâtre et de pyrites qu’elle renferme. Or, telle est précisément sur l’industrie l’action de la concurrence. L’homme ne sort de sa paresse que lorsque le besoin l’inquiète ; et le moyen le plus sûr d’éteindre en lui le génie, c’est de le délivrer de toute sollicitude, de lui enlever l’appât du bénéfice et de la distinction sociale qui en résulte, en créant autour de lui la paix partout, la paix toujours, et transportant à l’État la responsabilité de son inertie.

Oui, il faut le dire en dépit du quiétisme moderne : la vie de l’homme est une guerre permanente, guerre avec le besoin, guerre avec la nature, guerre avec ses semblables, par conséquent guerre avec lui-même. La théorie d’une égalité pacifique, fondée sur la fraternité et le dévouement, n’est qu’une contrefaçon de la doctrine catholique du renoncement aux biens et aux plaisirs de ce monde, le principe de la gueuserie, le panégyrique de la misère. L’homme peut aimer son semblable jusqu’à mourir ; il ne l’aime pas jusqu’à travailler pour lui.

À la théorie du dévouement, que nous venons de réfuter en fait et en droit, les adversaires de la concurrence en joignent une autre, qui est juste l’oppose de la première : car c’est une loi de l’esprit que lorsqu’il méconnaît la vérité, qui est son point d’équilibre, il oscille entre deux contradictions. Cette nouvelle théorie du socialisme anti-concurrent est celle des encouragements.

Quoi de plus social, de plus progressif en apparence, que l’encouragement au travail et à l’industrie ? Pas de démocrate qui n’en fasse l’un des plus beaux attributs du pouvoir ; pas d’utopiste qui ne le compte en première ligne parmi les moyens d’organiser le bonheur. Or, le gouvernement est de sa nature si incapable de diriger le travail, que toute récompense décernée par lui est un véritable larcin fait à la caisse commune. M. Reybaud va nous fournir le texte de cette induction.

« Les primes accordées pour encourager l’exportation, observe quelque part M. Reybaud, équivalent aux droits payés pour l’importation de la matière première ; l’avantage reste absolument nul, et ne sert que d’encouragement à un vaste système de contrebande. »

Ce résultat est inévitable. Supprimez la taxe à l’entrée, l’industrie nationale pâtit, ainsi qu’on l’a vu précédemment à propos du sésame ; maintenez la taxe en n’accordant aucune prime pour l’exportation, le commerce national sera vaincu sur les marchés étrangers. Pour obvier à cet inconvénient, revenez-vous à la prime ? Vous ne faites que rendre d’une main ce que vous avez reçu de l’autre, et vous provoquez la fraude, dernier résultat, caput mortuum de tous les encouragements à l’industrie. Il suit de là que tout encouragement au travail, toute récompense décernée à l’industrie, autre que le prix naturel du produit, est un don gratuit, un pot de vin prélevé sur le consommateur, et offert en son nom à un favori du pouvoir, en échange de zéro, de rien. Encourager l’industrie est donc synonyme au fond d’encourager la paresse : c’est une des formes de l’escroquerie.

Dans l’intérêt de notre marine de guerre, le gouvernement avait cru devoir accorder aux entrepreneurs de transports maritimes une prime par homme employé sur leurs bâtiments. Or, je continue à citer M. Reybaud. « Chaque bâtiment qui part pour Terre-Neuve, embarque de 60 à 70 hommes. Sur ce nombre 12 matelots : le reste se compose de villageois arrachés aux travaux de la campagne, et qui, engagés comme journaliers pour la préparation du poisson, demeurent étrangers à la manœuvre, et n’ont du marin que les pieds et l’estomac. Cependant ces hommes figurent sur les rôles de l’inscription navale, et y perpétuent une déception. Quand il s’agit de défendre l’institution des primes, on les met en ligne de compte ; ils font nombre et contribuent au succès. »

C’est une ignoble jonglerie ! s’écriera sans doute quelque réformateur naïf. Soit : analysons le fait, et tâchons d’en dégager l’idée générale qui s’y trouve.

En principe, le seul encouragement au travail que la science puisse admettre est le profit. Car, si le travail ne peut trouver dans son propre produit sa récompense, bien loin qu’on l’encourage, il doit être au plus tôt abandonné, et si ce même travail est suivi d’un produit net, il est absurde d’ajouter à ce produit net un don gratuit, et de surcharger ainsi la valeur du service. Appliquant ce principe, je dis donc : si le service de la marine marchande ne réclame que 10,000 matelots, il ne faut pas la prier d’en entretenir 15,000 ; le plus court pour le gouvernement est d’embarquer 5,000 conscrits sur des bâtiments de l’État, et de leur faire faire, comme à des princes, leurs caravanes. Tout encouragement offert à la marine marchande est une invitation directe à la fraude, que dis-je ? une proposition de salaire pour un service impossible. Est-ce que la manœuvre, la discipline, toutes les conditions du commerce maritime s’accommodent de ces adjonctions d’un personnel inutile ? Que peut donc faire l’armateur, en face d’un gouvernement qui lui offre une aubaine pour embarquer sur son navire des gens dont il n’a pas besoin ? Si le ministre jette l’argent du trésor dans la rue, suis-je coupable de le ramasser ?…

Ainsi, chose digne de remarque, la théorie des encouragements émane en droite ligne de la théorie du sacrifice ; et pour ne pas vouloir que l’homme soit responsable, les adversaires de la concurrence, par la contradiction fatale de leurs idées, sont contraints de faire de l’homme tantôt un dieu, tantôt une brute. Et puis ils s’étonnent qu’à leur appel la société ne se dérange pas ! Pauvres enfants ! les hommes ne seront jamais ni meilleurs ni pires que vous les voyez et qu’ils furent toujours. Dès que leur bien particulier les sollicite, ils désertent le bien général : en quoi je les trouve, sinon honorables, au moins dignes d’excuse. C’est votre faute si tantôt vous exigez d’eux plus qu’ils ne vous doivent, tantôt vous agacez leur cupidité par des récompenses qu’ils ne méritent point. L’homme n’a rien de plus précieux que lui-même, et par conséquent point d’autre loi que sa responsabilité. La théorie du dévouement, de même que celle des récompenses, est une théorie de fripons, éversive de la société et de la morale ; et par cela seul que vous attendez, soit du sacrifice, soit du privilège, le maintien de l’ordre, vous créez dans la société un nouvel antagonisme. Au lieu de faire naître l’harmonie de la libre activité des personnes, vous rendez l’individu et l’état étrangers l’un à l’autre ; en commandant l’union, vous soufflez la discorde.

En résumé, hors de la concurrence il ne reste que cette alternative : l’encouragement, une mystification ; ou le sacrifice, une hypocrisie.

Donc la concurrence, analysée dans son principe, est une inspiration de la justice ; et cependant nous allons voir que la concurrence, dans ses résultats, est injuste.


§ II. — Effets subversifs de la concurrence, et destruction par elle de la liberté.


Le royaume des cieux se gagne par la force, dit l’Évangile, et les violents seuls le ravissent. Ces paroles sont l’allégorie de la société. Dans la société réglée par le travail, la dignité, la richesse et la gloire sont mises au concours ; elles sont la récompense des forts, et l’on peut définir la concurrence, le régime de la force. Les anciens économistes n’avaient pas d’abord aperçu cette contradiction : les modernes ont été forcés de la reconnaître.

« Pour élever un état du dernier degré de barbarie au plus haut degré d’opulence, écrivait A. Smith, il ne faut que trois choses : la paix, des taxes modérées et une administration tolérable de la justice. Tout le reste est amené par le cours naturel des choses. »

Sur quoi le dernier traducteur de Smith, M. Blanqui, laisse tomber cette sombre glose : « Nous avons vu le cours naturel des choses produire des effets désastreux, et créer l’anarchie dans la production, la guerre pour les débouchés, et la piraterie dans la concurrence. La division du travail et le perfectionnement des machines, qui devaient réaliser pour la grande famille ouvrière du genre humain la conquête de quelques loisirs au profit de sa dignité, n’ont engendré sur plusieurs points que l’abrutissement et la misère… Quand A. Smith écrivait, la liberté n’était pas encore venue avec ses embarras et ses abus, le professeur de Glascow n’en prévoyait que les douceurs… Smith aurait écrit comme M. de Sismondi s’il eût été témoin du triste état de l’Irlande et des districts manufacturiers d’Angleterre, au temps où nous vivons… »

Or sus, littérateurs hommes d’état, publicistes quotidiens, croyants et demi-croyants, vous tous qui vous êtes donné la mission d’endoctriner les hommes, entendez-vous ces paroles qu’on croirait traduites de Jérémie ? Nous direz-vous enfin où vous prétendez conduire la civilisation ? Quel conseil offrez-vous à la société, à la patrie en alarmes ?

Mais à qui parlé-je ? Des ministres, des journalistes, des sacristains et des pédants ! est-ce que ce monde-là s’inquiète des problèmes de l’économie sociale ? est-ce qu’ils ont entendu parler de la concurrence ?

Un Lyonnais, une âme durcie à la guerre mercantile, voyageait en Toscane. Il observe qu’il se fabrique annuellement en ce pays cinq à six cent mille chapeaux de paille, formant en tout une valeur de 4 à 5 millions. Cette industrie est à peu près le seul gagne-pain du petit peuple. « Comment, se dit-il, une culture et une industrie si facile n’ont-elles pas été transportées en Provence et en Languedoc, dont le climat est le même que celui de la Toscane ? » — Mais, observe à ce propos un économiste, si l’on enlève aux paysans de Toscane leur industrie, comment feront-ils pour vivre ?

La fabrication des draps de soie noirs était devenue pour Florence une spécialité dont elle gardait précieusement le secret. « Un habile fabricant de Lyon, remarque avec satisfaction le touriste, est venu s’établir à Florence, et a fini par saisir les procédés propres à la teinture et au tissage. Probablement cette découverte diminuera l’exportation florentine. » (Voyage en Italie, par M. Fulchiron.)

Autrefois, l’éducation du ver à soie était abandonnée aux paysans de Toscane qu’elle aidait à vivre. « Les sociétés d’agriculture sont venues ; elles ont représenté que le ver à soie, dans la chambre à coucher du paysan, ne trouvait ni une ventilation suffisante, ni une température assez égale, ni des soins aussi bien entendus que si les ouvriers qui les élèvent en faisaient leur unique métier. En conséquence, des citoyens riches, intelligents, généreux, ont construit, aux applaudissements du public, ce qu’on nomme des bigattières (de bigatti, ver à soie). » — (M. de Sismondi.)

Et puis, demandez-vous, est-ce que ces éleveurs de vers à soie, ces fabricants de draps noirs et de chapeaux, vont perdre leur travail ? — Justement : on leur prouvera même qu’ils y ont intérêt, vu qu’ils pourront racheter les mêmes produits à moins de frais qu’ils ne les fabriquent. Voilà ce que c’est que la concurrence.

La concurrence, avec son instinct homicide, enlève le pain à toute une classe de travailleurs, et elle ne voit là qu’une amélioration, une économie : — elle dérobe lâchement un secret, et elle s’en applaudit comme d’une découverte ; — elle change les zones naturelles de la production au détriment de tout un peuple, et elle prétend n’avoir fait autre chose qu’user des avantages de son climat. La concurrence bouleverse toutes les notions de l’équité et de la justice ; elle augmente les frais réels de la production en multipliant sans nécessité les capitaux engagés, provoque tour à tour la cherté des produits et leur avilissement, corrompt la conscience publique en mettant le jeu à la place du droit, entretient partout la terreur et la méfiance.

Mais quoi ! Sans cet atroce caractère, la concurrence perdrait ses effets les plus heureux ; sans l’arbitraire dans l’échange et les alarmes du marché, le travail n’élèverait pas sans cesse fabrique contre fabrique, et, moins tenue en haleine, la production ne réaliserait aucune de ses merveilles. Après avoir fait surgir le mal de l’utilité même de son principe, la concurrence sait de nouveau tirer le bien du mal ; la destruction engendre l’utilité, l’équilibre se réalise par l’agitation, et l’on peut dire de la concurrence ce que Samson disait du lion qu’il avait terrassé : De comedente cibus exiit, et de forti dulcedo. Est-il rien, dans toutes les sphères de la science humaine, de plus surprenant que l’économie politique ?

Gardons-nous toutefois de céder à un mouvement d’ironie, qui ne serait de notre part qu’une injuste invective. C’est le propre de la science économique de trouver sa certitude dans ses contradictions, et tout le tort des économistes est de n’avoir pas su le comprendre. Rien de plus pauvre que leur critique, rien de plus attristant que le trouble de leurs pensées, dès qu’ils touchent à cette question de la concurrence : on dirait des témoins forcés par la torture de confesser ce que leur conscience voudrait taire. Le lecteur me saura gré de mettre sous ses yeux les arguments du laissez-passer, en le faisant, pour ainsi dire, assister à un conciliabule d’économistes.

M. Dunoyer ouvre la discussion.

M. Dunoyer est de tous les économistes celui qui a le plus énergiquement embrassé le côté positif de la concurrence, et par conséquent, comme l’on pouvait s’y attendre, celui de tous aussi qui en a le plus mal saisi le côté négatif. M. Dunoyer, intraitable sur ce qu’il appelle les principes, est fort éloigné de croire qu’en fait d’économie politique le oui et le non puissent être vrais l’un et l’autre au même moment et au même degré ; disons-le même à sa louange, une telle conception lui répugne d’autant plus, qu’il a plus de franchise et de loyauté dans ses doctrines. Que ne donnerais-je point pour faire pénétrer dans cette âme si pure, mais si obstinée, cette vérité aussi certaine pour moi que l’existence du soleil, que toutes les catégories de l’économie politique sont des contradictions ! Au lieu de s’épuiser inutilement à concilier la pratique et la théorie ; au lieu de se contenter de la ridicule défaite que tout ici-bas a ses avantages et ses inconvénients, M. Dunoyer chercherait l’idée synthétique dans laquelle toutes les antinomies se résolvent, et, de conservateur paradoxal qu’il est aujourd’hui, il deviendrait avec nous révolutionnaire inexorable et conséquent.

» Si la concurrence est un principe faux, dit M. Dunoyer, il s’ensuit que depuis deux mille ans l’humanité a fait fausse route. »

Non, cela ne s’ensuit pas comme vous le dites ; et votre remarque préjudicielle se réfute par la théorie même du progrès. L’humanité pose ses principes, tour à tour, et quelquefois à de longs intervalles : jamais elle ne s’en dessaisit quant au contenu, bien qu’elle les détruise successivement quant à l’expression ou à la formule. Cette destruction est appelée négation ; parce que la raison générale progressant toujours, nie incessamment la plénitude et la suffisance de ses idées antérieures. C’est ainsi que la concurrence étant l’une des époques de la constitution de la valeur, l’un des éléments de la synthèse sociale, il est tout à la fois vrai de dire qu’elle est indestructible dans son principe, et que néanmoins dans sa forme actuelle elle doit être abolie, être niée. Si donc quelqu’un ici se trouve en opposition avec l’histoire, c’est vous.

« J’ai à faire sur les accusations dont la concurrence a été l’objet, plusieurs remarques. La première est que ce régime, bon ou mauvais, ruineux ou fécond, n’existe réellement pas encore ; qu’il n’est établi nulle part que par exception et de la manière la plus incomplète. »

Cette première observation n’a pas de sens. La concurrence tue la concurrence, avons-nous dit en commençant ; cet aphorisme peut être pris pour une définition. Comment donc la concurrence serait-elle jamais complète ? — D’ailleurs, quand on accorderait que la concurrence n’existe pas encore dans son intégralité, cela prouverait simplement que la concurrence n’agit pas avec toute la puissance d’élimination qui est en elle ; mais cela ne changera rien à sa nature contradictoire. Qu’avons-nous besoin d’attendre encore trente siècles, pour savoir que plus la concurrence se développe, plus elle tend à réduire le nombre des concurrents ?

« La seconde est que le tableau qu’on en trace est infidèle ; et qu’on n’y tient pas suffisamment compte de l’extension qu’a prise le bien-être général, y compris celui même des classes laborieuses. »

Si quelques socialistes méconnaissent le côté utile de la concurrence, vous de votre côté vous ne faites aucune mention de ses effets pernicieux. Le témoignage de vos adversaires venant compléter le vôtre, la concurrence est mise dans tout son jour, et d’un double mensonge résulte pour nous la vérité. — Quant à la gravité du mal, nous verrons tout à l’heure à quoi nous en tenir.

« La troisième est que le mal éprouvé par les classes laborieuses n’est pas rapporté à ses véritables causes. »

S’il y a d’autres causes de misère que la concurrence, cela empêche-t-il qu’elle n’y contribue pour sa part ? N’y eût-il qu’un seul industriel ruiné tous les ans par la concurrence, s’il était reconnu que cette ruine est l’effet nécessaire du principe, la concurrence, comme principe, devrait être rejetée.

« La quatrième est que les principaux moyens propres pour y obvier ne seraient rien moins qu’expédients… »

C’est possible : mais j’en conclus que l’insuffisance des remèdes proposés vous impose un nouveau devoir, qui est précisément de rechercher les moyens les plus expédients de prévenir le mal de la concurrence.

« La cinquième, enfin, est que les vrais remèdes, en tant qu’il est possible de remédier au mal par la législation, seraient précisément dans le régime qu’on accuse de l’avoir produit, c’est-à-dire dans un régime de plus en plus réel de liberté et de concurrence. »

Eh bien ! je le veux. Le remède à la concurrence, selon vous, est de rendre la concurrence universelle. Mais pour que la concurrence soit universelle, il faut procurer à tous les moyens de concourir ; il faut détruire ou modifier la prédominance du capital sur le travail, changer les rapports de maître à ouvrier, résoudre, en un mot, l’antinomie de la division et celle des machines ; il faut organiser le travail : pouvez-vous donner cette solution ?

M. Dunoyer développe ensuite, avec un courage digne d’une meilleure cause, son utopie à lui de concurrence universelle : c’est un labyrinthe où l’auteur trébuche et se contredit à chaque pas.

« La concurrence, dit M. Dunoyer, rencontre une multitude d’obstacles. »

En effet, elle en rencontre tant et de si puissants, qu’elle en devient elle-même impossible. Car, le moyen de triompher d’obstacles inhérents à la constitution de la société, et par conséquent inséparables de la concurrence même ?

« Il est, en outre des services publics, un certain nombre de professions dont le gouvernement a cru devoir se réserver plus ou moins exclusivement l’exercice ; il en est un nombre plus considérable dont la législation a attribué le monopole à un nombre restreint d’individus. Celles qui sont abandonnées à la concurrence sont assujéties à des formalités et à des restrictions, à des gênes sans nombre, qui en défendent l’approche à beaucoup de monde, et où par conséquent la concurrence est loin d’être illimitée. Enfin, il n’en est guère qui ne soient soumises à des taxes variées, nécessaires sans doute…, etc. »

Qu’est-ce que tout cela signifie ? M. Dunoyer n’entend pas sans doute que la société se passe de gouvernement, d’administration, de police, d’impôts, d’universités, en un mot, de tout ce qui constitue une société. Donc, puisque la société implique nécessairement des exceptions à la concurrence, l’hypothèse d’une concurrence universelle est chimérique, et nous voilà replacés sous le régime du bon plaisir ; chose que nous savions déjà par la définition de la concurrence. Y a-t-il rien de sérieux dans cette argumentation de M. Dunoyer ?

Autrefois, les maîtres de la science commençaient par rejeter loin d’eux toute idée préconçue, et s’attachaient à ramener les faits, sans les altérer ni les dissimuler jamais, à des lois générales. Les recherches d’A. Smith sont, pour le temps où elles parurent, un prodige de sagacité et de haute raison. Le tableau économique de Quesnay, tout inintelligible qu’il paraisse, témoigne d’un sentiment profond de la synthèse générale. L’introduction du grand traité de J. B. Say roule exclusivement sur les caractères scientifiques de l’économie politique, et l’on y voit à chaque ligne combien l’auteur sentait le besoin de notions absolues. Les économistes du siècle passé n’ont pas constitué la science, à coup sûr : mais ils cherchaient avec ardeur et bonne foi cette constitution.

Que nous sommes loin aujourd’hui de ces nobles pensées ! Ce n’est plus une science que l’on cherche ; ce sont des intérêts de dynastie et de caste que l’on défend. On s’opiniâtre dans la routine, en raison même de son impuissance ; on s’autorise des noms les plus vénérés pour imprimer à des phénomènes anormaux un caractère d’authenticité qu’ils n’ont pas ; on taxe d’hérésie les faits accusateurs ; on calomnie les tendances du siècle ; et rien n’irrite un économiste comme de prétendre raisonner avec lui.

« Ce qui est particulier au temps actuel, s’écrie d’un ton de vif mécontentement M. Dunoyer, c’est l’agitation de toutes les classes ; c’est leur inquiétude, leur impossibilité de s’arrêter à rien, et de se contenter jamais ; c’est le travail infernal fait sur les moins heureuses pour qu’elles deviennent de plus en plus mécontentes, à mesure que la société fait plus d’efforts pour qu’elles soient moins à plaindre en réalité. »

Bon ! parce que les socialistes aiguillonnent l’économie politique, ce sont des diables incarnés ? Se peut-il rien de plus impie, en effet, que d’apprendre au prolétaire qu’il est lésé dans son travail et son salaire, et que dans le milieu où il vit sa misère est sans remède ?

M. Reybaud répète, en la renforçant, la plainte de son maître M. Dunoyer : on dirait les deux séraphins d’Isaïe chantant un Sanctus à la concurrence. En juin 1844, au moment où il publiait la quatrième édition des Réformateurs contemporains, M. Reybaud écrivait, dans l’amertume de son âme : « On doit aux socialistes l’organisation du travail, le droit au travail ; ils sont les promoteurs du régime de surveillance… Les chambres législatives de chaque côté du détroit subissent peu à peu leur influence… Ainsi l’utopie gagne du terrain… » Et M. Reybaud de déplorer l’influence secrète du socialisme sur les meilleurs esprits ; de flétrir, voyez la rancune ! la contagion inaperçue dont se laissent prendre ceux-là même qui ont rompu des lances contre le socialisme. Puis il annonce comme un dernier acte de sa haute justice contre les méchants, la publication prochaine sous le titre de Lois du travail, d’un ouvrage où il prouvera (à moins d’une évolution nouvelle dans ses idées) que les lois du travail n’ont rien de commun, ni avec le droit au travail, ni avec l’organisation du travail, et que la meilleure des réformes est de laisser faire. « Aussi bien, ajoute M. Reybaud, la tendance de l’économie politique n’est plus à la théorie, mais à la pratique. Les parties abstraites de la science semblent désormais fixées. Les travaux des grands économistes sur la valeur, le capital, l’offre et la demande, le salaire, les impôts, les machines, le fermage, l’accroissement de population, l’engorgement des produits, les débouchés, les banques, les monopoles, etc., etc., semblent avoir marqué la limite des recherches dogmatiques, et forment un ensemble de doctrines au delà duquel il y a peu de chose à espérer. »

Facilité de parler, impuissance de raisonner, telle eût été la conclusion de Montesquieu, sur cet étrange panégyrique des fondateurs de l’économie sociale. La science est faite ! M. Reybaud en fait le serment ; et ce qu’il proclame avec tant d’autorité, on le répète à l’Académie, dans les chaires, au Conseil d’état, aux chambres ; on le publie dans les journaux ; on le fait dire au roi dans ses discours de bonne année, et devant les tribunaux, les réclamants sont jugés en conséquence.

La science est faite ! Quelle est donc notre folie, socialistes, de chercher le jour en plein midi, et de protester, notre lanterne à la main, contre l’éclat de ces soleils !

Mais, Messieurs, c’est avec un regret sincère et une défiance profonde de moi-même, que je me vois forcé de vous demander quelques éclaircissements. Si vous ne pouvez remédier à nos maux, donnez-nous au moins de bonnes paroles, donnez-nous l’évidence, donnez-nous la résignation.

« Il est patent, dit M. Dunoyer, que la richesse est infiniment mieux répartie de nos jours qu’elle ne l’ait jamais été. » — « L’équilibre des joies et des peines, reprend aussitôt M. Reybaud, tend toujours à se rétablir ici-bas. »

Quoi donc ! que dites-vous ? richesse mieux répartie, équilibre rétabli ! Expliquez-vous, de grâce, sur cette meilleure répartition ? Est-ce l’égalité qui vient, ou l’inégalité qui s’en va ? la solidarité qui se resserre, ou la concurrence qui diminue ? Je ne vous quitte pas que vous ne m’ayez répondu, non missura cutem… Car, quelle que soit la cause du rétablissement d’équilibre et de la meilleure répartition que vous signalez, je l’embrasse avec ardeur, et la poursuivrai jusqu’à ses dernières conséquences. Avant 1830, je prends cette date au hasard, la richesse était plus mal répartie : comment cela ? Aujourd’hui, selon vous, elle l’est mieux : pourquoi ? Vous voyez où je veux en venir ; la répartition n’étant pas encore parfaitement équitable, ni l’équilibre absolument juste, je demande, d’un côté, quel est l’empêchement qui dérange l’équilibre ; de l’autre, en vertu de quel principe l’humanité passe sans cesse du pire au moins mal, et du bien au mieux ? Car enfin ce principe secret d’amélioration ne peut être ni la concurrence, ni les machines, ni la division du travail, ni l’offre et la demande : tous ces principes ne sont que les leviers qui, tour à tour, font osciller la valeur, ainsi que l’a très-bien compris l’Académie des sciences morales. Quelle est donc la loi souveraine du bien-être ? quelle est cette règle, cette mesure, ce critérium du progrès, dont la violation est la cause perpétuelle de la misère ? Parlez, et ne pérorez plus.

La richesse est mieux répartie, dites-vous. Voyons vos preuves.

M. Dunoyer :

« D’après des documents officiels, il n’existe guère moins de onze millions de cotes foncières. On estime à six millions le nombre des propriétaires par qui ces cotes sont payées ; de sorte que, à quatre individus par famille, il n’y aurait pas moins de vingt-quatre millions d’habitants sur trente-quatre qui participeraient à la propriété du sol. »

Donc, selon le chiffre le plus favorable, il y aurait en France dix millions de prolétaires, près du tiers de la population. Hé ! qu’en dites-vous ? Ajoutez à ces dix millions la moitié des vingt-quatre autres pour qui la propriété grevée d’hypothèques, morcelée, appauvrie, déplorable, ne vaut pas un métier ; et vous n’aurez pas encore le chiffre des individus qui vivent à titre précaire.

« Le nombre des 24 millions de propriétaires tend sensiblement à s’accroître. »

Je soutiens, moi, qu’il tend sensiblement à décroître. Quel est le vrai propriétaire, à votre avis, du détenteur nominal, imposé, taxé, gagé, hypothéqué, ou du créancier qui perçoit le revenu ? Les prêteurs juifs et Bâlois sont aujourd’hui les vrais propriétaires de l’Alsace ; et ce qui prouve l’excellent jugement de ces prêteurs, c’est qu’ils ne songent point à acquérir, ils préfèrent placer leurs capitaux.

« Aux propriétaires fonciers, il faut ajouter environ 1,500,000 patentés, soit à quatre personnes par famille, six millions d’individus intéressés comme chefs à des entreprises industrielles. »

Mais, d’abord, un grand nombre de ces patentés sont propriétaires fonciers, et vous faites double emploi. Puis, on peut affirmer que sur la totalité des industriels et commerçants patentés, un quart au plus réalise des bénéfices, un autre quart se soutient au pair, et le reste est constamment au-dessous de ses affaires. Prenons donc la moitié au plus des 6 millions de soi-disant chefs d’entreprises, que nous ajouterons aux 12 millions très-problématiques de propriétaires réels, et nous arriverons à un total de 15 millions de Français en état, par leur éducation, leur industrie, leurs capitaux, leur crédit, leurs propriétés, de se faire concurrence. Pour le surplus de la nation, soit 19 millions d’âmes, la concurrence est, comme la poule au pot de Henri IV, un mets qu’ils produisent pour la classe qui peut le payer, mais auquel ils ne touchent pas.

Autre difficulté. Ces dix-neuf millions d’hommes, à qui la concurrence demeure inabordable, sont les mercenaires des concurrents. Tels autrefois les serfs combattaient pour les seigneurs, mais sans pouvoir eux-mêmes porter bannière, ni mettre armée sur pied. Or, si la concurrence ne peut par elle-même devenir la condition commune, comment ceux pour qui elle n’a que des périls n’exigeraient-ils pas des garanties de la part des barons qu’ils servent ? Et si ces garanties ne peuvent leur être refusées, comment seraient-elles autre chose que des entraves à la concurrence, ainsi que la trêve de Dieu, inventée par les évêques, avait été une entrave aux guerres féodales ? Par la constitution de la société, disais-je tout à l’heure, la concurrence est une chose d’exception, un privilège ; à présent je demande comment, avec l’égalité des droits, ce privilège est encore possible ?

Et pensez-vous, lorsque je réclame pour les consommateurs et les salaries des garanties contre la concurrence, que ce soit un rêve de socialiste ? Écoutez deux de vos plus illustres confrères, que vous n’accuserez pas d’accomplir une œuvre infernale.

M. Rossi, tome Ier, leçon 16, reconnaît à l’état le droit de réglementer le travail, lorsque le danger est trop grand, et les garanties insuffisantes, ce qui veut dire toujours. Car le législateur doit procurer l’ordre public par des principes et des lois : il n’attend pas que des faits imprévus se produisent pour les refouler d’une main arbitraire. — Ailleurs, t. II, p. 73-77, le même professeur signale, comme conséquences d’une concurrence exagérée, la formation incessante d’une aristocratie financière et territoriale, la déroute prochaine de la petite propriété, et il jette le cri d’alarme. De son côté, M. Blanqui déclare que l’organisation du travail est à l’ordre du jour dans la science économique (depuis il s’est rétracté) ; il provoque la participation des ouvriers dans les bénéfices et l’avènement du travailleur collectif, et tonne sans discontinuer contre les monopoles, les prohibitions et la tyrannie du capital. Qui habet aures audiendi audiat ! M. Rossi, en qualité de criminaliste, statue contre les brigandages de la concurrence ; M. Blanqui, comme juge instructeur, dénonce les coupables : c’est la contrepartie du duo chanté tout à l’heure par MM. Reybaud et Dunoyer. Quand ceux-ci crient Hosanna, ceux-là répondent, comme les Pères des Conciles, Anathema.

Mais, dira-t-on, MM. Blanqui et Rossi n’entendent frapper que les abus de la concurrence ; ils n’ont garde de proscrire le principe, et dans tout cela ils sont parfaitement d’accord avec MM. Reybaud et Dunoyer.

Je proteste contre cette distinction, dans l’intérêt de la renommée des deux professeurs.

En fait, l’abus a tout envahi, et l’exception est devenue la règle. Lorsque M. Troplong, défendant, avec tous les économistes, la liberté du commerce, reconnaissait que la coalition des messageries était un de ces faits contre lesquels le législateur se trouvait absolument sans action, et qui semblent démentir les notions les plus saines de l’économie sociale, il avait encore la consolation de se dire qu’un semblable fait était tout exceptionnel, et qu’il y avait lieu de croire qu’il ne se généraliserait pas. Or, ce fait s’est généralisé ; il suffit au jurisconsulte le plus routinier de mettre la tête à sa fenêtre, pour voir qu’aujourd’hui tout absolument a été monopolisé par la concurrence, les transports (par terre, par fer et par eau), les blés et farines, les vins et eaux-de-vie, le bois, la houille, les huiles, les fers, les tissus, le sel, les produits chimiques, etc. Il est triste pour la jurisprudence, cette sœur jumelle de l’économie politique, de voir en moins d’un lustre ses graves prévisions démenties : mais il est plus triste encore pour une grande nation d’être menée par de si pauvres génies, et de glaner les quelques idées qui la font vivre dans la broussaille de leurs écrits.

En théorie, nous avons démontré que la concurrence, par son côté utile, devait être universelle et portée à son maximum d’intensité ; mais que, sous son aspect négatif, elle doit être partout étouffée, jusqu’au dernier vestige. Les économistes sont-ils en mesure d’opérer cette élimination ? en ont-ils prévu les conséquences, calculé les difficultés ? En cas d’affirmative, j’oserais leur proposer le cas suivant à résoudre.

Un traité de coalition, ou plutôt d’association, car les tribunaux seraient fort embarrassés de définir l’une et l’autre, vient de réunir dans une même compagnie toutes les mines de houille du bassin de la Loire. Sur la plainte des municipalités de Lyon et de Saint-Étienne, le ministre a nommé une commission chargée d’examiner le caractère et les tendances de cette effrayante société. Eh bien ! je le demande, que peut ici l’intervention du pouvoir, assisté de la loi civile et de l’économie politique ?

On crie à la coalition. Mais peut-on empêcher les propriétaires de mines de s’associer, de réduire leurs frais généraux et d’exploitation, et de tirer, par un travail mieux entendu, un parti plus avantageux de leurs mines ? leur ordonnera-t-on de recommencer leur ancienne guerre, et de se ruiner par l’augmentation des dépenses, par le gaspillage, par l’encombrement, le désordre, la baisse des prix ? Tout cela est absurde.

Les empêchera-t-on d’augmenter leurs prix, de manière à retrouver l’intérêt de leurs capitaux ? Alors qu’on les défende eux-mêmes contre les demandes d’augmentation de salaire de la part des ouvriers ; qu’on refasse la loi sur les sociétés en commandite ; qu’on interdise le commerce des actions ; et quand toutes ces mesures auront été prises, comme les capitalistes propriétaires du bassin ne peuvent sans injustice être contraints de perdre des capitaux engagés sous un régime différent, qu’on les indemnise.

Leur imposera-t-on un tarif ? C’est une loi de maximum. L’état devra donc se mettre aux lieu et place des exploitants, faire leurs comptes de capital, d’intérêts, de frais de bureaux ; régler les salaires des mineurs, les appointements des ingénieurs et des directeurs, le prix des bois employés pour l’extraction, la dépense du matériel, et enfin déterminer le chiffre normal et légitime du bénéfice. Tout cela ne peut se faire par ordonnance ministérielle ; il faut une loi. Le législateur osera-t-il, pour une industrie spéciale, changer le droit public des Français, et mettre le pouvoir à la place de la propriété ? Alors de deux choses l’une : ou le commerce des houilles tombera aux mains de l’état ; ou bien l’état aura trouvé moyen de concilier pour l’industrie extractive la liberté et l’ordre, et dans ce cas les socialistes demandent que ce qui aura été exécuté sur un point, soit imité partout.

La coalition des mines de la Loire a posé la question sociale en des termes qui ne permettent plus de fuir. Ou la concurrence, c’est-à-dire le monopole et ce qui s’ensuit ; ou l’exploitation par l’état, c’est-à-dire la cherté du travail et l’appauvrissement continu ; ou bien enfin une solution égalitaire, en d’autres termes l’organisation du travail, ce qui emporte la négation de l’économie politique et la fin de la propriété.

Mais les économistes ne procèdent point avec cette brusque logique : ils aiment à marchander avec la nécessité. M. Dupin (séance de l’Académie des sciences morales et politiques du 10 juin 1843) exprime l’opinion que « si la concurrence peut être utile à l’intérieur, elle doit être empêchée de peuple à peuple. »

Empêcher ou laisser-faire, voilà l’éternelle alternative des économistes : leur génie ne va pas au delà. En vain on leur crie qu’il ne s’agit ni de rien empêcher ni de tout permettre ; que ce qu’on leur demande, ce que la société attend, est une conciliation : cette idée double n’entre pas dans leur cerveau.

« Il faut, réplique à M. Dupin M. Dunoyer, distinguer la théorie de la pratique. »

Mon Dieu ! chacun sait que M. Dunoyer, inflexible sur les principes dans ses ouvrages, est très-accommodant sur la pratique au conseil d’état. Mais qu’il daigne donc une fois se poser à lui-même cette question : Pourquoi suis-je contraint de distinguer sans cesse la pratique de la théorie ? pourquoi ne s’accordent-elles pas ?

M. Blanqui, en homme conciliant et pacifique, appuie le savant M. Dunoyer, c’est-à-dire la théorie. Toutefois il pense, avec M. Dupin, c’est-à-dire avec la pratique, que la concurrence n’est pas exempte de reproches. Tant M. Blanqui a peur de calomnier et d’attiser le feu.

M. Dupin s’obstine dans son opinion. Il cite, à la charge de la concurrence, la fraude, la vente à faux poids, l’exploitation des enfants. Le tout sans doute afin de prouver que la concurrence à l’intérieur peut être utile !

M. Passy, avec sa logique ordinaire, fait observer qu’il y aura toujours des malhonnêtes gens qui, etc. — Accusez la nature humaine, s’écrie-t-il, mais non pas la concurrence.

Dès le premier mot, la logique de M. Passy s’écarte de la question. Ce que l’on reproche à la concurrence, ce sont les inconvénients qui résultent de sa nature, et non les fraudes dont elle est l’occasion ou le prétexte. Un manufacturier trouve moyen de remplacer un ouvrier qui lui coûte 3 fr. par jour, par une femme à laquelle il ne donne que 1 fr. Cet expédient est le seul pour lui de soutenir la baisse et de faire marcher son établissement. Bientôt aux ouvrières, il adjoindra des enfants. Puis, contraint par les nécessités de la guerre, peu à peu il réduira les salaires et augmentera les heures de travail. Où est ici le coupable ? Cet argument peut se retourner de cent façons, et s’appliquer à toutes les industries, sans qu’il y ait lieu d’accuser la nature humaine.

M. Passy lui-même est forcé de le reconnaître, lorsqu’il ajoute : « Quant au travail forcé des enfants, la faute en est aux parents. » — C’est juste. Et la faute des parents, à qui ?

« En Irlande, continue cet orateur, il n’y a point de concurrence, et cependant la misère est extrême. »

Sur ce point la logique ordinaire de M. Passy a été trahie par un défaut de mémoire extraordinaire. En Irlande, il y a monopole complet, universel de la terre, et concurrence illimitée, acharnée pour les fermages. Concurrence-monopole sont les deux boulets que traîne à chaque pied la malheureuse Irlande.

Quand les économistes sont las d’accuser la nature humaine, la cupidité des parents, la turbulence des radicaux, ils se réjouissent par le tableau de la félicité du prolétariat. Mais là encore ils ne se peuvent accorder ni entre eux, ni avec eux-mêmes ; et rien ne peint mieux l’anarchie de la concurrence que le désordre de leurs idées.

« Aujourd’hui, la femme de l’artisan se pare de robes élégantes que n’auraient pas dédaignées les grandes dames de l’autre siècle. » (M. Chevalier, 4e leçon.) Et c’est ce même M. Chevalier qui, d’après un calcul à lui propre, estime que la totalité du revenu national donnerait 65 centimes par jour et par individu. Quelques économistes font même descendre ce chiffre à 55 centimes. Or, comme il faut prendre sur cette somme de quoi composer les fortunes supérieures, on peut évaluer, d’après le compte de M. de Morogues, que le revenu de la moitié des Français ne dépasse pas 25 centimes.

« Mais, reprend avec une mystique exaltation M. Chevalier, le bonheur n’est-il pas dans l’harmonie des désirs et des jouissances, dans l’équilibre des besoins et des satisfactions ? N’est-il pas dans un certain état de l’âme dont il n’appartient pas à l’économie politique de détourner les conditions, et qu’elle n’a pas mission de faire naître ? Ceci est l’œuvre de la religion et de la philosophie. » — Économiste, dirait Horace à M. Chevalier, s’il vivait de notre temps : occupez-vous seulement de mon revenu, et laissez-moi le soin de mon âme : Det vitam, det opes, æquum mî animum ipse parabo.

M. Dunoyer a de nouveau la parole :

« On pourrait aisément, dans beaucoup de villes, les jours de fêtes, confondre la classe ouvrière avec la classe bourgeoise (pourquoi y a-t-il deux classes ?), tant la mise de la première est recherchée. Pas moins de progrès dans la nourriture. L’alimentation est à la fois plus abondante, plus substantielle et plus variée. Le pain s’est amélioré partout. La viande, la soupe, le pain blanc, sont devenus, dans beaucoup de villes de fabriques, d’un usage infiniment plus commun qu’autrefois. Enfin, la durée de la vie moyenne s’est élevée de trente-cinq à quarante. »

Plus loin, M. Dunoyer donne le tableau des fortunes anglaises d’après Marshall. Il résulte de ce tableau qu’en Angleterre deux millions cinq cent mille familles n’ont qu’un revenu de 1,200 fr. Or, en Angleterre, 1,200 fr. de revenu répondent chez nous à 730 fr., somme qui, divisée entre quatre personnes, donne à chacune 182 fr. 50 c, et par jour 50 centimes. Cela se rapproche des 65 centimes que M. Chevalier accorde à chaque Français : la différence en faveur de celui-ci provient de ce que le progrès de la richesse étant moins avancé en France, la misère y est également moindre. Que faut-il croire, des descriptions luxuriantes des économistes, ou de leurs calculs ?

« Le paupérisme s’est accru à tel point en Angleterre, avoue M. Blanqui, que le gouvernement anglais a dû chercher un refuge dans ces affreuses maisons de travail… » En effet, ces prétendues maisons de travail, où le travail consiste en occupations ridicules et stériles, ne sont, quoi qu’on ait dit, que des maisons de torture. Car il n’est pour un être raisonnable de torture pareille à celle de tourner une meule sans grain et sans farine, dans le but unique de fuir le repos, sans pour cela échapper à l’oisiveté.

« Cette organisation (l’organisation de la concurrence), continue M. Blanqui, tend à faire passer tous les profits du travail du côté des capitaux… C’est à Reims, à Mulhouse, à Saint-Quentin, comme à Manchester, à Leeds, à Spitafield, que l’existence des ouvriers est le plus précaire… » Suit un tableau épouvantable de la misère des ouvriers. Hommes, femmes, enfants, jeunes filles, passent devant vous affamés, étiolés, couverts de haillons, blafards et farouches. La description se termine par ce trait : « Les ouvriers de l’industrie mécanique ne peuvent plus fournir de soldats au recrutement de l’armée. » Il paraît qu’à ceux-là le pain blanc et la soupe de M. Dunoyer ne profitent pas.

M. Villermé regarde le libertinage des jeunes ouvrières comme inévitable. Le concubinage est leur état habituel ; elles sont entièrement subventionnées par les patrons, commis, étudiants. Bien qu’en général le mariage ait plus d’attrait pour le peuple que pour la bourgeoisie, nombre de prolétaires, malthusiens sans le savoir, craignent la famille, et suivent le torrent. Ainsi, comme les ouvriers sont chair à canon, les ouvrières sont chair à prostitution : cela explique l’élégante tenue du dimanche. Après tout, pourquoi ces demoiselles seraient-elles obligées à vertu plutôt que leurs bourgeoises ?

M. Buret, couronné par l’Académie : « J’affirme que la classe ouvrière est abandonnée corps et âme au bon plaisir de l’industrie. » — Le même dit ailleurs : « Les plus faibles efforts de la spéculation peuvent faire varier le prix du pain de cinq centimes et au delà par livre, ce qui représente 620 millions 500 mille fr. pour 34 millions d’hommes. » Remarquez en passant que le très-regrettable Buret regardait comme un préjugé populaire l’existence des accapareurs. Eh ! sophiste : accapareur ou spéculateur, qu’importe le nom, si vous reconnaissez la chose ?

De telles citations rempliraient des volumes. Mais le but de cet écrit n’est point de raconter les contradictions des économistes, et de faire aux personnes une guerre sans résultat. Notre but est plus élevé et plus digne : c’est de dérouler le Système des contradictions économiques, ce qui est tout différent. Nous terminerons donc ici cette triste revue ; et nous jetterons, avant de finir, un coup d’œil sur les divers moyens proposés pour remédier aux inconvénients de la concurrence.


§ III. — Des remèdes contre la concurrence.


La concurrence dans le travail peut-elle être abolie ?

Autant vaudrait demander si la personnalité, la liberté, la responsabilité individuelle peut être supprimée.

La concurrence, en effet, est l’expression de l’activité collective ; de même que le salaire, considéré dans son acception la plus haute, est l’expression du mérite et du démérite, en un mot de la responsabilité du travailleur. En vain l’on déclame et l’on se révolte contre ces deux formes essentielles de la liberté et de la discipline dans le travail. Sans une théorie du salaire, point de répartition, point de justice ; sans une organisation de la concurrence, point de garantie sociale, partant point de solidarité.

Les socialistes ont confondu deux choses essentiellement distinctes, lorsqu’opposant l’union du foyer domestique à la concurrence industrielle, ils se sont demandé si la société ne pouvait pas être constituée précisément comme une grande famille dont tous les membres seraient liés par l’affection du sang, et non comme une espèce de coalition où chacun est retenu par la loi de ses intérêts. La famille n’est pas, si j’ose dire ainsi, le type, la molécule organique de la société. Dans la famille, comme l’avait très-bien observé M. de Bonald, il n’existe qu’un seul être moral, un seul esprit, une seule âme, je dirais presque, avec la Bible, une seule chair. La famille est le type et le berceau de la monarchie et du patriciat : en elle réside et se conserve l’idée d’autorité et de souveraineté, qui s’efface de plus en plus dans l’état. C’est sur le modèle de la famille que toutes les sociétés antiques et féodales s’étaient organisées : et c’est précisément contre cette vieille constitution patriarcale, que proteste et se révolte la démocratie moderne.

L’unité constitutive de la société est l’atelier.

Or, l’atelier implique nécessairement un intérêt de corps, et des intérêts privés ; une personne collective, et des individus. De là, un système de rapports inconnus dans la famille, et parmi lesquels l’opposition de la volonté collective, représentée par le maître, et des volontés individuelles, représentées par les salariés, figure au premier rang. Viennent ensuite les rapports d’atelier à atelier, de capital à capital, en d’autres termes la concurrence et l’association. Car la concurrence et l’association s’appuient l’une sur l’autre ; elles n’existent pas l’une sans l’autre ; bien loin de s’exclure, elles ne sont pas même divergentes. Qui dit concurrence, suppose déjà but commun ; la concurrence n’est donc pas l’égoïsme, et l’erreur la plus déplorable du socialisme est de l’avoir regardée comme le renversement de la société.

Il ne saurait donc être ici question de détruire la concurrence, chose aussi impossible que de détruire la liberté ; il s’agit d’en trouver l’équilibre, je dirais volontiers la police. Car toute force, tout spontanéité, soit individuelle, soit collective, doit recevoir sa détermination : il en est à cet égard de la concurrence comme de l’intelligence et de la liberté. Comment donc la concurrence se déterminera-t-elle harmoniquement dans la société ?

Nous avons entendu la réponse de M. Dunoyer, parlant pour l’économie politique : La concurrence doit se déterminer par elle-même. En d’autres termes, selon M. Dunoyer et tous les économistes, le remède aux inconvénients de la concurrence est encore la concurrence ; et puisque l’économie politique est la théorie de la propriété, du droit absolu d’user et d’abuser, il est clair que l’économie politique n’a rien autre chose à répondre. Or c’est comme si l’on prétendait que l’éducation de la liberté se fait par la liberté, l’instruction de l’esprit par l’esprit, la détermination de la valeur par la valeur : toutes propositions évidemment tautologiques et absurdes.

Et, en effet, pour nous renfermer dans le sujet que nous traitons, il saute aux yeux que la concurrence, pratiquée pour elle-même et sans autre but que de maintenir une indépendance vague et discordante, ne peut aboutir à rien, et que ses oscillations sont éternelles. Dans la concurrence ce sont les capitaux, les machines, les procédés, le talent et l’expérience, c’est-à-dire encore des capitaux, qui sont en lutte ; la victoire est assurée aux plus gros bataillons. Si donc la concurrence ne s’exerce qu’au profit d’intérêts privés, et que ses effets sociaux n’aient été ni déterminés par la science, ni réservés par l’état, il y aura dans la concurrence, comme dans la démocratie, tendance continuelle de la guerre civile à l’oligarchie, de l’oligarchie au despotisme, puis dissolution et retour à la guerre civile, sans fin et sans repos. Voilà pourquoi la concurrence, abandonnée à elle-même, ne peut jamais arriver à sa constitution : de même que la valeur, elle a besoin d’un principe supérieur qui la socialise et la définisse. Ces faits sont désormais assez bien établis pour que nous puissions les considérer comme acquis à la critique et nous dispenser d’y revenir. L’économie politique, pour ce qui concerne la police de la concurrence, n’ayant et ne pouvant avoir d’autre moyen que la concurrence même, est démontrée impuissante.

Reste donc à savoir comment le socialisme a entendu la solution. Un seul exemple donnera la mesure de ses moyens, et nous permettra de prendre à son égard des conclusions générales.

M. Louis Blanc est peut-être de tous les modernes socialistes celui qui, par son remarquable talent, a su le mieux appeler sur ses écrits l’attention du public. Dans son Organisation du travail, après avoir ramené le problème de l’association à un seul point, la concurrence, il se prononce, sans hésiter, pour son abolition. On peut juger d’après cela combien cet écrivain, d’ordinaire si avisé, s’est fait illusion sur la valeur de l’économie politique, et sur la portée du socialisme. D’un côté M. Blanc, recevant de je ne sais où ses idées toutes faites, donnant tout à son siècle et rien à l’histoire, rejette absolument, pour le contenu et pour la forme, l’économie politique, et se prive des matériaux même de l’organisation ; de l’autre, il attribue à des tendances ressuscitées de toutes les époques antérieures et qu’il prend pour nouvelles, une réalité qu’elles n’ont pas, et méconnaît la nature du socialisme, qui est d’être exclusivement critique. M. Blanc nous a donc donné le spectacle d’une imagination vive et prompte aux prises avec une impossibilité ; il a cru à la divination du génie : mais il a dû s’apercevoir que la science ne s’improvise pas, et que s’appelât-on Adolphe Boyer, Louis Blanc ou J. J. Rousseau, du moment qu’il n’y a rien dans l’expérience, il n’y a rien dans l’entendement.

M. Blanc débute par cette déclaration : « Nous ne saurions comprendre ceux qui ont imaginé je ne sais quel mystérieux accouplement des deux principes opposés. Greffer l’association sur la concurrence est une pauvre idée : c’est remplacer les eunuques par les hermaphrodites. »

Ces quatre lignes sont pour M. Blanc à jamais regrettables. Elles prouvent qu’à la date de la 4e édition de son livre il était sur la logique aussi peu avancé que sur l’économie politique, et qu’il raisonnait de l’une et de l’autre comme un aveugle des couleurs. L’hermaphrodisme, en politique, consiste précisément dans l’exclusion, parce que l’exclusion ramène toujours, sous une forme quelconque et dans un même degré, l’idée exclue ; et M. Blanc serait étrangement surpris si on lui faisait voir, par le mélange perpétuel qu’il fait dans son livre des principes les plus contraires, l’autorité et le droit, la propriété et le communisme, l’aristocratie et l’égalité, le travail et le capital, la récompense et le dévouement, la liberté et la dictature, le libre examen et la foi religieuse, que le véritable hermaphrodite, publiciste au double sexe, c’est lui. M. Blanc, placé sur les confins de la démocratie et du socialisme, un degré plus bas que la République, deux degrés au-dessous de M. Barrot, trois au-dessous de M. Thiers, est encore lui-même, quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, un descendant à la quatrième génération de M. Guizot, un doctrinaire.

« Certes, s’écrie M. Blanc, nous ne sommes pas de ceux qui crient anathème au principe d’autorité. Ce principe, nous avons eu mille fois occasion de le défendre contre des attaques aussi dangereuses qu’ineptes. Nous savons que, lorsque dans une société la force organisée n’est nulle part, le despotisme est partout… »

Ainsi, d’après M. Blanc, le remède à la concurrence, ou plutôt le moyen de l’abolir, consiste dans l’intervention de l’autorité, dans la substitution de l’état à la liberté individuelle : c’est l’inverse du système des économistes.

Je regretterais que M. Blanc, dont les tendances sociales sont connues, m’accusât de lui faire une guerre impolitique en le réfutant. Je rends justice aux intentions généreuses de M. Blanc ; j’aime et je lis ses ouvrages, et je lui rends surtout grâce du service qu’il a rendu, en mettant à découvert, dans son Histoire de dix ans, l’incurable indigence de son parti. Mais nul ne peut consentir à paraître dupe ou imbécile : or, toute question de personne mise à part, que peut-il y avoir de commun entre le socialisme, cette protestation universelle, et le pêle-mêle de vieux préjugés qui compose la république de M. Blanc ? M. Blanc ne cesse d’appeler à l’autorité, et le socialisme se déclare hautement anarchique ; M. Blanc place le pouvoir au-dessus de la société, et le socialisme tend à faire passer le pouvoir sous la société ; M. Blanc fait descendre la vie sociale d’en haut, et le socialisme prétend la faire poindre et végéter d’en bas ; M. Blanc court après la politique, et le socialisme cherche la science. Plus d’hypocrisie, dirai-je à M. Blanc : vous ne voulez ni du catholicisme, ni de la monarchie, ni de la noblesse ; mais il vous faut un Dieu, une religion, une dictature, une censure, une hiérarchie, des distinctions et des rangs. Et moi je nie votre Dieu, votre autorité, votre souveraineté, votre état juridique et toutes vos mystifications représentatives ; je ne veux ni de l’encensoir de Robespierre, ni de la baguette de Marat ; et plutôt que de subir votre démocratie androgyne, j’appuie le statu quo. Depuis seize ans, votre parti résiste au progrès et arrête l’opinion ; depuis seize ans, il montre son origine despotique en faisant queue au pouvoir à l’extrémité du centre gauche : il est temps qu’il abdique ou qu’il se métamorphose. Implacables théoriciens de l’autorité, que proposez-vous donc que le gouvernement auquel vous faites la guerre ne puisse réaliser d’une façon plus supportable que vous ?

Le système de M. Blanc se résume en trois points :

1o Créer au pouvoir une grande force d’initiative, c’est-à-dire, en langage français, rendre l’arbitraire tout-puissant pour réaliser une utopie.

2o Créer et commanditer aux frais de l’état des ateliers publics.

3o Éteindre l’industrie privée sous la concurrence de l’industrie nationale.

Et c’est tout.

M. Blanc a-t-il abordé le problème de la valeur, qui implique à lui seul tous les autres ? il ne s’en doute seulement pas. — A-t-il donné une théorie de la répartition ? Non. — A-t-il résolu l’antinomie de la division du travail, cause éternelle d’ignorance, d’immoralité et de misère pour l’ouvrier ? Non. — A-t-il fait disparaître la contradiction des machines et du salariat, et concilié les droits de l’association avec ceux de la liberté ? Tout au contraire, M. Blanc consacre cette contradiction. Sous la protection despotique de l’état, il admet en principe l’inégalité des rangs et des salaires, en y ajoutant, pour compensation, le droit électoral. Des ouvriers qui votent leur règlement et qui nomment leurs chefs ne sont-ils pas libres ? Il pourra bien arriver que ces ouvriers votants n’admettent parmi eux ni commandement, ni différence de solde : alors comme rien n’aura été prévu pour donner satisfaction aux capacités industrielles, tout en maintenant l’égalité politique, la dissolution pénétrera dans l’atelier, et, à moins d’une intervention de la police, chacun retournera à ses affaires. Ces craintes ne paraissent ni sérieuses ni fondées à M. Blanc : il attend l’épreuve avec calme, bien sûr que la société ne se dérangera pas pour lui donner le démenti.

Et les questions si complexes, si embrouillées de l’impôt, du crédit, du commerce international, de la propriété, de l’hérédité : M. Blanc les a-t-il approfondies ? Et le problème de la population, l’a-t-il résolu ? Non, non, non, mille fois non : quand M. Blanc ne tranche pas une difficulté, il l’élimine. À propos de la population, il dit : « Comme il n’y a que la misère qui soit prolifique, et comme l’atelier social fera disparaître la misère, il n’y a pas lieu de s’en occuper. »

En vain M. de Sismondi, appuyé sur l’expérience universelle, lui crie : « Nous n’avons aucune confiance dans ceux qui exercent des pouvoirs délégués. Nous croyons que toute corporation fera plus mal ses affaires que ceux qui sont animés par un intérêt individuel ; qu’il y aura de la part des directeurs négligence, faste, dilapidation, favoritisme, crainte de se compromettre, tous les défauts enfin qu’on remarque dans l’administration de la fortune publique, par opposition à la fortune privée. Nous croyons de plus que dans une assemblée d’actionnaires on ne trouvera qu’inattention, caprice, négligence, et qu’une entreprise mercantile serait constamment compromise et bientôt ruinée, si elle devait dépendre d’une assemblée délibérante et d’un commerçant. » M. Blanc n’entend rien ; il s’étourdit avec la sonorité de ses phrases : l’intérêt privé, il le remplace par le dévouement à la chose publique ; à la concurrence, il substitue l’émulation et les récompenses. Après avoir posé en principe la hiérarchie industrielle, conséquence nécessaire de sa foi en Dieu, à l’autorité et au génie, il s’abandonne à des puissances mystiques, idoles de son cœur et de son imagination.

Ainsi, M. Blanc débute par un coup d’état, ou plutôt, suivant son expression originale, par une application de la force d’initiative qu’il crée au pouvoir ; et il frappe une contribution extraordinaire sur les riches, afin de commanditer le prolétariat. La logique de M. Blanc est toute simple, c’est celle de la République : Le pouvoir veut ce que le peuple veut, et ce que le peuple veut est vrai. Singulière façon de réformer la société que de comprimer ses tendances les plus spontanées, de nier ses manifestations les plus authentiques, et, au lieu de généraliser le bien-être par le développement régulier des traditions, de déplacer le travail et le revenu ! Mais, en vérité, à quoi bon ces déguisements ? pourquoi tant de détours ? N’était-il pas plus simple d’adopter tout de suite la loi agraire ? Le pouvoir, en vertu de sa force d’initiative, ne pouvait-il d’emblée déclarer que tous les capitaux et instruments de travail étaient propriétés de l’État, sauf l’indemnité à accorder aux détenteurs par forme de transition ? Au moyen de cette mesure péremptoire, mais loyale et sincère, le champ économique était déblayé ; il n’en eût pas coûté davantage à l’utopie, et M. Blanc pouvait alors, sans nul empêchement, procéder à l’aise à l’organisation de la société ?

Mais que dis-je ? organiser ! Toute l’œuvre organique de M. Blanc consiste dans ce grand acte d’expropriation ou de substitution, comme on voudra : l’industrie une fois déplacée et républicanisée, le grand monopole constitué, M. Blanc ne doute point que la production n’aille à souhait ; il ne comprend pas qu’on élève contre ce qu’il appelle son système, une seule difficulté. Et de fait, qu’objecter à une conception aussi radicalement nulle, aussi insaisissable que celle de M. Blanc ? La partie la plus curieuse de son livre est dans le recueil choisi qu’il a fait d’objections proposées par quelques incrédules, et auxquelles il répond, on le devine, victorieusement. Ces critiques n’avaient pas vu qu’en discutant le système de M. Blanc, ils argumentaient sur les dimensions, la pesanteur et la figure d’un point mathématique. Or, il est arrivé que la controverse soutenue par M. Blanc lui en a plus appris que ses propres méditations n’avaient fait ; et l’on s’aperçoit que si les objections eussent continué, il eût fini par découvrir ce qu’il croyait avoir inventé, l’organisation du travail.

Mais enfin le but, si restreint d’ailleurs, que poursuivait M. Blanc, savoir l’abolition de la concurrence et la garantie de succès d’une entreprise patronée et commanditée par l’état, ce but a-t-il été atteint ? — Je citerai à ce sujet les réflexions d’un économiste de talent, M. Joseph Garnier, aux paroles duquel je me permettrai de joindre quelques commentaires.

« Le gouvernement, selon M. Blanc, choisirait des ouvriers moraux, et leur donnerait de bons salaires. » — Ainsi il faut à M. Blanc des hommes faits exprès : il ne se flatte pas d’agir sur toute espèce de tempéraments. Quant aux salaires, M. Blanc les promet bons ; c’est plus aisé que d’en définir la mesure.

« M. Blanc admet par hypothèse que ces ateliers donneraient un produit net, et feraient en outre une si bonne concurrence à l’industrie privée que celle-ci se transformerait en ateliers nationaux. »

Comment cela se pourrait-il, si les prix de revient des ateliers nationaux sont plus élevés que ceux des ateliers libres ? J’ai fait voir au chapitre Ier que les 300 ouvriers d’une filature ne produisent pas à l’exploitant, entre eux tous, un revenu net et régulier de 20,000 fr ; et que ces 20,000 fr. répartis entre les 300 travailleurs n’augmenteraient leur revenu que de 18 centimes par jour. Or, ceci est vrai de toutes les industries. Comment l’atelier national, qui doit à ses ouvriers de bons salaires, comblera-t-il ce déficit ? — Par l’émulation, dit M. Blanc.

M. Blanc cite avec une extrême complaisance la maison Leclaire, société d’ouvriers peintres en bâtiments faisant très-bien leurs affaires, et qu’il regarde comme une démonstration vivante de son système. M. Blanc aurait pu ajouter à cet exemple une multitude de sociétés semblables, qui prouveraient tout autant que la maison Leclaire, c’est-à-dire pas plus. La maison Leclaire est un monopole collectif, entretenu par la grande société qui l’enveloppe. Or, il s’agit de savoir si la société tout entière peut devenir un monopole, au sens de M. Blanc et sur le patron de la maison Leclaire : ce que je nie positivement. Mais ce qui touche de plus près à la question qui nous occupe, et à quoi M. Blanc n’a pas pris garde, c’est qu’il résulte des comptes de répartition que la maison Leclaire lui a fournis, que, les salaires de cette maison étant de beaucoup supérieurs à la moyenne générale, la première chose à faire dans une organisation de la société serait de susciter à la maison Leclaire, soit parmi ses ouvriers, soit au dehors, une concurrence.

« Les salaires seraient réglés par le gouvernement. Les membres de l’atelier social en disposeraient à leur convenance, et l’incontestable excellence de la vie en commun ne tarderait pas à faire naître, de l’association des travaux, la volontaire association des plaisirs. »

M. Blanc est-il communiste, oui, ou non ? Qu’il se prononce une fois, au lieu de tenir le large ; et si le communisme ne le rend pas plus intelligible, du moins on saura ce qu’il veut.

« En lisant le supplément dans lequel M. Blanc a jugé à propos de combattre les objections que quelques journaux lui ont faites, on voit mieux ce qu’il y a d’incomplet dans sa conception, fille au moins de trois pères, le saint-simonisme, le fouriérisme, le communisme, avec le concours de la politique, et d’un peu, de très-peu d’économie politique.

» D’après ses explications, l’état ne serait que régulateur, législateur, protecteur de l’industrie, et non fabricant ni producteur universel. Mais comme il protège exclusivement les ateliers sociaux pour détruire l’industrie privée, il arrive forcément au monopole et retombe dans la théorie saint-simonienne malgré lui, au moins quant à la production. »

M. Blanc ne saurait en disconvenir : son système est dirigé contre l’industrie privée ; et chez lui le pouvoir, par sa force d’initiative, tend à éteindre toute initiative individuelle, à proscrire le travail libre. L’accouplement des contraires est odieux à M. Blanc : aussi voyons-nous qu’après avoir sacrifié la concurrence à l’association, il lui sacrifie encore la liberté. Je l’attends à l’abolition de la famille.

« Toutefois la hiérarchie sortirait du principe électif, comme dans le fouriérisme, comme dans la politique constitutionnelle. Mais encore ces ateliers sociaux, réglementés par la loi, seront-ils autre chose que des corporations ? Quel est le lien des corporations ? la loi. Qui fera la loi ? le gouvernement. Vous supposez qu’il sera bon ? Eh bien ! l’expérience a démontré qu’il ne s’était jamais entendu à réglementer les innombrables accidents de l’industrie. Vous nous dites qu’il fixera le taux des profits, le taux des salaires ; vous espérez qu’il le fera de façon que les travailleurs et les capitaux se réfugieront dans l’atelier social. Mais vous ne nous dites pas comment l’équilibre s’établira entre ces ateliers qui auront tendance à la vie en commun, au phalanstère ; vous ne nous dites pas comment ces ateliers éviteront la concurrence intérieure et extérieure ; comment ils pourvoiront à l’excès de population par rapport au capital ; comment les ateliers sociaux manufacturiers différeront de ceux des champs, et bien d’autres choses encore. Je sais bien que vous répondrez : Par la vertu spécifique de la loi ! Et si votre gouvernement, votre état ne savent pas la faire ? Ne voyez-vous pas que vous glissez sur la pente, et que vous êtes obligé de vous raccrocher à quelque chose d’analogue à la loi vivante ? On le voit bien en vous lisant : vous vous préoccupez surtout d’inventer un pouvoir susceptible d’être appliqué à votre système ; mais je déclare qu’après vous avoir lu attentivement, je ne pense pas que vous ayez encore une notion claire et précise de ce qu’il vous faut. Ce qui vous manque, ainsi qu’à nous tous, c’est la véritable notion de la liberté et de l’égalité, que vous ne voudriez pas méconnaître, et que vous êtes obligé de sacrifier, quelques précautions que vous preniez.

» Ne connaissant pas la nature et les fonctions du pouvoir, vous n’avez pas osé vous arrêter sur une seule explication ; vous n’avez pas donné le moindre exemple.

» Admettons que les ateliers fonctionnent pour produire, ce seront des ateliers commerciaux qui feront aussi circuler les produits, qui feront les échanges. Et qui donc réglera le prix ? encore la loi ? En vérité, je vous le dis, il vous faudra une nouvelle apparition sur le mont Sinaï, sans quoi vous ne vous en tirerez jamais, vous, votre conseil d’état, votre chambre de représentants ou votre aréopage de sénateurs. »

Ces réflexions sont d’une invincible justesse. M. Blanc, avec son organisation par l’état, est obligé de conclure toujours par où il aurait dû commencer, et qui lui aurait évité la peine de faire son livre, l’Étude de la science économique. Comme le dit très-bien son critique : « M. Blanc a eu le tort grave de faire de la stratégie politique avec des questions qui ne se prêtent point à cet usage ; » il a essayé de mettre le gouvernement en demeure, et il n’a réussi qu’à démontrer de mieux en mieux l’incompatibilité du socialisme avec la démocratie harangueuse et parlementaire. Son pamphlet, tout émaillé de pages éloquentes, fait honneur à sa littérature : quant à la valeur philosophique du livre, elle serait absolument la même si l’auteur s’était borné à écrire sur chaque page, en gros caractères, ce seul mot : Je proteste.

Résumons :

La concurrence, comme position ou phase économique, considérée dans son origine, est le résultat nécessaire de l’intervention des machines, de la constitution de l’atelier et de la théorie de réduction des frais généraux ; considérée dans sa signification propre et dans sa tendance, elle est le mode selon lequel se manifeste et s’exerce l’activité collective, l’expression de la spontanéité sociale, l’emblème de la démocratie et de l’égalité, l’instrument le plus énergique de la constitution de la valeur, le support de l’association. — Comme essor des forces individuelles, elle est le gage de leur liberté, le premier moment de leur harmonie, la forme de la responsabilité qui les unit toutes et les rend solidaires.

Mais la concurrence abandonnée à elle-même et privée de la direction d’un principe supérieur et efficace, n’est qu’un mouvement vague, une oscillation sans but de la puissance industrielle, éternellement ballottée entre ces deux extrêmes également funestes, d’un côté les corporations et le patronage, auxquels nous avons vu l’atelier donner naissance, d’autre part le monopole, dont il sera question au chapitre suivant.

Le socialisme, en protestant avec raison contre cette concurrence anarchique, n’a rien proposé encore de satisfaisant pour sa réglementation ; et la preuve, c’est qu’on rencontre partout, dans les utopies qui ont vu le jour, la détermination ou socialisation de la valeur abandonnée à l’arbitraire, et toutes les réformes aboutir, tantôt à la corporation hiérarchique, tantôt au monopole de l’état, ou au despotisme de la communauté.



CHAPITRE VI.


QUATRIÈME ÉPOQUE. — LE MONOPOLE.


Monopole, commerce, exploitation ou jouissance exclusive d’une chose.

Le monopole est l’opposé naturel de la concurrence. Cette simple observation suffit, comme nous l’avons remarqué, pour faire tomber les utopies dont la pensée est d’abolir la concurrence, comme si elle avait pour contraire l’association et la fraternité. La concurrence est la force vitale qui anime l’être collectif ; la détruire, si une pareille supposition pouvait se faire, ce serait tuer la société.

Mais dès lors que la concurrence est nécessaire, elle implique l’idée du monopole, puisque le monopole est comme le siège de chaque individualité concurrente. Aussi les économistes ont démontré, et M. Rossi l’a formellement reconnu, que le monopole est la forme de la possession sociale, hors de laquelle point de travail, point de produit, point d’échange, point de richesse. Toute possession terrienne est un monopole ; toute utopie industrielle tend à se constituer en monopole, et il faut en dire autant des autres fonctions non comprises dans ces deux catégories.

Le monopole par lui-même n’emporte donc pas l’idée d’injustice ; bien plus, il y a quelque chose en lui qui, étant de la société aussi bien que de l’homme, le légitime : c’est là le côté positif du principe que nous allons examiner.

Mais le monopole, de même que la concurrence, devient anti-social et funeste : comment cela ? — Par l’abus, répondent les économistes. Et c’est à définir et réprimer les abus du monopole que les magistrats s’appliquent ; c’est à le dénoncer que la nouvelle école d’économistes met sa gloire.

Nous montrerons que les soi-disant abus du monopole ne sont que les effets du développement, en sens négatif, du monopole légal ; qu’ils ne peuvent être séparés de leur principe, sans que ce principe soit ruiné ; conséquemment, qu’ils sont inaccessibles à la loi, et que toute répression à cet égard est arbitraire et injuste. De telle sorte que le monopole, principe constitutif de la société et condition de richesse, est en même temps et au même degré principe de spoliation et de paupérisme ; que plus on lui fait produire de bien, plus on en reçoit de mal ; que sans lui le progrès s’arrête, et qu’avec lui le travail s’immobilise et la civilisation s’évanouit.


§ I. — Nécessité du monopole.


Ainsi, le monopole est le terme fatal de la concurrence qui l’engendre par une négation incessante d’elle-même : cette génération du monopole en est déjà la justification. Car, puisque la concurrence est inhérente à la société comme le mouvement l’est aux êtres vivants, le monopole qui vient à sa suite, qui en est le but et la fin, et sans lequel la concurrence n’eût point été acceptée, le monopole est et demeurera légitime aussi longtemps que la concurrence, aussi longtemps que les procédés mécaniques et les combinaisons industrielles, aussi longtemps enfin que la division du travail et la constitution des valeurs seront des nécessités et des lois.

Donc, par le fait seul de sa génération logique, le monopole est justifié. Toutefois cette justification semblerait peu de chose et n’aboutirait qu’à faire rejeter plus énergiquement la concurrence, si le monopole ne pouvait à son tour se poser par lui-même, et comme principe.

Dans les chapitres précédents, nous avons vu que la division du travail est la spécification de l’ouvrier, considéré surtout comme intelligence ; que la création des machines et l’organisation de l’atelier expriment sa liberté ; et que, par la concurrence, l’homme, ou la liberté intelligente, entre en action. Or, le monopole est l’expression de la liberté victorieuse, le prix de la lutte, la glorification du génie : c’est le stimulant le plus fort de tous les progrès accomplis dès l’origine du monde, à telle enseigne que, comme nous le disions tout à l’heure, la société qui ne peut subsister avec lui, n’eût point été faite sans lui.

D’où vient donc au monopole cette vertu singulière, dont l’étymologie du mot et l’aspect vulgaire de la chose sont si loin de nous donner l’idée ?

Le monopole n’est au fond que l’autocratie de l’homme sur lui-même : c’est le droit dictatorial accordé par la nature à tout producteur d’user de ses facultés comme il lui plaît, de donner l’essor à sa pensée dans telle direction qu’il préfère, de spéculer, en telle spécialité qu’il lui plaît de choisir, de toute la puissance de ses moyens, de disposer souverainement des instruments qu’il s’est créés et des capitaux accumulés par son épargne pour telle entreprise dont il lui semble bon de courir les risques, et sous la condition expresse de jouir seul du fruit de la découverte et des bénéfices de l’aventure.

Ce droit est tellement de l’essence de la liberté, qu’à le dénier on mutile l’homme dans son corps, dans son âme et dans l’exercice de ses facultés, et que la société, qui ne progresse que par le libre essor des individus, venant à manquer d’explorateurs, se trouve arrêtée dans sa marche.

Il est temps de donner, par le témoignage des faits, un corps à toutes ces idées.

Je sais une commune, où de temps immémorial il n’existait point de chemins ni pour le défrichement des terres, ni pour les communications au dehors. Pendant les trois quarts de l’année, toute importation ou exportation de denrées était interdite ; une barrière de boue et de marécages protégeait à la fois contre toute invasion de l’extérieur et contre toute excursion des habitants la bourgade sacro-sainte. Six chevaux, par les beaux jours, suffisaient à peine à enlever la charge d’une rosse allant au pas sur une belle route. Le maire du lieu résolut, malgré le conseil, de faire passer un chemin sur son territoire. Longtemps il fut bafoué, maudit, exécré. On s’était bien jusqu’à lui passé de route : qu’avait-il besoin de dépenser l’argent de la commune, et de faire perdre leur temps aux laboureurs en prestations, charrois et corvées ? C’était pour contenter son orgueil que monsieur le maire voulait, aux dépens des pauvres fermiers, ouvrir une si belle avenue aux amis de la ville qui viendraient le visiter !… Malgré tout la route fut faite, et paysans de s’applaudir ! Quelle différence ! disaient-ils : autrefois nous mettions huit chevaux pour conduire trente sacs au marché, et nous restions trois jours ; maintenant nous partons le matin avec deux chevaux, et nous revenons le soir. — Mais dans tous ces discours il n’est plus question de maire. Depuis que l’événement lui a donné raison, on cesse de parler de lui : j’ai su même que la plupart lui en voulaient.

Ce maire s’était conduit en Aristide. Supposons que, fatigué d’absurdes vociférations, il eût dès le principe proposé à ses administrés d’exécuter le chemin à ses frais, moyennant qu’on lui eût payé, pendant cinquante ans, un péage, chacun au surplus demeurant libre d’aller, comme par le passé, à travers champs : en quoi cette transaction aurait-elle été frauduleuse ?

Voilà l’histoire de la société et des monopoleurs.

Tout le monde n’est point à même de faire présent à ses concitoyens d’une route ou d’une machine : d’ordinaire, c’est l’inventeur qui, après s’être épuisé de santé et de bien, attend récompense. Refusez donc, en les raillant encore, à Arkwright, à Watt, à Jacquard, le privilège de leur découverte ; ils s’enfermeront pour travailler, et peut-être emporteront dans la tombe leur secret. Refusez au colon la possession du sol qu’il défriche, et personne ne défrichera.

Mais, dit-on, est-ce là le véritable droit, le droit social, le droit fraternel ? Ce qui s’excuse au sortir de la communauté primitive, effet de la nécessité, n’est qu’un provisoire qui doit disparaître devant une intelligence plus complète des droits et des devoirs de l’homme et de la société.

Je ne recule devant aucune hypothèse : voyons, approfondissons. C’est déjà un grand point que, de l’aveu des adversaires, pendant la première période de la civilisation, les choses n’aient pu se passer autrement. Il reste à savoir si les établissements de cette période ne sont en effet, comme on l’a dit, qu’un provisoire, ou bien le résultat de lois immanentes dans la société et éternelles. Or, la thèse que je soutiens dans ce moment est d’autant plus difficile, qu’elle est en opposition directe avec la tendance générale, et que tout à l’heure je devrai moi-même la renverser par sa contradiction.

Je prie donc que l’on me dise comment il est possible de faire appel aux principes de sociabilité, de fraternité et de solidarité, alors que la société elle-même repousse toute transaction solidaire et fraternelle ? Au début de chaque industrie, à la première lueur d’une découverte, l’homme qui invente est isolé ; la société l’abandonne et reste en arrière. Pour mieux dire, cet homme, relativement à l’idée qu’il a conçue et dont il poursuit la réalisation, devient à lui seul la société tout entière. Il n’a plus d’associés, plus de collaborateurs, plus de garants ; tout le monde le fuit : à lui seul la responsabilité, à lui seul donc les avantages de la spéculation.

On insiste : c’est aveuglement de la part de la société, délaissement de ses droits et de ses intérêts les plus sacrés, du bien-être des générations futures ; et le spéculateur, mieux renseigné ou plus heureux, ne peut sans déloyauté profiter du monopole que l’ignorance universelle lui livre.

Je soutiens que cette conduite de la société est, quant au présent, un acte de haute prudence ; et quant à l’avenir, je montrerai qu’elle n’y perd pas. J’ai déjà fait voir, chap. 2, par la solution de l’antinomie de la valeur, que l’avantage de toute découverte utile est incomparablement moindre pour l’inventeur, quoi qu’il fasse, que pour la société ; j’ai porté la démonstration sur ce point jusqu’à la rigueur mathématique. Plus tard je montrerai encore, qu’en sus du bénéfice qui lui est assuré sur toute découverte, la société exerce, sur les privilèges qu’elle concède, soit temporairement, soit à perpétuité, des répétitions de plusieurs sortes, qui couvrent largement l’excès de certaines fortunes privées, et dont l’effet ramène promptement l’équilibre. Mais n’anticipons pas.

J’observe donc que la vie sociale se manifeste d’une double manière, conservation et développement.

Le développement s’effectue par l’essor des énergies individuelles ; la masse est de sa nature inféconde, passive et réfractaire à toute nouveauté. C’est, si j’ose employer cette comparaison, la matrice, stérile par elle-même, mais où viennent se déposer les germes créés par l’activité privée, qui, dans la société hermaphrodite, fait véritablement fonction d’organe mâle.

Mais la société ne se conserve qu’autant qu’elle se dérobe à la solidarité des spéculations particulières, et qu’elle laisse absolument toute innovation aux risques et périls des individus. On pourrait en quelques pages dresser la liste des inventions utiles. Les entreprises menées à bonne fin se comptent : aucun nombre n’exprimerait la multitude d’idées fausses et d’essais imprudents qui tous les jours éclosent dans les cerveaux humains. Il n’est pas un inventeur, pas un ouvrier, qui, pour une conception saine et juste, n’ait enfanté des milliers de chimères ; pas une intelligence qui, pour une étincelle de raison, ne jette des tourbillons de fumée. S’il était possible de faire deux parts de tous les produits de la raison humaine, et de mettre d’un côté les travaux utiles, de l’autre tout ce qui a été dépensé de force, d’esprit, de capitaux et de temps pour l’erreur, on verrait avec effroi que l’emport de ce compte sur le premier est peut-être d’un milliard pour cent. Que deviendrait la société, si elle devait acquitter ce passif et solder toutes ces banqueroutes ? Que deviendraient à leur tour la responsabilité et la dignité du travailleur, si, couvert de la garantie sociale, il pouvait, sans risques pour lui-même, se livrer à tous les caprices d’une imagination en délire, et jouer à chaque instant l’existence de l’humanité ?

De tout cela, je conclus que ce qui s’est pratiqué dès l’origine, se pratiquera jusqu’à la fin, et que sur ce point, comme sur tout autre, si nous devons viser à la conciliation, il est absurde de penser que rien de ce qui existe puisse être aboli. Car le monde des idées étant infini comme la nature, et les hommes sujets à spéculation, c’est-à-dire à erreur, aujourd’hui comme jamais, il y a constamment pour les individus excitation à spéculer, pour la société raison de se méfier et de se tenir en garde, par conséquent toujours matière à monopole.

Pour se tirer de ce dilemme, que propose-t-on ? Le rachat ? En premier lieu, le rachat est impossible : toutes les valeurs étant monopolisées, où la société prendrait-elle de quoi indemniser les monopoleurs ? quelle serait son hypothèque ? D’autre part, le rachat serait parfaitement inutile : quand tous les monopoles auraient été rachetés, resterait à organiser l’industrie ; où est le système ? Sur quoi l’opinion est-elle fixée ? Quels problèmes ont été résolus ? Si l’organisation est en mode hiérarchique, nous rentrons dans le régime du monopole ; si elle est en mode démocratique, nous revenons au point de départ ; les industries rachetées tomberont dans le domaine public, c’est-à-dire dans la concurrence, et peu à peu redeviendront monopoles ; — enfin, si l’organisation est en mode communiste, nous n’aurons fait que passer d’une impossibilité dans une autre ; car, comme nous le démontrerons en son temps, la communauté, de même que la concurrence et le monopole, est antinomique, impossible.

Afin de ne point engager la fortune sociale dans une solidarité illimitée, et partant funeste, se contentera-t-on d’imposer des règles à l’esprit d’invention et d’entreprise ? Créera-t-on une censure pour les hommes de génie et pour les fous ? c’est supposer que la société connaît d’avance ce qu’il s’agit précisément de découvrir. Soumettre à un examen préalable les projets des entrepreneurs, c’est interdire à priori tout mouvement. Car, encore une fois, relativement au but qu’il se propose, il est un moment où chaque industriel représente dans sa personne la société elle-même, voit mieux et de plus loin que tous les autres hommes réunis, et cela, bien souvent, sans qu’il puisse seulement s’expliquer ni être compris. Lorsque Copernic, Kepler et Galilée, prédécesseurs de Newton, s’en vinrent dire à la société chrétienne, alors représentée par l’église : La bible s’est trompée ; la terre tourne, et le soleil est immobile ; ils avaient raison contre la société, qui, sur la foi des sens et des traditions, les démentait. La société aurait-elle donc pu accepter la solidarité du système copernicien ? Elle le pouvait si peu, que ce système contredisait ouvertement sa foi, et qu’en attendant l’accord de la raison et de la révélation, Galilée, un des inventeurs responsables, subit la torture en témoignage de l’idée nouvelle. Nous sommes plus tolérants, je le suppose ; mais cette tolérance même prouve qu’en accordant plus de liberté au génie, nous n’entendons pas être moins discrets que nos aïeux. Les brevets d’inventions pleuvent, mais sans garantie du gouvernement. Les titres de propriétés sont placés sous la garde des citoyens ; mais ni le cadastre, ni la charte, n’en garantissent la valeur : c’est au travail à faire valoir. Et quant aux missions scientifiques et autres que le gouvernement se met parfois en veine de confier à des explorateurs sans argent, elles sont une rapine et une corruption de plus.

En fait, la société ne peut garantir à personne le capital nécessaire à l’expérimentation d’une idée ; en droit, elle ne peut revendiquer le résultat d’une entreprise à laquelle elle n’a pas souscrit : donc le monopole est indestructible. Du reste, la solidarité ne servirait de rien : car, comme chacun peut réclamer pour ses fantaisies la solidarité de tous, et aurait le même droit d’obtenir le blanc-seing du gouvernement, on arriverait bientôt à un arbitraire universel, c’est-à-dire purement et simplement au statu quo.

Quelques socialistes, très-malheureusement inspirés, je le dis de toute la force de ma conscience, par des abstractions évangéliques, ont cru trancher la difficulté par ces belles maximes : — L’inégalité des capacités est la preuve de l’inégalité des devoirs ; — Vous avez reçu davantage de la nature, donnez davantage à vos frères, — et autres phrases sonores et touchantes, qui ne manquent jamais leur effet sur les intelligences vides, mais qui n’en sont pas moins tout ce qu’il est possible d’imaginer de plus innocent. La formule pratique que l’on déduit de ces merveilleux adages, c’est que chaque travailleur doit tout son temps à la société, et que la société doit lui rendre en échange tout ce qui est nécessaire à la satisfaction de ses besoins, dans la mesure des ressources dont elle dispose.

Que mes amis communistes me le pardonnent ! Je serais moins âpre à leurs idées, si je n’étais invinciblement convaincu, dans ma raison et dans mon cœur, que la communauté, le républicanisme, et toutes les utopies sociales, politiques et religieuses, qui dédaignent les faits et la critique, sont le plus grand obstacle qu’ait présentement à vaincre le progrès. Comment ne veut-on jamais comprendre que la fraternité ne peut s’établir que par la justice ; que c’est la justice seule, condition, moyen et loi de la liberté et de la fraternité, qui doit être l’objet de notre étude, et dont il faut poursuivre sans relâche, jusqu’aux moindres détails, la détermination et la formule ? Comment des écrivains à qui la langue économique est familière oublient-ils que supériorité de talents est synonyme de supériorité de besoins, et que bien loin d’attendre des personnalités vigoureuses quelque chose de plus que du vulgaire, la société doit constamment veiller à ce qu’elles ne reçoivent plus qu’elles ne rendent, alors que la masse a déjà tant de peine à rendre tout ce qu’elle reçoit ? Que l’on se tourne comme on voudra, toujours il faut en venir au livre de caisse, au compte de recette et de dépense, seule garantie contre les grands consommateurs, aussi bien que contre les petits producteurs. L’ouvrier est sans cesse en avance sur sa production ; toujours il tend à prendre crédit, à contracter des dettes et à faire faillite ; il a perpétuellement besoin d’être rappelé à l’aphorisme de Say, les produits ne s’achètent qu’avec des produits.

Supposer que le travailleur de haute capacité pourra se contenter, en faveur des petits, de moitié de son salaire, fournir gratuitement ses services, et produire, comme dit le peuple, pour le roi de Prusse, c’est-à-dire pour cette abstraction qui se nomme la société, le souverain, ou mes frères : c’est fonder la société sur un sentiment, je ne dis pas inaccessible à l’homme, mais qui, érigé systématiquement en principe, n’est qu’une fausse vertu, une hypocrisie dangereuse. La charité nous est commandée comme réparation des infirmités qui affligent par accident nos semblables, et je conçois que sous ce point de vue la charité puisse être organisée ; je conçois que, procédant de la solidarité même, elle redevienne simplement justice. Mais la charité prise pour instrument d’égalité et loi d’équilibre, serait la dissolution de la société. L’égalité se produit entre les hommes par la rigoureuse et inflexible loi du travail, par la proportionnalité des valeurs, la sincérité des échanges, et l’équivalence des fonctions ; en un mot par la solution mathématique de tous les antagonismes.

Voilà pourquoi la charité, première vertu du chrétien, légitime espoir du socialiste, but de tous les efforts de l’économiste, est un vice social, dès qu’on en fait un principe de constitution et une loi ; voilà pourquoi certains économistes ont pu dire que la charité légale avait causé plus de mal à la société que l’usurpation propriétaire. L’homme, ainsi que la société dont il fait partie, est avec lui-même en compte courant perpétuel ; tout ce qu’il consomme, il doit le produire. Telle est la règle générale, à laquelle nul ne peut se soustraire sans être, ipso facto, frappé de déshonneur, ou suspect de fraude. Singulière idée, vraiment, que de décréter, sous prétexte de fraternité, l’infériorité relative de la majorité des hommes ! Après cette belle déclaration, il ne restera plus qu’à en tirer les conséquences ; et bientôt, grâce à la fraternité, l’aristocratie sera revenue.

Doublez le salaire normal de l’ouvrier, vous l’invitez à la paresse, vous humiliez sa dignité, et démoralisez sa conscience ; — ôtez-lui le prix légitime de ses efforts, vous soulevez sa colère, ou vous exaltez son orgueil. Dans l’un et l’autre cas, vous altérez ses sentiments fraternels. Au contraire, mettez à la jouissance la condition du travail, seul mode prévu par la nature pour associer les hommes, en les rendant bons et heureux ; vous rentrez dans la loi de répartition économique, les produits s’achètent par des produits. Le communisme, je m’en suis souvent plaint, est la négation même de la société dans sa base, qui est l’équivalence progressive des fonctions et des aptitudes. Les communistes, vers lesquels incline tout le socialisme, ne croient point à l’égalité de par la nature et l’éducation : ils y suppléent par des décrets souverains, mais, quoi qu’ils puissent faire, inexécutables. Au lieu de chercher la justice dans le rapport des faits, ils la prennent dans leur sensibilité ; appelant justice tout ce qui leur paraît être amour du prochain, et confondant sans cesse les choses de la raison avec celles du sentiment.

Pourquoi donc faire intervenir sans cesse dans des questions d’économie, la fraternité, la charité, le dévouement et Dieu ? Ne serait-ce point que les utopistes trouvent plus aisé de discourir sur ces grands mots, que d’étudier sérieusement les manifestations sociales ?

Fraternité ! Frères tant qu’il vous plaira, pourvu que je sois le grand frère et vous le petit ; pourvu que la société, notre mère commune, honore ma primogéniture et mes services en doublant ma portion. — Vous pourvoirez à mes besoins, dites-vous, dans la mesure de vos ressources. J’entends, au contraire, que ce soit dans la mesure de mon travail ; sinon, je cesse de travailler.

Charité ! Je nie la charité, c’est du mysticisme. Vainement vous me parlez de fraternité et d’amour : je reste convaincu que vous ne m’aimez guère, et je sens très-bien que je ne vous aime pas. Votre amitié n’est que feinte, et si vous m’aimez, c’est par intérêt. Je demande tout ce qui me revient, rien que ce qui me revient : pourquoi me le refusez-vous ?

Dévouement ! Je nie le dévouement, c’est du mysticisme. Parlez-moi de doit et d’avoir, seul critérium à mes yeux du juste et de l’injuste, du bien et du mal dans la société. À chacun selon ses œuvres, d’abord : et si, à l’occasion, je suis entraîné à vous secourir, je le ferai de bonne grâce ; mais je ne veux pas être contraint. Me contraindre au dévouement, c’est m’assassiner !

Dieu ! Je ne connais point de Dieu, c’est encore du mysticisme. Commencez par rayer ce mot de vos discours, si vous voulez que je vous écoute : car, trois mille ans d’expérience me l’ont appris, quiconque me parle de Dieu en veut à ma liberté ou à ma bourse. Combien me devez-vous ? combien vous dois-je ? voilà ma religion et mon Dieu.

Le monopole existe de par la nature et l’homme : il a sa source à la fois au plus profond de notre conscience et dans le fait extérieur de notre individualisation. De même que dans notre corps et notre intelligence tout est spécialité et propriété ; de même notre travail se produit avec un caractère propre et spécifique, qui en constitue la qualité et la valeur. Et comme le travail ne peut se manifester sans matière ou objet d’exercice, la personne appelant nécessairement la chose, le monopole s’établit du sujet à l’objet aussi infailliblement que la durée se constitue du passé à l’avenir. Les abeilles, les fourmis et autres animaux vivant en société, ne paraissent douées individuellement que d’automatisme ; l’âme et l’instinct chez elles sont presque exclusivement collectifs. Voilà pourquoi, parmi ces animaux, il ne peut y avoir lieu à privilége et monopole ; pourquoi, dans leurs opérations même les plus réfléchies, ils ne se consultent ni ne délibèrent. Mais l’humanité étant individualisée dans sa pluralité, l’homme devient fatalement monopoleur, puisque, n’étant pas monopoleur, il n’est rien ; et le problème social consiste à savoir, non pas comment on abolira, mais comment on conciliera tous les monopoles.

Les effets les plus remarquables et les plus immédiats du monopole, sont :

1o Dans l’ordre politique, le classement de l’humanité en familles, tribus, cités, nations, états : c’est la division élémentaire de l’humanité en groupes et sous-groupes de travailleurs, distingués par leurs races, leurs langues, leurs mœurs et leurs climats. C’est par le monopole que l’espèce humaine a pris possession du globe, comme ce sera par l’association qu’elle en deviendra tout à fait la souveraine.

Le droit politique et civil, tel que l’ont conçu tous les législateurs sans exception, et que l’ont formulé les jurisconsultes, né de cette organisation patriotique et nationale des sociétés, forme, dans la série des contradictions sociales, un premier et vaste embranchement, dont l’étude exigerait à elle seule quatre fois plus de temps que nous ne pouvons en donner à la question d’économie industrielle posée par l’Académie.

2o Dans l’ordre économique, le monopole contribue à l’accroissement du bien-être, d’abord en augmentant la richesse générale par le perfectionnement des moyens ; puis, en capitalisant, ce qui veut dire en consolidant les conquêtes du travail, obtenues par la division, les machines et la concurrence. De cet effet du monopole est résultée la fiction économique par laquelle le capitaliste est considéré comme producteur, et le capital comme agent de production ; puis, comme conséquence de cette fiction, la théorie du produit net et du produit brut.

À cet égard, nous avons à présenter quelques considérations. Citons d’abord J. B. Say.

« La valeur produite est le produit brut : cette valeur, après qu’on en a déduit les frais de production, est le produit net.

» À considérer une nation en masse, elle n’a point de produit net ; car les produits n’ayant qu’une valeur égale aux frais de production, lorsqu’on retranche ces frais, on retranche toute la valeur des produits. La production nationale, la production annuelle, doivent donc toujours s’entendre de la production brute.

» Le revenu annuel est le revenu brut.

» La production nette ne peut s’entendre que lorsqu’il s’agit des intérêts d’un producteur par opposition à ceux des autres producteurs. Un entrepreneur fait son profit de la valeur produite, déduction faite de la valeur consommée. Mais ce qui est pour lui la valeur consommée, comme l’achat d’un service productif, est, pour l’auteur du service, une portion de revenu. » (Traité d’économie politique, table analyt.)

Ces définitions sont irréprochables. Malheureusement J. B. Say n’en sentait pas toute la portée, et n’avait pu prévoir qu’un jour son successeur immédiat au collège de France les attaquerait. M. Rossi a prétendu réfuter la proposition de J. B. Say, que pour une nation le produit net est la même chose que le produit brut, par une considération que les nations, pas plus que les entrepreneurs, ne produisent rien sans avances, et que si la formule de J. B. Say était vraie, il s’ensuivrait que l’axiome ex nihilo nihil fit ne l’est plus.

Or, c’est précisément ce qui arrive. L’humanité, à l’instar de Dieu, produit tout de rien, de nihilo hilum, comme elle-même est un produit du rien, comme sa pensée procède du néant ; et Rossi n’aurait point commis une telle méprise, s’il n’avait confondu, avec les physiocrates, les produits du règne industriel avec ceux des règnes animal, végétal et minéral. L’économie politique commence avec le travail ; elle se développe par le travail ; et tout ce qui ne vient point du travail retombant dans l’utilité pure, c’est-à-dire dans la catégorie des choses soumises à l’action de l’homme, mais non encore rendues échangeables par le travail, demeure radicalement étranger à l’économie politique. Le monopole lui-même, tout établi qu’il soit par un acte de volonté collective, ne change rien à ces relations, puisque, et d’après l’histoire, et d’après la loi écrite, et d’après la théorie économique, le monopole n’existe ou n’est censé exister que postérieurement au travail.

La doctrine de Say est donc hors d’atteinte. Relativement à l’entrepreneur, dont la spécialité suppose toujours d’autres industriels collaborant avec lui, le profit est ce qui reste de la valeur produite, déduction faite des valeurs consommées, parmi lesquelles il faut comprendre le salaire de l’entrepreneur, autrement dire ses appointements. Relativement à la société qui renferme toutes les spécialités possibles, le produit net est identique au produit bruit.

Mais il est un point dont j’ai vainement cherché l’explication dans Say et les autres économistes, savoir, comment s’établit la réalité et la légitimité du produit net. Car il est sensible que pour faire disparaître le produit net, il suffirait d’augmenter le salaire des ouvriers et le taux des valeurs consommées, le prix de vente restant le même. En sorte que rien, ce semble, ne distinguant le produit net d’une retenue faite sur les salaires, ou, ce qui revient au même, d’un prélèvement exercé sur le consommateur, le produit net a tout l’air d’une extorsion opérée par la force, et sans la moindre apparence de droit.

Cette difficulté a été résolue d’avance dans notre théorie de la proportionnalité des valeurs.

D’après cette théorie, tout exploiteur d’une machine, d’une idée ou d’un fonds, doit être considéré comme un homme qui vient augmenter, à frais égaux, la somme d’une certaine espèce de produits, et par conséquent augmenter la richesse sociale en économisant le temps. Le principe de la légitimité du produit net est donc dans les procédés antérieurement en usage : si la combinaison nouvelle réussit, il y aura un surplus de valeurs, et par conséquent un bénéfice, c’est le produit net ; si l’entreprise est appuyée sur une base fausse, il y aura déficit sur le produit brut, et à la longue faillite et banqueroute. Dans le cas même, et celui-ci est le plus fréquent, où il n’existe aucune innovation de la part de l’entrepreneur, comme le succès d’une industrie dépend de l’exécution, la règle du produit net demeure applicable. Or, comme d’après la nature du monopole toute entreprise doit rester aux risques et périls de l’entrepreneur, il s’ensuit que le produit net lui appartient au titre le plus sacré qui soit parmi les hommes, le travail et l’intelligence.

Il est inutile de rappeler que le produit net est souvent exagéré, soit par des réductions frauduleusement obtenues sur les salaires, soit de toute autre manière. Ce sont là des abus qui procèdent non du principe, mais de la cupidité humaine, et qui restent hors du domaine de la théorie. Du reste, j’ai fait voir, en traitant de la constitution de la valeur, ch. Il, § 2 : 1o comment le produit net ne saurait jamais dépasser la différence qui résulte de l’inégalité des moyens de production ; 2o comment le bénéfice, qui ressort pour la société de chaque invention nouvelle, est incomparablement plus grand que celui de l’entrepreneur. Je ne reviendrai point sur ces questions désormais épuisées : je remarquerai seulement que, par le progrès industriel, le produit net tend constamment à décroître pour l’industrieux, pendant que d’un autre côté le bien-être augmente, comme les couches concentriques qui composent la tige d’un arbre s’amincissent à mesure que l’arbre grossit, et qu’elles se trouvent plus éloignées du centre.

À côté du produit net, récompense naturelle du travailleur, j’ai signalé comme l’un des plus heureux effets du monopole, la capitalisation des valeurs, de laquelle naît une autre espèce de profit, savoir, l’intérêt ou loyer des capitaux. — Quant à la rente, bien qu’elle se confonde souvent avec l’intérêt ; bien que, dans le langage vulgaire, elle se résume, ainsi que le bénéfice et l’intérêt, dans l’expression commune de revenu, elle est autre chose que l’intérêt ; elle ne découle pas du monopole, mais de la propriété ; elle tient à une théorie spéciale, et nous en parlerons en son lieu.

Quelle est donc cette réalité, connue de tous les peuples, et cependant encore si mal définie, que l’on nomme intérêt ou prix du prêt, et qui donne lieu à la fiction de la productivité du capital ?

Tout le monde sait qu’un entrepreneur, lorsqu’il fait le compte de ses frais de production, les divise d’ordinaire en trois catégories : 1o les valeurs consommées et les services payés ; 2o ses appointements personnels ; 3o l’amortissement et l’intérêt de ses capitaux. C’est de cette dernière catégorie de frais qu’est née la distinction de l’entrepreneur et du capitaliste, bien que ces deux titres n’expriment toujours que la même faculté, le monopole.

Ainsi, une entreprise industrielle qui ne donne que l’intérêt du capital, et rien pour le produit net, est une entreprise insignifiante qui n’aboutit qu’à transformer ses valeurs, sans ajouter rien à la richesse ; une entreprise enfin qui n’a plus aucune raison d’existence, et qui est abandonnée au premier jour. D’où vient donc que cet intérêt du capital n’est point regardé comme un supplément suffisant du produit net ? comment n’est-il pas lui-même le produit net ?

Ici encore la philosophie des économistes est en défaut. Pour défendre l’usure, ils ont prétendu que le capital était productif, et ils ont changé une métaphore en une réalité. Les socialistes anti-propriétaires n’ont pas eu de peine à renverser leurs sophismes ; et il est résulté de cette polémique une telle défaveur pour la théorie du capital, qu’aujourd’hui, dans l’esprit du peuple, capitaliste et oisif sont synonymes. Certes, je ne viens point ici rétracter ce que j’ai moi-même soutenu après tant d’autres, ni réhabiliter une classe de citoyens qui méconnaît si étrangement ses devoirs : mais l’intérêt de la science et du prolétariat lui-même m’obligent à compléter mes premières assertions et à maintenir les vrais principes.

1o Toute production est effectuée en vue d’une consommation, c’est-à-dire d’une jouissance. Dans la société, les mots corrélatifs de production et consommation, de même que ceux de produit net et produit brut, désignent une chose parfaitement identique. Si donc après que le travailleur a réalisé un produit net, au lieu de s’en servir pour augmenter son bien-être, il se bornait à son salaire, et appliquait toujours l’excédant qui lui arrive à une production nouvelle, comme font tant de gens qui ne gagnent que pour acheter, la production s’accroîtrait indéfiniment, tandis que le bien-être, et en raisonnant au point de vue de la société, la population resterait dans le statu quo. Or, l’intérêt du capital engagé dans une entreprise industrielle, et qui a été formé peu à peu par l’accumulation du produit net, cet intérêt est comme une transaction entre la nécessité d’augmenter, d’une part, la production, et, de l’autre, le bien-être ; c’est une façon de reproduire et de consommer en même temps le produit net. Voilà pourquoi certaines compagnies industrielles payent à leurs actionnaires un dividende avant même que l’entreprise ait rien pu rendre. La vie est courte, le succès vient à pas comptés ; d’un côté le travail commande, de l’autre l’homme veut jouir. Pour accorder toutes ces exigences, le produit net sera rendu à la production ; mais entre-temps (inter-ea, inter-esse), c’est-à-dire en attendant le nouveau produit, le capitaliste jouira.

Ainsi, comme le chiffre du produit net marque le progrès de la richesse ; l’intérêt du capital, sans lequel le produit net serait inutile et n’existerait même pas, marque le progrès du bien-être. Quelle que soit la forme de gouvernement qui s’établisse parmi les hommes, qu’ils vivent en monopole ou en communauté, que chaque travailleur ait son compte ouvert par crédit et débit, ou bien que la communauté lui distribue le travail et le plaisir, la loi que nous venons de dégager s’accomplira toujours. Nos comptes d’intérêts ne font pas autre chose que lui rendre témoignage.

2o Les valeurs créées par le produit net entrent dans l’épargne et s’y capitalisent sous la forme la plus éminemment échangeable, la moins susceptible de dépréciation et la plus libre, en un mot sous la forme du numéraire, seule valeur constituée. Or, que ce capital, de libre qu’il est, vienne à s’engager, c’est-à-dire à prendre la forme de machines, de bâtiments, etc. ; il sera encore susceptible d’échange, mais beaucoup plus exposé qu’auparavant aux oscillations de l’offre et de la demande. Une fois engagé, il ne pourra plus que difficilement se dégager ; et la seule ressource du titulaire sera l’exploitation. L’exploitation seule est capable de conserver au capital engagé sa valeur nominale ; il est possible qu’elle l’augmente, possible qu’elle l’atténue. Un capital ainsi transformé est comme s’il était aventuré dans une entreprise maritime : l’intérêt est la prime d’assurance du capital. Et cette prime sera plus ou moins forte, selon l’abondance ou la rareté des capitaux.

Plus tard ou distinguera encore la prime d’assurance de l’intérêt du capital, et des faits nouveaux résulteront de ce dédoublement : ainsi l’histoire de l’humanité n’est qu’une distinction perpétuelle des concepts de l’intelligence.

3o Non-seulement l’intérêt des capitaux fait jouir le travailleur de ses œuvres, et assure son épargne ; mais, et ceci est l’effet le plus merveilleux de cet intérêt, tout en récompensant le producteur il l’oblige à travailler sans cesse, et à ne s’arrêter jamais.

Qu’un entrepreneur soit à lui-même son propre capitaliste, il peut arriver qu’il se contente pour tout bénéfice de retirer l’intérêt de ses fonds : mais il est certain alors que son industrie n’est plus en progrès, par conséquent qu’elle souffre. C’est ce qu’on aperçoit, lorsque le capitaliste est autre que l’entrepreneur : comme alors par la sortie de l’intérêt le bénéfice est absolument nul pour le fabricant, son industrie lui devient un péril continuel, dont il importe qu’au plus tôt il s’affranchisse. Car comme le bien-être doit se développer pour la société dans une progression indéfinie, de même la loi du producteur est qu’il réalise continuellement un excédant : sans cela son existence est précaire, monotone, fatigante. L’intérêt dû au capitaliste par le producteur est donc comme le fouet du colon qui retentit sur la tête de l’esclave endormi ; c’est la voix du progrès qui crie : marche, marche ! travaille, travaille ! La destinée de l’homme le pousse au bonheur : c’est pourquoi elle lui défend le repos.

4o Enfin l’intérêt de l’argent est la condition de circulation des capitaux, et le principal agent de la solidarité industrielle. Cet aspect a été saisi par tous les économistes ; et nous en traiterons d’une manière spéciale, en nous occupant du crédit.

J’ai prouvé, et je l’imagine, mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’ici :

Que le monopole est nécessaire, puisqu’il est l’antagoniste de la concurrence ;

Qu’il est essentiel à la société, puisque sans lui elle ne fût jamais sortie des forêts primitives, et que sans lui elle rétrograderait rapidement ;

Enfin, qu’il est la couronne du producteur, lorsque, soit par le produit net, soit par l’intérêt des capitaux qu’il livre à la production, il apporte au monopoleur le surcroît de bien-être que méritent sa prévoyance et ses efforts.

Allons-nous donc glorifier avec les économistes, et consacrer au profit des conservateurs nantis, le monopole ? Je le veux bien, pourvu que, comme je leur ai fait raison dans ce qui précède, ils me fassent raison à leur tour sur ce qui va suivre.


§ II. — Désastres dans le travail et perversion des idées causés par le monopole.


De même que la concurrence, le monopole implique contradiction dans le terme et dans la définition. En effet, puisque consommation et production sont choses identiques dans la société, et que vendre est synonyme d’acheter, qui dit privilège de vente ou d’exploitation, dit nécessairement privilège de consommation et d’achat, ce qui aboutit à la négation de l’un et de l’autre. De là interdiction de consommer aussi bien que de produire prononcée par le monopole contre le salariat. La concurrence était la guerre civile, le monopole est le massacre des prisonniers.

Ces diverses propositions réunissent toutes les espèces d’évidence, physique, algébrique et métaphysique. Ce que j’ajouterai n’en sera que l’exposition amplifiée : leur seul énoncé les démontre.

Toute société considérée dans ses rapports économiques se divise naturellement en capitalistes et travailleurs, entrepreneurs et salariés, distribués sur une échelle dont les degrés marquent le revenu de chacun, que ce revenu se compose de salaires, de profits, d’intérêts, de loyers ou de rentes.

De cette distribution hiérarchique des personnes et des revenus, il résulte que le principe de Say rapporté tout à l’heure, Dans une nation le produit net est égal au produit brut, n’est plus vrai, puisque, par l’effet du monopole, le chiffre des prix de vente est de beaucoup supérieur au chiffre des prix de revient. Or, comme c’est cependant le prix de revient qui doit acquitter le prix de vente, puisqu’une nation n’a en réalité d’autre débouché qu’elle-même, il s’ensuit que l’échange, partant la circulation et la vie, sont impossibles.

« En France, 20 millions de travailleurs, répandus dans toutes les branches de la science, de l’art et de l’industrie, produisent tout ce qui est utile à la vie de l’homme. La somme de leurs salaires réunis égale, par hypothèse, 20 milliards : mais à cause du bénéfice (produit net et intérêt) avenant aux monopoleurs, la somme des produits doit être payée 25 milliards. Or, comme la nation n’a pas d’autres acheteurs que ses salariés et ses salariants, que ceux-ci ne payent pas les autres, et que le prix de vente des marchandises est le même pour tous, il est clair que pour rendre la circulation possible, le travailleur devrait payer cinq ce dont il n’a reçu que quatre. » (Qu’est-ce que la propriété, ch. IV.)

Voilà donc ce qui fait que richesse et pauvreté sont corrélatives, inséparables, non-seulement dans l’idée, mais dans le fait ; voilà ce qui les fait exister concurremment l’une à l’autre, et qui donne droit au salarié de prétendre que le riche ne possède rien de plus que le pauvre, dont celui-ci n’ait été frustré. Après que le monopole a fait son compte de frais, de bénéfice et d’intérêt, le salarié-consommateur fait le sien ; et il se trouve qu’en lui promettant un salaire représenté dans le contrat de travail par cent, on ne lui a donné réellement que soixante-quinze. Le monopole fait donc banqueroute au salariat, et il est rigoureusement vrai qu’il vit de ses dépouilles.

Depuis six ans, j’ai soulevé cette effroyable contradiction : pourquoi n’a-t-elle pas retenti dans la presse ? pourquoi les maîtres de la renommée n’ont-ils pas averti l’opinion ? pourquoi ceux qui réclament les droits politiques de l’ouvrier, ne lui ont-ils pas dit qu’on le volait ? pourquoi les économistes se sont-ils tus ? pourquoi ?

Notre démocratie révolutionnaire ne fait tant de bruit que parce qu’elle a peur des révolutions : mais, en dissimulant le péril, qu’elle n’ose regarder en face, elle ne réussit qu’à l’accroître. « Nous ressemblons, dit M. Blanqui, à des chauffeurs qui augmentent la dose de vapeur, en même temps qu’ils chargent les soupapes. » Victimes du monopole, consolez-vous ! Si vos bourreaux ne veulent pas entendre, c’est que la Providence a résolu de les frapper : non audierunt, dit la Bible, quia Deus volebat occidere eos.

La vente ne pouvant remplir les conditions du monopole, il y a encombrement de marchandises ; le travail a produit en un an ce que le salaire ne lui permet de consommer qu’en quinze mois : donc, il devra chômer un quart de l’année. Mais, s’il chôme, il ne gagne rien : comment achètera-t-il jamais ? Et si le monopoleur ne se peut défaire de ses produits, comment son entreprise subsistera-t-elle ? L’impossibilité logique se multiplie autour de l’atelier ; les faits qui la traduisent sont partout.

« Les bonnetiers d’Angleterre, dit Eugène Buret, en étaient venus à ne plus manger que de deux jours l’un. Cet état dura dix-huit mois. » — Et il cite une multitude de cas semblables.

Mais ce qui navre, dans le spectacle des effets du monopole, est de voir les malheureux ouvriers s’accuser réciproquement de leur misère, et s’imaginer qu’en se coalisant et s’appuyant les uns les autres, ils préviendront la réduction du salaire. « Les Irlandais, dit un observateur, ont donné une funeste leçon aux classes laborieuses de la Grande-Bretagne. Ils ont appris à nos travailleurs le fatal secret de borner leurs besoins à l’entretien de la seule vie animale, et de se contenter, comme les sauvages, du minimum de moyens de subsistance, qui suffisent à prolonger la vie… Instruites par ce fatal exemple, cédant en partie à la nécessité, les classes laborieuses ont perdu ce louable orgueil qui les portail à meubler proprement leurs maisons, et à multiplier autour d’elles les commodités décentes qui contribuent au bonheur. »

Je n’ai jamais rien lu de plus désolant et de plus stupide. Et que vouliez-vous qu’ils fissent ces ouvriers ? Les Irlandais sont venus : fallait-il les massacrer ? Le salaire a été réduit : fallait-il le refuser et mourir ? La nécessité commandait, vous-mêmes le dites. Puis sont arrivés les interminables séances, la maladie, la difformité, la dégénération, l’abrutissement, et tous les signes de l’esclavage industriel : toutes ces calamités sont nées du monopole et de ses tristes antécédents, la concurrence, les machines et la division du travail : et vous accusez les Irlandais !

D’autres fois les ouvriers accusent la mauvaise fortune, et s’exhortent à la patience : c’est la contre-partie des remercîments qu’ils adressent à la Providence, lorsque le travail abonde, et que les salaires sont suffisants.

Je trouve dans un article publié par M. Léon Faucher, dans le Journal des Économistes (septembre 1845), que depuis quelque temps les ouvriers anglais ont perdu l’habitude des coalitions, ce qui est assurément un progrès dont on ne peut que les féliciter ; mais que cette amélioration dans le moral des ouvriers vient surtout de leur instruction économique. « Ce n’est point des manufacturiers, s’écriait au meeting de Bolton un ouvrier fileur, que le salaire dépend. Dans les époques de dépression, les maîtres ne sont, pour ainsi dire, que le fouet dont s’arme la nécessité ; et, qu’ils le veuillent ou non, il faut qu’ils frappent. Le principe régulateur est le rapport de l’offre avec la demande ; et les maîtres n’ont pas ce pouvoir… Agissons donc prudemment ; sachons nous résigner à la mauvaise fortune et tirer parti de la bonne : en secondant les progrès de notre industrie, nous serons utiles non-seulement à nous-mêmes, mais au pays tout entier. » (Applaudissements.)

À la bonne heure : voilà des ouvriers bien dressés, des ouvriers modèles. Quels hommes que ces fileurs qui subissent sans se plaindre le fouet de la nécessité, parce que le principe régulateur du salaire est l’offre et la demande ! M. Léon Faucher ajoute avec une naïveté charmante : « Les ouvriers anglais sont des raisonneurs intrépides. Donnez-leur un principe faux, et ils le pousseront mathématiquement jusqu’à l’absurde, sans s’arrêter ni s’effrayer, comme s’ils marchaient au triomphe de la vérité. » Pour moi, j’espère que malgré tous les efforts de la propagande économiste, les ouvriers français ne seront jamais des raisonneurs de cette force. L’offre et la demande, aussi bien que le fouet de la nécessité, n’ont plus de prise sur leurs esprits. Cette misère manquait à l’Angleterre : elle ne passera pas le détroit.

Par l’effet combiné de la division, des machines, du produit net et de l’intérêt, le monopole étend ses conquêtes dans une progression croissante ; ses développements embrassent l’agriculture aussi bien que le commerce et l’industrie, et toutes les espèces de produits. Tout le monde connaît le mot de Pline sur le monopole terrien qui détermina la chute de l’Italie, latifundia perdidere Italiam. C’est ce même monopole qui appauvrit encore et rend inhabitable la Campagne romaine, et qui forme le cercle vicieux où s’agite convulsivement l’Angleterre ; c’est lui qui, établi violemment à la suite d’une guerre de race, produit tous les maux de l’Irlande, et cause tant de tribulations à O’Connel, impuissant, avec toute sa faconde, à conduire ses rappeleurs à travers ce labyrinthe. Les grands sentiments et la rhétorique sont le pire remède aux maux des sociétés : il serait plus aisé à O’Connel de transporter l’Irlande et les Irlandais de la mer du Nord dans l’Océan australien, que de faire tomber le monopole qui les étreint au souffle de ses harangues. Les communions générales et les prédications n’y feront pas plus : si le sentiment religieux soutient seul encore le moral du peuple Irlandais, il est grand temps qu’un peu de cette science profane, si dédaignée de l’Église, vienne au secours des brebis que sa houlette ne défend plus.

L’envahissement du monopole dans le commerce et l’industrie est trop connu pour que j’en rassemble les témoignages : d’ailleurs, à quoi bon tant argumenter, quand les résultats parlent si haut ? La description de la misère des classes ouvrières par E. Buret a quelque chose de fantastique, qui vous oppresse et vous épouvante. Ce sont des scènes auxquelles l’imagination refuse de croire, malgré les certificats et les procès-verbaux. Des époux tout nus, cachés au fond d’une alcôve dégarnie, avec leurs enfants nus ; des populations entières qui ne vont plus le dimanche à l’église, parce qu’elles sont nues ; des cadavres gardés huit jours sans sépulture, parce qu’il ne reste du défunt ni linceul pour l’ensevelir, ni de quoi payer la bière et le croque-mort (et l’évêque jouit de 4 à 500,000 liv. de rente) ; — des familles entassées sur des égouts, vivant de chambrée avec les porcs, et saisies toutes vives par la pourriture, ou habitant dans des trous, comme les Albinos ; des octogénaires couchés nus sur des planches nues ; et la vierge et la prostituée expirant dans la même nudité : partout le désespoir, la consomption, la faim, la faim !… Et ce peuple, qui expie les crimes de ses maîtres, ne se révolte pas ! Non, par les flammes de Némésis ! quand le peuple n’a plus de vengeances, il n’y a plus de Providence.

Les exterminations en masse du monopole n’ont pas encore trouvé de poëtes. Nos rimeurs, étrangers aux affaires de ce monde, sans entrailles pour le prolétaire, continuent de soupirer à la lune leurs mélancoliques voluptés. Quel sujet de méditations cependant, que les misères engendrées par le monopole !

C’est Walter Scott qui parle ;

« Autrefois, il y a déjà bien des années, chaque villageois avait sa vache et son porc, et son enclos autour de la maison. Là où un seul fermier laboure aujourd’hui, trente petits fermiers vivaient autrefois ; de sorte que, pour un individu plus riche à lui seul, il est vrai, que les trente fermiers de l’ancien temps, il y a maintenant vingt-neuf journaliers misérables, sans emploi pour leur intelligence et pour leurs bras, et dont plus de moitié est de trop. La seule fonction utile qu’ils remplissent est de payer, quand ils peuvent, une rente de 60 schellings par an, pour les cabanes qu’ils habitent. »

Une ballade moderne, citée par E. Buret, chante la solitude du monopole :

Le rouet est silencieux dans la vallée ;
C’en est fait des sentiments de famille.
Sur un peu de fumée le vieil aïeul
Étend ses mains pâles ; et le foyer vide
Est aussi désolé que son cœur.

Les rapports produits au parlement rivalisent avec le romancier et le poëte.

« Les habitants de Glensheil, dans les environs de la vallée de Dundee, se distinguaient autrefois de tous leurs voisins par la supériorité de leurs qualités physiques. Les hommes étaient de haute stature, robustes, actifs et courageux ; les femmes avenantes et gracieuses. Les deux sexes possédaient un goût extraordinaire pour la poésie et la musique. Maintenant, hélas ! une longue épreuve de la pauvreté, la privation prolongée de nourriture suffisante, de vêtements convenables, ont profondément détérioré cette race qui était remarquablement belle. »

Voilà bien la dégradation fatale signalée par nous dans les deux chapitres de la division du travail et des machines. Et nos littérateurs s’occupent de gentillesses rétrospectives, comme si l’actualité manquait à leur génie ! Le premier d’entre eux qui s’est aventuré dans ces routes infernales a fait scandale dans la coterie ! Lâches parasites, vils trafiquants de prose et de vers, tous dignes du salaire de Marsyas ! Oh ! si votre supplice devait durer autant que mon mépris, il vous faudrait croire à l’éternité de l’enfer.

Le monopole qui, tout à l’heure, nous avait paru si bien fondé en justice, est d’autant plus injuste que, non-seulement il rend le salaire illusoire, mais qu’il trompe l’ouvrier dans l’évaluation même de ce salaire, en prenant vis-à-vis de lui un faux titre, une fausse qualité.

M. de Sismondi, dans ses Études d’économie sociale, observe quelque part que lorsqu’un banquier remet à un négociant des billets de banque en échange de ses valeurs, bien loin qu’il fasse crédit au négociant, il le reçoit au contraire de lui. « Ce crédit, ajoute M. de Sismondi, est à la vérité si court, que le négociant se donne à peine le temps d’examiner si le banquier en est digne, d’autant plus que c’est le premier qui demande du crédit au lieu d’en accorder. »

Ainsi, d’après M. de Sismondi, dans l’émission du papier de banque, les rôles du négociant et du banquier sont intervertis : c’est le premier qui est créancier, et le second qui est crédité.

Quelque chose d’analogue se passe entre le monopoleur et le salarié.

En fait, ce sont les ouvriers qui, comme le négociant à la Banque, demandent à escompter leur travail ; en droit, c’est l’entrepreneur qui devrait leur fournir caution et sûreté. Je m’explique.

Dans toute exploitation, de quelque nature qu’elle soit, l’entrepreneur ne peut revendiquer légitimement, en sus de son travail personnel, autre chose que l’idée : quant à l’exécution, résultat du concours de nombreux travailleurs, c’est un effet de puissance collective dont les auteurs, aussi libres dans leur action que le chef, ne peuvent produire rien qui lui revienne gratuitement. Or, il s’agit de savoir si la somme des salaires individuels payés par l’entrepreneur, équivaut à l’effet collectif dont je parle : car s’il en était autrement, l’axiôme de Say, Tout produit vaut ce qu’il coûte, serait violé.

« Le capitaliste, disait-on, a payé les journées des ouvriers à prix débattu ; conséquemment il ne leur doit rien. Pour être exact, il faudrait dire qu’il a payé autant de fois une journée qu’il a occupé d’ouvriers, ce qui n’est point du tout la même chose. Car, cette force immense, qui résulte de l’union des travailleurs, de la convergence et de l’harmonie de leurs efforts ; cette économie de frais, obtenue par leur formation en atelier ; cette multiplication du produit, prévue il est vrai par l’entrepreneur, mais réalisée par des forces libres, il ne les a point payées. Deux cents grenadiers, manœuvrant sous la direction d’un ingénieur, ont, en quelques heures, élevé l’obélisque sur sa base : pense-t-on qu’un seul homme, en deux cents jours, en fût venu à bout ? Cependant, au compte de l’entrepreneur, la somme de salaires est la même dans les deux cas, parce qu’il s’adjuge le bénéfice de la force collective. Or, de deux choses l’une, ou c’est usurpation de sa part, ou c’est erreur. » (Qu’est-ce que la propriété ? Ch. III.)

Pour exploiter convenablement la mule-jenny, il a fallu des mécaniciens, des constructeurs, des commis, des brigades d’ouvriers et d’ouvrières de toute espèce. Au nom de leur liberté, de leur sécurité, de leur avenir et de l’avenir de leurs enfants, ces ouvriers en s’embauchant dans la filature, avaient à faire des réserves : où sont les lettres de crédit qu’ils ont délivrées aux entrepreneurs ? Où sont les garanties qu’ils en ont reçues ? Quoi ! des millions d’hommes ont vendu leurs bras et aliéné leur liberté sans connaître la portée du contrat ; ils se sont engagés sur la foi d’un travail soutenu et d’une suffisante rétribution ; ils ont exécuté de leurs mains ce que la pensée des maîtres avait conçu ; ils sont devenus, par cette collaboration, associés dans l’entreprise : et quand le monopole, ne pouvant ou ne voulant plus faire d’échanges, suspend sa fabrication et laisse ces millions de travailleurs sans pain, on leur dit de se résigner. Par les nouveaux procédés, ils ont perdu neuf journées de leur travail sur dix ; et pour compensation, on leur montre le fouet de la nécessité levé sur eux ! Alors, s’ils refusent de travailler pour un moindre salaire, on leur prouve que c’est eux-mêmes qu’ils punissent. S’ils acceptent le prix qu’on leur offre, ils perdent ce noble orgueil, ce goût des commodités décentes qui font le bonheur et la dignité de l’ouvrier, et lui donnent droit aux sympathies du riche. S’ils se concertent pour faire augmenter leur salaire, on les jette en prison ! Tandis qu’ils devraient poursuivre devant les tribunaux leurs exploiteurs, c’est sur eux que les tribunaux vengeront les attentats à la liberté du commerce ! Victimes du monopole, ils porteront la peine due aux monopoleurs ! Ô justice des hommes, stupide courtisane, jusqu’à quand, sous tes oripeaux de déesse, boiras-tu le sang du prolétaire égorgé ?

Le monopole a tout envahi, la terre, le travail et les instruments de travail, les produits et la distribution des produits. L’économie politique elle-même n’a pu s’empêcher de le reconnaître : « Vous trouvez presque toujours sur votre route, dit M. Rossi, un monopole. Il n’est guère de produit qu’on puisse regarder comme le résultat pur et simple du travail ; ainsi la loi économique qui proportionne le prix aux frais de production ne se réalise jamais complètement… C’est une formule qui est profondément modifiée par l’intervention de l’un ou de l’autre des monopoles auxquels se trouvent soumis les instruments de production. » (Cours d’écon. pol., t. 1, p. 143.)

M. Rossi est placé trop haut pour donner à son langage toute la précision et l’exactitude que la science commande lorsqu’il est question du monopole. Ce qu’il appelle avec tant de bienveillance une modification des formules économiques, n’est qu’une longue et odieuse violation des lois fondamentales du travail et de l’échange. C’est par l’effet du monopole que dans la société, le produit net se comptant en sus du produit brut, le travailleur collectif doit racheter son propre produit pour un prix supérieur à celui que ce produit coûte, ce qui est contradictoire et impossible ; — que la balance naturelle de la production et de la consommation se trouve détruite ; que le travailleur est trompé tant sur le montant de son salaire que sur ses règlements ; que le progrès dans le bien-être se change pour lui en un progrès incessant dans la misère : c’est par le monopole enfin que toutes les notions de justice commutative sont perverties, et que l’économie sociale, de science positive qu’elle est, devient une véritable utopie.

Ce travestissement de l’économie politique sous l’influence du monopole est un fait si remarquable dans l’histoire des idées sociales, que nous ne pouvons nous dispenser d’en consigner ici quelques exemples.

Ainsi, au point de vue du monopole, la valeur n’est plus cette conception synthétique, qui sert à exprimer le rapport d’un objet particulier d’utilité avec l’ensemble de la richesse : le monopole estimant les choses, non pas relativement à la société, mais relativement à lui, la valeur perd son caractère social, et n’est plus qu’un rapport vague, arbitraire, égoïste, essentiellement mobile. Partant de ce principe, le monopoleur étend la qualification de produit à toutes les espèces de servage, et applique l’idée de capital à toutes les industries frivoles et honteuses qu’exploitent ses passions et ses vices. Les charmes d’une courtisane, dit Say, sont un fonds dont le produit suit la loi générale des valeurs, à savoir l’offre et la demande. La plupart des ouvrages d’économie politique sont pleins d’applications pareilles. Mais comme la prostitution et la domesticité dont elle émane sont réprouvées par la morale, M. Rossi nous fera observer encore que l’économie politique, après avoir modifié sa formule par suite de l’intervention du monopole, devra lui faire subir un nouveau correctif ; bien que ses conclusions soient en elles-mêmes irréprochables. Car, dit-il, l’économie politique n’a rien de commun avec la morale : c’est à nous à en accepter, modifier ou corriger les formules, selon que notre bien, celui de la société, et le soin de la morale, le réclament. Que de choses entre l’économie politique et la vérité !

De même la théorie du produit net, si éminemment sociale, progressive et conservatrice, a été, si je puis ainsi dire, individualisée à son tour par le monopole, et le principe qui devrait procurer le bien-être de la société en cause la ruine. Le monopoleur, poursuivant en tout le plus grand produit net possible, n’agit plus comme membre de la société et dans l’intérêt de la société ; il agit en vue de son intérêt exclusif, que cet intérêt soit ou non contraire à l’intérêt social. Ce changement de perspective est la cause que M. de Sismondi assigne à la dépopulation de la Campagne de Rome. D’après les recherches comparatives qu’il a faites sur le produit de l’agro romano, selon qu’il serait mis en culture ou laissé en pâturage, il a trouvé que le produit brut serait douze fois plus considérable dans le premier cas que dans le second ; mais comme la culture exige relativement un plus grand nombre de bras, il a vu aussi que dans ce même cas le produit net serait moindre. Ce calcul, qui n’avait point échappé aux propriétaires, a suffi pour les confirmer dans l’habitude de laisser leurs terres incultes, et la Campagne de Rome est inhabitée.

« Toutes les parties des États romains, ajoute M. de Sismondi, présentent le même contraste entre les souvenirs de leur prospérité au moyen âge et leur désolation actuelle. La ville de Cères, rendue célèbre par Renzo da Céri, qui défendit tour à tour Marseille contre Charles-Quint, et Genève contre le duc de Savoie, n’est plus qu’une solitude. Dans tous les fiefs des Orsini et des Colonne, personne. Dans les forêts qui entourent le joli lac de Vico, la race humaine a disparu ; et les soldats avec lesquels le redoutable préfet de Vico fit si souvent trembler Rome au quatorzième siècle, n’ont point laissé de descendants. Castro et Ronciglione sont désolés… » (Études sur l’écon. pol.)

En effet, la société recherche le plus grand produit brut, par conséquent la plus grande population possible, parce que pour elle produit brut et produit net sont identiques. Le monopole, au contraire, vise constamment au plus grand produit net, dût-il ne l’obtenir qu’au prix de l’extermination du genre humain.

Sous cette même influence du monopole, l’intérêt du capital, perverti dans sa notion, est devenu à son tour pour la société un principe de mort. Ainsi que nous l’avons expliqué, l’intérêt du capital est, d’une part, la forme sous laquelle le travailleur jouit de son produit net, tout en le faisant servir à de nouvelles créations ; d’un autre côté, cet intérêt est le lien matériel de solidarité entre les producteurs, au point de vue de l’accroissement des richesses. Sous le premier aspect, la somme des intérêts ne peut jamais excéder le montant même du capital ; sous le second point de vue, l’intérêt comporte en sus du remboursement une prime, comme récompense du service rendu. Dans aucun cas, il n’implique perpétuité.

Mais le monopole, confondant la notion du capital, qui ne se peut dire que des créations de l’industrie humaine, avec celle du fonds exploitable que la nature nous a donné, et qui appartient à tous, favorisé d’ailleurs dans son usurpation par l’état anarchique d’une société, où la possession ne peut exister qu’à la condition d’être exclusive, souveraine et perpétuelle ; — le monopole s’est imaginé, il a posé en principe que le capital, de même que la terre, les animaux et les plantes, avait en lui-même une activité propre, qui dispensait le capitaliste d’apporter autre chose à l’échange, et de prendre aucune part dans les travaux de l’atelier. De cette idée fausse du monopole est venu le nom grec de l’usure, tokos, comme qui dirait le petit ou le croît du capital ; ce qui a donné lieu à Aristote de faire ce calembour, les écus ne font point de petits. Mais la métaphore des usuriers a prévalu contre la plaisanterie du Stagyrite ; l’usure, comme la rente dont elle est l’imitation, a été déclarée de droit perpétuelle ; et ce n’est que bien tard, par un demi-retour au principe, qu’elle a reproduit l’idée d’amortissement

Tel est le sens de cette énigme qui a soulevé tant de scandales parmi les théologiens et les légistes, et sur laquelle l’église chrétienne a erré deux fois, la première en condamnant toute espèce d’intérêt, la seconde en se rangeant au sentiment des économistes, et démentant ainsi ses anciennes maximes. L’usure, ou droit d’aubaine, est tout à la fois l’expression et la condamnation du monopole ; c’est la spoliation du travail par le capital organisée et légalisée ; c’est de toutes les subversions économiques celle qui accuse le plus haut l’ancienne société, et dont la scandaleuse persistance justifierait une dépossession brusque et sans indemnité de toute la classe capitaliste.

Enfin le monopole, par une sorte d’instinct de conservation, a perverti jusqu’à l’idée d’association qui pouvait lui contrevenir, ou, pour mieux dire, il ne lui a pas permis de naître.

Qui pourrait se flatter aujourd’hui de définir ce que doit être la société entre des hommes ? La loi distingue deux espèces et quatre variétés de sociétés civiles, autant de sociétés de commerce, depuis le simple compte-à-demi jusqu’à l’anonyme. J’ai lu les commentaires les plus respectables que l’on ait écrits sur toutes ces formes d’association, et je déclare n’y avoir trouvé qu’une application des routines du monopole entre deux ou plusieurs coalisés qui joignent leurs capitaux et leurs efforts contre tout ce qui produit et qui consomme, qui invente et qui échange, qui vit et qui meurt. La condition sine quâ non de toutes ces sociétés est le capital, dont la présence seule les constitue et leur donne une base ; leur objet est le monopole, c’est-à-dire l’exclusion de tous autres travailleurs et capitalistes, par conséquent la négation de l’universalité sociale, quant aux personnes.

Ainsi, d’après la définition du Code, une société de commerce qui poserait en principe la faculté pour tout étranger d’en faire partie sur sa simple demande, et de jouir aussitôt des droits et prérogatives des associés, même gérants, ne serait plus une société ; les tribunaux en prononceraient d’office la dissolution, la non-existence. Ainsi encore, un acte de société dans lequel les contractants ne stipuleraient aucun apport, et qui, tout en réservant pour chacun le droit exprès de faire concurrence à tous, se bornerait à leur garantir réciproquement le travail et le salaire, sans parler ni de la spécialité de l’exploitation, ni des capitaux, ni des intérêts, ni des profits et pertes : un pareil acte semblerait contradictoire dans sa teneur, dépourvu d’objet autant que de raison, et serait, sur la plainte du premier associé réfractaire, annulé par le juge. Des conventions ainsi rédigées ne pourraient donner lieu à aucune action judiciaire : des gens qui se diraient associés de tout le monde seraient considérés comme ne l’étant de personne ; des écrits où l’on parlerait à la fois de garantie et de concurrence entre associés, sans aucune mention de fonds social et sans désignation d’objet, passeraient pour une œuvre de charlatanisme transcendental, dont l’auteur pourrait bien être envoyé à Bicêtre, à supposer que les magistrats consentissent à ne le regarder que comme fou.

Et pourtant il est avéré, par tout ce que l’histoire et l’économie sociale offrent de plus authentique, que l’humanité a été jetée nue et sans capital sur la terre qu’elle exploite ; conséquemment, que c’est elle qui a créé et qui crée tous les jours toute richesse ; que le monopole en elle n’est qu’une vue relative servant à désigner le grade du travailleur avec certaines conditions de jouissance, et que tout le progrès consiste, en multipliant indéfiniment les produits, à en déterminer la proportionnalité, c’est-à-dire à organiser le travail et le bien-être par la division, les machines, l’atelier, l’éducation et la concurrence. L’étude la plus approfondie des phénomènes n’aperçoit rien au delà. — D’autre part, il est évident que toutes les tendances de l’humanité, et dans sa politique, et dans ses lois civiles, sont à l’universalisation, c’est-à-dire à une transformation complète de l’idée de société, telle que nos codes la déterminent.

D’où je conclus qu’un acte de société qui réglerait, non plus l’apport des associés, puisque chaque associé, d’après la théorie économique, est censé ne posséder absolument rien à son entrée dans la société, mais les conditions du travail et de l’échange, et qui donnerait accès à tous ceux qui se présenteraient ; je conclus, dis-je, qu’un tel acte de société n’aurait rien que de rationnel et de scientifique, puisqu’il serait l’expression même du progrès, la formule organique du travail, puisqu’il révélerait pour ainsi dire l’humanité à elle-même, en lui donnant le rudiment de sa constitution.

Or, qui jamais, parmi les jurisconsultes et les économistes, s’est approché seulement à la distance de mille lieues de cette idée magnifique, et pourtant si simple ? « Je ne pense pas, dit M. Troplong, que l’esprit d’association soit appelé à de plus grandes destinées que celles qu’il a accomplies dans le passé et jusqu’à ce jour… ; et j’avoue que je n’ai rien tenté pour réaliser de telles espérances que je crois exagérées… Il existe de justes limites que l’association ne doit pas franchir. Non ! l’association n’est pas appelée en France à tout gouverner. L’élan spontané de l’esprit individuel est aussi une force vive de notre nation et une cause de son originalité…

« L’idée d’association n’est pas nouvelle… Déjà nous voyons chez les Romains la société de commerce apparaître avec tout son attirail de monopoles, d’accaparements, de collusions, de coalitions, de piraterie et de vénalité… La commande remplit le droit civil, commercial et maritime du moyen âge : elle est à cette époque l’instrument le plus actif du travail organisé en société… Dès le milieu du quatorzième siècle, on voit se former les sociétés par actions ; et jusqu’à la déconfiture de Law, on les voit prendre un accroissement continuel… Comment ! nous nous émerveillons de ce que l’on met en actions des mines, des fabriques, des brevets, des journaux ! Mais il y a deux siècles qu’on mettait en actions des îles, des royaumes, presque tout un hémisphère. Nous crions au miracle, parce que des centaines de commanditaires viendront se grouper autour d’une entreprise ; mais déjà, au quatorzième siècle, la ville de Florence tout entière était commanditaire de quelques négociants qui poussèrent aussi loin que possible le génie des entreprises. — Puis, si nos spéculations sont mauvaises, si nous avons été téméraires, imprévoyants ou crédules, nous tourmentons le législateur de nos réclamations tracassières ; nous lui demandons des prohibitions, des nullités. Dans notre manie de tout réglementer, même ce qui est déjà codifié ; de tout enchaîner par des textes revus, corrigés et augmentés ; de tout administrer, même les chances et les revers du commerce, nous nous écrions, au milieu de tant de lois existantes : il y a quelque chose à faire !… »

M. Troplong croit à la Providence, mais à coup sûr il n’est pas son homme. Ce n’est pas lui qui trouvera la formule d’association que réclament aujourd’hui les esprits, dégoûtés qu’ils sont de tous les protocoles de coalition et de rapine dont M. Troplong déroule le tableau dans son commentaire. M. Troplong se fâche, et avec raison, contre ceux qui veulent tout enchaîner dans des textes de lois ; et lui-même prétend enchaîner l’avenir dans une cinquantaine d’articles, où la raison la plus sagace ne découvrirait pas une étincelle de science économique, pas une ombre de philosophie. Dans notre manie, s’écrie-t-il, de tout réglementer, même ce qui est déjà codifié !… Je ne connais rien de plus délicieux que ce trait, qui peint à la fois le jurisconsulte et l’économiste. Après le code Napoléon, tirez l’échelle !…

« Heureusement, poursuit M. Troplong, que tous les projets de changements mis au jour en 1837 et 1838 avec tant de fracas, sont aujourd’hui oubliés. Le conflit des propositions et l’anarchie des opinions réformistes, ont amené des résultats négatifs. En même temps que la réaction s’opérait contre les agioteurs, le bon sens public faisait justice de tant de plans officiels d’organisation beaucoup moins sages que la loi existante, beaucoup moins en harmonie avec les usages du commerce, beaucoup moins libéraux après 1830, que les conceptions du conseil d’état impérial ! Maintenant tout est rentré dans l’ordre, et le Code de commerce a conservé son intégrité, son excellente intégrité. Lorsque le commerce en a besoin, il y trouve à côté de la société collective, de la société en participation, de la société anonyme, la commandite libre, tempérée seulement par la prudence des commanditaires et par les articles du Code pénal sur l’escroquerie. » (Troplong, des sociétés civiles et de commerce, préface.)

Quelle philosophie, que celle qui se réjouit de voir avorter les essais de réforme, et qui compte ses triomphes par les résultats négatifs de l’esprit de recherche ! Nous ne pouvons en ce moment entrer plus à fond dans la critique des sociétés civiles et de commerce, qui ont fourni à M. Troplong la matière de deux volumes. Nous réserverons ce sujet pour le temps où, la théorie des contradictions économiques étant achevée, nous aurons trouvé dans leur équation générale le programme de l’association, que nous publierons alors en regard de la pratique et des conceptions de nos anciens.

Un mot seulement sur la commandite.

On croirait au premier coup d’œil que la commandite, par sa puissance expansive et par la facilité de mutation qu’elle présente, puisse se généraliser de manière à embrasser une nation entière, dans tous ses rapports commerciaux et industriels. Mais l’examen le plus superficiel de la constitution de cette société démontre bien vite que l’espèce d’élargissement dont elle est susceptible, quant au nombre des actionnaires, n’a rien de commun avec l’extension du lien social.

D’abord la commandite, comme toutes les autres sociétés de commerce, est nécessairement limitée à une exploitation unique : sous ce rapport elle est exclusive de toutes les industries étrangères à la sienne propre. S’il en était autrement, la commandite aurait changé de nature : ce serait une forme nouvelle de société dont les statuts porteraient non plus spécialement sur les bénéfices, mais sur la distribution du travail et les conditions d’échange ; ce serait précisément l’association telle que la nie M. Troplong, et que la jurisprudence du monopole l’exclut.

Quant au personnel qui compose la commandite, il se divise naturellement en deux catégories, les gérants et les actionnaires. Les gérants, en très-petit nombre, sont choisis parmi les promoteurs, organisateurs et patrons de l’entreprise : à dire vrai, ce sont les seuls associés. Les actionnaires, comparés à ce petit gouvernement qui administre avec plein pouvoir la société, sont tout ce peuple de contribuables qui, étrangers les uns aux autres, sans influence et sans responsabilité, ne tiennent à l’affaire que par leurs mises. Ce sont des prêteurs à prime, ce ne sont pas des associés.

On conçoit d’après cela que toutes les industries du royaume pourraient être exploitées par des commandites, et chaque citoyen, grâce à la facilité de multiplier ses actions, s’intéresser dans la totalité ou dans la plupart de ces commandites, sans que pour cela sa condition fût améliorée : il se pourrait même qu’elle fût de plus en plus compromise. Car, encore une fois, l’actionnaire est la bête de somme, la matière exploitable de la commandite : ce n’est pas pour lui que cette société est formée. Pour que l’association soit réelle, il faut que celui qui s’y engage y tienne par la qualité non de parieur, mais d’entrepreneur ; qu’il ait voix délibérative au conseil ; que son nom soit exprimé ou sous-entendu dans la raison sociale ; que tout enfin soit réglé à son égard sur le pied d’égalité. Mais ces conditions sont précisément celles de l’organisation du travail, laquelle n’est point entrée dans les prévisions du Code ; elles forment l’objet ultérieur de l’économie politique, par conséquent elles ne sont point à supposer, mais à créer, et comme telles radicalement incompatibles avec le monopole.

Le socialisme, malgré le faste de son nom, n’a pas été jusqu’ici plus heureux que le monopole dans la définition de la société : on peut même dire que dans tous ses plans d’organisation, il s’est constamment montré sous ce rapport le plagiaire de l’économie politique. M. Blanc, que j’ai déjà cité à propos de la concurrence, et que nous avons vu tour à tour partisan du principe hiérarchique, défenseur officieux de l’inégalité, prêchant le communisme, niant d’un trait de plume la loi de contradiction parce qu’il ne la conçoit pas, affectant par-dessus tout le pouvoir comme raison dernière de son système, M. Blanc nous offre de nouveau le curieux exemple d’un socialiste copiant, sans qu’il s’en doute, l’économie politique, et tournant continuellement dans le cercle vicieux des routines propriétaires. Au fond, M. Blanc nie la prépondérance du capital ; il nie même que le capital soit égal au travail dans la production, en quoi il est d’accord avec les saines théories économiques. Mais il ne peut ou ne sait se passer du capital, il prend pour point de départ le capital, il fait appel à la commandite de l’état, c’est-à-dire qu’il se met à genoux devant les capitalistes, et qu’il reconnaît la souveraineté du monopole. De là les contorsions singulières de sa dialectique. Je prie le lecteur de me pardonner ces éternelles personnalités : mais puisque le socialisme, aussi bien que l’économie politique, s’est personnifié en un certain nombre d’écrivains, je ne puis faire autrement que de citer les auteurs.

« Le capital, disait la Phalange, en tant que faculté concourant à la production, a-t-il ou n’a-t-il pas la légitimité des autres facultés productives ? S’il est illégitime, il prétend illégitimement à une part dans la production, il faut l’exclure, il n’a pas d’intérêt à recevoir ; si, au contraire, il est légitime, il ne saurait être légitimement exclu de la participation aux bénéfices, à l’accroissement desquels il a concouru. »

La question ne pouvait être posée plus clairement. M. Blanc trouve au contraire qu’elle est posée d’une manière très-confuse, ce qui veut dire qu’elle l’embarrasse fort, et il se tourmente beaucoup pour en trouver le sens.

D’abord, il suppose qu’on lui demande « s’il est équitable d’accorder au capitaliste, dans les bénéfices de la production, une part égale à celle du travailleur ? » À quoi M. Blanc répond sans hésiter que cela serait injuste. Suit un mouvement d’éloquence pour établir cette injustice.

Or, le phalanstérien ne demande pas si la part du capitaliste doit être ou non égale à celle du travailleur ; il veut savoir seulement s’il aura une part ? Et c’est à quoi M. Blanc ne répond pas.

Veut-on dire, continue M. Blanc, que le capital est indispensable, comme le travail lui-même, à la production ? — Ici M. Blanc distingue : il accorde que le capital est indispensable comme le travail, mais non pas autant que le travail.

Encore une fois, le phalanstérien ne dispute pas sur la quantité, mais sur le droit.

Entend-on, c’est toujours M. Blanc qui interroge, que tous les capitalistes ne sont pas des oisifs ? M. Blanc, généreux pour les capitalistes qui travaillent, demande pourquoi l’on ferait si grande la part de ceux qui ne travaillent pas ? Tirade d’éloquence sur les services impersonnels du capitaliste, et les services personnels du travailleur, terminée par un rappel à la Providence.

Pour la troisième fois, on vous demande si la participation du capital aux bénéfices est légitime, comme vous admettez qu’elle est indispensable dans la production.

Enfin M. Blanc, qui avait pourtant compris, se décide à répondre que s’il accorde un intérêt au capital, c’est par mesure de transition et pour adoucir aux capitalistes la pente qu’ils ont à descendre. Du reste, son projet rendant inévitable l’absorption des capitaux privés dans l’association, il y aurait folie et abandon des principes à faire plus. M. Blanc, s’il avait étudié sa matière, n’avait à répondre que ce seul mot : Je nie le capital.

Ainsi, M. Blanc, et j’entends sous son nom tout le socialisme, après avoir, par une première contradiction au titre de son livre, de l’organisation du travail, déclaré que le capital était indispensable dans la production, et par conséquent qu’il devait être organisé et participer aux bénéfices comme le travail, rejette, par une seconde contradiction, le capital de l’organisation et refuse de le reconnaître ; — par une troisième contradiction, lui qui se moque des décorations et des titres de noblesse, il distribue les couronnes civiques, les récompenses et les distinctions aux littérateurs, inventeurs et artistes qui auront bien mérité de la patrie ; il leur alloue des traitements selon leurs grades et dignités : toutes choses qui sont la restauration du capital aussi réellement, mais non toutefois avec la même précision mathématique, que l’intérêt et le produit net ; — par une quatrième contradiction, M. Blanc constitue cette aristocratie nouvelle sur le principe d’égalité, c’est-à-dire qu’il prétend faire voter des maîtrises à des associés égaux et libres, des privilèges d’oisiveté à des travailleurs, la spoliation enfin aux spoliés ; — par une cinquième contradiction, il fait reposer cette aristocratie égalitaire sur la base d’un pouvoir doué d’une grande force, c’est-à-dire sur le despotisme, autre forme du monopole ; — par une sixième contradiction, après avoir, par ses encouragements aux arts et au travail, essayé de proportionner la rétribution au service, comme le monopole, le salaire à la capacité, comme le monopole, il se met à faire l’éloge de la vie en commun, du travail et de la consommation en commun, ce qui ne l’empêche pas de vouloir soustraire aux effets de l’indifférence commune, au moyen des encouragements nationaux prélevés sur le produit commun, les écrivains sérieux et graves, dont le commun des lecteurs ne se soucie pas ; — par une septième contradiction… Mais arrêtons-nous à sept, car nous n’aurions pas fini à septante-sept.

On dit que M. Blanc, qui prépare en ce moment une histoire de la révolution française, s’est mis à étudier sérieusement l’économie politique. Le premier fruit de cette étude sera, je n’en doute pas, de lui faire rétracter son pamphlet sur l’Organisation du travail, et par suite, de réformer toutes ses idées sur l’autorité et le gouvernement. À ce prix l’Histoire de la révolution française, par M. Blanc, sera un travail vraiment utile et original.

Toutes les sectes socialistes, sans exception, sont possédées du même préjugé ; toutes, à leur insu, inspirées par la contradiction économique, viennent confesser leur impuissance devant la nécessité du capital ; toutes attendent, pour réaliser leurs idées, qu’elles aient en main le pouvoir et l’argent. Les utopies du socialisme en ce qui concerne l’association, font plus que jamais ressortir la vérité de ce que nous avons dit en commençant : il n’y a rien dans le socialisme qui ne se trouve dans l’économie politique ; et ce plagiat perpétuel est la condamnation irrévocable de tous deux. Nulle part on ne voit poindre cette idée mère, qui ressort avec tant d’éclat de la génération des catégories économiques : c’est que la formule supérieure de l’association n’a point du tout à s’occuper du capital, objet des comptes des particuliers ; mais qu’elle doit porter uniquement sur l’équilibre de la production, les conditions de l’échange, la réduction progressive des prix de revient, seule et unique source du progrès de la richesse. Au lieu de déterminer les rapports d’industrie à industrie, de travailleur à travailleur, de province à province, et de peuple à peuple, les socialistes ne songent qu’à se pourvoir de capitaux, concevant toujours le problème de la solidarité des travailleurs, comme s’il s’agissait de fonder une nouvelle maison de monopole. Le monde, l’humanité, les capitaux, l’industrie, la pratique des affaires, existent : il ne s’agit plus que d’en chercher la philosophie, en d’autres termes de les organiser : et les socialistes cherchent des capitaux ! Toujours en dehors de la réalité, qu’y a-t-il d’étonnant à ce que la réalité leur manque ?

Ainsi M. Blanc demande la commandite de l’état, et la création d’ateliers nationaux ; ainsi Fourier demandait six millions, et son école s’occupe encore aujourd’hui de grouper cette somme ; ainsi les communistes espèrent en une révolution qui leur donne l’autorité et le trésor, et s’épuisent en attendant à d’inutiles souscriptions. Le capital et le pouvoir, organes secondaires dans la société, sont toujours les dieux que le socialisme adore : si le capital et le pouvoir n’existaient pas, il les inventerait. Par ses préoccupations de pouvoir et de capital, le socialisme a complétement méconnu le sens de ses propres protestations : bien plus, il ne s’est pas aperçu qu’en s’engageant comme il faisait dans la routine économique, il s’ôtait jusqu’au droit de protester. Il accuse la société d’antagonisme, et c’est par le même antagonisme qu’il poursuit la réforme. Il demande des capitaux pour les pauvres travailleurs, comme si la misère des travailleurs ne venait pas de la concurrence des capitaux entre eux, aussi bien que de l’opposition factice du travail et du capital ; comme si la question n’était pas aujourd’hui précisément telle qu’elle eût été avant la création des capitaux, c’est-à-dire encore et toujours une question d’équilibre ; comme si enfin, redisons-le sans cesse, redisons-le jusqu’à satiété, il s’agissait d’autre chose désormais que d’une synthèse de tous les principes émis par la civilisation, et que si cette synthèse, si l’idée qui mène le monde était connue, l’on eût besoin de l’intervention du capital et de l’état pour la mettre en évidence.

Le socialisme, en désertant la critique pour se livrer à la déclamation et à l’utopie, en se mêlant aux intrigues politiques et religieuses, a trahi sa mission et méconnu le caractère du siècle. La révolution de 1830 nous avait démoralisés, le socialisme nous effémine. Comme l’économie politique dont il ne fait que ressasser les contradictions, le socialisme est impuissant à satisfaire au mouvement des intelligences : ce n’est plus, chez ceux qu’il subjugue, qu’un nouveau préjugé à détruire, et chez ceux qui le propagent un charlatanisme à démasquer, d’autant plus dangereux qu’il est presque toujours de bonne foi.



CHAPITRE VII.


CINQUIÈME ÉPOQUE. — LA POLICE OU L’IMPÔT.


Dans la position de ses principes, l’humanité, comme si elle obéissait à un ordre souverain, ne rétrograde jamais. Pareille au voyageur qui par des sinuosités obliques s’élève de la vallée profonde au sommet de la montagne, elle suit intrépidement sa route en zigzag, et marche à son but d’un pas assuré, sans repentir et sans arrêt. Parvenu à l’angle du monopole, le génie social porte en arrière un mélancolique regard, et dans une réflexion profonde il se dit :

« Le monopole a tout ôté au pauvre mercenaire, pain, vêtement, foyer, éducation, liberté et sûreté. Je mettrai le monopoleur à contribution ; à ce prix je lui conserverai son privilège.

» La terre et les mines, les forêts et les eaux, premier domaine de l’homme, sont pour le prolétaire en interdit. J’interviendrai dans leur exploitation, j’aurai ma part des produits, et le monopole terrien sera respecté.

» L’industrie est tombée en féodalité : mais c’est moi qui suis le suzerain. Les seigneurs me payeront tribut, et ils conserveront le bénéfice de leurs capitaux.

» Le commerce prélève sur le consommateur des profits usuraires. Je sèmerai sa route de péages, je timbrerai ses mandats et viserai ses expéditions, et il passera.

» Le capital a vaincu le travail par l’intelligence. Je vais ouvrir des écoles ; et le travailleur, rendu lui-même intelligent, pourra devenir à son tour capitaliste.

» La circulation manque aux produits et la vie sociale est comprimée. Je construirai des routes, des ponts, des canaux, des marchés, des théâtres et des temples, et ce sera à la fois un travail, une richesse et un débouché.

» Le riche vit dans l’abondance, pendant que l’ouvrier pleure famine. J’établirai des impôts sur le pain, le vin, la viande, le sel et le miel, sur les objets de nécessité et sur les choses de prix, et ce sera une aumône pour mes pauvres.

» Et je préposerai des gardes sur les eaux, les forêts, les campagnes, les mines et les routes ; j’enverrai des collecteurs pour l’impôt et des précepteurs pour l’enfance ; j’aurai une armée contre les réfractaires, des tribunaux pour les juger, des prisons pour les punir, et des prêtres qui les maudissent. Tous ces emplois seront livrés au prolétariat et payés par les hommes du monopole.

» Telle est ma volonté certaine et efficace. »

Nous avons à prouver que la société ne pouvait ni mieux penser ni plus mal agir : ce sera l’objet d’une revue qui, je l’espère, éclairera le problème social d’une nouvelle lumière.

Toute mesure de police générale, tout règlement d’administration et de commerce, de même que toute loi d’impôt, n’est au fond qu’un des articles innombrables de cette antique transaction, toujours violée et toujours reprise, entre le patriciat et le prolétariat. Que les parties ou leurs représentants n’en aient rien su ; que même elles aient fréquemment envisagé leurs constitutions politiques sous un tout autre point de vue, peu nous importe : ce n’est point à l’homme, législateur ou prince, que nous demandons le sens de ses actes, c’est aux actes eux-mêmes.


§ I. — Idée synthétique de l’impôt. — Point de départ et développement de cette idée.


Afin de rendre plus intelligible ce qui devra suivre, je vais, par une espèce de renversement de la méthode que nous avons jusqu’à présent suivie, exposer la théorie supérieure de l’impôt ; j’en donnerai ensuite la genèse ; enfin j’en exposerai la contradiction et les résultats. — L’idée synthétique de l’impôt, ainsi que sa conception originaire, fournirait matière aux plus vastes développements. Je me bornerai à un simple énoncé des propositions, avec indication sommaire des preuves.

L’impôt, dans son essence et sa destination positive, est la forme de répartition de cette espèce de fonctionnaires qu’Adam Smith a désignés sous le nom d’improductifs, bien qu’il convînt, autant que personne, de l’utilité et même de la nécessité de leur travail dans la société. Par cette qualification d’improductifs, Adam Smith, dont le génie a tout entrevu et nous a laissé tout à faire, entendait que le produit de ces travailleurs est négatif, ce qui est très-différent de nul, et qu’en conséquence la répartition suit à leur égard un autre mode que l’échange.

Considérons en effet ce qui se passe, au point de vue de la répartition, dans les quatre grandes divisions du travail collectif, extraction, industrie, commerce, agriculture. Chaque producteur apporte sur le marché un produit réel dont la quantité peut se mesurer, la qualité s’apprécier, le prix se débattre, et finalement la valeur s’escompter, soit contre d’autres services ou marchandises, soit en numéraire. Pour toutes ces industries, la répartition n’est donc pas autre chose que l’échange mutuel des produits, selon la loi de proportionnalité des valeurs.

Rien de semblable n’a lieu avec les fonctionnaires dits publics. Ceux-ci obtiennent leur droit à la subsistance, non par la production d’utilités réelles, mais par l’improductivité même où, sans qu’il y ait de leur faute, ils sont retenus. Pour eux la loi de proportionnalité est inverse : tandis que la richesse sociale se forme et s’accroît en raison directe de la quantité, de la variété et de la proportion des produits effectifs fournis par les quatre grandes catégories industrielles ; le développement de cette même richesse, le perfectionnement de l’ordre social, supposent au contraire, en ce qui regarde le personnel de la police, une réduction progressive et indéfinie. Les fonctionnaires de l’état sont donc bien véritablement improductifs. À cet égard J. B. Say pensait comme A. Smith, et tout ce qu’il a écrit à ce sujet pour corriger son maître, et qu’on a eu la maladresse de compter parmi ses titres de gloire, provient uniquement, comme il est facile de le voir, d’un malentendu. En un mot, le salaire des employés du gouvernement constitue pour la société un déficit ; il doit être porté au compte des pertes, que le but de l’organisation industrielle doit être d’atténuer sans cesse : quelle autre qualification donner après cela aux hommes du pouvoir, si ce n’est celle d’Adam Smith ?

Voilà donc une catégorie de services qui, ne donnant pas de produits réels, ne peuvent aucunement se solder en la forme ordinaire ; des services qui ne tombent pas sous la loi de l’échange, qui ne peuvent devenir l’objet d’une spéculation particulière, d’une concurrence, d’une commandite, ni d’aucune espèce de commerce ; des services qui, censés au fond remplis gratuitement par tout le monde, mais confiés, en vertu de la loi de division du travail, à un petit nombre d’hommes spéciaux qui s’y livrent exclusivement, doivent en conséquence être payés. L’histoire confirme cette donnée générale. L’esprit humain, qui sur chaque problème essaie toutes les solutions, a entrepris aussi de soumettre à l’échange les fonctions publiques : pendant longtemps les magistrats en France, comme les notaires, etc., n’ont vécu que de leurs épices. Mais l’expérience a prouvé que ce mode de répartition employé avec des improductifs était trop coûteux, sujet à trop d’inconvénients, et l’on a dû y renoncer.

L’organisation des services improductifs contribue au bien-être général de plusieurs sortes : d’abord, en délivrant les producteurs des soins de la chose publique, à laquelle tous doivent participer, et dont par conséquent tous sont plus ou moins esclaves ; secondement, en créant dans la société une centralisation artificielle, image et prélude de la solidarité future des industries ; enfin, en donnant le premier essai de pondération et de discipline.

Ainsi, nous reconnaissons, avec J. B. Say, l’utilité des magistrats et autres agents de l’autorité publique ; mais nous soutenons que cette utilité est toute négative, et nous maintenons en conséquence à ses auteurs le titre d’improductifs que leur a donné A. Smith, non par aucun sentiment de défaveur, mais parce qu’effectivement ils ne peuvent se classer dans la catégorie des producteurs. « L’impôt, dit très-bien un économiste de l’école de Say, M. J. Garnier, l’impôt est une privation qu’il faut chercher à diminuer le plus possible, jusqu’à concurrence des besoins de la société. » Si l’écrivain que je cite a réfléchi au sens de ses paroles, il a vu que le mot privation dont il se sert est synonyme de non-production, et qu’en conséquence ceux au bénéfice desquels l’impôt se recueille, sont bien véritablement des improductifs.

J’insiste sur cette définition, qui me semble d’autant moins contestable que si l’on dispute encore sur le mot, tout le monde est d’accord sur la chose, parce qu’elle contient le germe de la plus grande révolution qui doive s’accomplir dans le monde, je veux parler de la subordination des fonctions improductives aux fonctions productives, en un mot de la soumission effective toujours demandée et jamais obtenue, de l’autorité aux citoyens.

C’est une conséquence du développement des contradictions économiques, que l’ordre dans la société se montre d’abord comme à revers ; que ce qui doit être en haut soit placé en bas ; ce qui doit être en relief paraisse taillé en creux, et ce qui doit recevoir la lumière soit rejeté dans l’ombre. Ainsi, le pouvoir, qui par essence est, comme le capital, l’auxiliaire et le subordonné du travail, devient, par l’antagonisme de la société, l’espion, le juge et le tyran des fonctions productives ; le pouvoir, à qui son infériorité originelle commande l’obéissance, est prince et souverain.

Dans tous les temps, les classes travailleuses ont poursuivi contre la caste officielle la solution de cette antinomie, dont la science économique seule peut donner la clef. Les oscillations, c’est-à-dire les agitations politiques qui résultent de cette lutte du travail contre le pouvoir, tantôt amènent une dépression de la force centrale, qui compromet jusqu’à l’existence de la société ; tantôt exagérant outre mesure cette même force, engendrent le despotisme. Puis les priviléges du commandement, les joies infinies qu’il donne à l’ambition et à l’orgueil, faisant des fonctions improductives l’objet de la convoitise générale, un nouveau ferment de discorde pénètre la société, qui, divisée déjà d’une part en capitalistes et salariés, de l’autre en producteurs et improductifs, se divise de nouveau pour le pouvoir en monarchistes et démocrates. Les conflits de la royauté et de la république nous fourniraient la matière du plus merveilleux, du plus intéressant de nos épisodes. Les bornes de cet ouvrage ne nous permettent pas une excursion si longue ; et après avoir signalé ce nouvel embranchement du vaste réseau des aberrations humaines, nous nous renfermerons exclusivement, en parlant de l’impôt, dans la question économique.

Telle est donc, dans son exposé le plus succinct, la théorie synthétique de l’impôt, c’est-à-dire, si j’ose me permettre cette comparaison familière, de cette cinquième roue du char de l’humanité, qui fait tant de bruit, et qu’on appelle, en style gouvernemental, l’état. — L’état, la police, ou leur moyen d’existence, l’impôt, c’est, je le répète, le nom officiel de la classe qu’on désigne en économie politique sous le nom d’improductifs, en un mot de la domesticité sociale.

Mais la raison publique n’atteint pas de plein saut à cette idée simple, qui, pendant des siècles, doit rester à l’état d’une conception transcendante. Pour que la civilisation franchisse un tel sommet, il faut qu’elle traverse d’effroyables orages et des révolutions sans nombre, dans chacune desquelles on dirait qu’elle renouvelle ses forces par un bain de sang. Et lorsque enfin la production, représentée par le capital, semble au moment de subalterniser tout à fait l’organe improductif, l’état ; la société alors se soulève d’indignation ; le travail pleure de se voir bientôt libre ; la démocratie frémit de l’abaissement du pouvoir ; la justice crie au scandale, et tous les oracles des dieux qui s’en vont s’exclament avec terreur que l’abomination de la désolation est dans le lieu saint, et que la fin des temps est venue. Tant il est vrai que l’humanité ne veut jamais ce qu’elle cherche, et que le moindre progrès ne se peut réaliser sans jeter la panique parmi les peuples !

Quel est donc, dans cette évolution, le point de départ de la société, et par quel détour arrive-t-elle à la réforme politique, c’est-à-dire à l’économie dans ses dépenses, à l’égalité de répartition de son impôt, et à la subordination du pouvoir à l’industrie ? C’est ce que nous allons dire en peu de mois, réservant les développements pour la suite.

L’idée originaire de l’impôt est celle d’un rachat.

Comme, par la loi de Moïse, chaque premier-né était censé appartenir à Jéhovah, et devait être racheté par une offrande ; ainsi l’impôt se présente partout sous la forme d’une dîme ou d’un droit régalien par lequel le propriétaire rachète chaque année du souverain le bénéfice d’exploitation qu’il est censé ne tenir que de lui. Cette théorie de l’impôt n’est au surplus qu’un des articles particuliers de ce que l’on appelle le contrat social.

Les anciens et les modernes s’accordent tous, en termes plus ou moins explicites, à présenter l’état juridique des sociétés comme une réaction de la faiblesse contre la force. Cette idée domine dans tous les ouvrages de Platon, notamment dans le Gorgias, où il soutient, avec plus de subtilité que de logique, la cause des lois contre la violence, c’est-à-dire l’arbitraire législatif contre l’arbitraire aristocratique et guerrier. Dans cette dispute scabreuse, où l’évidence des raisons est égale des deux parts, Platon ne fait qu’exprimer le sentiment de toute l’antiquité. Longtemps avant lui Moïse, faisant un partage des terres, déclarant le patrimoine inaliénable, et ordonnant une purgation générale et sans remboursement de toutes les hypothèques à chaque cinquantième année, avait opposé une barrière aux envahissements de la force. Toute la Bible est un hymne à la justice, c’est-à-dire, selon le style hébreu, à la charité, à la mansuétude du puissant envers le faible, à la renonciation volontaire au privilége de la force. Solon, débutant dans sa mission législative par une abolition générale des dettes, et créant des droits et des réserves, c’est-à-dire des barrières qui en empêchassent le retour, ne fut pas moins réactionnaire. Lycurgue alla plus loin : il défendit la possession industrielle, et s’efforça d’absorber l’homme dans l’état, anéantissant la liberté pour mieux conserver l’équilibre. Hobbes, faisant, et avec grande raison, dériver la législation de l’état de guerre, arriva par un autre chemin à constituer l’égalité sur une exception, le despotisme. Son livre, tant calomnié, n’est qu’un développement de cette fameuse antithèse. La charte de 1830, consacrant l’insurrection faite en 89 par la roture contre la noblesse, et décrétant l’égalité abstraite des personnes devant la loi, malgré l’inégalité réelle des forces et des talents qui fait le véritable fonds du système social en vigueur, n’est encore qu’une protestation de la société en faveur du pauvre contre le riche, du petit contre le grand. Toutes les lois du genre humain sur la vente, l’achat, le louage, la propriété, le prêt, l’hypothèque, la prescription, les successions, donations, testaments, la dot des femmes, la minorité, la tutelle, etc., etc., sont de véritables barrières élevées par l’arbitraire juridique contre l’arbitraire de la force. Le respect des contrats, la fidélité à la parole, la religion du serment, sont les fictions, les osselets, comme disait excellemment le fameux Lysandre, avec lesquels la société trompe les forts, et les met sous le joug.

L’impôt appartient à cette grande famille d’institutions préventives, coërcitives, répressives et vindicatives, que A. Smith désignait sous le nom générique de police, et qui n’est, comme j’ai dit, dans sa conception originaire, que la réaction de la faiblesse contre la force. C’est ce qui résulte, indépendamment des témoignages historiques qui abondent, et que nous laisserons de côté pour nous tenir exclusivement à la preuve économique, de la distinction naturelle qui s’est faite des impôts.

Tous les impôts se divisent en deux grandes catégories : 1o impôts de répartition, ou de privilége : ce sont les plus anciennement établis ; — 2o impôts de consommation ou de quotité, dont la tendance, en s’assimilant les premiers, est d’égaliser entre tous les charges publiques.

La première espèce d’impôts, qui comprend chez nous l’impôt foncier, celui des portes et fenêtres, la contribution personnelle, mobilière et locative, les patentes et licences, les droits de mutation, centièmes deniers, prestations en nature et brevets, — est la redevance que le souverain se réserve sur tous les monopoles qu’il concède ou tolère ; c’est, comme nous l’avons dit, l’indemnité du pauvre, le laissez-passer accordé à la propriété. Telle a été la forme et l’esprit de l’impôt dans toutes les anciennes monarchies : la féodalité en a été le beau idéal. Sous ce régime, l’impôt n’est qu’un tribut payé par le détenteur au propriétaire ou commanditaire universel, le roi.

Lorsque plus tard, par le développement du droit public, la royauté, forme patriarcale de la souveraineté, commence à s’imprégner d’esprit démocratique, l’impôt devient une cotisation que tout censitaire doit à la chose publique, et qui, au lieu de tomber dans la main du prince, est reçue dans le trésor de l’état. Dans cette évolution, le principe de l’impôt reste intact : ce n’est pas encore l’institution qui se transforme ; c’est le souverain réel qui succède au souverain figuratif. Que l’impôt entre dans le pécule du prince, ou qu’il serve à acquitter une dette commune, ce n’est toujours qu’une revendication de la société contre le privilége : sans cela, il est impossible de dire pourquoi l’impôt est établi en raison proportionnelle des fortunes.

« Que tout le monde contribue aux dépenses publiques, rien de mieux ; mais pourquoi le riche payerait-il plus que le pauvre ? — Cela est juste, dit-on, puisqu’il possède davantage. — J’avoue que je ne comprends pas cette justice. De deux choses l’une : ou l’impôt proportionnel garantit un privilége en faveur des forts contribuables, ou bien il est lui-même une iniquité. Car si la propriété est de droit naturel, comme le veut la déclaration de 93, tout ce qui m’appartient en vertu de ce droit est aussi sacré que ma personne ; c’est mon sang, c’est ma vie, c’est moi-même : quiconque y touche offense la prunelle de mon œil. Mes 100,000 fr. de revenu sont aussi inviolables que la journée de 75 cent. de la grisette, mes appartements que sa mansarde. La taxe n’est pas répartie en raison de la force physique, de la taille ni du talent : elle ne peut l’être davantage en raison de la propriété. » (Qu’est-ce que la propriété, ch. II.)

Ces observations sont d’autant plus justes, que le principe qu’elles ont pour but d’opposer à celui de la répartition proportionnelle a eu sa période d’application. L’impôt proportionnel est de beaucoup postérieur dans l’histoire à l’hommage-lige, qui consistait en une simple démonstration officieuse, sans redevance réelle.

La deuxième sorte d’impôts comprend en général tous ceux que l’on désigne, par une espèce d’antiphrase, sous le nom de contributions indirectes, boissons, sels, tabacs, douane, en un mot toutes les taxes qui affectent directement la seule chose qui doive être taxée, le produit. Le principe de cet impôt, dont le nom est un vrai contre-sens, est incontestablement mieux fondé en théorie, et d’une tendance plus équitable que le précédent : aussi malgré l’opinion de la masse, toujours trompée sur ce qui lui sert autant que sur ce qui lui porte préjudice, je n’hésite point à dire que cet impôt est le seul normal, sauf la répartition et la perception, dont je n’ai point ici à m’occuper.

Car s’il est vrai, comme nous l’avons expliqué tout à l’heure, que la vraie nature de l’impôt soit d’acquitter, d’après un mode particulier de salaire, certains services qui se dérobent à la forme habituelle de l’échange, il s’ensuit que tous les producteurs, quant à l’usage personnel, jouissant également de ces services, doivent contribuer au solde par portions égales. La quotité pour chacun sera donc une fraction de son produit échangeable, ou, en autres termes, une retenue sur les valeurs livrées par lui à la consommation. Mais, sous le régime du monopole, et avec la perception foncière, le fisc atteint le produit avant qu’il soit entré dans l’échange, avant même qu’il soit produit : circonstance qui a pour effet de rejeter le montant de la taxe dans les frais de production, par conséquent de la faire supporter par le consommateur et d’affranchir le monopole.

Quoi qu’il en soit de la signification de l’impôt de répartition et de l’impôt de quotité, une chose demeure positive, et c’est celle qu’il nous importe surtout de savoir : c’est que, par la proportionnalité de l’impôt, l’intention du souverain a été de faire contribuer les citoyens aux charges publiques, non plus, d’après le vieux principe féodal, au moyen d’une capitation, ce qui impliquerait l’idée d’une cotisation calculée en raison du nombre des imposés, non en raison de leurs biens ; — mais au marc le franc des capitaux, ce qui suppose que les capitaux relèvent d’une autorité supérieure aux capitalistes. Tout le monde, spontanément et d’un accord unanime, trouve une semblable répartition juste ; tout le monde juge donc, spontanément et d’un accord unanime, que l’impôt est une reprise de la société, une sorte de rédemption du monopole. Cela est surtout frappant en Angleterre où, par une loi spéciale, les propriétaires du sol et les manufacturiers acquittent, au prorata de leurs revenus, un impôt de deux cents millions, qu’on appelle la taxe des pauvres.

En deux mots, le but pratique et avoué de l’impôt est d’exercer sur les riches, au profit du peuple, une reprise proportionnelle au capital.

Or, l’analyse et les faits démontrent,

Que l’impôt de répartition, l’impôt du monopole, au lieu d’être payé par ceux qui possèdent, l’est presque tout entier par ceux qui ne possèdent pas :

Que l’impôt de quotité, séparant le producteur du consommateur, frappe uniquement sur ce dernier, ce qui ne laisse au capitaliste que la part qu’il aurait à payer, si les fortunes étaient absolument égales ;

Enfin que l’armée, les tribunaux, la police, les écoles, les hôpitaux, hospices, maisons de refuge et de correction, les emplois publics, la religion elle-même, tout ce que la société crée pour la défense, l’émancipation et le soulagement du prolétaire, payé d’abord et entretenu par le prolétaire, est dirigé ensuite contre le prolétaire ou perdu pour lui ; en sorte que le prolétariat, qui d’abord ne travaillait que pour la caste qui le dévore, celle des capitalistes, doit travailler encore pour la caste qui le flagelle, celle des improductifs.

Ces faits sont désormais si connus, et les économistes, je leur dois cette justice, les ont exposés avec une telle évidence, que je m’abstiendrai de reprendre en sous-œuvre leurs démonstrations, qui, du reste, ne trouvent plus de contradicteurs. Ce que je me propose de mettre en lumière, et que les économistes ne me semblent pas suffisamment avoir compris, c’est que la condition faite au travailleur par cette nouvelle phase de l’économie sociale n’est susceptible d’aucune amélioration ; que, hormis le cas où l’organisation industrielle, et par suite la réforme politique, amènerait l’égalité des fortunes, le mal est inhérent aux institutions de police comme la pensée de charité qui leur a donné naissance ; enfin que l’état, quelque forme qu’il affecte, aristocratique ou théocratique, monarchique ou républicaine, aussi longtemps qu’il ne sera pas devenu l’organe obéissant et soumis d’une société d’égaux, sera pour le peuple un inévitable enfer, j’ai presque dit une damnation légitime.


§ II. — Antinomie de l’impôt.


J’entends quelquefois les partisans du statu quo prétendre que, quant au présent, nous jouissons d’assez de liberté, et que même, en dépit des déclamations contre l’ordre de choses, nous sommes au-dessous de nos institutions. Je suis, du moins en ce qui regarde l’impôt, tout à fait de l’avis de ces optimistes.

D’après la théorie que nous venons de voir, l’impôt est la réaction de la société contre le monopole. Les opinions à cet égard sont unanimes : peuple et législateur, économistes, journalistes et vaudevillistes, traduisant chacun dans sa langue la pensée sociale, publient à l’envi que l’impôt doit tomber sur les riches, frapper le superflu et les objets de luxe, et laisser francs ceux de première nécessité. Bref, on a fait de l’impôt une sorte de privilége pour les privilégiés : pensée mauvaise, puisque c’était par le fait reconnaître la légitimité du privilége, qui, dans aucun cas, et sous quelque forme qu’il se montre, ne vaut rien. Le peuple devait être puni de cette inconséquence égoïste : la Providence n’a pas manqué à sa mission.

Dès l’instant donc que l’impôt eut été conçu comme une revendication, il dut s’établir proportionnellement aux facultés, soit qu’il frappât le capital, soit qu’il affectât plus spécialement le revenu. Or, je ferai observer que la répartition au marc le franc de l’impôt étant précisément celle que l’on adopterait dans un pays où toutes les fortunes seraient égales, sauf les différences d’assiette et de recouvrement, le fisc est ce qu’il y a de plus libéral dans notre société, et que sur ce point nos mœurs sont effectivement en arrière de nos institutions. Mais comme avec les méchants les meilleures choses ne peuvent manquer d’être détestables, nous allons voir l’impôt égalitaire écraser le peuple, précisément parce que le peuple n’est point à sa hauteur.

Je suppose que le revenu brut de la France, pour chaque famille composée de quatre personnes, soit de 1,000 francs : c’est un peu plus que le chiffre de M. Chevalier, qui n’a trouvé que 63 centimes par jour et par tête, soit 919 francs 80 centimes par ménage. L’impôt étant aujourd’hui de plus d’un milliard, soit environ du huitième du revenu total, chaque famille, gagnant 1,000 francs par année, est imposée de 125 francs.

D’après cela, un revenu de 2,000 francs paie : 230 francs ; un revenu de 3,000 francs, 373 ; un revenu de 4,000 francs, 300 francs, etc. La proportion est rigoureuse, et, mathématiquement, irréprochable ; le fisc est sûr, de par l’arithmétique, de ne rien perdre.

Mais du côté des contribuables, l’affaire change totalement d’aspect. L’impôt qui, dans la pensée du législateur, devait se proportionner à la fortune, est au contraire progressif dans le sens de la misère, en sorte que, plus le citoyen est pauvre, plus il paye. C’est ce que je vais m’efForcer de rendre sensible par quelque chiffres.

D’après l’impôt proportionnel, il est dû au fisc,

pour un revenu de 1,000 2,000 3,000 4,000 5,000 6,000 fr. etc.
une contribution de 125 250 375 500 625 750 fr.

L’impôt semble donc croître, d’après cette série, proportionnellement au revenu.

Mais si l’on réfléchit que chaque somme de revenu se compose de 363 unités, dont chacune représente le revenu journalier du contribuable, on ne trouvera plus que l’impôt est proportionnel ; on trouvera qu’il est égal. En effet, si pour un revenu de 1,000 francs l’état prélève 125 francs d’impôt, c’est comme s’il enlevait à la famille imposée 43 journées de subsistances ; de même les cotes contributives de 230, 375, 500, 623, 730 francs, répondant à des revenus de 2,000, 3,000, 4,000, 5,000, 6,000 francs, ne font toujours pour chacun des bénéficiaires qu’un impôt de 43 journées de solde.

Je dis maintenant que cette égalité de l’impôt est une inégalité monstrueuse, et que c’est une étrange illusion de s’imaginer, parce que le revenu journalier est plus considérable, que la contribution dont il est la base est plus forte. Transportons notre point de vue du revenu personnel au revenu collectif.

Par l’effet du monopole, la richesse sociale abandonnant la classe travailleuse pour se reporter sur la classe capitaliste, le but de l’impôt a été de modérer ce déplacement et de réagir contre l’usurpation, en exerçant sur chaque privilégié une reprise proportionnelle. Mais proportionnelle à quoi ? à ce que le privilégié a perçu de trop, sans doute, et non pas à la fraction du capital social que son revenu représente. Or, le but de l’impôt est manqué et la loi tournée en dérision, lorsque le fisc, au lieu de prendre son huitième là où ce huitième existe, le demande précisément à ceux à qui il devrait le restituer. Une dernière opération rendra ceci palpable.

Supposant le revenu de la France à 68 centimes par jour et par personne, le père de famille qui, soit à titre de salaire, soit comme revenu de ses capitaux, touche 1,000 fr. par année, reçoit quatre parts du revenu national ; celui qui touche 2,000 francs a huit parts ; celui qui touche 4,000 fr. en a seize, etc. Il suit de là que l’ouvrier qui, pour un revenu de 1,000 fr., paye 125 fr. au fisc, rend à l’ordre public une demi-part, soit un huitième de son revenu et de la subsistance de sa famille ; tandis que le rentier qui, pour un revenu de 6,000 fr., ne paye que 750 fr., réalise un bénéfice de 17 parts sur le revenu collectif, ou, en d’autres termes, gagne avec l’impôt 425 pour cent.

Reproduisons la même vérité sous une autre forme.

On compte en France environ 200,000 électeurs. J’ignore quelle est la somme des contributions payées par ces 200,000 électeurs, mais je ne crois pas m’écarter beaucoup de la vérité en supposant la moyenne pour chacun de 300 fr., total, pour 200,000 censitaires, 60 millions, auxquels nous ajouterons un quart en sus pour leur part de contributions indirectes, soit 75 millions, ou 75 fr. par tête (en supposant la famille de chaque électeur composée de cinq personnes), que paye à l’état la classe électorale. Le budget, d’après l’Annuaire économique de 1845, étant de 1,106 millions, reste 1 milliard 31 millions, ce qui donne 31 fr. 30 c. pour chaque citoyen non électeur, deux cinquièmes de la contribution payée par la classe riche. Or, pour que cette proportion fût équitable, il faudrait que la moyenne de bien-être de la classe non-électorale fût les deux cinquièmes de la moyenne du bien-être de la classe des électeurs : et c’est ce qui n’est pas vrai, il s’en faut plus des trois quarts.

Mais cette disproportion paraîtra encore plus choquante, si l’on réfléchit que le calcul que nous venons de faire sur la classe électorale est tout à fait erroné, tout en faveur des censitaires.

En effet, les seuls impôts qui soient comptés pour la jouissance du droit électoral sont : 1o la contribution foncière ; 2o la personnelle et mobilière ; 3o les portes et fenêtres ; 4o la patente. Or, à l’exception de la personnelle et mobilière qui varie peu, les trois autres impôts sont rejetés sur les consommateurs ; et il en est de même de tous les impôts indirects, dont les détenteurs de capitaux se font rembourser par les consommateurs, à l’exception toutefois des droits de mutation qui frappent directement le propriétaire, et s’élèvent en totalité à 150 millions. Or, si nous estimons que la propriété électorale figure dans cette dernière somme pour un sixième, ce qui est beaucoup dire, la portion de contributions directes (409 millions) étant par tête de 12 fr., celle des contributions indirectes (547 millions) 16 fr., la moyenne d’impôt payée par chaque électeur ayant un ménage composé de cinq personnes, sera au total de 265 fr., pendant que la part de l’ouvrier, qui n’a que sa brasse pour se nourrir, lui, sa femme et deux enfants, sera de 112 fr. — En termes plus généraux, la moyenne de contribution par tête dans la classe supérieure sera de 53 fr. ; dans la classe inférieure, de 28. Sur quoi je renouvelle ma question : Le bien-être est-il, en deçà du cens électoral, la moitié de ce qu’il est au delà ?

Il en est de l’impôt comme des publications périodiques, qui coûtent en réalité d’autant plus cher, qu’elles paraissent plus rarement. Un journal quotidien coûte 40 fr., un hebdomadaire 10 fr., un mensuel 4 fr. Toutes choses d’ailleurs supposées égales, les prix d’abonnement de ces journaux sont entre eux comme les nombres 40, 70 et 120, la cherté croissant avec la rareté des publications. Or, telle est précisément la marche de l’impôt : c’est un abonnement payé par chaque citoyen en échange du droit de travailler et de vivre. Celui qui use de ce droit dans la moindre proportion, paye davantage ; celui qui en use un peu plus, paye moins ; celui qui en use beaucoup, paye peu.

Les économistes sont généralement d’accord de tout cela. Ils ont attaqué l’impôt proportionnel non-seulement dans son principe, mais dans son application ; ils en ont relevé les anomalies, qui, presque toutes, proviennent de ce que le rapport du capital au revenu, ou de la surface cultivée à la rente, n’est jamais fixe.

« Soit une contribution d’un dixième sur le revenu des terres, et des terres de différentes qualités produisant, la première 8 fr. de blé, la seconde 6 fr., la troisième 5 fr. : l’impôt demandera un huitième de revenu à la terre la plus féconde, un sixième à celle qui l’est un peu moins, enfin un cinquième à celle qui l’est encore moins. L’impôt ne sera-t-il pas établi en sens inverse de ce qu’il devrait être ? — Au lieu des terres, on peut supposer les autres instruments de production, et comparer des capitaux de même valeur ou des quantités de travail de même ordre, appliquées à des branches d’industrie d’une productivité différente : la conclusion sera la même. Il y a injustice à demander une capitation égale de 10 fr. à l’ouvrier qui gagne 1,000 fr., et à l’artiste ou au médecin qui se fait 60,000 liv. de rente. » (J. Garnier, Principes d’économie politique.)

Ces réflexions sont fort justes, bien qu’elles ne tombent que sur la perception ou l’assiette, et n’atteignent pas le principe même de l’impôt. Car, en supposant la répartition faite sur le revenu, au lieu de l’être sur le capital, il reste toujours ceci que l’impôt, qui devrait être proportionnel aux fortunes, est à la charge du consommateur.

Les économistes ont franchi le pas : ils ont reconnu hautement que l’impôt proportionnel était inique.

« L’impôt, dit Say, ne peut jamais être levé sur le nécessaire. » — Cet auteur, il est vrai, ne définit pas ce que l’on doit entendre par le nécessaire : mais nous pouvons suppléer à cette omission. Le nécessaire est ce qui revient à chaque individu sur le produit total du pays, déduction faite de ce qui doit être prélevé pour l’impôt. Ainsi, pour compter en nombres ronds, la production en France étant de huit milliards, et l’impôt d’un milliard, le nécessaire de chaque individu, par jour, est de 56 centimes et demi. Tout ce qui dépasse ce revenu est seul susceptible d’être taxé, d’après J. B. Say ; tout ce qui est au-dessous doit rester sacré pour le fisc.

C’est ce qu’exprime le même auteur en d’autres termes, lorsqu’il dit : « L’impôt proportionnel n’est pas équitable. » Adam Smith avait déjà dit avant lui : « Il n’est point déraisonnable que le riche contribue aux dépenses publiques, non-seulement à proportion de revenu, mais pour quelque chose de plus. » — « J’irai plus loin, ajoute Say : je ne craindrai pas de dire que l’impôt progressif est le seul équitable. » — Et M. J. Garnier, dernier abréviateur des économistes : « Les réformes doivent tendre à établir une égalité progressionnelle, si je puis ainsi dire, bien plus juste, bien plus équitable que la prétendue égalité de l’impôt, laquelle n’est qu’une monstrueuse inégalité. »

Ainsi, d’après l’opinion générale, et d’après le témoignage des économistes, deux choses sont avérées : l’une, que dans son principe l’impôt est réactionnaire au monopole et dirigé contre le riche ; l’autre, que dans la pratique ce même impôt est infidèle à son but ; qu’en frappant le pauvre de préférence, il commet une injustice, et que le législateur doit tendre constamment à le répartir d’une façon plus équitable.

J’avais besoin d’établir solidement ce double fait avant de passer à d’autres considérations : à présent commence ma critique.

Les économistes, avec cette bonhomie d’honnêtes gens qu’ils ont héritée de leurs anciens, et qui fait encore aujourd’hui tout leur éloge, n’ont eu garde de s’apercevoir que la théorie progressionnelle de l’impôt qu’ils indiquent aux gouvernements comme le nec plus ultrà d’une sage et libérale administration, était contradictoire dans ses termes, et grosse d’une légion d’impossibilités. Ils ont accusé tour à tour de l’oppression du fisc la barbarie des temps, l’ignorance des princes, les préjugés de caste, l’avidité des traitants, tout ce qui, en un mot, suivant eux, empêchant la progression de l’impôt, faisait obstacle à la pratique sincère de l’égalité devant le budget : ils ne se sont pas doutés un instant que ce qu’ils demandaient sous le nom d’impôt progressif était le renversement de toutes les notions économiques.

Ainsi, ils n’ont pas vu, par exemple, que l’impôt était progressif par cela même qu’il était proportionnel, mais que seulement la progression se trouvait prise à rebours, étant dirigée, comme nous l’avons dit, non pas dans le sens de la plus grande fortune, mais dans le sens de la plus petite. Si les économistes avaient eu l’idée nette de ce renversement, invariable dans tous les pays à impôts, un phénomène si singulier n’eût pas manqué d’attirer leur attention ; ils en auraient recherché les causes, et ils eussent fini par découvrir que ce qu’ils prenaient pour un accident de la civilisation, un effet des inextricables difficultés du gouvernement humain, était le produit de la contradiction inhérente à toute l’économie politique.

1o L’impôt progressif, appliqué, soit au capital, soit au revenu, est la négation même du monopole, de ce monopole que l’on rencontre partout, dit M. Rossi, sur la route de l’économie sociale ; qui est le vrai stimulant de l’industrie, l’espoir de l’épargne, le conservateur et le père de toute richesse ; duquel nous avons pu dire enfin que la société ne peut exister avec lui, mais qu’elle ne serait pas sans lui. Que l’impôt devienne tout à coup ce qu’il est indubitable qu’il doit être, savoir, la contribution proportionnelle (ou progressionnelle, c’est la même chose) de chaque producteur aux charges publiques, aussitôt la rente et le bénéfice sont confisqués partout au profit de l’état ; le travail est dépouillé du fruit de ses œuvres ; chaque individu étant réduit à la portion congrue de 56 centimes et demi, la misère devient générale ; le pacte formé entre le travail et le capital est dissous, et la société, privée de gouvernail, rétrograde jusqu’à son origine.

On dira peut-être qu’il est aisé d’empêcher l’annihilation absolue des bénéfices du capital, en arrêtant à un moment quelconque l’effet de la progression.

Éclectisme, juste-milieu, accommodement avec le ciel ou avec la morale : ce sera donc toujours la même philosophie ! La vraie science répugne à de pareilles transactions. Tout capital engagé doit rentrer au producteur sous forme d’intérêts ; tout travail doit laisser un excédant, tout salaire être égal au produit. Sous l’égide de ces lois, la société réalise sans cesse, par la plus grande variété des productions, la plus grande somme de bien-être possible. Ces lois sont absolues : les violer, c’est meurtrir, c’est mutiler la société. Ainsi, le capital, qui n’est autre chose après tout que du travail accumulé, est inviolable. Mais d’autre part, la tendance à l’égalité n’est pas moins impérieuse : elle se manifeste à chaque phase économique avec une énergie croissante et une autorité invincible. Vous avez donc à satisfaire tout à la fois au travail et à la justice : vous devez donner au premier des garanties de plus en plus réelles, et procurer la seconde sans concession ni ambiguïté.

Au lieu de cela, vous ne savez que substituer sans cesse à vos théories le bon plaisir du prince, arrêter le cours des lois économiques par un pouvoir arbitraire, et sous prétexte d’équité, mentir également au salaire et au monopole ! Votre liberté n’est qu’une demi-liberté, votre justice qu’une demi-justice, et toute votre sagesse consiste dans ces moyens termes dont l’iniquité est toujours double, puisqu’ils ne font droit aux prétentions ni de l’une ni de l’autre partie ! Non, telle ne peut être la science que vous nous avez promise, et qui, en nous dévoilant les secrets de la production et de la consommation des richesses, doit résoudre sans équivoque les antinomies sociales. Votre doctrine semi-libérale est le code du despotisme, et décèle en vous autant l’impuissance d’avancer que la honte de reculer.

Si la société, engagée par ses antécédents économiques, ne peut jamais rebrousser chemin ; si, jusqu’à ce que vienne l’équation universelle, le monopole doit être maintenu dans sa possession, nul changement n’est possible dans l’assiette de l’impôt : seulement il y a là une contradiction qui, comme tout autre, doit être poussée jusqu’à épuisement. Ayez donc le courage de vos opinions : respect à l’opulence, et point de miséricorde pour le pauvre, que le Dieu du monopole a condamné. Moins le mercenaire a de quoi vivre, plus il faut qu’il paye : qui minus habet, etiam quod habet auferetur ab eo. Cela est nécessaire, cela est fatal : il y va du salut de la société.

Essayons toutefois de retourner la progression de l’impôt, et de faire qu’au lieu du travailleur, ce soit le capitaliste qui rende le plus.

J’observe d’abord qu’avec le mode habituel de perception, un tel renversement est impraticable.

En effet, si l’impôt frappe sur le capital exploitable, la totalité de cet impôt est comptée parmi les frais de production, et alors de deux choses l’une : ou le produit, malgré l’augmentation de la valeur vénale, sera acheté par le consommateur, et par conséquent le producteur sera déchargé de la taxe ; ou bien ce même produit sera trouvé trop cher, et dans ce cas l’impôt, comme l’a très-bien dit J. B. Say, agit à la façon d’une dîme qui serait mise sur les semences, il empêche la production. C’est ainsi qu’un droit de mutation trop élevé arrête la circulation des immeubles, et rend les fonds moins productifs, en s’opposant à ce qu’ils changent de mains.

Si, au contraire, l’impôt tombe sur le produit, ce n’est plus qu’un impôt de quotité, que chacun acquitte suivant l’importance de sa consommation, tandis que le capitaliste, qu’il s’agissait d’atteindre, est préservé.

D’ailleurs, la supposition d’un impôt progressif ayant pour base soit le produit, soit le capital, est parfaitement absurde. Comment concevoir que le même produit soit frappé d’un droit de 10 p. 100 chez tel débitant, et seulement de 5 chez tel autre ? Comment des fonds déjà grevés d’hypothèques, et qui tous les jours changent de maîtres, comment un capital formé par commandite ou par la seule fortune d’un individu, seront-ils discernés par le cadastre, et taxés, non plus en raison de leur valeur ou de leur rente, mais en raison de la fortune ou des bénéfices présumés du propriétaire ?…

Reste donc une dernière ressource, c’est d’imposer le revenu net, de quelque manière qu’il se forme, de chaque contribuable. Par exemple, un revenu de 1,000 fr. payerait 10 p. 100 ; un revenu de 2,000 fr., 20 p. 100 ; un revenu de 3,000 fr., 30 p. 100, etc. Laissons de côté les mille difficultés et vexations du recensement, et supposons l’opération aussi facile qu’on voudra. Eh bien ! voilà précisément le système que j’accuse d’hypocrisie, de contradiction et d’injustice.

Je dis en premier lieu que ce système est hypocrite, parce qu’à moins d’enlever au riche la portion entière de revenu qui dépasse la moyenne du produit national par famille, ce qui est inadmissible, il ne ramène pas, comme on l’imagine, la progression de l’impôt du côté de la richesse, tout au plus il en change la raison proportionnelle. Ainsi, la progression actuelle de l’impôt, pour les fortunes de 1,000 fr. de revenu et au-dessous, étant comme celle des chiffres 10, 11, 12, 13, etc. ; et pour les fortunes de 1, 00 fr. de revenu et au-dessus, comme celle des nombres 10, 9, 8, 7, 6, etc., l’impôt augmentant toujours avec la misère, et décroissant avec la richesse : si l’on se bornait à dégrever l’impôt indirect qui frappe surtout la classe pauvre, et qu’on imposât d’autant le revenu de la classe riche, la progression ne serait plus, il est vrai, pour la première, que comme celle des nombres 10, 10.25, 10.5O, 10.75, 11, 11.25, etc. ; et pour la seconde, comme 10, 9.75, 9.30, 9.25, 9, 8.75, etc. Mais cette progression, quoique moins rapide des deux côtés, n’en serait pas moins toujours dirigée dans le même sens, toujours à rebours de la justice : et c’est ce qui fait que l’impôt, dit progressif, capable tout au plus d’alimenter le bavardage des philanthropes, n’est d’aucune valeur scientifique. Rien n’est changé par lui dans la jurisprudence fiscale : c’est toujours, comme dit le proverbe, au pauvre que va la besace, toujours le riche qui est l’objet des sollicitudes du pouvoir.

J’ajoute que ce système est contradictoire.

En effet, donner et retenir ne vaut, disent les juriconsultes. Pourquoi donc, au lieu de consacrer des monopoles dont le seul bénéfice pour les titulaires serait d’en perdre aussitôt, avec le revenu, toute la jouissance, ne pas décréter tout de suite la loi agraire ? Pourquoi mettre dans la constitution que chacun jouit librement du fruit de son travail et de son industrie, lorsque, par le fait ou par la tendance de l’impôt, cette permission n’est accordée que jusqu’à concurrence d’un dividende de 56 c. et demi par jour, chose, il est vrai, que la loi n’aurait pas prévue, mais qui résulterait nécessairement de la progression ? Le législateur, en nous confirmant dans nos monopoles, a voulu favoriser la production, entretenir le feu sacré de l’industrie : or, quel intérêt aurons-nous à produire, si, n’étant pas encore associés, nous ne produisons pas pour nous seuls ? Comment, après nous avoir déclarés libres, peut-on nous imposer des conditions de vente, de louage et d’échange, qui annulent notre liberté ?

Un homme possède, en inscriptions sur l’état, 20,000 liv. de rente. L’impôt, à l’aide de la nouvelle progression, lui enlèvera 50 p. 100. À ce taux, il lui est plus avantageux de retirer son capital, et de manger le fonds à la place du revenu. Donc, qu’on le rembourse. Mais quoi ! rembourser : l’état ne peut être contraint au remboursement ; et s’il consent à racheter, ce sera au prorata du revenu net. Donc, une inscription de rente de 20,000 fr, ne vaudra plus que 10,000 pour le rentier, à cause de l’impôt, s’il veut s’en faire rembourser par l’état : à moins qu’il ne la divise en vingt lots, auquel cas elle lui rendrait le double. De même un domaine qui rapporte 50,000 fr. de fermages, l’impôt s’attribuant les deux tiers du revenu, perdra les deux tiers de son prix. Mais que le propriétaire divise ce domaine en cent lots et le mette aux enchères, la terreur du fisc n’arrêtant plus les acquéreurs, il pourra retirer l’intégralité du capital. En sorte qu’avec l’impôt progressif, les immeubles ne suivent plus la loi de l’offre et de la demande, ne s’estiment pas d’après leur revenu réel, mais suivant la qualité du titulaire. La conséquence sera que les grands capitaux seront dépréciés, et la médiocrité mise à l’ordre du jour ; les propriétaires réaliseront à la hâte, parce qu’il vaudra mieux pour eux manger leurs propriétés que d’en retirer une rente insuffisante ; les capitalistes rappelleront leurs fonds, ou ne les commettront qu’à des taux usuraires ; toute grande exploitation sera interdite, toute fortune apparente poursuivie, tout capital dépassant le chiffre du nécessaire proscrit. La richesse refoulée se recueillera en elle-même et ne sortira plus qu’en contrebande ; et le travail, comme un homme attaché à un cadavre, embrassera la misère dans un accouplement sans fin. Les économistes, qui conçoivent de pareilles réformes, n’ont-ils pas bonne grâce à se moquer des réformistes ?

Après avoir démontré la contradiction et le mensonge de l’impôt progressif, faut-il que j’en prouve encore l’iniquité ? L’impôt progressif, tel que l’entendent les économistes et à leur suite certains radicaux, est impraticable, disais-je tout à l’heure, s’il frappe les capitaux et les produits : j’ai supposé en conséquence qu’il frapperait les revenus. Mais qui ne voit que cette distinction purement théorique de capitaux, produits et revenus, tombe devant le fisc, et que les mêmes impossibilités que nous avons signalées reparaissent ici avec leur caractère fatal ?

Un industriel découvre un procédé au moyen duquel, économisant 20 pour cent sur ses frais de production, il se fait 25,000 fr. de revenu. Le fisc lui en demande 15. L’entrepreneur est donc obligé de relever ses prix, puisque, par le fait de l’impôt, son procédé, au lieu d’économiser 20 pour cent, n’économise plus que 8. N’est-ce pas comme si le fisc empêchait le bon marché ? Ainsi, en croyant atteindre le riche, l’impôt progressif atteint toujours le consommateur ; et il lui est impossible de ne pas l’atteindre, à moins de supprimer tout à fait la production : quel mécompte !

C’est une loi d’économie sociale que tout capital engagé doit rentrer incessamment à l’entrepreneur sous forme d’intérêts. Avec l’impôt progressif, cette loi est radicalement violée, puisque, par l’effet de la progression, l’intérêt du capital s’atténue au point de constituer l’industrie en perte d’une partie ou même de la totalité dudit capital. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que l’intérêt des capitaux s’accrût progressivement comme l’impôt lui-même, ce qui est absurde. Donc, l’impôt progressif arrête la formation des capitaux ; de plus, il s’oppose à leur circulation. Quiconque, en effet, voudra acquérir un matériel d’exploitation ou un fonds de terre, devra, sous le régime de la progression contributive, considérer non plus la valeur réelle de ce matériel ou de ce fonds, mais bien l’impôt qu’il lui occasionnera ; de manière que si le revenu réel est de 4 pour cent, et que, par l’effet de l’impôt ou la condition de l’acquéreur, ce revenu doive se réduire à 3, l’acquisition ne pourra avoir lieu. Après avoir froissé tous les intérêts et jeté la perturbation sur le marché par ses catégories, l’impôt progressif arrête le développement de la richesse, et réduit la valeur vénale au-dessous de la valeur réelle ; il rapetisse, il pétrifie la société. Quelle tyrannie ! quelle dérision !

L’impôt progressif se résout donc, quoi qu’on fasse, en un déni de justice, une défense de produire, une confiscation. C’est l’arbitraire sans limite et sans frein, donné au pouvoir sur tout ce qui, par le travail, par l’épargne, par le perfectionnement des moyens, contribue à la richesse publique.

Mais à quoi bon nous égarer dans les hypothèses chimériques, lorsque nous touchons le vrai ? Ce n’est pas la faute du principe proportionnel, si l’impôt frappe avec une inégalité si choquante les diverses classes de la société ; la faute en est à nos préjugés et à nos mœurs. L’impôt, autant que cela est donné aux opérations humaines, procède avec équité, précision. L’économie sociale lui commande de s’adresser au produit ; il s’adresse au produit. Si le produit se dérobe, il frappe le capital : quoi de plus naturel ? L’impôt, devançant la civilisation, suppose l’égalité des travailleurs et des capitalistes : expression inflexible de la nécessité, il semble nous inviter à nous rendre égaux par l’éducation et le travail, et, par l’équilibre de nos fonctions et l’association de nos intérêts, à nous mettre d’accord avec lui. L’impôt se refuse à distinguer entre un homme et un homme : et nous accusons sa rigueur mathématique de la discordance de nos fortunes ! nous demandons à l’égalité même de se plier à notre injustice !… N’avais-je pas raison de dire en commençant, que, relativement à l’impôt, nous étions en arrière de nos institutions ?

Aussi, voyons-nous toujours le législateur s’arrêter, dans les lois fiscales, devant les conséquences subversives de l’impôt progressif, et consacrer la nécessité, l’immutabilité de l’impôt proportionnel. Car l’égalité du bien-être ne peut sortir de la violation du capital : l’antinomie doit être méthodiquement résolue, sous peine, pour la société, de retomber dans le chaos. L’éternelle justice ne s’accommode point à toutes les fantaisies des hommes : comme une femme que l’on peut outrager, mais que l’on n’épouse pas sans une solennelle aliénation de soi-même, elle exige de notre part, avec l’abandon de notre égoïsme, la reconnaissance de tous ses droits, qui sont ceux de la science.

L’impôt, dont le but final, ainsi que nous l’avons fait voir, est la rétribution des improductifs, mais dont la pensée originaire fut une restauration du travailleur, l’impôt, sous le régime du monopole, se réduit donc à une pure et simple protestation, à une sorte d’acte extra-judiciaire dont tout l’effet est d’aggraver la position du salarié, en troublant le monopoleur dans sa possession. Quant à l’idée de changer l’impôt proportionnel en impôt progressif, ou, pour mieux dire, de retourner la progression de l’impôt, c’est une bévue dont la responsabilité tout entière appartient aux économiste

Mais la menace plane, dorénavant, sur le privilège. Avec la faculté de modifier la proportionnalité de l’impôt, le gouvernement a sous la main un moyen expéditif et sûr de déposséder, quand il voudra, les détenteurs de capitaux ; et c’est chose effrayante que de voir partout cette grande institution, base de la société, objet de tant de controverses, de tant de lois, de tant de cajoleries et de tant de crimes, la propriété, suspendue à l’extrémité d’un fil sur la gueule béante du prolétariat.


§ IV. — Conséquences désastreuses et inévitables de l’impôt. (Subsistances, lois somptuaires, police rurale et industrielle, brevets d’invention, marques de fabrique, etc.)


M. Chevalier s’adressait, en juillet 1843, au sujet de l’impôt, les questions suivantes :

« 1. Demande-t-on à tous ou de préférence à une partie de la nation ? — 2. L’impôt ressemble-t-il à une capitation, ou bien est-il exactement proportionné à la fortune des contribuables ? — 3. L’agriculture est-elle plus ou moins grevée que l’industrie manufacturière ou commerciale ? — 4. La propriété foncière est-elle plus ou moins ménagée que la propriété mobilière ? — 5. Celui qui produit est-il plus favorisé que celui qui consomme ? — 6. Nos lois d’impôt ont-elles le caractère de lois somptuaires ? »

À ces diverses questions, M. Chevalier fait la réponse que je vais rapporter, et qui résume tout ce que j’ai rencontré de plus philosophique sur la matière :

« a) L’impôt affecte l’universalité, s’adresse à la masse, prend la nation en bloc ; toutefois, comme le pauvre est le plus nombreux, il le taxe volontiers, certain de recueillir davantage. — b) Par la nature des choses l’impôt affecte quelquefois la forme de capitation, témoin l’impôt du sel.

c, d, e) Le fisc s’adresse au travail autant qu’à la consommation, parce qu’en France tout le monde travaille : à la propriété foncière plus qu’à la mobilière, et à l’agriculture plus qu’à l’industrie. — f) Par la même raison, nos lois ont peu le caractère de lois somptuaires. »

Quoi ! professeur, voilà tout ce que la science vous a indiqué ! — L’impôt s’adresse à la masse, dites-vous ; il prend la nation en bloc. Hélas ! nous ne le savons que trop ; mais c’est cela même qui est inique, et dont on vous demande l’explication. Le gouvernement, lorsqu’il s’est occupé de l’assiette et de la répartition de l’impôt, n’a pu croire, n’a pas cru que toutes les fortunes fussent égales ; conséquemment il n’a pu vouloir, il n’a pas voulu que les cotes contributives le fussent. Pourquoi donc la pratique du gouvernement est-elle toujours l’inverse de sa théorie ? Votre avis, s’il vous plaît, sur ce cas difficile ? Expliquez, justifiez ou condamnez le fisc ; prenez le parti que vous voudrez, pourvu que vous en preniez un, et que vous disiez quelque chose. Souvenez-vous que ce sont des hommes qui vous lisent, et qu’ils ne sauraient passer à un docteur parlant ex cathedra, des propositions comme celle-ci : Le pauvre est le plus nombreux ; c’est pourquoi l’impôt le taxe volontiers, certain de recueillir davantage. Non, monsieur : ce n’est pas le nombre qui règle l’impôt ; l’impôt sait parfaitement que des millions de pauvres ajoutés à des millions de pauvres ne font pas un électeur. Vous rendez le fisc odieux en le rendant absurde : et je soutiens qu’il n’est ni l’un ni l’autre. Le pauvre paye plus que le riche, parce que la Providence, à qui la misère est odieuse comme le vice, a disposé les choses de telle façon, que le misérable dût être toujours le plus pressuré. L’iniquité de l’impôt est le fléau céleste qui nous chasse vers l’égalité. Dieu ! si un professeur d’économie politique, qui fut autrefois un apôtre, pouvait comprendre encore cette révélation !

Par la nature des choses, dit M. Chevalier, l’impôt affecte quelquefois la forme d’une capitation. Eh bien ! dans quel cas est-il juste que l’impôt affecte la forme d’une capitation ? est-ce toujours, ou jamais ? Quel est le principe de l’impôt ? quel en est le but ? Parlez, répondez.

Et quel enseignement, je vous prie, pouvons-nous tirer de cette remarque si peu digne d’être recueillie, que le fisc s’adresse au travail autant qu’à la consommation, à la propriété foncière plus qu’à la mobilière, à l’agriculture plus qu’à l’industrie ? Qu’importe à la science cette interminable constatation de faits bruts, si jamais, par votre analyse, une seule idée n’en ressort ?

Tous les prélèvements que l’impôt, la rente, l’intérêt des capitaux, etc., opèrent sur la consommation, entrent dans le compte des frais généraux et font partie du prix de vente ; de sorte que c’est toujours, à peu de chose près, le consommateur qui paye l’impôt : nous savons cela. Et comme les denrées qui se consomment davantage sont aussi celles qui rendent le plus, il arrive nécessairement que ce sont les plus pauvres qui sont les plus chargés : cette conséquence, comme la première, est inévitable. Que nous importent donc, encore une fois, vos distinctions fiscales ? Quel que soit le classement de la matière imposable, comme il est impossible de taxer le capital au delà du revenu, le capitaliste sera toujours favorisé, pendant que le prolétaire souffrira iniquité, oppression. Ce n’est pas la répartition de l’impôt qui est mauvaise, c’est la répartition des biens. M. Chevalier ne peut l’ignorer : pourquoi donc M. Chevalier, dont la parole aurait plus d’autorité que celle d’un écrivain suspect de n’aimer pas l’ordre de choses, ne le dit-il pas ?

De 1806 à 1811 (cette observation, ainsi que les suivantes, est de M. Chevalier) la consommation annuelle du vin à Paris était de 160 litres par personne : aujourd’hui elle n’est plus que de 95. Supprimez l’impôt qui est de 30 à 35 c. par litre chez le détaillant ; et la consommation du vin remontera bientôt de 95 litres à 200 ; et l’industrie vinicole, qui ne sait que faire de ses produits, aura un débouché. — Grâce aux droits mis à l’importation des bestiaux, la viande a diminué pour le peuple dans une proportion analogue à celle du vin ; et les économistes ont reconnu avec effroi que l’ouvrier français rendait moins de travail que l’ouvrier anglais, parce qu’il était moins nourri.

Par sympathie pour les classes travailleuses, M. Chevalier voudrait que nos manufacturiers sentissent un peu l’aiguillon de la concurrence étrangère. Une réduction du droit sur les laines de 1 fr. par pantalon laisserait dans la poche des consommateurs une trentaine de millions, la moitié de la somme nécessaire pour l’acquittement de l’impôt du sel. — 20 centimes de moins sur le prix d’une chemise produiraient une économie probablement égale à ce qu’il faut pour tenir sous les armes un corps de vingt mille hommes.

Depuis quinze ans la consommation du sucre s’est élevée de 53 millions de kilogrammes à 118 ; ce qui donne actuellement une moyenne de 3 kil. 1/2 par personne. Ce progrès démontre que le sucre doit être rangé désormais avec le pain, le vin, la viande, la laine, le coton, le bois et la houille, parmi les choses de première nécessité. Le sucre est toute la pharmacie du pauvre : serait-ce trop que d’élever la consommation de cet article de 3 kil. 1/2 par personne à 7 ? Supprimez l’impôt qui est de 49 fr. 50 c. les 100 kil., et votre consommation doublera.

Ainsi, l’impôt sur les subsistances agite et torture en mille manières le pauvre prolétaire : la cherté du sel nuit à la production du bétail ; les droits sur la viande diminuent encore la ration de l’ouvrier. Pour satisfaire en même temps à l’impôt et au besoin de boissons fermentées qu’éprouve la classe travailleuse, on lui sert des mélanges inconnus au chimiste, autant qu’au brasseur et au vigneron. Qu’avons-nous encore besoin des prescriptions diététiques de l’Église ? Grâce à l’impôt, toute l’année est carême pour le travailleur ; et son dîner de Pâques ne vaut pas la collation du vendredi-saint de Monseigneur. Il y a urgence d’abolir partout l’impôt de consommation, qui exténue le peuple et qui l’affame : c’est la conclusion des économistes aussi bien que des radicaux.

Mais si le prolétaire ne jeûne afin de nourrir César, qu’est-ce que César mangera ? Et si le pauvre ne coupe de son manteau pour couvrir la nudité de César, qui est-ce qui revêtira César ?

Voilà la question, question inévitable, et qu’il s’agit de résoudre.

M. Chevalier s’étant donc demandé, no 6, si nos lois d’impôt avaient le caractère de lois somptuaires, a répondu : Non, nos lois d’impôt n’ont pas le caractère de lois somptuaires. M. Chevalier aurait pu ajouter, et cela eût été à la fois neuf et vrai, que c’est précisément ce qu’il y a de mieux dans nos lois d’impôt. Mais M. Chevalier, qui conserve toujours, quoi qu’il fasse, un vieux ferment de radicalisme, a préféré déclamer contre le luxe, chose qui ne pouvait le compromettre vis-à-vis d’aucun parti. « Si dans Paris, s’est-il écrié, on demandait aux voitures particulières, aux chevaux de selle ou de voiture, aux domestiques et aux chiens, l’impôt qu’on perçoit sur la viande, on ferait une opération de toute équité. »

Est-ce donc pour commenter la politique de Mazaniello que M. Chevalier siège au Collège de France ? J’ai vu à Bâle les chiens portant au cou la plaque fiscale, signe de leur capitation, et j’ai cru, dans un pays où l’impôt est presque nul, que la taxe des chiens était bien plus une leçon de morale et une précaution d’hygiène, qu’un élément de recettes. En 1844, l’impôt sur les chiens a rapporté pour toute la province du Brabant (667,000 habitants), à 2 fr. 11 c. 1/2 par tête, 63,000 fr. D’après cela, on peut conjecturer que le même impôt, produisant pour toute la France 3 millions, amènerait un dégrèvement sur l’impôt de quotité de huit centimes par personne et par an. Certes, je suis loin de prétendre que 3 millions soient à dédaigner, surtout avec un ministère prodigue ; et je regrette que la Chambre ait repoussé la taxe des chiens, qui aurait toujours servi à doter une demi-douzaine d’altesses. Mais je rappelle qu’un impôt de cette nature a bien moins pour principe un intérêt de fiscalité qu’un motif d’ordre ; qu’en conséquence il convient de le regarder, au point de vue fiscal, comme de nulle importance, et qu’il devra même être aboli comme vexatoire, lorsque le gros du peuple, un peu plus humanisé, se dégoûtera de la compagnie des bêtes. Huit centimes par an, quel soulagement à la misère !…

Mais M. Chevalier s’est ménagé d’autres ressources : les chevaux, les voitures, les domestiques, les objets de luxe, le luxe enfin ! Que de choses dans ce seul mot, le luxe !

Coupons courtà cette fantasmagorie par un simple calcul : les réflexions viendront après. Fn 1842, le total des droits perçus à l'importation s’est élevé à 129 millions. Sur cette somme de 129 millions, 61 articles, ceux de consommation seule, figurent pour 124 millions, et 117, ceux de haut luxe, pour cinquante mille francs. Parmi les premiers, le sucre a donné 43 millions, le café 12 millions, le coton 11 millions, les laines 10 millions, les huiles 8 millions, la houille 4 millions, les lins et chanvres 3 millions ; total : 91 millions pour 7 articles. Le chiffre de la recette baisse donc à mesure que la marchandise est d’un moindre usage, d’une consommation plus rare, d’un luxe plus raffiné. Et pourtant les articles de luxe sont de beaucoup les plus taxés. Lors donc que, pour obtenir un dégrèvement appréciable sur les objets de première nécessité, on élèverait au centuple les droits sur ceux de luxe, tout ce qu’on obtiendrait serait de supprimer une branche de commerce par un impôt prohibitif. Or, les économistes sont tous pour l’abolition des douanes ; ce n’est sans doute pas afin de les remplacer par des octrois ?… Généralisons cet exemple : le sel produit au fisc 57 millions, le tabac 84 millions. Qu’on me fasse voir, chiffres en main, par quels impôts sur les choses de luxe, après avoir supprimé l’impôt du sel et celui du tabac, on comblera ce déficit.

Vous voulez frapper les objets de luxe : vous prenez la civilisation à rebours. Je soutiens, moi, que les objets de luxe doivent être francs. Quels sont, en langage économique, les produits de luxe ? Ceux dont la proportion dans la richesse totale est la plus faible, ceux qui viennent les derniers dans la série industrielle, et dont la création suppose la préexistence de tous les autres. À ce point de vue, tous les produits du travail humain ont été, et tour à tour ont cessé d’être des objets de luxe, puisque, par le luxe, nous n’entendons autre chose qu’un rapport de postériorité, soit chronologique, soit commercial, dans les éléments de la richesse. Luxe, en un mot, est synonyme de progrès ; c’est, à chaque instant de la vie sociale, l’expression du maximum de bien-être réalisé par le travail, et auquel il est du droit comme de la destinée de tous de parvenir. Or, de même que l’impôt respecte pendant un laps de temps la maison nouvellement bâtie et le champ nouvellement défriché, de même il doit accueillir en franchise les produits nouveaux et les objets précieux, ceux-ci parce que leur rareté doit être incessamment combattue, ceux-là parce que toute invention mérite encouragement. Quoi donc ! voudriez-vous établir, sous prétexte de luxe, de nouvelles catégories de citoyens ? et prenez-vous au sérieux la ville de Salente et la prosopopée de Fabricius ?

Puisque le sujet nous y porte, parlons morale. Vous ne nierez pas sans doute cette vérité rebattue par les Senèque de tous les siècles, que le luxe corrompt et amollit les mœurs : ce qui signifie qu’il humanise, élève et ennoblit les habitudes ; que la première et la plus efficace éducation pour le peuple, le stimulant de l’idéal, chez la plupart des hommes, est le luxe. Les Grâces étaient nues, suivant les anciens ; où a-t-on vu qu’elles fussent indigentes ? C’est le goût du luxe qui de nos jours, à défaut de principes religieux, entretient le mouvement social et révèle aux classes inférieures leur dignité. L’académie des sciences morales et politiques l’a bien compris, lorsqu’elle a pris le luxe pour sujet de l’un de ses discours, et j’applaudis du fond du cœur à sa sagesse. Le luxe en effet est déjà plus qu’un droit dans notre société, c’est un besoin ; et celui-là est vraiment à plaindre qui ne se donne jamais un peu de luxe. Et c’est quand l’effort universel tend à populariser de plus en plus les choses de luxe, que vous voulez restreindre la jouissance du peuple aux objets qu’il vous plaît de qualifier objets de nécessité ! c’est lorsque par la communauté du luxe les rangs se rapprochent et se confondent, que vous creusez plus profondément la ligne de démarcation, et que vous rehaussez vos gradins ! L’ouvrier sue, et se prive, et se pressure, pour acheter une parure à sa fiancée, un collier à sa petite fille, une montre à son fils : et vous lui ôtez ce bonheur, à moins toutefois qu’il ne paye votre impôt, c’est à-dire votre amende !

Mais avez-vous réfléchi que taxer les objets de luxe, c’est interdire les arts de luxe ? Trouvez-vous que les ouvriers en soie, dont le salaire en moyenne n’atteint pas 2 francs ; les modistes à 50 centimes ; les bijoutiers, orfévres, horlogers, avec leurs interminables chômages ; les domestiques à 40 écus, trouvez-vous qu’ils gagnent trop ? Êtes-vous sûr que l’impôt du luxe ne serait pas acquitté par l’ouvrier de luxe, comme l’impôt sur les boissons l’est par le consommateur de boissons ? Savez-vous même si une plus grande cherté des objets de luxe ne serait pas un obstacle au meilleur marché des objets nécessaires, et si, en croyant favoriser la classe la plus nombreuse, vous ne rendriez pas pire la condition générale ? La belle spéculation, en vérité ! On rendra 20 francs au travailleur sur le vin et le sucre, et on lui en prendra 40 sur ses plaisirs. Il gagnera 75 c. sur le cuir de ses bottes, et pour mener sa famille quatre fois par an à la campagne, il payera 6 fr. de plus pour les voitures ! Un petit bourgeois dépense 600 fr. pour la femme de ménage, la blanchisseuse, la lingère, les commissionnaires ; et si, par une économie mieux entendue et qui accommode tout le monde, il prend une domestique, le fisc, dans l’intérêt des subsistances, punira cette pensée d’épargne ! Que c’est chose absurde, quand on y regarde de près, que la philanthropie des économistes !

Cependant je veux contenter votre fantaisie ; et puisqu’il vous faut absolument des lois somptuaires, je prétends vous donner la recette. Et je vous certifie que dans mon système la perception sera facile : point de contrôleurs, de répartiteurs, de dégustateurs, d’essayeurs, de vérificateurs, de receveurs ; point de surveillance ni de frais de bureaux ; pas la moindre vexation ni la plus légère indiscrétion ; pas une contrainte. Qu’il soit décrété par une loi que nul à l’avenir ne pourra cumuler deux traitements, et que les plus forts honoraires, dans tous les emplois, ne pourront dépasser, à Paris, 6,000 fr., et dans les départements, 4,000. Eh quoi ! vous baissez les yeux !… Avouez-donc que vos lois somptuaires ne sont qu’une hypocrisie.

Pour soulager le peuple, quelques-uns font à l’impôt l’application de la routine commerciale. Si, par exemple, disent-ils, le prix du sel était réduit de moitié, si le port des lettres était dégrevé dans la même proportion, la consommation ne manquerait pas de s’élever, la recette serait plus que doublée, le fisc gagnerait, et le consommateur avec lui.

Je suppose que l’événement confirme cette prévision, et je dis : Si le port des lettres était diminué des trois quarts, et si le sel se donnait pour rien, le fisc gagnerait-il encore ? Non, assurément. Quel est donc le sens de ce qu’on appelle la réforme postale ? C’est qu’il est pour chaque espèce de produit un taux naturel, au-dessus duquel le bénéfice devient usuraire et tend à faire décroître la consommation, mais au-dessous duquel il y a perte pour le producteur. Ceci ressemble singulièrement à la détermination de la valeur que les économistes rejettent, et à propos de laquelle nous disions : Il est une force secrète qui fixe les limites extrêmes entre lesquelles la valeur oscille ; donc il y a un terme moyen qui exprime la valeur juste.

Personne assurément ne veut que le service des postes se fasse à perte ; l’opinion est donc que ce service doit être fait à prix coûtant. Cela est d’une simplicité si rudimentaire, qu’on est étonné qu’il ait fallu se livrer à une enquête laborieuse sur les résultats du dégrèvement des ports de lettres en Angleterre ; entasser des chiffres effrayants et des probabilités à perte de vue, se mettre l’esprit à la torture, le tout pour savoir si le dégrèvement en France amènerait un boni ou un déficit, et finalement pour ne se pouvoir mettre d’accord sur rien. Comment ! il ne s’est pas trouvé un homme de bon sens pour dire à la chambre : Pas n’est besoin d’un rapport d’ambassadeur ni des exemples de l’Angleterre : il faut réduire graduellement le port des lettres, jusqu’à ce que la recette arrive au niveau de la dépense[11] ! Où donc s’en est allé notre vieil esprit gaulois ?

Mais, dira-t-on, si l’impôt livrait au prix coûtant le sel, le tabac, le port des lettres, le sucre, les vins, la viande, etc., la consommation augmenterait sans doute, et l’amélioration serait énorme ; mais alors avec quoi l’état couvrirait-il ses dépenses ? La somme des contributions indirectes est de près de 600 millions : sur quoi voulez-vous que l’état perçoive cet impôt ? Si le fisc ne gagne rien sur les postes, il faudra augmenter le sel ; si l’on dégrève encore le sel, il faudra tout reporter sur les boissons ; cette kyrielle n’aurait pas de fin. Donc, la livraison à prix coûtant des produits, soit de l’état, soit de l’industrie privée, est impossible.

Donc, répliquerai-je à mon tour, le soulagement des classes malheureuses par l’état est impossible, comme la loi somptuaire est impossible, comme l’impôt progressif est impossible ; et toutes vos divagations sur l’impôt sont des chicanes de procureur. Vous n’avez pas même l’espoir que l’accroissement de la population, divisant les charges, allége le fardeau pour chacun ; parce qu’avec la population s’accroît la misère, et avec la misère, la besogne et le personnel de l’état augmentent.

Les diverses lois fiscales votées par la chambre des députés pendant la session de 1845-46, sont autant d’exemples de l’incapacité absolue du pouvoir, quel qu’il soit et de quelque manière qu’il s’y prenne, à procurer le bien-être du peuple. Par cela seul qu’il est le pouvoir, c’est-à-dire le représentant du droit divin et de la propriété, l’organe de la force, il est nécessairement stérile, et tous ses actes sont marqués au coin d’une fatale déception.

J’ai cité tout à l’heure la réforme du tarif des postes, qui réduit d’un tiers environ le prix des lettres. Assurément, s’il n’est question que des motifs, je n’ai rien à reprocher au gouvernement qui a fait passer cette utile réduction : bien moins encore chercherai-je à en atténuer le mérite par de misérables critiques de détail, vile pâture de la presse quotidienne. Un impôt, assez onéreux, est réduit de 30 p. 100 ; la répartition en est rendue plus équitable et plus régulière : je ne vois que le fait, et j’applaudis au ministre qui l’a accompli. La question n’est pas là.

D’abord, l’avantage dont le gouvernement nous fait jouir sur l’impôt des lettres, laisse entièrement à cet impôt son caractère de proportionnalité, c’est-à-dire d’injustice : cela n’a presque plus besoin d’être démontré. L’inégalité des charges, en ce qui touche la taxe des postes, subsiste comme auparavant, le bénéfice de la réduction étant surtout acquis, non pas aux plus pauvres, mais aux plus riches. Telle maison de commerce qui payait 3,000 fr. de ports de lettres ne payera plus que 2,000 fr. ; c’est donc 1,000 fr. de profit net qu’elle ajoutera aux 50,000 que lui donne son commerce, et qu’elle devra à la munificence du fisc. De son côté, le paysan, l’ouvrier, qui écrira deux fois l’an à son fils soldat, et en recevra pareil nombre de réponses, aura économisé 50 centimes. N’est-il pas vrai que la réforme postale est en sens inverse de l’équitable répartition de l’impôt ? que si, selon le vœu de M. Chevalier, le gouvernement avait voulu frapper le riche et ménager le pauvre, l’impôt des lettres était le dernier qu’il eût fallu réduire ? Ne semble-t-il pas que le fisc, infidèle à l’esprit de son institution, n’ait attendu que le prétexte d’un dégrèvement inappréciable à l’indigence, pour avoir occasion de faire un cadeau à la fortune ?

Voilà ce que les censeurs du projet de loi auraient pu dire, et ce qu’aucun d’eux n’a aperçu. Il est vrai qu’alors la critique, au lieu de s’adresser au ministre, frappait le pouvoir dans son essence, et avec le pouvoir la propriété : ce qui ne faisait plus le compte des opposants. La vérité, aujourd’hui, a contre elle toutes les opinions.

Et maintenant se pouvait-il qu’il en fût autrement ? Non, puisque si l’on conservait l’ancienne taxe, on nuisait à tout le monde sans soulager personne ; et si on la dégrevait, on ne pouvait diviser le tarif par catégories de citoyens, sans violer l’article premier de la Charte constitutionnelle, qui dit : « Tous les Français sont égaux devant la loi, » c’est-à-dire devant l’impôt. Or, l’impôt des lettres est nécessairement personnel ; donc cet impôt est une capitation ; donc ce qui est équité sous ce rapport, étant iniquité à un autre point de vue, l’équilibre des charges est impossible.

À la même époque, une autre réforme fut opérée par les soins du gouvernement, celle du tarif des bestiaux. Auparavant les droits sur le bétail, soit à l’importation de l’étranger, soit à l’entrée des villes, se percevaient par tête ; désormais ils devront être perçus au poids. Cette utile réforme, réclamée depuis bien longtemps, est due en partie à l’influence des économistes, qui, à cette occasion comme en beaucoup d’autres que je ne puis rappeler, ont montré le zèle le plus honorable, et ont laissé bien loin derrière eux les déclamations oisives du socialisme. Mais ici encore le bien qui résulte de la loi pour l’amélioration des classes pauvres est tout illusoire. On a égalisé, régularisé, la perception sur les bêtes ; on ne l’a pas répartie équitablement entre les hommes. Le riche, qui consomme 600 kilogrammes de viande par an, pourra se ressentir de la condition nouvelle faite à la boucherie ; l’immense majorité du peuple, qui ne mange jamais de viande, ne s’en apercevra point. Et je renouvelle ma question de tout à l’heure : Se pouvait-il que le gouvernement, que la chambre, fissent autre chose que ce qui a été fait ? Non, encore une fois ; car vous ne pouvez dire au boucher : Tu vendras ta viande au riche 2 fr. le kilogramme, et au pauvre 10 sous. Ce serait plutôt le contraire que vous obtiendriez du boucher.

Ainsi du sel. Le gouvernement a dégrevé des quatre cinquièmes le sel employé dans l’agriculture, et sous condition de dénaturation. Certain journaliste, n’ayant rien de mieux à objecter, a fait là-dessus une complainte, dans laquelle il se lamente sur le sort de ces pauvres paysans, qui sont plus maltraités par la loi que leurs bestiaux. Pour la troisième fois, je demande : Se peut-il autrement ? De deux choses l’une : ou la diminution sera absolue, et alors il faut remplacer l’impôt du sel par un autre ; or je défie tout le journalisme français d’inventer un impôt qui supporte un examen de deux minutes ; — ou bien la réduction sera partielle, soit que portant sur la totalité des matières elle réserve une partie des droits, soit qu’elle abolisse la totalité des droits, mais sur une partie seulement des matières. Dans le premier cas, la réduction est insuffisante pour l’agriculture et pour la classe pauvre ; dans le second, la capitation subsiste, avec son énorme disproportion. Quoi qu’on fasse, c’est le pauvre, toujours le pauvre qui est frappé, puisque, malgré toutes les théories, l’impôt ne peut jamais être qu’en raison du capital possédé ou consommé, et que si le fisc voulait procéder autrement, il arrêterait le progrès, il interdirait la richesse, il tuerait le capital.

Les démocrates, qui nous reprochent de sacrifier l’intérêt révolutionnaire (qu’est-ce que l’intérêt révolutionnaire ?) à l’intérêt socialiste, devraient bien nous dire comment, sans faire de l’état le propriétaire unique et sans décréter la communauté des biens et des gains, ils entendent, par un système quelconque d’impôt, soulager le peuple et rendre au travail ce que lui enlève le capital. J’ai beau me creuser la tête : je vois, sur toutes les questions, le pouvoir placé dans la situation la plus fausse, et l’opinion des journaux divaguer dans une absurdité sans bornes.

En 1842, M. Arago était partisan de l’exécution des chemins de fer par des compagnies, et la majorité en France pensait comme lui. En 1846, il est venu dire qu’il avait changé d’opinion ; et, à part les spéculateurs des chemins de fer, on peut dire encore que la majorité des citoyens a changé comme M. Arago. Que croire et que faire, dans ce va et vient des savants et de la France ?

L’exécution par l’état paraît devoir assurer mieux les intérêts du pays : mais elle est longue, dispendieuse, inintelligente. Vingt-cinq années de fautes, de mécomptes, d’imprévoyance, les millions jetés par centaines, dans la grande œuvre de canalisation du pays, l’ont prouvé aux plus incrédules. On a vu même des ingénieurs, des membres de l’administration, proclamer hautement l’incapacité de l’état en matière de travaux publics, aussi bien que d’industrie.

L’exécution par des compagnies est irréprochable, il est vrai, au point de vue de l’intérêt des actionnaires ; mais avec elles l’intérêt général est sacrifié, la porte ouverte à l’agiotage, l’exploitation du public par le monopole organisée.

L’idéal serait un système qui réunirait les avantages des deux modes sans présenter aucun de leurs inconvénients. Or, le moyen de concilier ces caractères contradictoires ? le moyen de souffler le zèle, l’économie, la pénétration à ces officiers inamovibles qui n’ont rien à gagner ni à perdre ? le moyen de rendre les intérêts du public aussi chers à une compagnie que les siens, de faire que ces intérêts soient véritablement siens, sans toutefois qu’elle cesse d’être distincte de l’état, et d’avoir en conséquence ses intérêts propres ? Qui est-ce qui, dans le monde officiel, conçoit la nécessité, et par conséquent la possibilité d’une telle conciliation ? à plus forte raison, qui est-ce qui en possède le secret ?

Dans une telle occurrence, le gouvernement a fait, comme toujours, de l’éclectisme : il a pris pour lui une part de l’exécution et a livré l’autre à des compagnies ; c’est-à-dire qu’au lieu de concilier les contraires, il les a tout juste mis en conflit. Et la presse qui en rien et pour rien n’a ni plus ni moins d’esprit que le pouvoir, la presse, se divisant en trois fractions, a pris parti, qui pour la transaction ministérielle, qui pour l’exclusion de l’état, qui pour l’exclusion des compagnies. En sorte qu’aujourd’hui, pas plus qu’auparavant, ni le public, ni M. Arago, malgré leur volte-face, ne savent ce qu’ils veulent.

Quel troupeau c’est au dix-neuvième siècle que la nation française, avec ses trois pouvoirs, avec sa presse, ses corps savants, sa littérature, son enseignement ! Cent mille hommes, dans notre pays, ont les yeux constamment ouverts sur tout ce qui intéresse le progrès national et l’honneur de la patrie. Or, posez à ces cent mille hommes la plus simple question d’ordre public, et vous pouvez être assuré que tous viendront se heurter à la même sottise.

Est-il meilleur que l’avancement des fonctionnaires ait lieu selon le mérite ou l’ancienneté ?

Certes, il n’est personne qui ne souhaitât de voir ce double mode d’évaluation des capacités fondu en un seul. Quelle société que celle où les droits du talent seraient toujours d’accord avec ceux de l’âge ! Mais, dit-on, une telle perfection est utopique, car elle est contradictoire dans son énoncé. Et au lieu de voir que c’est précisément la contradiction qui rend la chose possible, on se met à disputer sur la valeur respective des deux systèmes opposés, qui, conduisant chacun à l’absurde, donnent également lieu à d’intolérables abus.

Qui jugera le mérite ? dit l’un : le gouvernement. Or, le gouvernement ne reconnaît de mérite qu’à ses créatures. Donc, point d’avancement au choix, point de système immoral, qui détruit l’indépendance et la dignité du fonctionnaire.

Mais, dit l’autre, l’ancienneté est très-respectable, sans doute. C’est dommage qu’elle ait l’inconvénient d’immobiliser ce qui est essentiellement volontaire et libre, le travail et la pensée ; de créer au pouvoir des obstacles jusque parmi ses agents, et de donner au hasard, souvent à l’impuissance, le prix du génie et de l’audace.

Enfin, on transige : on accorde au gouvernement la faculté de nommer arbitrairement à un certain nombre d’emplois des hommes soi-disant de mérite, et qu’on suppose n’avoir aucun besoin d’expérience ; pendant que le reste, réputé apparemment incapable, avance à tour de rôle. Et la presse, cette vieille haquenée de toutes les médiocrités présomptueuses, qui ne vit le plus souvent que des compositions gratuites de jeunes gens aussi dépourvus de talent que de science acquise, la presse de recommencer ses incursions contre le pouvoir, l’accusant, non sans raison du reste, ici de favoritisme, là de routine.

Qui pourrait se flatter de jamais rien faire au gré de la presse ! Après avoir déclamé et gesticulé contre l’énormité du budget, la voici qui réclame des augmentations de traitement pour une armée de fonctionnaires qui, à vrai dire, n’ont réellement pas de quoi vivre. Tantôt c’est l’enseignement, haut et bas, qui par elle fait entendre ses plaintes ; tantôt c’est le clergé de campagnes, si médiocrement rétribué, qu’il a été forcé de conserver son casuel, source féconde de scandales et d’abus. Puis, c’est toute la nation administrative, laquelle n’est ni logée, ni vêtue, ni chauffée, ni nourrie : c’est un million d’hommes avec leurs familles, près du huitième de la population, dont la pauvreté fait honte à la France, et pour lesquels il faudrait, du premier mot, augmenter le budget de 500 millions. Notez que dans cet immense personnel pas un homme n’est de trop ; au contraire, si la population vient à s’accroître, il augmentera proportionnellement. Êtes-vous en mesure de lever sur la nation 2 milliards d’impôt ? Pouvez-vous prendre, sur une moyenne de 920 fr. de revenu pour quatre personnes, 236 fr., plus du quart, pour payer, avec les autres frais de l’état, les appointements des improductifs ? Et si vous ne le pouvez pas, si vous ne pouvez ni solder vos dépenses ni les réduire, que réclamez-vous ? de quoi vous plaignez-vous ?

Que le peuple le sache donc une fois : toutes les espérances de réduction et d’équité dans l’impôt dont le bercent tour à tour les harangues du pouvoir et les diatribes des hommes de partis, sont autant de mystifications : ni l’impôt ne se peut réduire, ni la répartition n’en peut être équitable, sous le régime du monopole. Au contraire, plus la condition du citoyen s’abaisse, plus la contribution lui devient lourde : cela est fatal, irrésistible, malgré le dessein avoué du législateur et les efforts réitérés du fisc. Quiconque ne peut devenir ou se conserver opulent, quiconque est entré dans la caverne de l’infortune, doit se résigner à payer en proportion de sa misère : Lasciate ogni speranza, voi ch’ entrate.

L’impôt donc, la police, désormais nous ne séparerons plus ces deux idées, est une source nouvelle de paupérisme : l’impôt aggrave les effets subversifs des antinomies précédentes, la division du travail, les machines, la concurrence, le monopole. Il attaque le travailleur dans sa liberté et dans sa conscience, dans son corps et dans son âme, par le parasitisme, les vexations, les fraudes qu’il suggère, et la pénalité qui les suit.

Sous Louis XIV, la contrebande du sel produisait à elle seule, chaque année, 3,700 saisies domiciliaires, 2,000 arrestations d’hommes, 1,800 de femmes, 6,600 d’enfants, 1,100 chevaux saisis, 50 voitures confisquées, 300 condamnations aux galères. Et ce n’était là, observe l’historien, que le produit d’un impôt unique, de l’impôt du sel. Quel était donc le nombre total des malheureux emprisonnés, torturés, expropriés, pour l’impôt ?…

En Angleterre, sur quatre familles, il y en a une improductive, et c’est celle qui vit dans l’abondance. Quel bénéfice pour la classe ouvrière, pensez-vous, si cette lèpre de parasitisme était enlevée ! Sans doute, en théorie, vous avez raison ; dans la pratique, la suppression du parasitisme serait une calamité. Si un quart de la population d’Angleterre est improductif, il y a un autre quart de cette même population qui travaille pour lui : or, que ferait cette fraction de travailleurs, s’ils perdaient tout à coup le placement de leurs produits ? Supposition absurde, dites-vous. Oui, supposition absurde, mais supposition très-réelle, et qu’il vous faut admettre, précisément parce qu’elle est absurde. En France, une armée permanente de 500,000 hommes, 40,000 prêtres, 20,000 médecins, 80,000 hommes de lois, 26,000 douaniers, et je ne sais combien de centaines de mille autres improductifs de toute espèce, forment un immense débouché pour notre agriculture et nos fabriques. Que ce débouché se ferme tout à coup, l’industrie s’arrête, le commerce dépose son bilan, l’agriculture étouffe sous ses produits.

Mais comment concevoir qu’une nation se trouve entravée dans sa marche, parce qu’elle se sera débarrassée de ses bouches inutiles ? — Demandez plutôt comment une machine, dont la consommation a été prévue à 300 kilogrammes de charbon par heure, perd sa force si on ne lui en donne que 150. — Mais encore, ne saurait-on rendre producteurs ces improductifs, puisque l’on ne peut s’en débarrasser ? — Eh ! enfant : dites-moi donc alors comment vous vous passerez de police, et de monopole, et de concurrence, et de toutes les contradictions enfin dont se compose votre ordre de choses ? Écoutez.

En 1844, à l’occasion des troubles de Rive-de-Gier, M. Anselme Petetin publia dans la Revue indépendante deux articles pleins de raison et de franchise, sur l’anarchie des exploitations houillères du bassin de la Loire. M. Petetin signalait la nécessité de réunir les mines et de centraliser l’exploitation. Les faits qu’il mit à la connaissance du public n’étaient point ignorés du pouvoir : le pouvoir s’est-il inquiété de la réunion des mines et de l’organisation de cette industrie ? Nullement. Le pouvoir a suivi le principe de libre concurrence, il a laissé faire et regardé passer.

Depuis cette époque, les exploitants houillers se sont associés, non sans inspirer une certaine inquiétude aux consommateurs, qui, dans cette association, ont vu le projet secret de faire hausser le prix du combustible. Le pouvoir, qui a reçu de nombreuses plaintes à ce sujet, interviendra-t-il pour ramener la concurrence et empêcher le monopole ? Il ne le peut pas : le droit de coalition est identique dans la loi au droit d’association ; le monopole est la base de notre société, comme la concurrence en est la conquête ; et pourvu qu’il n’y ait pas d’émeute, le pouvoir laissera faire et regardera passer. Quelle autre conduite pourrait-il tenir ? Peut-il interdire une société de commerce légalement constituée ? peut-il contraindre des voisins à s’entre-détruire ? Peut-il leur défendre de réduire leurs frais ? peut-il établir un maximum ? Si le pouvoir faisait une seule de ces choses, il renverserait l’ordre établi. Le pouvoir ne saurait donc prendre aucune initiative : il est institué pour défendre et protéger à la fois le monopole et la concurrence, sous la réserve des patentes, licences, contributions foncières, et autres servitudes qu’il a établies sur les propriétés. À part ces réserves, le pouvoir n’a aucune espèce de droit à faire valoir au nom de la société. Le droit social n’est pas défini ; d’ailleurs, il serait la négation même du monopole et de la concurrence. Comment donc le pouvoir prendrait-il la défense de ce que la loi n’a pas prévu, ne définit pas, de ce qui est le contraire des droits reconnus par le législateur ?

Aussi quand le mineur, que nous devons considérer dans les événements de Rive-de-Gier comme le vrai représentant de la société vis-à-vis des exploitants de houille, s’avisa de résister à la hausse des monopoleurs en défendant son salaire, et d’opposer coalition à coalition, le pouvoir fit fusiller le mineur. Et les clabaudeurs politiques d’accuser l’autorité, partiale, disaient-ils, féroce, vendue au monopole, etc. Quant à moi, je déclare que cette façon de juger les actes de l’autorité me semble peu philosophique, et que je la repousse de toutes mes forces. Il est possible qu’on eût pu tuer moins de monde, possible aussi qu’on en eût tué davantage : le fait à remarquer ici n’est pas le nombre des morts et des blessés, c’est la répression des ouvriers. Ceux qui ont critiqué l’autorité auraient fait comme elle, sauf peut-être l’impatience de leurs baïonnettes et la justesse du tir : ils auraient réprimé, dis-je, ils n’eussent pu agir autrement. Et la raison, que l’on voudrait en vain méconnaître, c’est que la concurrence est chose légale ; la société en commandite, chose légale ; l’offre et la demande, chose légale, et toutes les conséquences qui résultent directement de la concurrence, de la commandite et du libre commerce, choses légales : tandis que la grève des ouvriers est illégale. Et ce n’est pas seulement le Code pénal qui dit cela, c’est le système économique, c’est la nécessité de l’ordre établi. Tant que le travail n’est pas souverain, il doit être esclave : la société ne subsiste qu’à ce prix. Que chaque ouvrier individuellement ait la libre disposition de sa personne et de ses bras, cela peut se tolérer[12] ; mais que les ouvriers entreprennent, par des coalitions, de faire violence au monopole, c’est ce que la société ne peut permettre. Écrasez le monopole, et vous abolissez la concurrence, et vous désorganisez l’atelier, et vous semez la dissolution partout. L’autorité, en fusillant les mineurs, s’est trouvée comme Brutus placé entre son amour de père et ses devoirs de consul : il fallait perdre ses enfants ou sauver la république. L’alternative était horrible, soit : mais tel est l’esprit et la lettre du pacte social, telle est la teneur de la charte, tel est l’ordre de la Providence.

Ainsi, la police, instituée pour la défense du prolétariat, est dirigée tout entière contre le prolétariat. Le prolétaire est chassé des forêts, des rivières, des montagnes ; on lui interdit jusqu’aux chemins de traverse ; bientôt il ne connaîtra que celui qui mène à la prison.

Les progrès de l’agriculture ont fait sentir généralement l’avantage des prairies artificielles, et la nécessité d’abolir la vaine pâture. Partout on défriche, on amodie, on enclôt les terrains communaux : nouveaux progrès, nouvelle richesse. Mais le pauvre journalier, qui n’avait d’autre patrimoine que le communal, et qui l’été nourrissait une vache et quelques moutons, les faisant paître le long des chemins, à travers les broussailles et sur les champs défruités, perdra sa seule et dernière ressource. Le propriétaire foncier, l’acquéreur ou le fermier des biens communaux, vendront seuls désormais, avec le blé et les légumes, le lait et le fromage. Au lieu d’affaiblir un antique monopole, on en crée un nouveau. Il n’est pas jusqu’aux cantonniers qui ne se réservent la lisière des routes comme un pré qui leur appartient, et qui n’en expulsent le bétail non administratif. Que suit-il de là ? que le journalier, avant de renoncer à sa vache, fait pâturer en contravention, se livre à la maraude, commet mille dégâts, se fait condamner à l’amende et à la prison : à quoi lui servent la police et les progrès agricoles ? — L’an passé, le maire de Mulhouse, pour empêcher la maraude du raisin, fit défense à tout individu non-propriétaire de vignes, de circuler de jour ni de nuit dans les chemins qui longent ou qui coupent le vignoble : précaution charitable, puisqu’elle prévenait jusqu’aux désirs et aux regrets. Mais si la voie publique n’est plus qu’un accessoire de la propriété ; si les communaux sont convertis en propriétés, si le domaine public, enfin, assimilé à une propriété, est gardé, exploité, affermé, vendu comme une propriété, que reste-t-il au prolétaire ? À quoi lui sert que la société soit sortie de l’état de guerre, pour entrer dans le régime de la police ?

Aussi bien que la terre, l’industrie a ses priviléges : priviléges consacrés par la loi, comme toujours, sous condition et réserve ; mais comme toujours aussi, au grand préjudice du consommateur. La question est intéressante : nous en dirons quelques mots.

Je cite M. Renouard.

« Les priviléges, dit M. Renouard, furent un correctif à la réglementation… »

Je demande à M. Renouard la permission de traduire sa pensée en renversant sa phrase : La réglementation fut un correctif du privilége. Car, qui dit réglementation, dit limitation : or, comment imaginer qu’on ait limité le privilége avant qu’il existât ? Je conçois que le souverain ait soumis les priviléges à des réglements ; mais je ne comprends pas de même qu’il eût créé des priviléges, tout exprès pour amortir l’effet des réglements. Une pareille concession n’aurait été motivée par rien ; c’était un effet sans cause. Dans la logique aussi bien que dans l’histoire, tout est approprié et monopolisé lorsque viennent les lois et les réglements : il en est à cet égard de la législation civile comme de la législation pénale. La première est provoquée par la possession et l’appropriation ; la seconde par l’apparition des crimes et délits. M. Renouard, préoccupé de l’idée de servitude inhérente à toute réglementation, a considéré le privilége comme un dédommagement de cette servitude ; et c’est ce qui lui a fait dire que les priviléges sont un correctif de la réglementation. Mais ce qu’ajoute M. Renouard prouve que c’est l’inverse qu’il a voulu dire : « Le principe fondamental de notre législation, celui d’une concession de monopole temporaire comme prix d’un contrat entre la société et le travailleur, a toujours prévalu, etc. » Qu’est-ce au fond que cette concession de monopole ? Une simple reconnaissance, une déclaration. La société, voulant favoriser une industrie nouvelle et jouir des avantages qu’elle promet, transige avec l’inventeur comme elle a transigé avec le colon : elle lui garantit le monopole de son industrie pour un temps ; mais elle ne crée pas le monopole. Le monopole existe par le fait même de l’invention ; et c’est la reconnaissance du monopole qui constitue la société.

Cette équivoque dissipée, je passe aux contradictions de la loi.

« Toutes les nations industrielles ont adopté l’établissement d’un monopole temporaire, comme prix d’un contrat entre la société et l’inventeur… Je ne m’accoutume pas à croire que tous les législateurs de tous les pays ont commis une spoliation. »

M. Renouard, si jamais il lit cet ouvrage, me rendra la justice de reconnaître qu’en le citant, ce n’est pas sa pensée que je critique : il a senti lui-même les contradictions de la loi sur les brevets. Tout ce que je prétends, c’est de ramener cette contradiction au système général.

Pourquoi, d’abord, un monopole temporaire dans l’industrie, tandis que le monopole terrien est perpétuel ? Les Égyptiens avaient été plus conséquents : chez eux, ces deux monopoles étaient également héréditaires, perpétuels, inviolables. Je sais quelles considérations on a fait valoir contre la perpétuité de la propriété littéraire, et je les admets toutes : mais ces considérations s’appliquent également bien à la propriété foncière ; de plus, elles laissent subsister dans leur entier tous les arguments qu’on y oppose. Quel est donc le secret de toutes ces variations du législateur ? — Du reste, je n’ai plus besoin de dire qu’en relevant cette incohérence, je ne veux ni calomnier ni faire de satire : je reconnais que le législateur s’est déterminé, non pas volontairement, mais nécessairement.

Mais la contradiction la plus flagrante est celle qui résulte du dispositif de la loi. Titre IV, art. 30, § 3, il est dit : « Si le brevet porte sur des principes, méthodes, systèmes, découvertes, conceptions théoriques ou purement scientifiques, dont on n’a pas indiqué les applications industrielles, le brevet est nul. »

Or, qu’est-ce qu’un principe, une méthode, une conception théorique, un système ? C’est le propre fruit du génie, c’est l’invention dans sa pureté, c’est l’idée, c’est tout. L’application est le fait brut, rien. Ainsi la loi exclut du bénéfice du brevet cela même qui a mérité le brevet, à savoir l’idée ; au contraire elle accorde le brevet à l’application, c’est-à-dire au fait matériel, à un exemplaire de l’idée, aurait dit Platon. C’est donc à tort que l’on dit, brevet d’invention ; on devrait dire, brevet de première occupation.

Un homme qui de nos jours aurait inventé l’arithmétique, l’algèbre, le système décimal, n’aurait point obtenu de brevet : mais Barême aurait eu pour ses Comptes-faits droit de propriété. Pascal, pour sa théorie de la pesanteur de l’air, n’eût point été breveté : un vitrier aurait obtenu à sa place le privilége du baromètre. « Au bout de 2,000 ans, c’est M. Arago que je cite, un de nos compatriotes s’est avisé que la vis d’Archimède, qui sert à élever l’eau, pourrait être employée à faire descendre des gaz : il suffit sans y rien changer, de la tourner de droite à gauche, au lieu de la tourner, comme pour faire monter l’eau, de gauche à droite. De grands volumes de gaz, chargés de substances étrangères, sont portés ainsi au fond d’une profonde couche d’eau ; le gaz se purifie en remontant. Je maintiens qu’il y a eu là invention ; que la personne qui a vu le moyen de faire de la vis d’Archimède une machine soufflante, avait droit à un brevet. » Ce qu’il y a de plus extraordinaire est qu’Archimède lui-même serait obligé de racheter le droit de se servir de sa vis : et M. Arago trouve cela juste.

Il est inutile de multiplier ces exemples : ce que la loi a voulu monopoliser, ce n’est pas, comme je le disais tout à l’heure, l’idée, mais le fait ; l’invention, mais l’occupation. Comme si l’idée n’était pas la catégorie qui embrasse tous les faits qui la traduisent ; comme si une méthode, un système, n’était pas une généralisation d’expériences, partant ce qui constitue proprement le fruit du génie, l’invention ! Ici la législation est plus qu’anti-économique, elle touche au niais. J’ai donc le droit de demander au législateur, pourquoi, malgré la libre concurrence, qui n’est autre chose que le droit d’appliquer une théorie, un principe, une méthode, un système non appropriable, il interdit en certains cas cette même concurrence, ce droit d’appliquer un principe ? « On ne peut plus, dit avec une haute raison M. Renouard, étouffer ses concurrents en se coalisant en corporations et jurandes ; on s’en dédommage avec les brevets. » Pourquoi le législateur a-t-il donné les mains à cette conjuration de monopoles, à cette interdiction des théories, qui appartiennent à tous ?

Mais à quoi sert d’interpeller toujours qui ne peut rien dire ? Le législateur n’a point su dans quel esprit il agissait, lorsqu’il faisait cette étrange application du droit de propriété, que l’on devrait, pour être exact, nommer droit de priorité. Qu’il s’explique donc au moins, sur les clauses du contrat conclu par lui en notre nom, avec les monopoleurs.

Je passe sous silence la partie relative aux dates et autres formalités administratives et fiscales, et j’arrive à cet article :

« Le brevet ne garantit point l’invention. »

Sans doute la société, ou le prince qui la représente, ne peut ni ne doit garantir l’invention, puisqu’en concédant un monopole de quatorze ans la société devient acquéreur du privilége, et qu’en conséquence c’est au breveté à fournir la garantie. Comment donc des législateurs peuvent-ils, tout glorieux, s’en venir dire à leurs commettants : Nous avons traité en votre nom avec un inventeur ; il s’oblige à vous faire jouir de sa découverte sous la réserve d’en avoir l’exploitation exclusive pendant quatorze ans. Mais nous ne garantissons pas l’invention ! — Et sur quoi donc avez-vous tablé, législateurs ? Comment n’avez-vous pas vu que sans une garantie d’invention vous concédiez un privilége, non plus pour une découverte réelle, mais pour une découverte possible, et qu’ainsi le champ de l’industrie était aliéné par vous avant que la charrue fût trouvée ? Certes, votre devoir vous commandait d’être prudents ; mais qui vous a donné le mandat d’être dupes ?

Ainsi, le brevet d’invention n’est pas même une prise de date, c’est une aliénation anticipée. Comme si la loi disait : J’assure la terre au premier occupant, mais sans en garantir la qualité, le lieu, ni même l’existence ; sans que je sache si je dois l’aliéner, si elle peut tomber dans l’appropriation ! Plaisant usage de la puissance législative !

Je sais que la loi avait d’excellentes raisons pour s’abstenir ; mais je soutiens qu’elle en avait d’aussi bonnes pour intervenir. Preuve :

« On ne peut pas se le dissimuler, dit M. Renouard, on ne peut pas l’empêcher : les brevets sont et seront un instrument de charlatanisme, en même temps qu’une légitime récompense pour le travail et le génie… C’est au bon sens public à faire justice des jongleries. »

Autant vaudrait dire : c’est au bon sens public à distinguer les vrais remèdes d’avec les faux, le vin naturel du vin frelaté ; c’est au bon sens public à distinguer sur une boutonnière la décoration donnée au mérite, d’avec celle prostituée à la médiocrité et à l’intrigue. Pourquoi donc vous appelez-vous l’État, le Pouvoir, l’Autorité, la Police, si la Police doit être faite par le bon sens public ?

« Comme on dit : Qui terre a guerre a ; de même, qui a privilége a procès. »

Eh ! comment jugerez-vous la contrefaçon, si vous n’avez point de garantie ? En vain l’on vous alléguera, en droit la prime-occupation, en fait la similitude. Là où la qualité de la chose en constitue la réalité même, ne pas exiger de garantie, c’est n’octroyer de droit sur rien, c’est s’enlever le moyen de comparer les procédés et de constater la contrefaçon. En matière de procédés industriels, le succès tient à si peu de chose ! Or, ce si peu de chose, c’est tout.

Je conclus de tout cela que la loi sur les brevets d’invention, indispensable dans ses motifs, est impossible, c’est-à-dire illogique, arbitraire, funeste, dans son économie. Sous l’empire de certaines nécessités le législateur a cru, dans l’intérêt général, accorder un privilége pour une chose déterminée ; et il se trouve qu’il a donné un blanc-seing au monopole, qu’il a abandonné les chances qu’avait le public de faire la découverte ou toute autre analogue, qu’il a sacrifié sans compensation les droits des concurrents, et livré sans défense à la cupidité des charlatans la bonne foi des consommateurs. Puis, afin que rien ne manquât à l’absurdité du contrat, il a dit à ceux qu’il devait garantir : Garantissez-vous vous-mêmes !

Je ne crois pas plus que M. Renouard que les législateurs de tous les temps et de tous les pays aient commis à leur escient une spoliation, en consacrant les divers monopoles sur lesquels pivote l’économie publique. Mais M. Renouard pourrait bien aussi convenir avec moi que les législateurs de tous les temps et de tous les pays n’ont jamais rien compris à leurs propres décrets. Un homme sourd et aveugle avait appris à sonner les cloches et à remonter l’horloge de sa paroisse. Ce qu’il y avait de commode pour lui dans ses fonctions de sonneur, c’est que ni le bruit des cloches, ni la hauteur du clocher, ne lui donnaient de vertiges. Les législateurs de tous les temps et de tous les pays, pour lesquels je professe avec M. Renouard le plus profond respect, ressemblent à cet aveugle-sourd : ce sont les jaquemards de toutes les folies humaines.

Quelle gloire pour moi, si je venais à bout de faire réfléchir ces automates ! si je pouvais leur faire comprendre que leur ouvrage est une toile de Pénélope qu’ils sont condamnés à défaire par un bout, tandis qu’ils la continuent par l’autre !

Ainsi, pendant qu’on applaudit à la création des brevets, sur d’autres points on demande l’abolition des priviléges, et toujours avec le même orgueil, le même contentement. M. Horace Say veut que le commerce de la viande soit libre. Entre autres raisons, il fait valoir cet argument tout mathématique :

« Le boucher qui veut se retirer des affaires cherche un acquéreur pour son fonds ; il porte en ligne de compte ses ustensiles, ses marchandises, sa réputation et sa clientèle ; mais, dans le régime actuel, il y ajoute la valeur du titre nu, c’est-à-dire du droit de prendre part à un monopole. Or, ce capital supplémentaire, que le boucher acquéreur donne pour le titre, porte intérêt : ce n’est pas une création nouvelle : il faut qu’il fasse entrer cet intérêt dans le prix de sa viande. Donc, la limitation dans le nombre des étaux est de nature à faire augmenter le prix de la viande plutôt qu’à le faire baisser.

» Je ne crains pas d’affirmer en passant que ce que je dis là sur la vente de l’étal d’un boucher s’applique à toute charge quelconque ayant un titre vénal. »

Les raisons de M. Horace Say, pour l’abolition du privilége de la boucherie, sont sans réplique : de plus, elle s’appliquent aux imprimeurs, notaires, avoués, huissiers, greffiers, commissaires-priseurs, courtiers, agents de change, pharmaciens et autres, aussi bien qu’aux bouchers. Mais elles ne détruisent pas les raisons qui ont fait adopter ces monopoles, et qui se déduisent généralement du besoin de sécurité, d’authenticité, de régularité pour les transactions, comme des intérêts du commerce et de la santé publique. — Le but, dites-vous, n’est pas atteint. — Mon Dieu ! je le sais : laissez la boucherie à la concurrence, vous mangerez des charognes ; établissez un monopole de la boucherie, vous mangerez des charognes. Voilà l’unique fruit que vous puissiez espérer de votre législation de monopole et de brevets.

Abus ! s’écrient les économistes réglementateurs. Créez pour le commerce une police de surveillance, rendez obligatoires les marques de fabrique, punissez la falsification des produits, etc.

Dans la voie où la civilisation est engagée, de quelque côté que l’on se tourne, on aboutit donc toujours, ou au despotisme du monopole, par conséquent à l’oppression des consommateurs ; ou bien à l’annihilation du privilége par l’action de la police, ce qui est rétrograder dans l’économie, et dissoudre la société en détruisant la liberté. Chose merveilleuse ! dans ce système de libre industrie, les abus, comme une vermine pédiculaire, renaissant de leurs propres remèdes, si le législateur voulait réprimer tous les délits, surveiller toutes les fraudes, assurer contre toute atteinte les personnes, les propriétés, et la chose publique, de réforme en réforme, il arriverait à multiplier à tel point les fonctions improductives que la nation entière y passerait, et qu’à la fin il ne resterait personne pour produire. Tout le monde serait de la police : la classe industrielle deviendrait un mythe. Alors, peut-être, l’ordre régnerait dans le monopole.

« Le principe de la loi à faire sur les marques de fabrique, dit M. Renouard, est que ces marques ne peuvent ni ne doivent être transformées en garanties de qualité. » C’est une conséquence de la loi des brevets, laquelle, ainsi qu’on a vu, ne garantit pas l’invention. Adoptez le principe de M. Renouard : à quoi dès lors serviront les marques ? Que m’importe de lire sur le liége d’une bouteille, au lieu de vin à douze ou vin à quinze, Société œnophile, ou telle autre fabrique qu’on voudra ? Ce dont je me soucie n’est pas le nom du marchand, c’est la qualité et le juste prix de la marchandise.

On suppose, il est vrai, que le nom du fabricant sera comme un signe abrégé de bonne ou mauvaise fabrication, de qualité supérieure ou faible. Pourquoi donc ne pas se ranger franchement à l’avis de ceux qui demandent, avec la marque d’origine, une marque significative ? Une telle réserve ne se comprend pas. Les deux espèces de marques ont le même but ; la seconde n’est qu’un exposé ou paraphrase de la première, un abrégé de prospectus du négociant : pourquoi, encore une fois, si l’origine signifie quelque chose, la marque ne déterminerait-elle pas cette signification ?

M. Wolowski a très-bien développé cette thèse dans son discours d’ouverture de 1843-44, dont la substance est toute dans cette analogie : « De même, dit M. Wolowski, que le gouvernement a pu déterminer un critérium de quantité, il peut, il doit aussi fixer un critérium de qualité ; l’un de ces critérium est le complément nécessaire de l’autre. L’unité monétaire, le système des poids et mesures, n’a porté aucune atteinte à la liberté industrielle ; le régime des marques ne blesserait pas davantage. » M. Wolowski s’appuie ensuite de l’autorité des princes de la science, A. Smith et J. B. Say : précaution toujours utile, avec des auditeurs soumis à l’autorité beaucoup plus qu’à la raison.

Je déclare, quant à moi, que je partage tout à fait l’idée de M. Wolowski, et cela, parce que je la trouve profondément révolutionnaire. La marque n’étant autre chose, selon l’expression de M. Wolowski, qu’un critérium des qualités, équivaut pour moi à une tarification générale. Car, que ce soit une régie particulière qui marque au nom de l’état et garantisse la qualité des marchandises, comme cela a lieu pour les matières d’or et d’argent, ou que le soin de la marque soit abandonné au fabricant ; du moment que la marque doit donner la composition intrinsèque de la marchandise (ce sont les propres mots de M. Wolowski), et garantir le consommateur contre toute surprise, elle se résout forcément en prix fixe. Elle n’est pas la même chose que le prix : deux produits similaires, mais d’origine et de qualité différentes, peuvent être de valeur égale ; une pièce de bourgogne peut valoir une pièce de bordeaux ; — mais la marque étant significative conduit à la connaissance exacte du prix, puisqu’elle en donne l’analyse. Calculer le prix d’une marchandise, c’est la décomposer en ses parties constituantes ; or, c’est précisément ce que doit faire la marque de fabrique, si on veut qu’elle signifie quelque chose. Nous marchons donc, comme j’ai dit, à une tarification générale.

Mais une tarification générale, ce n’est pas autre chose qu’une détermination de toutes les valeurs, et voilà de nouveau l’économie politique en contradiction dans ses principes et ses tendances. Malheureusement, pour réaliser la réforme de M. Wolowski, il faut commencer par résoudre toutes les contradictions antérieures, et se placer dans une sphère d’association plus haute : et c’est ce manque de solution qui a soulevé contre le système de M. Wolowski la réprobation de la plupart de ses confrères économistes.

En effet, le régime des marques est inapplicable dans l’ordre actuel, parce que ce régime, contraire aux intérêts des fabricants, répugnant à leurs habitudes, ne pourrait subsister que par la volonté énergique du pouvoir. Supposons pour un moment que la régie soit chargée d’apposer les marques : il faudra que ses agents interviennent à chaque moment dans le travail, comme il en intervient dans le commerce des boissons et la fabrication de la bière ; encore ces derniers, dont l’exercice paraît déjà si importun et si vexatoire, ne s’occupent-ils que des quantités imposables, non des qualités échangeables. Il faudra que ces contrôleurs et vérificateurs fiscaux portent leur investigation sur tous les détails, afin de réprimer et prévenir la fraude ; et quelle fraude ? Le législateur ne l’aura pas ou l’aura mal définie : c’est ici que la besogne devient effrayante.

Il n’y a pas fraude à débiter du vin de la dernière qualité, mais il y a fraude à faire passer une qualité pour une autre : vous voilà donc obligé de différencier les qualités des vins, et par conséquent de les garantir. — Est-ce frauder que de faire des mélanges ? Chaptal, dans son traité de l’art de fabriquer le vin, les conseille comme éminemment utiles ; d’autre part l’expérience prouve que certains vins, en quelque sorte antipathiques l’un à l’autre ou inassociables, produisent par leur mélange une boisson désagréable et malsaine. Vous voilà obligé de dire quels vins peuvent être utilement mélangés, quels ne le peuvent pas. Est-ce frauder que d’aromatiser, alcooliser, mouiller les vins ? Chaptal le recommande encore ; et tout le monde sait que cette droguerie produit tantôt des résultats avantageux, tantôt des effets pernicieux et détestables. Quelles substances allez-vous proscrire ? dans quels cas ? en quelle proportion ? Défendrez-vous la chicorée au café, la glucose à la bière, l’eau, le cidre, le trois-six au vin ?

La chambre des députés, dans l’essai informe de loi qu’il lui a plu de faire cette année sur la falsification des vins, s’est arrêtée au beau milieu de son œuvre, vaincue par les difficultés inextricables de la question. Elle a bien pu déclarer que l’introduction de l’eau dans le vin, et celle de l’alcool au delà d’une proportion de 18 p. 100, était fraude, puis, mettre cette fraude dans la catégorie de délits. Elle était sur le terrain de l’idéologie : là on ne trouve jamais d’encombre. Mais tout le monde a vu dans ce redoublement de sévérité l’intérêt du fisc bien plus que celui du consommateur ; mais la chambre n’a pas osé créer, pour surveiller et constater la fraude, toute une armée de gourmets, de vérificateurs, etc., et charger le budget de quelques nouveaux millions ; mais en prohibant le mouillage et l’alcoolisation, seul moyen qui reste aux marchands-fabricants de mettre le vin à la portée de tout le monde et de réaliser des bénéfices, elle n’a pas pu élargir le débouché par un dégrèvement dans la production. La chambre, en un mot, en poursuivant la falsification des vins, n’a fait que reculer les limites de la fraude. Pour que son œuvre remplît le but, il fallait au préalable dire comment le commerce des vins est possible sans falsification, comment le peuple peut acheter du vin non falsifié : ce qui sort de la compétence et échappe à la capacité de la chambre.

Si vous voulez que le consommateur soit garanti, et sur la valeur, et sur la salubrité, force vous est de connaître et de déterminer tout ce qui constitue la bonne et sincère production, d’être à toute heure sur les bras du fabricant, de le guider à chaque pas. Ce n’est pas lui qui fabrique ; c’est vous, l’état, qui êtes le vrai fabricant.

Vous voilà donc tombé dans le traquenard. Ou vous entravez la liberté du commerce, en vous immisçant de mille manières dans la production ; ou vous vous déclarez seul producteur et seul marchand.

Dans le premier cas, en vexant tout le monde, vous finirez par soulever tout le monde ; et tôt ou tard, l’état se faisant expulser, les marques de fabrique seront abolies. Dans le second, vous substituez partout l’action du pouvoir à l’initiative individuelle, ce qui est contre les principes de l’économie politique et la constitution de la société. Prenez-vous un milieu ? c’est la faveur, le népotisme, l’hypocrisie, le pire des systèmes.

Supposons maintenant que la marque soit abandonnée aux soins du fabricant. Je dis qu’alors les marques, même en les rendant obligatoires, perdront peu à peu leur signification, et ne seront plus à la fin que des preuves d’origine. C’est connaître bien peu le commerce que de s’imaginer qu’un négociant, un chef de manufacture, faisant usage de procédés non susceptibles de brevet, ira trahir le secret de son industrie, de ses profits, de son existence. La signification sera donc mensongère : il n’est pas au pouvoir de la police qu’il en soit autrement. Les empereurs romains, pour découvrir les chrétiens qui dissimulaient leur religion, obligèrent tout le monde à sacrifier aux idoles. Ils firent des apostats et des martyrs ; et le nombre des chrétiens ne fit que s’accroître. De même les marques significatives, utiles à quelques maisons, engendreront des fraudes et des répressions sans nombre : c’est tout ce qu’il faut en attendre. Pour que le fabricant indique loyalement la composition intrinsèque, c’est-à-dire la valeur industrielle et commerciale de sa marchandise, il faut lui ôter les périls de la concurrence et satisfaire ses instincts de monopole : le pouvez-vous ? Il faut en outre intéresser le consommateur à la répression de la fraude ; ce qui, tant que le producteur n’aura pas été pleinement désintéressé, est tout à la fois impossible et contradictoire. Impossible : posez d’une part un consommateur dépravé, la Chine ; de l’autre un débitant aux abois, l’Angleterre ; entre deux, une drogue vénéneuse procurant l’exaltation et l’ivresse ; et malgré toutes les polices du monde, vous aurez le commerce de l’opium. — Contradictoire : dans la société le consommateur et le producteur ne font qu’un, c’est-à-dire que tous deux sont intéressés à produire ce dont la consommation leur est nuisible ; et comme pour chacun la consommation suit la production et la vente, tous pactiseront pour sauvegarder le premier intérêt, sauf à se mettre respectivement en garde sur le second.

La pensée qui a suggéré les marques de fabrique est de même souche que celle qui, autrefois, dicta les lois de maximum. C’est encore ici un des innombrables carrefours de l’économie politique.

Il est constant que les lois de maximum, toutes faites et très-bien motivées par leurs auteurs dans la vue de remédier à la disette, ont eu pour résultat invariable d’empirer la disette. Aussi, n’est-ce pas d’injustice ou de mauvais vouloir que les économistes les accusent, ces lois abhorrées, c’est de maladresse, d’impolitique. Mais quelle contradiction dans la théorie qu’ils leur opposent !

Pour remédier à la disette, il faut appeler les subsistances, ou pour mieux dire, les faire paraître au jour ; jusque-là, rien à reprendre. Pour que les subsistances se produisent, il faut attirer les détenteurs par le bénéfice, exciter leur concurrence, et leur assurer liberté complète sur le marché : ce procédé ne vous semble-t-il pas de la plus absurde homéopathie ? Comment concevoir que plus aisément on pourra me rançonner, plutôt je serai pourvu ? Laissez faire, dit-on, laissez passer ; laisser agir la concurrence et le monopole, surtout dans les temps de disette, et alors même que la disette est l’effet de la concurrence et du monopole. Quelle logique ! mais surtout quelle morale !

Mais pourquoi donc ne ferait-on pas un tarif pour les fermiers, comme il en existe un pour les boulangers ? Pourquoi pas un contrôle de la semaille, de la moisson, de la vendange, du fourrage et du bétail, comme un timbre pour les journaux, les circulaires et les mandats, comme une régie pour les brasseurs et les marchands de vin ?… Dans le système du monopole, ce serait, j’en conviens, un surcroît de tourments ; mais avec nos tendances de commerce déloyal et la disposition du pouvoir à augmenter sans cesse son personnel et son budget, une loi d’inquisition sur les récoltes devient chaque jour plus indispensable.

Au surplus, il serait difficile de dire lequel, du libre commerce ou du maximum, engendre le plus de mal dans les temps de disette. Mais quelque parti que vous choisissiez, et vous ne pouvez fuir l’alternative, la déception est sûre, et le désastre immense. Avec le maximum, les denrées se cachent ; la terreur grossissant par l’effet même de la loi, le prix des subsistances monte, monte ; bientôt la circulation s’arrête, et la catastrophe suit, prompte et impitoyable comme une razia. Avec la concurrence, la marche du fléau est plus lente, mais non pas moins funeste : que de gens épuisés ou morts de faim avant que la hausse ait attiré les comestibles ! que d’autres rançonnés après qu’ils sont venus ! C’est l’histoire de ce roi à qui Dieu, en punition de son orgueil, offrit l’alternative de trois jours de peste, trois mois de famine, ou trois années de guerre. David choisit le plus court : les économistes préfèrent le plus long. L’homme est si misérable, qu’il aime mieux finir par la phtisie que par l’apoplexie : il lui semble qu’il ne meurt pas autant. Voilà la raison qui a fait tant exagérer les inconvénients du maximum, et les bienfaits du commerce libre.

Du reste, si la France, depuis vingt-cinq ans, n’a pas ressenti de disette générale, la cause n’en est point à la liberté du commerce, qui sait très-bien, quand il veut, produire dans le plein le vide, et au sein de l’abondance faire régner la famine : elle est due au perfectionnement des voies de communication qui, abrégeant les distances, ramènent bientôt l’équilibre un moment troublé par une pénurie locale. Exemple éclatant de cette triste vérité, que dans la société le bien général n’est jamais l’effet d’une conspiration des volontés particulières !

Plus on approfondit ce système de transactions illusoires entre le monopole et la société, c’est-à-dire, comme nous l’avons expliqué au § Ier de ce chapitre, entre le capital et le travail, entre le patriciat et le prolétariat : plus on découvre que tout y est prévu, réglé, exécuté d’après cette maxime infernale, que ne connurent point Hobbes et Machiavel, ces théoriciens du despotisme : Tout par le peuple et contre le peuple. Pendant que le travail produit, le capital, sous le masque d’une fausse fécondité, jouit et abuse : le législateur, en offrant sa médiation, a voulu rappeler le privilégié aux sentiments fraternels et entourer de garanties le travailleur ; et maintenant il se trouve, par la contradiction fatale des intérêts, que chacune de ces garanties est un instrument de supplice. Il faudrait cent volumes, la vie de dix hommes, et une poitrine de fer, pour raconter à ce point de vue les crimes de l’état envers le pauvre, et la variété infinie de ses tortures. Un coup d’œil sommaire sur les principales catégories de la police, suffira pour nous en faire apprécier l’esprit et l’économie.

Après avoir, par un chaos de lois civiles, commerciales, administratives, jeté le trouble dans les esprits, rendu plus obscure la notion du juste en multipliant la contradiction, et rendu nécessaire pour expliquer ce système tout une caste d’interprètes, il a fallu organiser encore la répression des délits et pourvoir à leur châtiment. La justice criminelle, cet ordre si riche de la grande famille des improductifs, et dont l’entretien coûte chaque année plus de 30 millions à la France, est devenue pour la société un principe d’existence aussi nécessaire que le pain l’est à la vie de l’homme ; mais avec cette différence que l’homme vit du produit de ses mains, tandis que la société dévore ses membres et se nourrit de sa propre chair.

On compte, suivant quelques économistes :

À Londres..…… 1 criminel sur 89 habitants.
À Liverpool.…… 1 sur 45
À Newcastle……     1 sur 27


Mais ces chiffres manquent d’exactitude, et, tout effrayants qu’ils semblent, n’expriment pas le degré réel de la perversion sociale par la police. Ce n’est pas seulement le nombre des coupables reconnus qu’il s’agit de déterminer, c’est celui des délits. Le travail des tribunaux criminels n’est qu’un mécanisme particulier qui sert à mettre en relief la destruction morale de l’humanité sous le régime du monopole ; mais cette exhibition officielle est loin d’embrasser le mal dans toute son étendue. Voici d’autres chiffres, qui pourront nous conduire à une approximation plus certaine.

Les tribunaux correctionnels de Paris ont jugé :

En 1835     106,467 affaires.
En 1836 128,489
En 1837 140,247

Supposons que la progression ait continué jusqu’en 1846, et qu’à ce total d’affaires correctionnelles on ajoute celles de cours d’assises, de simple police, et tous les délits non connus ou laissés impunis, délits dont la quantité dépasse, au dire des magistrats, de beaucoup le nombre de ceux que la justice atteint, on arrivera à cette conclusion qu’il se commet en un an, dans la ville de Paris, plus d’infractions à la loi qu’il ne s’y trouve d’habitants. Et comme, parmi les auteurs présumés de ces infractions, il faut nécessairement déduire les enfants de 7 ans et au-dessous, qui sont hors des limites de la culpabilité, on devra compter que chaque citoyen adulte est, trois ou quatre fois en un an, coupable envers l’ordre établi.

Ainsi, le système propriétaire ne se soutient, à Paris, que par une consommation annuelle d’un ou deux millions de délits ! Or, quand tous ces délits seraient le fait d’un seul homme, l’argument subsisterait toujours : cet homme serait le bouc émissaire chargé des péchés d’Israël : qu’importe le nombre des coupables, dès lors que la justice a son contingent ?

La violence, le parjure, le vol, l’escroquerie, le mépris des personnes et de la société sont tellement de l’essence du monopole ; ils en découlent d’une manière si naturelle, avec une régularité si parfaite, et selon des lois si sûres, qu’on a pu en soumettre la perpétration au calcul, et que, le chiffre d’une population, l’état de son industrie et de ses lumières étant donnés, on en déduit rigoureusement la statistique de la morale. Les économistes ne savent pas encore quel est le principe de la valeur ; mais ils connaissent, à quelques décimales près, la proportionnalité du crime. Tant de mille âmes, tant de malfaiteurs, tant de condamnations : cela ne trompe pas. C’est une des plus belles applications du calcul des probabilités, et la branche la plus avancée de la science économique. Si le socialisme avait inventé cette théorie accusatrice, tout le monde eût crié à la calomnie.

Qu’y a-t-il là, au surplus, qui doive nous surprendre ? Comme la misère est un résultat nécessaire des contradictions de la société, résultat qu’il est possible de déterminer, d’après le taux de l’intérêt, le chiffre des salaires et les prix du commerce, mathématiquement ; ainsi les crimes et délits sont un autre effet de ce même antagonisme, susceptible, comme sa cause, d’être apprécié par le calcul. Les matérialistes ont tiré les conséquences les plus niaises de cette subordination de la liberté aux lois des nombres : comme si l’homme n’était pas sous l’influence de tout ce qui l’environne, et que ce qui l’environne étant régi par des lois fatales, il ne devait pas éprouver, dans ses manifestations les plus libres, le contre-coup de ces lois !

Le même caractère de nécessité que nous venons de signaler dans l’établissement et l’alimentation de la justice criminelle, se rencontre, mais sous un aspect plus métaphysique, dans sa moralité.

De l’avis de tous les moralistes, la peine doit être telle qu’elle procure l’amendement du coupable, et conséquemmentqu’elle s’éloigne de tout ce qui pourrait entraîner sa dégradation. Loin de moi la pensée de combattre cette tendance heureuse des esprits, et de dénigrer des essais qui eussent fait la gloire des plus grands hommes de l’antiquité. La philanthropie, malgré le ridicule qui parfois s’attache à son nom, restera, aux yeux de la postérité, comme le trait le plus honorable de notre époque : l’abolition de la peine de mort, seulement ajournée ; celle de la marque ; les études faites sur le régime cellulaire, l’établissement d’ateliers dans les prisons, une foule d’autres réformes que je ne puis même citer, témoignent d’un progrès réel dans nos idées et dans nos mœurs. Ce que l’auteur du christianisme, dans un élan de sublime amour, racontait de son mystique royaume, où le pécheur repenti devait être glorifié par-dessus le juste innocent, cette utopie de la charité chrétienne est devenue le vœu de notre société incrédule ; et quand on songe à l’unanimité de sentiments qui règne à cet égard, on se demande avec surprise qui donc empêche que ce vœu ne soit rempli ?

Hélas ! c’est que la raison est encore plus forte que l’amour, et la logique plus tenace que le crime ; c’est qu’il règne ici, comme partout, une contradiction insoluble dans notre civilisation. Ne nous égarons pas dans des mondes fantastiques ; embrassons, dans sa nudité affreuse, le réel.

Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud,


dit le proverbe. Par cela seul que l’homme est puni, pourvu qu’il ait mérité de l’être, il est dégradé : la peine le rend infâme, non pas en vertu de la définition du code, mais en raison de la faute qui a motivé la punition. Qu’importe donc la matérialité du supplice ? qu’importent tous vos systèmes pénitenciers ? Ce que vous en faites est pour satisfaire votre sensibilité, mais est impuissant pour réhabiliter le malheureux que votre justice frappe. Le coupable, une fois flétri par le châtiment, est incapable de réconciliation ; sa tache est indélébile, et sa damnation éternelle. S’il se pouvait qu’il en fût autrement, la peine cesserait d’être proportionnée au délit ; ce ne serait plus qu’une fiction, ce ne serait rien. Celui que la misère a conduit au larcin, s’il se laisse atteindre par la justice, reste à jamais l’ennemi de Dieu et des hommes ; mieux eût valu pour lui ne pas venir au monde : c’est Jésus-Christ qui l’a dit, Bonum erat ei, si natus non fuisset homo ille. Et ce qu’a prononcé Jésus-Christ, chrétiens et mécréants n’y font faute : l’irrémissibilité de la honte est, de toutes les révélations de l’Évangile, la seule qu’ait entendue le monde propriétaire. Ainsi, séparé de la nature par le monopole, retranché de l’humanité par la misère, mère du délit et de la peine, quel refuge reste au plébéien que le travail ne peut nourrir, et qui n’est point assez fort pour prendre ?

Pour conduire cette guerre offensive et défensive contre le prolétariat, une force publique était indispensable : le pouvoir exécutif est sorti des nécessités de la législation civile, de l’administration et de la justice. Et là encore les plus belles espérances se sont changées en amères déceptions.

Comme le législateur, comme le bourgmestre et comme le juge, le prince s’est posé en représentant de l’autorité divine. Défenseur du pauvre, de la veuve et de l’orphelin, il a promis de faire régner autour du trône la liberté et l’égalité, de venir en aide au travail, et d’écouter la voix du peuple. Et le peuple s’est jeté avec amour dans les bras du pouvoir ; et quand l’expérience lui a fait sentir que le pouvoir était contre lui, au lieu de s’en prendre à l’institution, il s’est mis à accuser le prince, sans vouloir jamais comprendre que le prince étant, par nature et destination, le chef des improductifs et le plus gros des monopoleurs, il était impossible, malgré qu’il en eût, qu’il prît fait et cause pour le peuple.

Toute critique, soit de la forme, soit des actes du gouvernement, aboutit à cette contradiction essentielle. Et lorsque de soi-disant théoriciens de la souveraineté du peuple prétendent que le remède à la tyrannie du pouvoir consiste à le faire émaner du suffrage populaire, ils ne font, comme l’écureuil, que tourner dans leur cage. Car du moment que les conditions constitutives du pouvoir, c’est-à-dire l’autorité, la propriété, la hiérarchie, sont conservées, le suffrage du peuple n’est plus que le consentement du peuple à son oppression : ce qui est du plus niais charlatanisme.

Dans le système de l’autorité, quelle que soit d’ailleurs son origine, monarchique ou démocratique, le pouvoir est l’organe noble de la société ; c’est par lui qu’elle vit et se meut ; toute initiative en émane ; tout ordre, toute perfection sont son ouvrage. D’après les définitions de la science économique, au contraire, définitions conformes à la réalité des choses, le pouvoir est la série des improductifs que l’organisation sociale doit tendre indéfiniment à réduire. Comment donc, avec le principe d’autorité si cher aux démocrates, le vœu de l’économie politique, vœu qui est aussi celui du peuple, pourrait-il se réaliser ? Comment le gouvernement, qui dans cette hypothèse est tout, deviendra-t-il un serviteur obéissant, un organe subalterne ? Comment le prince n’aurait-il reçu le pouvoir qu’afin de l’affaiblir, et travaillerait-il, en vue de l’ordre, à sa propre élimination ? Comment ne s’occupera-t-il pas plutôt de se fortifier, d’augmenter son personnel, d’obtenir sans cesse de nouveaux subsides, et finalement de s’affranchir de la dépendance du peuple, terme fatal de tout pouvoir sorti du peuple ?

On dit que le peuple, nommant ses législateurs, et par eux notifiant sa volonté au pouvoir, sera toujours à même d’arrêter ses envahissements ; qu’ainsi le peuple remplira tout à la fois le rôle de prince et celui de souverain. Voilà en deux mots l’utopie des démocrates, l’éternelle mystification dont ils abusent le prolétariat.

Mais le peuple fera-t-il des lois contre le pouvoir ; contre le principe d’autorité et d’hiérarchie, qui est le principe de la société elle-même ; contre la liberté et la propriété ? Dans l’hypothèse où nous sommes, c’est plus qu’impossible, c’est contradictoire. Donc la propriété, le monopole, la concurrence, les priviléges industriels, l’inégalité des fortunes, la prépondérance du capital, la centralisation hiérarchique et écrasante, l’oppression administrative, l’arbitraire légal, seront conservés ; et comme il est impossible qu’un gouvernement n’agisse pas dans le sens de son principe, le capital restera comme auparavant le dieu de la société, et le peuple, toujours exploité, toujours avili, n’aura gagné à l’essai de sa souveraineté que la démonstration de son impuissance.

En vain les partisans du pouvoir, tous ces doctrinaires dynastico-républicains qui ne diffèrent entre eux que sur la tactique, se flattent, une fois aux affaires, de porter partout la réforme. Quoi réformer ?

Réformer la constitution ? — C’est impossible. Quand la nation en masse entrerait dans l’assemblée constituante, elle n’en sortirait qu’après avoir voté sous une autre forme sa servitude, ou décrété sa dispersion.

Refaire le code, ouvrage de l’empereur, substance pure du droit romain et de la coutume ? — C’est impossible. Qu’avez-vous à mettre à la place de votre routine propriétaire, hors de laquelle vous ne voyez et n’entendez rien ? à la place de vos lois de monopole, dont votre imagination est impuissante à franchir le cercle ? Depuis plus d’un demi-siècle que la royauté et la démocratie, ces deux sibylles que nous a léguées le monde antique, ont entrepris, par une transaction constitutionnelle, d’accorder leurs oracles ; depuis que la sagesse du prince s’est mise à l’unisson de la voix du peuple, quelle révélation en est sortie ? quel principe d’ordre a été découvert ? quelle issue au labyrinthe du privilége indiquée ? Avant que prince et peuple eussent signé cet étrange compromis, en quoi leurs idées ne se ressemblaient-elles pas ? et depuis que chacun d’eux s’efforce de rompre le pacte, en quoi diffèrent-elles ?

Diminuer les charges publiques, répartir l’impôt sur une base plus équitable ? — C’est impossible : à l’impôt comme à l’armée, l’homme du peuple fournira toujours plus que son contingent.

Réglementer le monopole, mettre un frein à la concurrence ? — C’est impossible ; vous tueriez la production.

Ouvrir de nouveaux débouchés ? — C’est impossible[13].

Organiser le crédit ? — C’est impossible[14].

Attaquer l’hérédité ? — C’est impossible[15].

Créer des ateliers nationaux, assurer, à défaut de travail, un minimum aux ouvriers ; leur assigner une part dans les bénéfices ? — C’est impossible. Il est de la nature du gouvernement de ne pouvoir s’occuper du travail que pour enchaîner les travailleurs, comme il ne s’occupe des produits que pour lever sa dîme.

Réparer, par un système d’indemnité, les effets désastreux des machines ? — C’est impossible.

Combattre par des règlements l’influence abrutissante de la division parcellaire ? — C’est impossible.

Faire jouir le peuple des bienfaits de l’enseignement ? — C’est impossible.

Établir un tarif des marchandises et des salaires, et fixer par autorité souveraine la valeur des choses ? — C’est impossible, c’est impossible.

De toutes les réformes que sollicite la société en détresse, aucune n’est de la compétence du pouvoir ; aucune ne peut être par lui réalisée, parce que l’essence du pouvoir y répugne, et qu’il n’est pas donné à l’homme d’unir ce que Dieu a divisé.

Au moins, diront les partisans de l’initiative gouvernementale, vous reconnaîtrez que pour accomplir la révolution promise par le développement des antinomies, le pouvoir serait un auxiliaire puissant. Pourquoi donc vous opposer à une réforme qui, mettant le pouvoir aux mains du peuple, seconderait si bien vos vues ? La réforme sociale est le but ; la réforme politique est l’instrument : pourquoi, si vous voulez la fin, repoussez-vous le moyen ?

Tel est aujourd’hui le raisonnement de toute la presse démocratique, à qui je rends grâce de toute mon âme d’avoir enfin, par cette profession de foi quasi-socialiste, proclamé elle-même le néant de ses théories. C’est donc au nom de la science que la démocratie réclame, pour préliminaire à la réforme sociale, une réforme politique. Mais la science proteste contre ce subterfuge pour elle injurieux ; la science répudie toute alliance avec la politique, et bien loin qu’elle en attende le moindre secours, c’est par la politique qu’elle doit commencer l’œuvre de ses exclusions.

Combien l’esprit de l’homme a peu d’affinité pour le vrai ! Quand je vois la démocratie, socialiste de la veille, demander sans cesse, pour combattre l’influence du capital, le capital ; pour remédier à la misère, la richesse ; pour organiser la liberté, l’abandon de la liberté ; pour réformer la société, la réforme du gouvernement : quand je la vois, dis-je, se charger de la société, pourvu que les questions sociales soient écartées ou résolues : il me semble entendre une diseuse de bonne aventure qui, avant de répondre aux demandes de ses consultants, commence par s’enquérir de leur âge, de leur état, de leur famille, de tous les accidents de leur vie. Eh ! misérable sorcière, si tu connais l’avenir, tu sais qui je suis et ce que je veux ; pourquoi me le demandes-tu ?

Je répondrai donc aux démocrates : Si vous connaissez l’usage que vous devez faire du pouvoir, et si vous savez comment le pouvoir doit être organisé, vous possédez la science économique. Or, si vous possédez la science économique, si vous avez la clef de ses contradictions, si vous êtes en mesure d’organiser le travail, si vous avez étudié les lois de l’échange, vous n’avez pas besoin des capitaux de la nation, ni de la force publique. Vous êtes, dès aujourd’hui, plus puissants que l’argent, plus forts que le pouvoir. Car, puisque les travailleurs sont avec vous, vous êtes par cela seul maîtres de la production ; vous tenez enchaînés le commerce, l’industrie et l’agriculture ; vous disposez de tout le capital social ; vous êtes les arbitres de l’impôt ; vous bloquez le pouvoir, et vous foulez aux pieds le monopole. Quelle autre initiative, quelle autorité plus grande réclamez-vous ? Qui vous empêche d’appliquer vos théories ?

Certes, ce n’est pas l’économie politique, quoique généralement suivie et accréditée : puisque tout, dans l’économie politique, ayant un côté vrai et un côté faux, le problème se réduit pour vous à combiner les éléments économiques de telle sorte que leur ensemble ne présente plus de contradiction.

Ce n’est pas non plus la loi civile : puisque cette loi, consacrant la routine économique uniquement à cause de ses avantages et malgré ses inconvénients, est susceptible, comme l’économie politique elle-même, de se plier à toutes les exigences d’une synthèse exacte, et que par conséquent elle vous est on ne peut plus favorable.

Enfin, ce n’est pas le pouvoir, qui, dernière expression de l’antagonisme, et créé seulement pour défendre la loi, ne pourrait vous faire obstacle qu’en s’abjurant.

Qui donc, encore une fois, vous arrête ?

Si vous possédez la science sociale, vous savez que le problème de l’association consiste à organiser, non-seulement les improductifs : il reste, grâce au ciel, peu de chose à faire de ce côté-là ; mais encore les producteurs, et, par cette organisation, à soumettre le capital et subalterniser le pouvoir. Telle est la guerre que vous avez à soutenir : guerre du travail contre le capital ; guerre de la liberté contre l’autorité ; guerre du producteur contre l’improductif ; guerre de l’égalité contre le privilège. Ce que vous demandez, pour conduire la guerre à bonne fin, est précisément ce contre quoi vous devez combattre. Or, pour combattre et réduire le pouvoir, pour le mettre à la place qui lui convient dans la société, il ne sert à rien de changer les dépositaires du pouvoir, ni d’apporter quelque variante dans ses manœuvres : il faut trouver une combinaison agricole et industrielle au moyen de laquelle le pouvoir, aujourd’hui dominateur de la société, en devienne l’esclave. Avez-vous le secret de cette combinaison ?

Mais, que dis-je ? voilà précisément à quoi vous ne consentez pas. Comme vous ne pouvez concevoir la société sans hiérarchie, vous vous êtes faits les apôtres de l’autorité ; adorateurs du pouvoir, vous ne songez qu’à fortifier le pouvoir et à museler la liberté ; votre maxime favorite est qu’il faut procurer le bien du peuple malgré le peuple ; au lieu de procéder à la réforme sociale par l’extermination du pouvoir et de la politique, c’est une reconstitution du pouvoir et de la politique qu’il vous faut. Alors, par une série de contradictions qui prouvent votre bonne foi, mais dont les vrais amis du pouvoir, les aristocrates et les monarchistes, vos compétiteurs, connaissent bien l’illusion, vous nous promettez, de par le pouvoir, l’économie dans les dépenses, la répartition équitable de l’impôt, la protection au travail, la gratuité de l’enseignement, le suffrage universel, et toutes les utopies antipathiques à l’autorité et à la propriété. Aussi le pouvoir, en vos mains, n’a jamais fait que péricliter : et c’est pour cela que vous n’avez jamais pu le retenir, c’est pour cela qu’au 18 brumaire il a suffi de quatre hommes pour vous l’enlever, et qu’aujourd’hui la bourgeoisie, qui aime comme vous le pouvoir, et qui veut un pouvoir fort, ne vous le rendra pas.

Ainsi le pouvoir, instrument de la puissance collective, créé dans la société pour servir de médiateur entre le travail et le privilége, se trouve enchaîné fatalement au capital et dirigé contre le prolétariat. Nulle réforme politique ne peut résoudre cette contradiction, puisque, de l’aveu des politiques eux-mêmes, une pareille réforme n’aboutirait qu’à donner plus d’énergie et d’extension au pouvoir, et qu’à moins de renverser la hiérarchie et de dissoudre la société, le pouvoir ne saurait toucher aux prérogatives du monopole. Le problème consiste donc, pour les classes travailleuses, non à conquérir, mais à vaincre tout à la fois le pouvoir et le monopole, ce qui veut dire à faire surgir des entrailles du peuple, des profondeurs du travail, une autorité plus grande, un fait plus puissant qui enveloppe le capital et l’état, et qui les subjugue. Toute proposition de réforme qui ne satisfait point à cette condition n’est qu’un fléau de plus, une verge en sentinelle, virgam vigilantem, disait un prophète, qui menace le prolétariat.

Le couronnement de ce système est la religion. Je n’ai point à m’occuper ici de la valeur philosophique des opinions religieuses, à raconter leur histoire, à en chercher l’interprétation. Je me borne à considérer l’origine économique de la religion, le lien secret qui la rattache à la police, la place qu’elle occupe dans la série des manifestations sociales.

L’homme, désespérant de trouver l’équilibre de ses puissances, s’élance pour ainsi dire hors de soi et cherche dans l’infini cette harmonie souveraine, dont la réalisation est pour lui le plus haut degré de la raison, de la force et du bonheur. Ne pouvant s’accorder avec lui, il s’agenouille devant Dieu, et prie. Il prie, et sa prière, hymne chanté à Dieu, est un blasphème contre la société.

C’est de Dieu, se dit l’homme, que me vient l’autorité et le pouvoir : donc, obéissons à Dieu et au prince. Obedite Deo et principibus. — C’est de Dieu que me viennent la loi et la justice, Per me reges regnant, et potentes decernunt justitiam : respectons ce qu’a dit le législateur et le magistrat. C’est Dieu qui fait prospérer le travail, qui élève et renverse les fortunes : que sa volonté s’accomplisse ! Dominus dedit, Dominus abstulit, sit nomen Domini benedictum. C’est Dieu qui me châtie quand la misère me dévore, et que je souffre persécution pour la justice : recevons avec respect les fléaux dont sa miséricorde se sert pour nous purifier ; Humiliamini igitur sub potenti manu Dei. Cette vie, que Dieu m’a donnée, n’est qu’une épreuve qui me conduit au salut : fuyons le plaisir ; aimons, recherchons la douleur ; faisons nos délices de la pénitence. La tristesse qui vient de l’injustice est une grâce d’en haut ; heureux ceux qui pleurent ! Beati qui lugent !… Hæc est enim gratia, si quis sustinet tristitias, patiens injuste.

Il y a un siècle qu’un missionnaire, prêchant devant un auditoire composé de financiers et de grands seigneurs, faisait justice de cette odieuse morale. « Qu’ai-je fait ? s’écriait-il avec larmes. J’ai contristé les pauvres, les meilleurs amis de mon Dieu ! J’ai prêché les rigueurs de la pénitence devant des malheureux qui manquaient de pain ! C’est ici où mes regards ne tombent que sur des puissants et sur des riches, sur des oppresseurs de l’humanité souffrante, que je devais faire éclater la parole de Dieu dans toute la force de son tonnerre !… »

Reconnaissons toutefois que la théorie de la résignation a servi la société en empêchant la révolte. La religion, consacrant par le droit divin l’inviolabilité du pouvoir et du privilége, a donné à l’humanité la force de continuer sa route et d’épuiser ses contradictions. Sans ce bandeau jeté sur les yeux du peuple, la société se fût mille fois dissoute. Il fallait que quelqu’un souffrît pour qu’elle fût guérie ; et la religion, consolatrice des affligés, a décidé le pauvre à souffrir. C’est cette souffrance qui nous a conduits où nous sommes ; la civilisation, qui doit au travailleur toutes ses merveilles, doit encore à son sacrifice volontaire son avenir et son existence. Oblatus est quia ipse voluit, et livore ejus sanati sumus.

Ô peuple de travailleurs ! peuple déshérité, vexé, proscrit ! peuple qu’on emprisonne, qu’on juge et qu’on tue ! peuple bafoué, peuple flétri ! Ne sais-tu pas qu’il est un terme, même à la patience, même au dévouement ? Ne cesseras-tu de prêter l’oreille à ces orateurs du mysticisme qui te disent de prier et d’attendre, prêchant le salut tantôt par la religion, tantôt par le pouvoir, et dont la parole véhémente et sonore te captive ? Ta destinée est une énigme que ni la force physique, ni le courage de l’âme, ni les illuminations de l’enthousiasme, ni l’exaltation d’aucun sentiment, ne peuvent résoudre. Ceux qui te disent le contraire te trompent, et tous leurs discours ne servent qu’à reculer l’heure de ta délivrance prête à sonner. Qu’est-ce que l’enthousiasme et le sentiment, qu’est-ce qu’une poésie, aux prises avec la nécessité ? Pour vaincre la nécessité, il n’y a que la nécessité même, raison dernière de la nature, pure essence de la matière et de l’esprit.

Ainsi la contradiction de la valeur, née de la nécessité du libre arbitre, devait être vaincue par la proportionnalité de la valeur, autre nécessité que produisent par leur union la liberté et l’intelligence. Mais, pour que cette victoire du travail intelligent et libre produisît toutes ses conséquences, il était nécessaire que la société traversât une longue péripétie de tourments.

Il y avait donc nécessité que le travail, afin d’augmenter sa puissance, se divisât ; et, par le fait de cette division, nécessité de dégradation et d’appauvrissement pour le travailleur.

Il y avait nécessité que cette division primordiale se reconstituât en instruments et combinaisons savantes ; et nécessité, par cette reconstruction, que le travailleur subalternisé perdît, avec le salaire légitime, jusqu’à l’exercice de l’industrie qui le nourrissait.

Il y avait nécessité que la concurrence vînt alors émanciper la liberté prête à périr ; et nécessité que cette délivrance aboutît à une vaste élimination des travailleurs.

Il y avait nécessité que le producteur, ennobli par son art, comme autrefois le guerrier l’était par les armes, portât haut sa bannière, afin que la vaillance de l’homme fût honorée dans le travail comme à la guerre ; et nécessité que du privilège naquît aussitôt le prolétariat.

Il y avait nécessité que la société prît alors sous sa protection le plébéien vaincu, mendiant et sans asile ; et nécessité que cette protection se convertît en une nouvelle série de supplices.

Nous rencontrerons sur notre route encore d’autres nécessités, qui toutes disparaîtront comme les premières sous des nécessités plus grandes, jusqu’à ce que vienne enfin l’équation générale, la nécessité suprême, le fait triomphateur, qui doit établir le règne du travail à jamais.

Mais cette solution ne peut sortir ni d’un coup de main, ni d’une vaine transaction. Il est aussi impossible d’associer le travail et le capital, que de produire sans travail et sans capital ; — aussi impossible de créer l’égalité par le pouvoir, que de supprimer le pouvoir et l’égalité, et de faire une société sans peuple et sans police.

Il faut, je le répète, qu’une force majeure intervertisse les formules actuelles de la société ; que ce soit le TRAVAIL du peuple, non sa bravoure ni ses suffrages, qui, par une combinaison savante, le’gale, immortelle, inéluctable, soumette au peuple le capital et lui livre le pouvoir.


CHAPITRE VIII.


DE LA RESPONSABILITÉ DE L’HOMME ET DE DIEU, SOUS LA LOI DE CONTRADICTION, OU SOLUTION DU PROBLÈME DE LA PROVIDENCE.


Les anciens accusaient de la présence du mal dans le monde la nature humaine.

La théologie chrétienne n’a fait que broder à sa façon sur ce thème ; et comme cette théologie résume toute la période religieuse qui depuis l’origine de la société s’étend jusqu’à nous, on peut dire que le dogme de la prévarication originelle, ayant pour lui l’assentiment du genre humain, acquiert par cela même le plus haut degré de probabilité.

Ainsi, d’après tous les témoignages de l’antique sagesse, chaque peuple défendant comme excellentes ses propres institutions et les glorifiant, ce n’est point aux religions, ni aux gouvernements, ni aux coutumes traditionnelles accueillies par le respect des générations, qu’il faut faire remonter la cause du mal, mais bien à une perversion primitive, à une sorte de malice congéniale de la volonté de l’homme. Quant à savoir comment un être a pu se pervertir et se corrompre d’origine, les anciens se tiraient de cette difficulté par des apologues : la pomme d’Ève et la boîte de Pandore sont restées célèbres parmi leurs solutions symboliques.

Non-seulement donc l’antiquité avait posé dans ses mythes la question de l’origine du mal ; elle l’avait résolue par un autre mythe, en affirmant sans hésiter la criminalité ab ovo de notre espèce.

Les philosophes modernes ont élevé contrairement au dogme chrétien un dogme non moins obscur, celui de la dépravation de la société. L’homme est né bon, s’écrie Rousseau dans son style péremptoire ; mais la société, c’est-à-dire les formes et les institutions de la société, le déprave. C’est en ces termes que s’est formulé le paradoxe, ou pour mieux dire, la protestation du philosophe de Genève.

Or, il est évident que cette idée n’est que le renversement de l’hypothèse antique. Les anciens accusaient l’homme individuel ; Rousseau accuse l’homme collectif : au fond, c’est toujours la même proposition, une proposition absurde.

Toutefois, malgré l’identité fondamentale du principe, la formule de Rousseau, précisément parce qu’elle était une opposition, était un progrès : aussi fut-elle accueillie avec enthousiasme, et devint-elle le signal d’une réaction pleine d’antilogies et d’inconséquences. Chose singulière ! c’est à l’anathème fulminé par l’auteur d’Émile contre la société que remonte le socialisme moderne.

Depuis soixante-dix ou quatre-vingts ans, le principe de la perversion sociale a été exploité et popularisé par divers sectaires, qui, tout en copiant Rousseau, repoussent de toutes leurs forces la philosophie antisociale de cet écrivain, sans s’apercevoir que par cela seul qu’ils aspirent à réformer la société, ils sont aussi insociaux ou insociables que lui. C’est un curieux spectacle de voir ces pseudo-novateurs, condamnant à la suite de Jean-Jacques monarchie, démocratie, propriété, communauté, tien et mien, monopole, salariat, police, impôt, luxe, commerce, argent, en un mot, tout ce qui fait la société, et sans quoi la société ne peut se concevoir ; puis, accusant de misanthropie et de paralogisme ce même Jean-Jacques, parce qu’après avoir aperçu le néant de toutes les utopies, en même temps qu’il signalait l’antagonisme de la civilisation, il avait rigoureusement conclu contre la société, tout en reconnaissant que hors de la société il n’y avait point d’humanité.

Je conseille de relire l’Émile et le Contrat social à ceux qui, sur la foi des calomniateurs et des plagiaires, s’imaginent que Rousseau n’avait embrassé sa thèse que par un vain désir de singularité. Cet admirable dialecticien avait été conduit à nier la société au point de vue de la justice, bien qu’il fût forcé de l’admettre comme nécessaire ; de la même manière que nous, qui croyons à un progrès indéfini, nous ne cessons de nier comme normale et définitive, la condition actuelle de la société. Seulement, tandis que Rousseau, par une combinaison politique et un système d’éducation à lui, s’efforçait de rapprocher l’homme de ce qu’il appelait la nature, et qui était pour lui l’idéal de la société ; instruits à une école plus profonde, nous disons que la tâche de la société est de résoudre sans cesse ses antinomies, chose dont Rousseau ne pouvait avoir l’idée. Ainsi, à part le système maintenant abandonné du Contrat social, et pour ce qui touche seulement à la critique, le socialisme, quoi qu’il dise, est encore dans la même position que Rousseau, forcé de réformer sans cesse la société, c’est-à-dire de la nier perpétuellement.

Rousseau, en un mot, n’a fait que déclarer d’une manière sommaire et définitive ce que les socialistes redisent en détail et à chaque moment du progrès, savoir, que l’ordre social est imparfait, et que quelque chose y manque toujours. L’erreur de Rousseau n’est pas, ne peut pas être dans cette négation de la société : elle consiste, comme nous allons le faire voir, en ce qu’il ne sut point suivre son argumentation jusqu’à la fin, et nier tout à la fois la société, l’homme et Dieu.

Quoi qu’il en soit, la théorie de l’innocence de l’homme, corrélative à celle de la dépravation de la société, a fini par prévaloir. L’immense majorité du socialisme, Saint-Simon, Owen, Fourier, et leurs disciples ; les communistes, les démocrates, les progressistes de toute espèce, ont solennellement répudié le mythe chrétien de la chute pour y substituer le système d’une aberration de la société. Et comme la plupart de ces sectaires, malgré leur impiété flagrante, étaient encore trop religieux, trop dévots pour achever l’œuvre de Jean-Jacques et faire remonter jusqu’à Dieu la responsabilité du mal, ils ont trouvé moyen de déduire de l’hypothèse de Dieu le dogme de la bonté native de l’homme, et ils se sont mis à fulminer de plus belle contre la société.

Les conséquences théoriques et pratiques de cette réaction furent que le mal, c’est-à-dire l’effet de la lutte intérieure et extérieure, étant chose de soi anormale et transitoire, les institutions pénitencières et répressives sont également transitoires ; qu’en l’homme il n’y a pas de vice natif, mais que le milieu où il vit a dépravé ses inclinations ; que la civilisation s’est trompée sur ses propres tendances ; que la contrainte est immorale, que nos passions sont saintes ; que la jouissance est sainte, et doit être recherchée comme la vertu même, parce que Dieu qui nous la fait désirer est saint. Et les femmes venant en aide à la faconde des philosophes, un déluge de protestations antirestrictives est tombé, quasi de vulva erumpens, pour me servir d’une comparaison de la sainte Écriture, sur le public ébahi.

Les écrits de cette école se reconnaissent à leur style évangélique, à leur théisme hypocondre, surtout à leur dialectique en rébus.

« On accuse, dit M. Louis Blanc, de presque tous nos maux la nature humaine ; il faudrait en accuser le vice des institutions sociales. Regardez autour de vous : que d’aptitudes déplacées et par conséquent dépravées ? Que d’activités devenues turbulentes, faute d’avoir trouvé leur but légitime et naturel ! On force nos passions à traverser un milieu impur ; elles s’y altèrent : qu’y a-t-il de surprenant à cela ? Qu’on place un homme sain dans une atmosphère empestée, il y respire la mort… La civilisation a fait fausse route… ; et dire qu’il n’en saurait être autrement, c’est perdre le droit de parler d’équité, de morale, de progrès ; c’est perdre le droit de parler de Dieu. La Providence disparaît pour faire place au plus grossier fatalisme. » Le nom de Dieu revient quarante fois, et toujours pour ne rien dire, dans l’Organisation du travail de M. Blanc, que je cite de préférence, parce qu’à mes yeux il représente mieux qu’un autre l’opinion démocratique avancée, et que j’aime à lui faire honneur en le réfutant.

Ainsi, tandis que le socialisme, aidé de l’extrême démocratie, divinise l’homme en niant le dogme de la chute, et par conséquent détrône Dieu, désormais inutile à la perfection de sa créature ; ce même socialisme, par lâcheté d’esprit, retombe dans l’affirmation de la Providence, et cela au moment même où il nie l’autorité providentielle de l’histoire.

Et comme rien parmi les hommes n’a autant de chance de succès que la contradiction, l’idée d’une religion de plaisir, renouvelée d’Epicure pendant une éclipse de la raison publique, a été prise pour l’inspiration du génie national : c’est par là qu’on distingue les nouveaux théistes des catholiques, contre lesquels les premiers n’ont tant crié depuis deux ans que par rivalité de fanatisme. C’est la mode aujourd’hui de parler à tout propos de Dieu, et de déclamer contre le pape ; d’invoquer la Providence, et de bafouer l’Église. Grâce à Dieu, nous ne sommes point athées !, disait un jour la Réforme : d’autant plus, pouvait-elle ajouter par surcroît d’inconséquence, que nous ne sommes pas chrétiens. Tout ce qui tient une plume s’est donné le mot pour enbéguiner le peuple ; et le premier article de la foi nouvelle est que Dieu infiniment bon a créé l’homme bon comme lui ; ce qui n’empêche pas l’homme, sous le regard de Dieu, de se rendre méchant dans une société détestable.

Cependant il est sensible, malgré ces semblants, disons même ces velléités de religion, que la querelle engagée entre le socialisme et la tradition chrétienne, entre l’homme et la société, doit finir par une négation de la Divinité. La raison sociale ne se distingue pas pour nous de la Raison absolue, qui n’est autre que Dieu même, et nier la société dans ses phases antérieures, c’est nier la Providence, c’est nier Dieu.

Ainsi donc nous sommes placés entre deux négations, deux affirmations contradictoires : l’une qui, par la voix de l’antiquité tout entière, mettant hors de cause la société et Dieu qu’elle représente, rapporte à l’homme seul le principe du mal ; l’autre qui, protestant au nom de l’homme libre, intelligent et progressif, rejette sur l’infirmité sociale, et par une conséquence nécessaire, sur le génie créateur et inspirateur de la société, toutes les perturbations de l’univers.

Or, comme les anomalies de l’ordre social et l’oppression des libertés individuelles proviennent surtout du jeu des contradictions économiques, nous avons à rechercher, à vue des données que nous avons mises en lumière :

1° Si la fatalité, dont le cercle nous environne, est pour notre liberté tellement impérieuse et nécessitante, que les infractions à la loi, commises sous l’empire des antinomies, cessent de nous être imputables ? Et, en cas de négative, d’où provient cette culpabilité particulière à l’homme.

2° Si l’être hypothétique, tout bon, tout puissant, tout sage, à qui la foi attribue la haute direction des agitations humaines, n’a pas manqué lui-même à la société au moment du péril ? Et, en cas d’affirmative, expliquer cette insuffisance de la Divinité.

En deux mots, nous allons examiner si l’homme est Dieu, si Dieu lui-même est Dieu, ou si, pour atteindre à la plénitude de l’intelligence et de la liberté, nous devons rechercher un sujet supérieur.


§ I. — Culpabilité de l’homme. — Exposition du mythe de la chute.


Tant que l’homme vit sous la loi d’égoïsme, il s’accuse lui-même ; dès qu’il s’élève à la conception d’une loi sociale, il accuse la société. Dans l’un et l’autre cas, c’est toujours l’humanité qui accuse l’humanité ; et ce qui résulte jusqu’à présent de plus clair de cette double accusation, c’est la faculté étrange, que nous n’avons point encore signalée, et que la religion attribue à Dieu comme à l’homme, du repentir.

De quoi donc l’humanité se repent-elle ? De quoi Dieu, qui se repent aussi de nous, nous veut-il punir ? Pœnituit Deum quod hominem fecisset in terra ; et tactus dolore cardia intrinseca, delebo, inquit, hominem…

Si je démontre que les délits dont l’humanité s’accuse ne sont point la conséquence de ses embarras économiques, bien que ceux-ci résultent de la constitution de ses idées ; que l’homme accomplit le mal gratuitement et sans contrainte, de même qu’il s’honore par des actes d’héroïsme que n’exige pas la justice : il s’ensuivra que l’homme, au tribunal de sa conscience, peut bien faire valoir certaines circonstances atténuantes, mais qu’il ne peut jamais être entièrement déchargé de son délit ; que la lutte est dans son cœur comme dans sa raison ; que tantôt il est digne d’éloge et tantôt digne de blâme, ce qui est toujours un aveu de sa condition inharmonique ; enfin, que l’essence de son âme est un compromis perpétuel entre des attractions opposées, sa morale un système à bascule, en un mot, et ce mot dit tout, un éclectisme.

Ma preuve sera bientôt faite.

Il existe une loi, antérieure à notre liberté, promulguée dès le commencement du monde, complétée par Jésus-Christ, prêchée, attestée par les apôtres, les martyrs, les confesseurs et les vierges, gravée dans les entrailles de l’homme, et supérieure à toute la métaphysique : c’est l’Amour. Aime ton prochain comme toi-même, nous dit Jésus-Christ après Moïse. Tout est là. Aime ton prochain comme toi-même, et la société sera parfaite ; aime ton prochain comme toi-même, et toutes les distinctions de prince et de berger, de riche et de pauvre, de savant et d’ignorant, disparaissent, toutes les contrariétés des intérêts humains s’évanouissent. Aime ton prochain comme toi-même, et le bonheur avec le travail, sans nul souci de l’avenir, rempliront tes jours. Pour accomplir cette loi et se rendre heureux, l’homme n’a besoin que de suivre la pente de son cœur et d’écouter la voix de ses sympathies : il résiste ! Il fait plus : non content de se préférer au prochain, il travaille constamment à détruire le prochain : après avoir trahi l’amour par l’égoïsme, il le renverse par l’injustice.

L’homme, dis-je, infidèle à la loi de charité, s’est fait à lui-même, et sans nécessité aucune, des contradictions de la société autant de moyens de nuire ; par son égoïsme, la civilisation est devenue une guerre de surprises et de guets-apens ; il ment, il vole, il assassine, hors le cas de force majeure, sans provocation, sans excuse. En un mot, il accomplit le mal avec tous les caractères d’une nature délibérément malfaisante, et d’autant plus scélérate qu’elle sait, quand elle veut, accomplir le bien gratuitement aussi et se dévouer, ce qui a fait dire d’elle, avec autant de raison que de profondeur : Homo homini lupus, vel deus.

Afin de ne pas trop m’étendre, et surtout pour ne rien préjuger sur des questions que je devrai reprendre, je me renferme dans la limite des faits économiques précédemment analysés.

Que la division du travail soit de sa nature, jusqu’au jour d’une organisation synthétique, une cause irrésistible d’inégalité physique, morale et intellectuelle parmi les hommes, la société ni la conscience n’y peuvent rien. C’est là un fait de nécessité, dont le riche est aussi innocent que l’ouvrier parcellaire, voué par état à toutes les sortes d’indigences.

Mais d’où vient que cette inégalité fatale s’est changée en titre de noblesse pour les uns, d’abjection pour les autres ? D’où vient, si l’homme est bon, qu’il n’a pas su aplanir, par sa bonté, cet obstacle tout métaphysique, et qu’au lieu de resserrer entre les hommes le lien fraternel, l’impitoyable nécessité le rompt ? Ici l’homme ne peut s’excuser sur son impéritie économique, sur son imprévoyance législative : il lui suffisait d’avoir du cœur. Pourquoi, tandis que les martyrs de la division du travail eussent dû être secourus, honorés par les riches, ont-ils été rejetés comme impurs ? Comment n’a-t-on jamais vu les maîtres relayer quelquefois les esclaves ; les princes, les magistrats et les prêtres faire des tours de rechange avec les industrieux ; les nobles remplacer les manants à la glèbe ? D’où est venu aux puissants cet orgueil brutal ?

Et remarquez qu’une telle conduite de leur part eût été non-seulement charitable et fraternelle ; c’était de la justice la plus rigoureuse. En vertu du principe de force collective, les travailleurs sont les égaux et les associés de leurs chefs ; en sorte que dans le système du monopole même, la communauté d’action ramenant l’équilibre que l’individualisme parcellaire a troublé, la justice et la charité se confondent. Comment donc, avec l’hypothèse de la bonté essentielle de l’homme, expliquer la tentative monstrueuse de changer l’autorité des uns en noblesse, et l’obéissance des autres en roture ? Le travail, entre le serf et l’homme libre, de même que la couleur entre le noir et le blanc, a toujours tracé une ligne infranchissable : et nous-mêmes, si glorieux de notre philanthropie, nous pensons au fond de l’âme comme nos prédécesseurs. La sympathie que nous éprouvons pour le prolétaire est comme celle que nous inspirent les animaux : délicatesse d’organes, effroi de la misère, orgueil d’éloigner de nous tout ce qui souffre, voilà par quels détours d’égoïsme se produit notre charité.

Car enfin, je ne veux que ce fait pour nous confondre, n’est-il pas vrai que la bienfaisance spontanée, si pure dans sa notion primitive (eleemosyna, sympathie, tendresse), l’aumône enfin, est devenue pour le malheureux un signe de déchéance, une flétrissure publique ? Et des socialistes, corrigeant le christianisme, osent nous parler d’amour ! La pensée chrétienne, la conscience de l’humanité, avait rencontré juste, lorsqu’elle provoquait tant d’institutions pour le soulagement de l’infortune. Pour saisir le précepte évangélique dans sa profondeur et rendre la charité légale aussi honorable à ceux qui en auraient été les objets qu’à ceux même qui l’eussent exercée, il fallait, quoi ? moins d’orgueil, moins de convoitise, moins d’égoïsme. Pourrait-on me dire, si l’homme est bon, comment le droit à l’aumône est devenu le premier anneau de la longue chaîne des contraventions, des délits et des crimes ? Osera-t-on encore accuser des méfaits de l’homme l’antagonisme de l’économie sociale, alors que cet antagonisme lui offrait une si belle occasion de manifester la charité de son cœur, je ne dis pas par le dévouement, mais par le simple accomplissement de la justice ?

Je sais, et cette objection est la seule qui puisse m’être faite, que la charité souffre honte et déshonneur, parce que l’individu qui la réclame est trop souvent, hélas ! suspect d’inconduite, et que rarement la dignité des mœurs et du travail le recommande. Et la statistique de prouver par ses chiffres qu’il est dix fois plus de pauvres par lâcheté et incurie, que par accident ou mauvaise chance.

Je n’ai garde de récuser cette observation, dont trop de faits démontrent la vérité, et qui d’ailleurs a reçu la sanction du peuple. Le peuple est le premier à accuser les pauvres de fainéantise ; et rien de plus ordinaire que de rencontrer dans les classes inférieures des hommes qui se vantent, comme d’un titre de noblesse, de n’être jamais allés à l’hôpital, et dans leur plus grande détresse de n’avoir reçu aucun secours de la charité publique. Ainsi de même que l’opulence avoue ses rapines, la misère confesse son indignité. L’homme est tyran ou esclave par la volonté, avant de l’être par la fortune ; le cœur du prolétaire est comme celui du riche, un égout de sensualité bouillonnante, un foyer de crapule et d’imposture.

À cette révélation inattendue , je demande comment, si l’homme est bon et charitable, il arrive que le riche calomnie la charité, tandis que le pauvre la souille ? — C’est perversion du jugement chez le riche, disent les uns ; c’est dégradation des facultés chez les pauvres, disent les autres. — Mais d’où vient que le jugement se pervertit d’un côté, et de l’autre que les facultés se dégradent ? D’où vient qu’une vraie et cordiale fraternité n’a pas arrêté de part et d’autre les effets de l’orgueil et du travail ? Qu’on me réponde par des raisons, et non par des phrases.

Le travail, en inventant des procédés et des machines qui multiplient à l’infini sa puissance, puis en stimulant par la rivalité le génie industriel, et assurant ses conquêtes au moyen des profits du capital et des priviléges de l’exploitation, a rendu plus profonde et plus inévitable la constitution hiérarchique de la société : encore une fois il ne faut accuser de cela personne. Mais j’en atteste de nouveau la sainte loi de l’Évangile, il dépendait de nous de tirer de cette subordination de l’homme à l’homme, ou, pour mieux dire, du travailleur au travailleur, des conséquences tout autres.

Les traditions de la vie féodale et de celle des patriarches avaient donné l’exemple aux industriels. La division du travail et les autres accidents de la production n’étaient que des appels à la grande vie de famille, des indices du système préparatoire suivant lequel devait se traduire et se développer la fraternité. Les maîtrises, corporations et droits d’aînesse, furent conçus dans cette idée ; beaucoup de communistes même ne répugnent point à cette forme d’association : est-il surprenant que l’idéal en soit si vivace parmi ceux qui, vaincus mais non convertis, se portent encore aujourd’hui comme ses représentants ? Qui donc empêchait la charité, l’union, le dévouement, de se maintenir dans la hiérarchie, alors que la hiérarchie n’eût été qu’une condition du travail ? Il suffisait que les hommes à machines, preux chevaliers combattant à armes égales, ne fissent mystère ou réserve de leurs secrets ; que les barons ne se missent en campagne que pour le meilleur marché des produits, non pour leur accaparement ; et que les vassaux, assurés que la guerre n’aurait pour résultat que d’augmenter leur richesse, se montrassent toujours entreprenants, laborieux et fidèles. Le chef d’atelier n’était plus alors qu’un capitaine faisant manœuvrer ses hommes d’armes dans leur intérêt autant que dans le sien, et les entretenant, non de ses deniers, mais de leurs propres services.

Au lieu de ces relations fraternelles, nous avons eu l’orgueil, la jalousie et le parjure ; le maître exploitant, comme le fabuleux vampire, le salarié avili, et le salarié conspirant contre le maître ; l’oisif dévorant la substance du travailleur, et le serf, accroupi dans l’ordure, n’ayant plus d’énergie que pour la haine.

« Appelés à fournir dans l’œuvre de la production, ceux-ci les instruments de travail, ceux-là le travail : les capitalistes et les travailleurs sont en lutte aujourd’hui, pourquoi ? Parce que l’arbitraire préside à tous leurs rapports ; parce que le capitaliste spécule sur le besoin qu’éprouve le travailleur de se procurer des instruments, tandis que le travailleur, de son côté, cherche à tirer parti du besoin qu’éprouve le capitaliste de faire fructifier son capital. » (L. Blanc, Organisation du travail. )

Et pourquoi cet arbitraire dans les rapports du capitaliste et du travailleur ? Pourquoi cette hostilité d’intérêts ? Pourquoi cet acharnement réciproque ? Au lieu d’expliquer éternellement le fait par le fait même, allez au fond, et vous trouverez partout, pour premier mobile, une ardeur de jouissance que ni loi, ni justice, ni charité ne retiennent ; vous verrez l’égoïsme escomptant sans cesse l’avenir, et sacrifiant à ses monstrueux caprices, travail, capital, la vie et la sécurité de tous.

Les théologiens ont nommé concupiscence ou appétit concupiscible la convoitise passionnée des choses sensuelles, effet, selon eux, du péché d’origine. Je m’inquiète peu, quant à présent, de savoir ce qu’est le péché originel ; j’observe seulement que l’appétit concupiscible des théologiens n’est autre que ce besoin de luxe, signalé par l’Académie des sciences morales, comme le mobile dominant de notre époque. Or, la théorie de la proportionnalité des valeurs démontre que le luxe a pour mesure naturelle la production ; que toute consommation anticipée se recouvre par une privation ultérieure équivalente, et que l’exagération du luxe dans une société a pour corrélatif obligé un surcroît de misère. Maintenant, que l’homme sacrifie à des jouissances luxueuses et anticipées son bien-être personnel, peut-être ne l’accuserai-je que d’imprudence ; mais quand il prend le bien-être de son prochain, bien-être qui devait lui rester inviolable, et pour motif de charité et pour cause de justice, je dis qu’alors l’homme est méchant, méchant sans excuse.

Lorsque Dieu, selon Bossuet, forma les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté. Ainsi, l’amour est notre première loi : les prescripts de la raison pure, de même que les instigations de la sensibilité, ne viennent qu’en deuxième et troisième ordre. Telle est la hiérarchie de nos facultés : un principe d’amour formant le fonds de notre conscience, et servi par une intelligence et des organes. Donc, de deux choses l’une : ou l’homme qui viole la charité pour obéir à sa cupidité est coupable ; ou bien, si cette psychologie est fausse, et qu’en l’homme le besoin de luxe doive marcher l’égal de la charité et de la raison, l’homme est un animal désordonné, foncièrement méchant, et le plus exécrable des êtres.

Ainsi, les contradictions organiques de la société ne peuvent couvrir la responsabilité de l’homme ; vues en elles-mêmes,ces contradictions ne sont d’ailleurs que la théorie du régime hiérarchique, forme première, par conséquent forme irréprochable de la société. Par l’antinomie de leur développement, le travail et le capital étaient sans cesse ramenés à l’égalité en même temps qu’à la subordination, à la solidarité aussi bien qu’à la dépendance : l’un était l’agent, l’autre le provocateur et le gardien de la richesse commune. Cette indication avait été confusément aperçue par les théoriciens du système féodal ; le christianisme s’était rencontré à point pour cimenter le pacte ; et c’est encore le sentiment de cette organisation méconnue et faussée, mais de soi innocente et légitime, qui cause parmi nous les regrets et soutient l’espérance d’un parti. Comme ce système était dans les prévisions du destin, on ne peut dire qu’il fut mauvais en soi, de même que l’on ne peut appeler mauvais l’état embryonnaire, parce que dans le développement physiologique il précède l’âge adulte.

J’insiste donc sur mon accusation :

Sous le régime aboli par Luther et la révolution française, l’homme, autant que le comportait le progrès de son industrie, pouvait être heureux : il ne l’a pas voulu ; au contraire, il s’en est défendu. Le travail a été réputé à déshonneur ; le clerc et le noble se sont faits les dévorateurs du pauvre ; pour contenter leurs passions animales, ils ont éteint dans leur cœur la charité ; ils ont ruiné, opprimé, assassiné le travailleur. Et c’est encore ainsi que nous voyons le capital faire la chasse au prolétariat. Au lieu de tempérer par l’association et la mutualité la tendance subversive des principes économiques, le capitaliste l’exagère sans nécessité et à mauvaise intention ; il abuse des sens et de la conscience de l’ouvrier ;il en fait le valet de ses intrigues, le pourvoyeur de ses débauches,le complice de ses rapines ; il le rend en tout pareil à lui-même, et c’est alors qu’il peut défier la justice des révolutions de l’atteindre. Chose monstrueuse ! l’homme qui vit dans la misère, dont l’âme par conséquent semble plus voisine de la charité et de l’honneur, cet homme partage la corruption de son maître ; comme lui, il donne tout à l’orgueil et à la luxure, et si parfois il se récrie contre l’inégalité dont il souffre, c’est moins encore par zèle de justice que par rivalité de concupiscence. Le plus grand obstacle que l’égalité ait à vaincre n’est point dans l’orgueil aristocratique du riche, il est dans l’égoïsme indisciplinable du pauvre. Et vous comptez sur sa bonté native pour réformer tout à la fois et la spontanéité et la préméditation de sa malice !

« Comme l’éducation fausse et antisociale donnée à la génération actuelle, dit Louis Blanc, ne permet pas de chercher ailleurs que dans un surcroît de rétribution un motif d’émulation et d’encouragement, la différence des salaires serait graduée sur la hiérarchie des fonctions, une éducation toute nouvelle devant changer sur ce point les idées et les mœurs. »

Laissons pour ce qu’elles valent la hiérarchie des fonctions et l’inégalité des salaires : ne considérons ici que le motif donné par l’auteur. N’est-il pas étrange de voir M. Blanc affirmer la bonté de notre nature, et s’adresser en même temps au plus ignoble de nos penchants, à l’avarice ? Il faut, en vérité, que le mal vous semble bien profond, pour que vous jugiez nécessaire de commencer la restauration de la charité par une infraction à la charité. Jésus-Christ rompait en visière à l’orgueil et à la convoitise : apparemment que les libertins qu’il catéchisait étaient de saints personnages, à côté des ouailles empestées du socialisme. Mais dites-nous donc enfin comment nos idées ont été faussées ; comment notre éducation est antisociale, puisqu’il est démontré maintenant que la société a suivi la route tracée par le destin, et qu’on ne peut plus la charger des crimes de l’homme ?

Vraiment la logique du socialisme est merveilleuse.

L’homme est bon, disent-ils ; mais il faut le désintéresser du mal pour qu’il s’en abstienne. L’homme est bon ; mais il faut l’intéresser au bien, pour qu’il le pratique. Car si l’intérêt de ses passions le porte à mal, il fera le mal ; et si ce même intérêt le laisse indifférent au bien, il ne fera pas le bien. Et la société n’aura pas droit de lui reprocher d’avoir écouté ses passions, parce que c’était à la société de le conduire par ses passions. Quelle riche et précieuse nature que Néron, qui tua sa mère parce que cette femme l’ennuyait, et qui fit brûler Rome, pour avoir une représentation du sac de Troie ! Quelle âme d’artiste que cet Héliogabale, qui organisa la prostitution ! quel caractère puissant que Tibère ! mais quelle abominable société que celle qui pervertit ces âmes divines, et qui pourtant produisit Tacite et Marc-Aurèle !

Voilà donc ce qu’on appelle innocuité de l’homme, sainteté de ses passions ! Une vieille Sapho, délaissée par ses amants, rentre dans la norme conjugale ; désintéressée de l’amour, elle revient à l’hyménée, et elle est sainte ! Quel dommage que ce mot de sainte n’ait pas en français le double sens qu’il possède en langue hébraïque ! Tout le monde serait d’accord sur la sainteté de Sapho.

Je lis dans un compte rendu des chemins de fer de Belgique, que l’administration belge ayant alloué à ses mécaniciens une prime de 35 centimes par hectolitre de coke qui serait économisé sur une consommation moyenne de 95 kilogrammes par lieue parcourue, cette prime avait porté de tels fruits, que la consommation était descendue de 93 kil. à 48. Ce fait résume toute la philosophie socialiste : former peu à peu l’ouvrier à la justice, l’encourager au travail, l’élever jusqu’à la sublimité du dévouement, par l’exhaussement du salaire, par la coparticipation, par les distinctions et les récompenses. Certes, je n’entends point blâmer cette méthode vieille comme le monde : de quelque manière que vous apprivoisiez et rendiez utiles les serpents et les tigres, j’y applaudis. Mais ne dites pas que vos bêtes sont des colombes ; car pour toute réponse je vous ferais voir leurs ongles et leurs dents. Avant que les mécaniciens belges fussent intéressés à l’économie du combustible, ils en brûlaient moitié plus. Donc il y avait de leur part incurie, négligence, prodigalité, gaspillage, peut-être vol, bien qu’ils fussent liés envers l’administration par un contrat qui les obligeait à pratiquer toutes les vertus contraires. — Il est bon, dites-vous, d’intéresser l’ouvrier. — Je dis de plus que cela est juste. Mais je soutiens que cet intérêt, plus puissant sur l’homme que l’obligation consentie, plus puissant en un mot que le devoir, accuse l’homme. Le socialisme rétrograde dans la morale, et il fait fi du christianisme. Il ne comprend plus la charité, et ce serait lui, à l’en croire, qui aurait inventé la charité.

Voyez pourtant, observent les socialistes, quels heureux fruits a déjà portés le perfectionnement de notre ordre social ! Sans contredit la génération présente vaut mieux que celles qui l’ont précédée : avons-nous tort d’en conclure qu’une société parfaite produira des citoyens parfaits ? — Dites plutôt, répliquent les conservateurs partisans du dogme de la chute, que la religion ayant épuré les cœurs, il n’est pas étonnant que les institutions s’en soient ressenties. Laissez maintenant la religion achever son œuvre, et soyez sans inquiétude sur la société.

Ainsi parlent et se rétorquent dans une divagation sans fin les théoriciens des deux opinions. Ils ne comprennent pas, les uns ni les autres, que l’humanité, pour me servir d’une expression de la Bible, est une et constante dans ses générations, c’est-à-dire que tout en elle, à chaque époque de son développement, chez l’individu comme dans la masse, procède du même principe, qui est, non pas l’être, mais le devenir. Ils ne voient pas, d’un côté, que le progrès dans la morale est une conquête incessante de l’esprit sur l’animalité, de même que le progrès dans la richesse est le fruit de la guerre que le travail fait à la parcimonie de la nature ; par conséquent, que l’idée d’une bonté native perdue par la société est aussi absurde que l’idée d’une richesse native perdue par le travail, et qu’une transaction avec les passions doit être prise dans le même sens qu’une transaction avec le repos. D’autre part, ils ne veulent point entendre que s’il y a progrès dans l’humanité, soit par le fait de la religion, soit par toute autre cause, l’hypothèse d’une corruption constitutionnelle est un non-sens, une contradiction.

Mais j’anticipe sur les conclusions que je devrai prendre : occupons-nous seulement de constater que le perfectionnement moral de l’humanité, à l’instar du bien-être matériel, se réalise par une suite d’oscillations entre le vice et la vertu, le mérite et le démérite.

Oui, il y a progrès de l’humanité dans la justice, mais ce progrès de notre liberté, dû tout entier au progrès de notre intelligence, ne prouve assurément rien pour la bonté de notre nature ; et loin qu’il nous autorise à glorifier nos passions, il en détruit authentiquement la prépondérance. Notre malice change, avec le temps, de mode et de style : les seigneurs du moyen âge détroussaient le voyageur sur la grande route, puis lui offraient l’hospitalité dans leur castel ; la féodalité mercantile, moins brutale, exploite le prolétaire, et lui bâtit des hôpitaux ; qui oserait dire lequel des deux a mérité la palme de la vertu ?

De toutes les contradictions économiques, la valeur est celle qui, dominant les autres et les résumant, tient en quelque sorte le sceptre de la société, j’ai presque dit du monde moral. Aussi longtemps que la valeur, oscillant entre ses deux pôles, valeur d’utilité et valeur en échange, n’est point arrivée à sa constitution, le tien et le mien demeurent arbitrairement fixés ; les conditions de fortune sont l’effet du hasard ; la propriété repose sur un titre précaire, tout dans l’économie sociale est provisoire. Quelle conséquence devaient tirer de cette incertitude de la valeur des êtres sociables, intelligents et libres ? c’était de faire des règlements amiables, protecteurs du travail, garants de l’échange et du bon marché. Quelle heureuse occasion pour tous, de suppléer par la loyauté, le désintéressement, la tendresse de cœur, à l’ignorance des lois objectives du juste et de l’injuste ! Au lieu de cela, le commerce est devenu partout, d’un effort spontané et d’un consentement unanime, une opération aléatoire, un contrat à la grosse, une loterie, souvent une spéculation de surprise et de dol.

Qu’est-ce qui oblige le détenteur des subsistances, le garde-magasin de la société, à simuler une disette, à sonner l’alarme et provoquer la hausse ? L’imprévoyance publique livre le consommateur à sa merci ; quelque changement de température lui fournit un prétexte ; la perspective assurée du gain achève de le corrompre, et la peur, habilement répandue, jette la population dans ses filets. Certes, le mobile qui fait agir l’escroc, le voleur, l’assassin, ces natures faussées, dit-on, par l’ordre social, est le même qui anime l’accapareur hors du besoin. Comment donc cette passion du gain, livrée à elle-même, tourne-t-elle au préjudice de la société ? Comment une loi préventive, répressive et coërcitive, a-t-elle dû sans cesse imposer une limite à la liberté ? Car c’est là le fait accusateur, et qu’il est impossible de nier : partout la loi est sortie de l’abus ; partout le législateur s’est vu forcé de mettre l’homme dans l’impuissance de nuire, ce qui est synonyme de museler un lion, d’infibuler un verrat. Et le socialisme, toujours en imitation du passé, ne prétend pas lui-même autre chose : qu’est-ce, en effet, que l’organisation qu’il réclame, sinon une garantie plus forte de la justice, une limitation plus complète de la liberté ?

Le trait caractéristique du commerçant est de se faire de toute chose soit un objet, soit un instrument de trafic. Désassocié d’avec ses semblables, insolidaire envers tous, il est pour et contre tous les faits, toutes les opinions, tous les partis. Une découverte, une science, est à ses yeux une machine de guerre contre laquelle il se gare, et qu’il voudrait anéantir, à moins qu’il ne puisse s’en servir lui-même pour tuer ses concurrents. Un artiste, un savant, c’est un artilleur qui sait manœuvrer la pièce, et qu’il s’efforce de corrompre, s’il ne peut l’acquérir. Le commerçant est convaincu que la logique est l’art de prouver à volonté le vrai et le faux ; c’est lui qui a inventé la vénalité politique, le trafic des consciences, la prostitution des talents, la corruption de la presse. Il sait trouver des arguments et des avocats pour tous les mensonges, toutes les iniquités. Lui seul ne s’est jamais fait illusion sur la valeur des partis politiques : il les juge tous également exploitables, c’est-à-dire également absurdes.

Sans respect pour ses opinions avouées, qu’il quitte et reprend tour à tour ; poursuivant aigrement chez les autres les infidélités dont il se rend coupable, il ment dans ses réclamations, il ment dans ses renseignements, il ment dans ses inventaires ; il exagère, il atténue, il surfait ; il se regarde comme le centre du monde, et tout, hors de lui, n’a qu’une existence, une valeur, une vérité relative. Subtil et retors dans ses transactions, il stipule, il réserve, tremblant toujours de dire trop et de ne pas dire assez ; abusant des mots avec les simples, généralisant pour ne pas se compromettre, spécifiant afin de ne rien accorder, il tourne trois fois sur lui-même, et pense sept fois sous son menton avant de dire son dernier mot. Enfin a-t-il conclu ? il se relit, il s’interprète, se commente ; il se donne la torture pour trouver dans chaque particule de son acte un sens profond, et dans les phrases les plus claires l’opposé de ce qu’elles disent.

Quel art infini, que d’hypocrisie dans ses rapports avec le manouvrier ! Depuis le simple ménager jusqu’au gros entrepreneur, comme ils s’entendent à exploiter sa brasse ! comme ils savent faire disputer le travail, afin de l’obtenir à vil prix ! D’abord, c’est une espérance pour laquelle le maître reçoit une course ; puis c’est une promesse qu’il escompte par une corvée ; puis une mise à l’essai, un sacrifice, car il n’a besoin de personne, que le malheureux devra reconnaître en se contentant du plus vil salaire ; ce sont des exigences et des surcharges sans fin, récompensées par les règlements de compte les plus spoliateurs et les plus faux. Et il faut que l’ouvrier se taise et s’incline, qu’il serre le poing sous sa blouse : car le patron tient la besogne, et trop heureux qui peut obtenir la faveur de ses escroqueries. Et cette odieuse pressuration, si spontanée, si naïve, si dégagée de toute impulsion supérieure, parce que la société n’a pas encore trouvé moyen de l’empêcher, de la réprimer, de la punir, on l’attribue à la contrainte sociale ! Quelle déraison !

Le commissionnaire est le type, l’expression la plus haute du monopole, le résumé du commerce, ce qui veut dire de la civilisation. Toute fonction dépend de la sienne, y participe ou s’y assimile : car, comme au point de vue de la distribution des richesses, les rapports des hommes entre eux se réduisent tous à des échanges, c’est-à-dire à des transports de valeurs, on peut dire que la civilisation s’est personnifiée dans le commissionnaire.

Or, interrogez les commissionnaires sur la moralité de leur métier ; ils seront de bonne foi : tous vous diront que la commission est un brigandage. On se plaint des fraudes et falsifications qui déshonorent l’industrie : le commerce, j’entends surtout la commission, n’est qu’une gigantesque et permanente conspiration de monopoleurs, tour à tour concurrents ou coalisés ; ce n’est plus une fonction exercée en vue d’un profit légitime, c’est une vaste organisation d’agiotage sur tous les objets de la consommation, comme sur la circulation des personnes et des produits. Déjà l’escroquerie est tolérée dans cette profession : que de lettres de voiture surchargées, raturées, falsifiées ! que de timbres fabriqués ! que d’avaries dissimulées ou frauduleusement transigées ! que de mensonges sur les qualités ! que de paroles données, rétractées ! que de pièces supprimées ! que d’intrigues et de coalitions ! et puis que de trahisons !

Le commissionnaire, c’est-à-dire le commerçant, c’est-à-dire l’homme, est joueur, calomniateur, charlatan, vénal, voleur, faussaire…

C’est l’effet de notre société antagoniste, observent les néomystiques. Autant en disent les gens de commerce, les premiers en toute circonstance à accuser la corruption du siècle. Ce qu’ils font, à les croire, est pure représaille et tout à fait contre leur gré : ils suivent la nécessité, ils sont dans le cas de légitime défense.

Faut-il un effort de génie pour voir que ces récriminations mutuelles atteignent la nature même de l’homme, que la prétendue perversion de la société n’est autre que celle de l’homme, et que l’opposition des principes et des intérêts n’est qu’un accident pour ainsi dire extérieur, qui met en relief, mais sans influence nécessitante, et la noirceur de notre égoïsme, et les rares vertus dont notre espèce s’honore ?

Je comprends la concurrence inharmonique et ses effets irrésistibles d’élimination : là il y a fatalité. La concurrence, dans son expression supérieure, est l’engrenage au moyen duquel les travailleurs se servent réciproquement d’excitation et de soutien. Mais, jusqu’à ce que soit réalisée l’organisation qui doit élever la concurrence à sa véritable nature, elle reste une guerre civile où les producteurs, au lieu de s’entr’aider dans le travail, se broient et s’écrasent les uns les autres par le travail. Le danger ici était imminent : l’homme, pour le conjurer, avait cette loi suprême de l’amour ; et rien de plus facile, tout en poussant, dans l’intérêt de la production, la concurrence jusqu’à ses extrêmes limites, de réparer ensuite ses effets meurtriers par une répartition équitable. Loin de là, cette concurrence anarchique est devenue comme l’âme et l’esprit du travailleur. L’économie politique avait remis à l’homme cette arme de mort, et il a frappé ; il s’est servi de la concurrence, comme le lion se sert de ses griffes et de ses mâchoires pour tuer et dévorer. Comment donc, je le répète, un accident tout extérieur a-t-il changé la nature de l’homme, que l’on suppose bonne, et douce, et sociable ?

Le marchand de vin appelle à son aide la gelée, le magnin, la pyrale, l’eau et les poisons ; il ajoute par des combinaisons de son chef aux effets destructeurs de la concurrence. D’où vient cette rage ? De ce que, dites-vous, son concurrent lui en donne l’exemple ! Et ce concurrent, qui l’excite ? Un autre concurrent. De la sorte nous ferons le tour de la société, et puis nous trouverons que c’est la masse, et dans la masse chaque individu en particulier, qui, par un accord tacite de leurs passions, orgueil, paresse, cupidité, méfiance, jalousie, ont organisé cette détestable guerre.

Après avoir groupé autour de lui les instruments de travail, la matière de fabrication et les ouvriers, l’entrepreneur doit retrouver dans le produit, avec les frais qu’il aura déboursés, d’abord l’intérêt de ses capitaux, puis un bénéfice. C’est en conséquence de ce principe que le prêt à intérêt a fini par s’établir, et que le gain, considéré en lui-même, a toujours passé pour légitime. Dans ce système, la police des nations n’ayant pas aperçu de prime-abord la contradiction intime du prêt à intérêt, le salarié, au lieu de relever directement de lui-même, devait dépendre d’un patron, comme l’homme d’armes appartenait au comte, comme la tribu était au patriarche. Cette constitution était nécessaire, et, jusqu’au moment où s’établirait l’égalité complète, pouvait suffire au bien-être de tous. Mais lorsque le maître, dans son égoïsme désordonné, a dit au serviteur : Tu n’auras point de part avec moi, et lui a ravi du même coup travail et salaire, où est la fatalité, où est l’excuse ? Faudra-t-il encore, pour justifier l’appétit concupiscible, nous rejeter sur l’appétit irascible ? Prenez garde : en reculant pour justifier l’être humain dans la série de ses convoitises, au lieu de sauver sa moralité, vous la livrez. Je préfère, quant à moi, l’homme coupable à l’homme bête féroce.

La nature a fait l’homme sociable : le développement spontané de ses instincts tantôt fait de lui un ange de charité, tantôt lui ravit jusqu’au sentiment de la fraternité et à l’idée de dévouement. Vit-on jamais un capitaliste, fatigué de gain, conspirer pour le bien général, et faire de l’émancipation du prolétariat sa dernière spéculation ? Il est force gens, favoris de la fortune, à qui rien ne manque plus que la couronne de bienfaisance : or, quel épicier, devenu riche, se met à vendre à prix coûtant ? quel boulanger, quittant les affaires, abandonne sa clientèle et son établissement à ses garçons ? quel pharmacien, en guise de retraite, livre ses drogues pour ce qu’elles valent ? Quand la charité a ses martyrs, comment n’a-t-elle pas ses amateurs ? S’il se formait tout à coup un congrès de rentiers, de capitalistes et d’entrepreneurs à la réforme, mais propres encore au service, pour remplir gratuitement un certain nombre d’industries, la société en peu de temps se réformerait de fond en comble. Mais travailler pour rien !… c’est le propre des Vincent de Paul, des Fénelon, de tous ceux dont l’âme fut toujours détachée et le cœur pauvre. L’homme enrichi par le gain sera conseiller municipal, membre du comité de bienfaisance, officier des salles d’asile ; il remplira toutes les fonctions honorifiques, hormis précisément celle qui serait efficace, mais qui répugne à ses habitudes. Travailler sans espoir de profit ! cela ne se peut, puisque ce serait se détruire. Il le voudrait peut-être ; il n’en a pas le courage. Video meliora proboque, deteriora sequor. Le propriétaire en retraite est vraiment ce hibou de la fable ramassant des faînes pour ses souris mutilées, en attendant qu’il les croque. Faut-il accuser encore la société de ces effets d’une passion si longtemps, si librement, si pleinement assouvie ?

Qui donc expliquera ce mystère d’un être multiple et discordant, capable à la fois des plus hautes vertus et des plus effroyables crimes ? Le chien lèche son maître qui le frappe ; parce que la nature du chien est la fidélité, et que cette nature ne le quitte jamais. L’agneau se réfugie dans les bras du berger qui l’écorche et le mange ; parce que le caractère inséparable de la brebis est la douceur et la paix. Le cheval s’élance à travers la flamme et la mitraille, sans toucher de ses pieds rapides les blessés et les morts gisant sur son passage ; parce que l’âme du cheval est inaltérable dans sa générosité. Ces animaux sont martyrs pour nous de leur nature constante et dévouée. Le serviteur qui défend son maître au péril de ses jours, pour un peu d’or le trahit et l’assassine ; la chaste épouse souille son lit pour un dégoût ou une absence, et dans Lucrèce nous trouvons Messaline ; le propriétaire, tour à tour père et tyran, remonte et restaure son fermier ruiné, et répudie de ses terres sa famille trop nombreuse, accrue sous la foi du contrat féodal ; l’homme de guerre, miroir et parangon de chevalerie, se fait des cadavres de ses compagnons un marche-pied à l’avancement. Epaminondas et Régulus trafiquent du sang de leurs soldats : que de preuves m’en ont passé sous les yeux ! et par un contraste horrible, la profession du sacrifice est la plus féconde en lâcheté. L’humanité a ses martyrs et ses apostats : à quoi faut-il, encore une fois, que j’attribue cette scission ?

À l’antagonisme de la société, dites-vous toujours ; à l’état de séparation, d’isolement, d’hostilité avec ses semblables, dans lequel l’homme jusqu’à présent a vécu ; en un mot, à cette aliénation de son cœur, qui lui a fait prendre la jouissance pour l’amour, la propriété pour la possession, la peine pour le travail, l’ivresse pour la joie ; à cette fausse conscience enfin, dont le remords n’a cessé de le poursuivre sous le nom de péché originel. C’est quand l’homme, réconcilié avec lui-même, cessera de regarder son prochain et la nature comme des puissances hostiles, c’est alors qu’il aimera et qu’il produira par la seule spontanéité de son énergie ; que sa passion sera de donner, comme elle est aujourd’hui d’acquérir ; et qu’il recherchera dans le travail et le dévouement son unique bonheur, sa suprême volupté. Alors l’amour devenant réellement et sans partage la loi de l’homme, la justice ne sera plus qu’un vain nom, souvenir importun d’une période de violence et de larmes.

Certes, je ne méconnais ni le fait de l’antagonisme, ou comme il vous plaira de nommer, de l’aliénation religieuse, non plus que la nécessité de réconcilier l’homme avec lui-même ; toute ma philosophie n’est qu’une perpétuité de réconciliations. Vous reconnaissez que la divergence de notre nature est le préliminaire de la société, disons mieux, le matériel de la civilisation. C’est justement le fait, mais, remarquez-le bien, le fait indestructible, dont je cherche le sens. Certes, nous serions bien près de nous entendre si, au lieu de considérer la dissidence et l’harmonie des facultés humaines comme deux périodes distinctes, tranchées et consécutives dans l’histoire, vous consentiez à n’y voir avec moi que les deux faces de notre nature, toujours adverses, toujours en œuvre de réconciliation, mais jamais entièrement réconciliées. En un mot, comme l’individualisme est le fait primordial de l’humanité, l’association en est le terme complémentaire ; mais tous deux sont en manifestation incessante, et sur la terre la justice est éternellement la condition de l’amour.

Ainsi le dogme de la chute n’est pas seulement l’expression d’un état particulier et transitoire de la raison et de la moralité humaine : c’est la confession spontanée, en style symbolique, de ce fait aussi étonnant qu’indestructible, la culpabilité, l’inclination au mal, de notre espèce. Malheur à moi pécheresse, s’écrie de toutes parts et en toute langue la conscience du genre humain, Væ nobis quia peccavimus ! La religion, en concrétant et dramatisant cette idée, a bien pu reporter en dehors du monde et en arrière de l’histoire, ce qui est intime et imminent à notre âme ; ce n’était de sa part qu’un mirage intellectuel : elle ne s’est pas trompée sur l’essentialité et la pérennité du fait. Or, c’est toujours ce fait dont il s’agit de rendre raison, et c’est aussi de ce point de vue que nous allons interpréter le dogme du péché originel.

Tous les peuples ont eu leurs coutumes expiatoires, leurs sacrifices de repentance, leurs institutions répressives et pénales, nées de l’horreur et du regret du péché. Le catholicisme, qui bâtit une théorie partout où la spontanéité sociale avait exprimé une idée ou déposé une espérance, convertit en sacrement la cérémonie à la fois symbolique et effective par laquelle le pécheur exprimait son repentir, demandait à Dieu et aux hommes pardon de sa faute, et se préparait à une meilleure vie. Aussi n’hésité-je point à dire que la Réforme, en rejetant la contrition, ergotant sur le mot metanoïa, attribuant à la foi seule la vertu justificative, déconsacrant la pénitence enfin, fit un pas en arrière, et méconnut complètement la loi de progrès. Nier n’était pas répondre. Les abus de l’Église appelaient sur ce point comme sur tant d’autres, une réforme ; les théories de la pénitence, de la damnation, de la rémission des péchés et de la grâce, contenaient, si j’ose ainsi dire, à l’état latent, tout le système de l’éducation de l’humanité ; il fallait développer, pousser au rationalisme ces théories : Luther ne sut que détruire. La confession auriculaire était une dégradation de la pénitence, une démonstration équivoque substituée à un grand acte d’humilité ; Luther enchérit sur l’hypocrisie papiste, en réduisant la confession primitive, devant Dieu et les hommes (exomologoûmai tô théô… kai humin, adelphoï), à un soliloque. Le sens chrétien fut donc perdu ; et ce n’est que trois siècles plus tard, qu’il fut restauré par la philosophie.

Puis donc que le christianisme, c’est-à-dire l’humanité religieuse, n’a pu se tromper sur la réalité d’un fait essentiel à la nature humaine, fait qu’elle a désigné par les mots de prévarication originelle, interrogeons encore le christianisme, l’humanité, sur le sens de ce fait. Ne nous laissons étonner ni par la métaphore, ni par l’allégorie : la vérité est indépendante des figures. Et d’ailleurs qu’est-ce pour nous que la vérité, sinon le progrès incessant de notre esprit de la poésie à la prose ?

Et d’abord cherchons si cette idée au moins singulière, d’une prévarication originelle, n’aurait pas quelque part dans la théologie chrétienne, sa corrélative. Car l’idée vraie, l’idée générique, ne peut résulter d’une conception isolée ; il faut une série.

Le christianisme, après avoir posé comme premier terme le dogme de la chute, a poursuivi sa pensée en affirmant, pour tous ceux qui mouraient dans cet état de souillure, une séparation irrévocable d’avec Dieu, une éternité de supplice. Puis il a comploté sa théorie en conciliant ces deux oppositions par le dogme de la réhabilitation ou de la grâce, d’après lequel toute créature née dans la haine de Dieu, est réconciliée par les mérites de Jésus-Christ, que la foi et la pénitence rendent efficaces. Ainsi, corruption essentielle de notre nature, et perpétuité du châtiment, sauf le rachat par la participation volontaire au sacrifice du Christ : telle est en somme l’évolution de l’idée théologique. La seconde affirmation est une conséquence de la première ; la troisième est une négation et une transformation des deux autres : en effet, un vice de constitution étant nécessairement indestructible, l’expiation qu’il entraîne est éternelle comme lui, à moins qu’une puissance supérieure ne vienne, par une rénovation intégrale, rompre le sort, et faire cesser l’anathème.

L’esprit humain, dans ses fantaisies religieuses, comme dans ses théories les plus positives, n’a toujours qu’une méthode :la même métaphysique a produit les mystères chrétiens et les contradictions de l’économie politique ; la foi, sans qu’elle le sache, relève de la raison ; et nous, explorateurs des manifestations divines et humaines, nous avons droit, au nom de la raison, de vérifier les hypothèses de la théologie.

Qu’est-ce donc que la raison universelle, formulée en dogmes religieux, a vu dans la nature humaine, lorsque, par une construction métaphysique si régulière, elle a affirmé tour à tour l’ingénuité du délit, l’éternité de la peine, la nécessité de la grâce ? Les voiles de la théologie commencent à devenir si transparents, qu’elle ressemble tout à fait à une histoire naturelle.

Si nous concevons l’opération par laquelle l’être suprême est supposé avoir produit tous les êtres, non plus comme une émanation, une exertion de la force créatrice et de la substance infinie, mais comme une division ou différenciation de cette force substantielle, chaque être organisé ou non organisé nous apparaîtra comme le représentant spécial de l’une des virtualités innombrables de l’être infini, comme une scission de l’absolu ; et la collection de toutes ces individualités (fluides, minéraux, plantes, insectes, poissons, oiseaux et quadrupèdes) sera la création, sera l’univers.

L’homme, abrégé de l’univers, résume et syncrète en sa personne toutes les virtualités de l’être, toutes les scissions de l’absolu ; il est le sommet où ces virtualités, qui n’existent que par leur divergence, se réunissent en faisceau, mais sans se pénétrer ni se confondre. L’homme est donc tout à la fois, par cette aggrégation, esprit et matière, spontanéité et réflexion, mécanisme et vie, ange et brute. Il est calomniateur comme la vipère, sanguinaire comme le tigre, glouton comme le porc, obscène comme le singe ; et dévoué comme le chien, généreux comme le cheval, ouvrier comme l’abeille, monogame comme la colombe, sociable comme le castor et la brebis. Il est de plus homme, c’est-à-dire raisonnable et libre, susceptible d’éducation et de perfectionnement. L’homme jouit d’autant de noms que Jupiter : tous ces noms, il les porte écrits sur son visage ; et, dans le miroir varié de la nature, son infaillible instinct sait les reconnaître. Un serpent est beau à la raison ; c’est la conscience qui le trouve odieux et laid. Les anciens, aussi bien que les modernes, avaient saisi cette constitution de l’homme par agglomération de toutes les virtualités terrestres : les travaux de Gall et de Lavater ne furent, si j’ose ainsi dire, que des essais de désagrégement du syncrétisme humain, et le classement qu’ils firent de nos facultés, un tableau en raccourci de la nature. L’homme enfin, comme le prophète dans la fosse aux lions, est véritablement livré aux bêtes ; et si quelque chose doit signaler à la postérité l’infâme hypocrisie de notre époque, c’est que des savants, des spiritualistes bigots, aient cru servir la religion et la morale, en dénaturant notre espèce et faisant mentir l’anatomie.

Il ne s’agit donc plus que de savoir s’il dépend de l’homme, nonobstant les contradictions que multiplie autour de lui l’émission progressive de ses idées, de donner plus ou moins d’essor aux virtualités placées sous son empire, ou, comme disent les moralistes, à ses passions ; en d’autres termes si, comme l’Hercule antique, il peut vaincre l’animalité qui l’obsède, la légion infernale, qui semble toujours prête à le dévorer.

Or, le consentement universel des peuples atteste, et nous avons constaté aux chapitres III et IV, que l’homme, abstraction faite de toutes ses instigations animales, se résume en intelligence et liberté, c’est-à-dire, d’abord en une faculté d’appréciation et de choix, plus en une puissance d’action indifféremment applicable au bien et au mal. Nous avons constaté en outre que ces deux facultés, qui exercent l’une sur l’autre une influence nécessaire, étaient susceptibles d’un développement, d’une perfectibilité indéfinie.

La destinée sociale, le mot de l’énigme humaine, se trouve donc dans ce mot : éducation, progrès.

L’éducation de la liberté, l’apprivoisement de nos instincts, l’affranchissement ou la rédemption de notre âme, voilà donc, comme l’a prouvé Lessing, le sens du mystère chrétien. Cette éducation sera de toute notre vie et de toute la vie de l’humanité : les contradictions de l’économie politique peuvent être résolues ; la contradiction intime de notre être ne le sera jamais. Voilà pourquoi les grands instituteurs de l’humanité, Moïse, Boudda, Jésus-Christ, Zoroastre, furent tous des apôtres de l’expiation, des symboles vivants de la pénitence. L’homme est, de sa nature, pécheur, c’est-à-dire, non pas essentiellement malfaisant, mais plutôt malfait, et sa destinée est de recréer perpétuellement en lui-même son idéal. C’est ce que sentait profondément le plus grand des peintres, Raphaël, lorsqu’il disait que l’art consiste à rendre les choses, non point comme les a faites la nature, mais comme elle aurait dû les faire.

C’est donc à nous désormais à enseigner les théologiens, car nous seuls continuons la tradition de l’Église, nous seuls possédons le sens des Écritures, des Conciles et des Pères. Notre interprétation repose sur ce qu’il y a de plus certain et de plus authentique, sur la plus grande autorité qui puisse être invoquée parmi les hommes, la construction métaphysique des idées, et les faits. Oui, l’être humain est vicieux, parce qu’il est illogique, parce que sa constitution n’est qu’un éclectisme qui retient sans cesse en lutte les virtualités de l’être, indépendamment des contradictions de la société. La vie de l’homme n’est qu’une transaction continuelle entre le travail et la peine, l’amour et la jouissance, la justice et l’égoïsme ; et le sacrifice volontaire que l’homme fait à l’ordre de ses attractions inférieures est le baptême qui prépare sa réconciliation avec Dieu, qui le rend digne de l’union béatifique et de la félicité éternelle.

Le but de l’économie sociale, en procurant incessamment l’ordre dans le travail et favorisant l’éducation de l’espèce, est donc de rendre autant que possible par l’égalité, la charité superflue, cette charité qui ne sait commander à ses esclaves ; ou pour mieux dire, de faire sortir, comme une fleur de sa tige, la charité de la justice. Eh ! si la charité avait puissance de créer le bonheur parmi les hommes, depuis longtemps elle aurait fait ses preuves ; et le socialisme, au lieu de chercher l’organisation du travail, n’aurait eu qu’à dire : Prenez garde, vous manquez à la charité.

Mais, hélas ! la charité dans l’homme est chétive, honteuse, molle et tiède ; elle a besoin, pour agir, d’élixirs et d’arômes. C’est pourquoi je me suis attaché au triple dogme de la prévarication, de la damnation et de la rédemption, c’est-à-dire de la perfectibilité par la justice. La liberté ici-bas a toujours besoin d’assistance, et la théorie catholique des faveurs célestes vient compléter cette démonstration trop réelle des misères de notre nature.

La grâce, disent les théologiens, est, dans l’ordre du salut, tout secours ou moyen qui peut nous conduire à la vie éternelle. — C’est-à-dire que l’homme ne se perfectionne, ne se civilise, ne s’humanise que par le secours incessant de l’expérience, par l’industrie, la science et l’art, par le plaisir et la peine, en un mot, par tous les exercices du corps et de l’esprit.

Il y a une grâce habituelle, nommée aussi justifiante et sanctifiante, laquelle se conçoit comme une qualité qui réside dans l’âme, qui renferme les vertus infuses et les dons du Saint-Esprit, et qui est inséparable de la charité. — En autres termes, la grâce habituelle est le symbole des attractions en prédominance de bien, qui portent l’homme à l’ordre et à l’amour, et au moyen desquelles il parvient à dompter ses tendances mauvaises, et à rester maître dans son domaine. Quant à la grâce actuelle, elle indique les moyens extérieurs qui favorisent l’essor des passions d’ordre, et servent à combattre les passions subversives.

La grâce, selon saint Augustin, est essentiellement gratuite, et précède en l’homme le péché. Bossuet a exprimé la même pensée dans son style plein de poésie et de tendresse : Lorsque Dieu fit les entrailles de l’homme, il y mit premièrement la bonté. — En effet, la première détermination du libre arbitre est dans cette bonté naturelle, par laquelle l’homme est incessamment provoqué à l’ordre, au travail, à l’étude, à la modestie, à la charité et au sacrifice. Saint Paul a donc pu dire, sans attaquer le libre arbitre, que, pour tout ce qui regarde l’accomplissement du bien, Dieu opère en nous le vouloir et le faire. Car toutes les aspirations saintes de l’homme sont en lui dès avant qu’il pense et qu’il sente ; et le froissement de cœur qu’il éprouve lorsqu’il les viole, la délectation qui l’inonde lorsqu’il leur obéit, toutes les invitations enfin qui lui viennent de la société et de son éducation, ne lui appartiennent pas.

Lorsqu’une grâce est telle que la volonté se porte avec allégresse et amour sans hésitation et irrévocablement au bien, elle est dite efficace. — Tout le monde a vu de ces transports de l’âme qui décident tout à coup une vocation, un acte d’héroïsme. La liberté n’y périt pas ; mais, par ses prédéterminations, on peut dire qu’il était inévitable qu’elle se décidât ainsi. Et les pélagiens, les luthériens et autres ont eu tort de dire que la grâce compromettait le libre arbitre et tuait la force créatrice de la volonté ; puisque toutes les déterminations de la volonté viennent nécessairement, ou de la société qui la soutient, ou de la nature qui lui ouvre la carrière et lui montre sa destinée.

Mais d’autre part, les augustiniens, les thomistes, les congruistes, Jansénius, le P. Thomassin, Molina, etc., se sont étrangement mépris, lorsque, soutenant à la fois le libre arbitre et la grâce, ils n’ont pas vu qu’il y avait entre ces deux termes la même relation qu’entre la substance et le mode, et qu’ils ont avoué une opposition qui n’existe pas. C’est une nécessité que la liberté, comme l’intelligence, comme toute substance et toute force, soit déterminée, c’est-à-dire qu’elle ait ses modes et ses attributs. Or, tandis qu’en la matière le mode et l’attribut sont inhérents à la substance, contemporains de la substance ; dans la liberté le mode est donné par trois agents pour ainsi dire externes : l’essence humaine, les lois de la pensée, l’exercice ou l’éducation. La grâce, enfin, comme son opposé, la tentation, indique le fait même de la détermination de la liberté.

En résumé, toutes les idées modernes sur l’éducation de l’humanité ne sont qu’une interprétation, une philosophie de la doctrine catholique de la grâce, doctrine qui ne parut obscure à ses auteurs que par suite de leurs idées sur le libre arbitre, qu’ils croyaient menacé dès qu’on parlait de la grâce ou de la source de ses déterminations. Nous affirmons au contraire que la liberté, indifférente par elle-même à toute modalité, mais destinée à agir et à se façonner selon un ordre préétabli, reçoit sa première impulsion du Créateur qui lui inspire l’amour, l’intelligence, le courage, la résolution et tous les dons du Saint-Esprit, puis la livre au travail de l’expérience. Il suit de là que la grâce est nécessairement prémouvante, que sans elle l’homme n’est capable d’aucune espèce de bien, et que néanmoins le libre arbitre accomplit spontanément, avec réflexion et choix, sa propre destinée. Il n’existe dans tout cela ni contradiction ni mystère. L’homme, en tant qu’homme, est bon ; mais, ainsi que le tyran dépeint par Platon, qui fut lui aussi un docteur de la grâce, l’homme porte en son sein mille monstres, que le culte de la justice et de la science, la musique et la gymnastique, toutes les grâces d’occasion et d’état, doivent lui faire vaincre. Corrigez une définition dans saint Augustin, et toute cette doctrine de la grâce, fameuse par les disputes qu’elle suscita et qui déroutèrent la Réforme, vous apparaîtra brillante de clarté et d’harmonie.

Et maintenant l’homme est-il Dieu ?

Dieu, d’après l’hypothèse théologique, étant l’être souverain, absolu, hautement synthétique, le moi infiniment sage et libre, par conséquent indéfectible et saint ; il est sensible que l’homme, syncrétisme de la création, point d’union de toutes les virtualités physiques, organiques, intellectuelles et morales manifestées par la création ; l’homme perfectible et faillible, ne satisfait point aux conditions de Divinité qu’il est de la nature de son esprit de concevoir. Ni il n’est Dieu, ni il ne saurait, vivant, devenir Dieu.

À plus forte raison le chêne, le lion, le soleil, l’univers lui-même, scissions de l’absolu, ne sont Dieu. Du même coup, l’anthropolâtrie et la physiolâtrie sont renversées.

Il s’agit à présent de faire la contre-épreuve de cette théorie.

Du point de vue des contradictions sociales, nous avons apprécié la moralité de l’homme. Nous allons apprécier à son tour, et du même point de vue, la moralité de la Providence. En d’autres termes, Dieu, tel que la spéculation et la foi le livrent à l’adoration des mortels, est-il possible ?


§ II. — Exposition du mythe de la Providence. — Rétrogradation de Dieu.


Les théologiens et les philosophes, parmi les preuves, au nombre de trois, qu’ils ont coutume d’apporter de l’existence de Dieu, mettent en première ligne le consentement universel.

J’ai tenu compte de cet argument lorsque, sans le rejeter ni l’admettre, je me suis tout aussitôt demandé : Qu’affirme le consentement universel en affirmant un Dieu ? Et, à ce propos, je dois rappeler que la différence des religions n’est point un témoignage de l’erreur dans laquelle le genre humain serait tombé en affirmant hors de lui un Moi suprême, pas plus que la diversité des langues n’est un témoignage de la non-réalité de la raison. L’hypothèse de Dieu, loin de s’affaiblir, se fortifie et s’affaiblit par la divergence même et l’opposition des cultes.

Un argument d’un autre genre est celui qui se tire de l’ordre du monde. J’ai observé à cet égard que la nature affirmant spontanément, par la voix de l’homme, sa propre distinction en esprit et matière, il restait à savoir si un esprit infini, une âme du monde, gouvernait et agitait l’univers, comme la conscience, dans son intuition obscure, nous dit qu’un esprit anime l’homme. Si donc, ai-je ajouté, l’ordre était un indice infaillible de la présence de l’esprit, on ne pourrait méconnaître dans l’univers la présence d’un Dieu.

Malheureusement ce si n’est point démontré, et ne saurait l’être. Car, d’une part, l’esprit pur, conçu par opposition à la matière, est une entité contradictoire, dont rien par conséquent ne peut attester la réalité. D’un autre côté, certains être ordonnés en eux-mêmes, tels que les cristaux, les plantes, le système planétaire, qui, dans les sensations qu’ils nous font éprouver, ne nous rendent pas, comme les animaux, sentiment pour sentiment, nous paraissant tout à fait dépourvus de conscience, il n’y a pas plus de raison de supposer un esprit au centre du monde que de le placer dans un bâton de soufre ; et il se peut faire que si l’esprit, la conscience, existe quelque part, ce soit uniquement dans l’homme.

Toutefois, si l’ordre du monde ne peut rien apprendre sur l’existence de Dieu, il révèle une chose non moins précieuse peut-être, et qui nous servira de jalon dans nos recherches : c’est que tous les êtres, toutes les essences, tous les phénomènes sont enchaînés les uns aux autres par un ensemble de lois résultant de leurs propriétés, ensemble que j’ai nommé (ch. III) fatalité ou nécessité. Qu’il existe donc une intelligence infinie, qui embrasse tout le système de ces lois,tout le champ de la fatalité ; qu’à cette intelligence infinie s’unisse dans une pénétration intime une volonté suprême, éternellement déterminée par l’ensemble des lois cosmiques, et par conséquent infiniment puissante et libre ; qu’enfin ces trois choses, fatalité, intelligence, volonté, soient contemporaines dans l’univers, adéquates l’une à l’autre et identiques : il est clair que jusqu’ici nous ne trouvons rien qui répugne ; mais c’est là précisément l’hypothèse, c’est cet anthropomorphisme qui reste à démontrer.

Ainsi, tandis que le témoignage du genre humain nous révèle un Dieu, sans dire ce que peut être ce Dieu ; l’ordre du monde nous révèle une fatalité, c’est-à-dire un ensemble absolu et péremptoire de causes et d’effets, en un mot un système de lois, qui serait, si Dieu existe, comme le vu et le su de ce Dieu.

La troisième et dernière preuve de l’existence de Dieu proposée par les théistes, et nommée par eux preuve métaphysique, n’est autre chose qu’une construction tautologique des catégories, laquelle ne prouve absolument rien.

Quelque chose existe, donc il existe quelque chose.

Quelque chose est multiple, donc quelque chose est un.

Quelque chose arrive postérieurement à quelque chose, donc quelque chose est antérieur à quelque chose.

Quelque chose est plus petit ou plus grand que quelque chose, donc quelque chose est plus grand que toutes choses.

Quelque chose est mû, donc quelque chose est moteur, etc., à l’infini.

Voilà ce qu’on appelle, encore aujourd’hui, dans les facultés et les séminaires, de par le ministre de l’instruction publique et de par messeigneurs les évêques, faire la preuve métaphysique de l’existence de Dieu. Voilà ce que l’élite de la jeunesse française est condamnée à bêler à la suite de ses professeurs, pendant un an, sous peine de manquer ses diplômes et de ne pouvoir étudier le droit, la médecine, la polytechnie et les sciences. Certes, si quelque chose a droit de surprendre, c’est qu’avec une pareille philosophie l’Europe ne soit pas encore athée. La persistance de l’idée théiste à côté du baragouin des écoles est le plus grand des miracles ; elle forme le préjugé le plus fort que l’on puisse alléguer en faveur de la Divinité.

J’ignore ce que l’humanité appelle Dieu.

Je ne puis dire si c’est l’homme, l’univers, ou quelque autre réalité invisible que sous ce nom il faille entendre ; ou bien si ce mot n’exprime qu’un idéal, un être de raison.

Toutefois, pour donner corps à mon hypothèse et prise à mes recherches, je considérerai Dieu suivant l’opinion vulgaire, comme un être à part, présent partout, distinct de la création, doué d’une vie impérissable ainsi que d’une science et d’une activité infinies, mais par-dessus tout prévoyant et juste, punissant le vice et récompensant la vertu. J’écarterai l’hypothèse panthéistique, comme une hypocrisie et un manque de cœur. Dieu est personnel, ou il n’est pas : cette alternative est l’axiome d’où je déduirai toute ma théodicée.

Il s’agit donc pour moi, quant à présent, et sans me préoccuper des questions que pourra soulever plus tard l’idée de Dieu, de savoir, à vue des faits dont j’ai constaté l’évolution dans la société, ce que je dois penser de la conduite de Dieu, tel qu’on le propose à ma foi, et relativement à l’humanité. En un mot, c’est au point de vue de l’existence démontrée du mal que je veux, à l’aide d’une nouvelle dialectique, sonder l’Être suprême.

Le mal existe : sur ce point désormais tout le monde semble d’accord.

Or, ont demandé les stoïciens, les épicuriens, les manichéens, les athées, comment accorder la présence du mal avec l’idée de Dieu souverainement bon, sage et puissant ? Comment ensuite Dieu, soit impuissance, soit négligence, soit malveillance, ayant laissé le mal s’introduire dans le monde, a-t-il pu rendre responsables de leurs actes des créatures que lui-même avait créées imparfaites, et qu’il livrait ainsi à tous les périls de leurs attractions ? Comment, enfin, puisqu’il promet aux justes après la mort une béatitude inaltérable, ou, en d’autres termes, puisqu’il nous donne l’idée et le désir du bonheur, ne nous en fait-il pas jouir dès cette vie en nous ravissant à la tentation du mal, au lieu de nous exposer à une éternité de supplices ?

Telle est, dans son ancienne teneur, la protestation des athées.

Aujourd’hui l’on ne dispute guère : les théistes ne s’inquiètent plus des impossibilités logiques de leur système. On veut un Dieu, une Providence surtout : il y a concurrence pour cet article entre les radicaux et les jésuites. Les socialistes prêchent au nom de Dieu le bonheur et la vertu ; dans les écoles, ceux qui parlent le plus haut contre l’Église sont les premiers des mystiques.

Les anciens théistes étaient plus soucieux de leur foi. Ils s’efforçaient, sinon de la démontrer, au moins de la rendre raisonnable, sentant bien, à l’encontre de leurs successeurs, que hors de la certitude il n’est pour le croyant ni dignité ni repos.

Les Pères de l’Église répondirent donc aux incrédules que le mal n’est que la privation d’un plus grand bien, et qu’en raisonnant toujours sur le mieux, on manque de point d’appui où l’on puisse se fixer, ce qui conduit droit à l’absurde. En effet, toute créature étant nécessairement bornée et imparfaite, Dieu, par sa puissance infinie, peut sans cesse ajouter à ses perfections : à cet égard, il y a toujours, à un degré quelconque, privation de bien dans la créature. Réciproquement, si imparfaite et bornée qu’on la suppose, du moment que la créature existe, elle jouit d’un certain degré de bien, meilleur pour elle que le néant. Donc, s’il est de règle que l’homme n’est censé bon qu’autant qu’il accomplit tout le bien qu’il peut faire, il n’en est pas de même de Dieu, puisque l’obligation de faire du bien à l’infini est contradictoire à la faculté même de créer : perfection et créature étant deux termes qui s’excluent nécessairement. Dieu donc était seul juge du degré de perfection qu’il convenait de donner à chaque créature : intenter à cet égard une accusation contre lui, c’est calomnier sa justice.

Quant au péché, c’est-à-dire au mal moral, les Pères avaient pour répondre aux objections des athées, les théories du libre arbitre, de la rédemption, de la justification et de la grâce, sur lesquelles nous n’avons plus à revenir.

Je n’ai point connaissance que les athées aient répliqué d’une manière catégorique à cette théorie de l’imperfection essentielle à la créature, théorie reproduite avec éclat par M. de Lamennais dans son Esquisse. Il était impossible, en effet, qu’ils y répondissent ; car raisonnant d’après une fausse conception du mal et du libre arbitre, et dans une ignorance profonde des lois de l’humanité, ils manquaient également de raisons, soit pour triompher de leur doute, soit pour réfuter les croyants.

Sortons de la sphère du fini et de l’infini, et plaçons-nous dans la conception de l’ordre. Dieu peut-il faire un cercle rond, un carré à angles droits ? — Assurément.

Dieu serait-il coupable si, après avoir créé le monde selon les lois de la géométrie, il nous avait mis dans l’esprit, ou seulement laissé croire sans qu’il y eût de notre faute, qu’un cercle peut être carré, ou un carré circulaire, alors que de cette fausse opinion devait résulter pour nous une série incalculable de maux ? — Sans doute encore.

Eh bien ! voilà justement ce que Dieu, le Dieu de la Providence, a fait dans le gouvernement de l’humanité ; voilà ce dont je l’accuse. Il savait de toute éternité, puisque après six mille ans d’expérience douloureuse nous mortels l’avons découvert, que l’ordre dans la société, c’est-à-dire la liberté, la richesse, la science, se réalise par la conciliation d’idées contraires qui, prises chacune en particulier pour absolues, devaient nous précipiter dans un abîme de misère : pourquoi ne nous a-t-il point avertis ? pourquoi n’a-t-il pas dès l’origine redressé notre jugement ? pourquoi nous a-t-il abandonnés à notre logique imparfaite, alors surtout que notre égoïsme devait s’en autoriser dans ses injustices et ses perfidies ? Il savait, ce Dieu jaloux, qu’en nous livrant aux hasards de l’expérience, nous ne trouverions que bien tard cette sécurité de la vie qui fait tout notre bonheur : pourquoi, par une révélation de nos propres lois, n’a-t-il pas abrégé ce long apprentissage ? pourquoi, au lieu de nous fasciner d’opinions contradictoires, n’a-t-il pas renversé l’expérience, en nous faisant passer par voie d’analyse des idées synthétiques aux antinomies, au lieu de nous laisser gravir péniblement le sommet escarpé de l’antinomie à la synthèse ?

Si, comme on le pensait autrefois, le mal dont souffre l’humanité provenait seulement de l’imperfection inévitable en toute créature ; disons mieux, si ce mal n’avait pour cause que l’antagonisme des virtualités et inclinations qui constituent notre être, et que la raison doit nous apprendre à maîtriser et à conduire, nous n’aurions pas droit d’élever une plainte. Notre condition étant ce qu’elle pouvait être, Dieu serait justifié.

Mais, devant cette illusion involontaire de notre entendement, illusion qu’il était si facile de dissiper, et dont les effets devaient être si terribles, où est l’excuse de la Providence ? N’est-il pas vrai qu’ici la grâce a manqué à l’homme ? Dieu, que la foi représente comme un père tendre et un maître prudent, nous livre à la fatalité de nos conceptions incomplètes ; il creuse le fossé sous nos pieds ; il nous fait aller en aveugles : et puis, à chaque chute, il nous punit en scélérats. Que dis-je ? il semble que ce soit malgré lui qu’à la fin, tout meurtris du voyage, nous reconnaissons notre route ; comme si c’était offenser sa gloire que de devenir, par les épreuves qu’il nous impose, plus intelligents et plus libres. Qu’avons-nous donc besoin de nous réclamer sans cesse de la Divinité, et que nous veulent ces satellites d’une Providence qui, depuis soixante siècles, à l’aide de mille religions, nous trompe et nous égare ?

Quoi ! Dieu, par ses porteurs de nouvelles et par la loi qu’il a mise en nos cœurs, nous ordonne d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, de faire à autrui comme nous voulons qu’il nous soit fait, de rendre à chacun ce qui lui est dû, de ne pas frauder sur le salaire de l’ouvrier, de ne point prêter à usure ; il sait d’ailleurs qu’en nous la charité est tiède, la conscience vacillante, et que le moindre prétexte nous paraît toujours une raison suffisante de nous exempter de la loi : et c’est avec de semblables dispositions qu’il nous engage dans les contradictions du commerce et de la propriété, là où, par la fatalité des théories, doivent infailliblement périr la charité et la justice ! Au lieu d’éclairer notre raison sur la portée de principes qui s’imposent à elle avec tout l’empire de la nécessité, mais dont les conséquences, adoptées par l’égoïsme, sont mortelles à la fraternité humaine, il met cette raison abusée au service de notre passion ; il détruit en nous, par la séduction de l’esprit, l’équilibre de la conscience ; il justifie à nos propres yeux nos usurpations et notre avarice ; il rend inévitable, légitime, la séparation de l’homme d’avec son semblable ; il crée entre nous la division et la haine, en rendant l’égalité par le travail et par le droit impossible ; il nous fait croire que cette égalité, loi du monde, est injuste entre les hommes : et puis il nous proscrit en masse pour n’avoir su pratiquer ses incompréhensibles préceptes ! Certes, je crois avoir prouvé que l’abandon de la Providence ne nous justifie pas ; mais, quel que soit notre crime, nous ne sommes point coupables devant elle ; et s’il est un être qui avant nous et plus que nous ait mérité l’enfer, il faut bien que je le nomme, c’est Dieu.

Lorsque les théistes, pour établir leur dogme de la Providence, allèguent en preuve l’ordre de la nature ; bien que cet argument ne soit qu’une pétition de principe, du moins on ne peut dire qu’il implique contradiction, et que le fait allégué dépose contre l’hypothèse. Rien, par exemple, dans le système du monde, ne découvre la plus petite anomalie, la plus légère imprévoyance, d’où l’on puisse tirer un préjugé quelconque contre l’idée d’un moteur suprême, intelligent personnel. En un mot, si l’ordre de la nature ne prouve point la réalité d’une Providence, il ne la contredit pas.

C’est tout autre chose dans le gouvernement de l’humanité. Ici, l’ordre n’apparaît pas en même temps que la matière ; il n’a point été, comme dans le système du monde, créé une fois et pour l’éternité. Il se développe graduellement selon une série fatale de principes et de conséquences que l’être humain lui-même, l’être qu’il s’agissait d’ordonner, doit dégager spontanément, par sa propre énergie, et à la sollicitation de l’expérience. Nulle révélation à cet égard ne lui est donnée. L’homme est soumis, dès son origine, à une nécessité préétablie, à un ordre absolu et irrésistible. Mais cet ordre, il faut, pour qu’il se réalise, que l’homme le découvre ; cette nécessité, il faut, pour qu’elle existe, qu’il la devine. Ce travail d’invention pourrait être abrégé : personne, ni dans le ciel, ni sur la terre, ne viendra au secours de l’homme ; personne ne l’instruira. L’humanité, pendant des centaines de siècles, dévorera ses générations ; elle s’épuisera dans le sang et la fange, sans que le Dieu qu’elle adore vienne une seule fois illuminer sa raison et abréger son épreuve. Où est ici l’action divine ? où est la providence ?

« Si Dieu n’existait pas, c’est Voltaire, l’ennemi des religions, qui parle, il faudrait l’inventer. » — Pourquoi ? — « Parce que, ajoute le même Voltaire, si j’avais affaire à un prince athée qui aurait intérêt à me faire piler dans un mortier, je suis bien sûr que je serais pilé. » Étrange aberration d’un grand esprit ! Et si vous aviez affaire à un prince dévot, à qui son confesseur commanderait, de la part de Dieu, de vous brûler vif, ne seriez-vous pas bien sûr aussi d’être brûlé ? Oubliez-vous donc, vous antechrist, l’inquisition, et la Saint-Barthélemi, et les bûchers de Vanini et de Bruno, et les tortures de Galilée, et le martyre de tant de libres penseurs ?… Ne venez pas distinguer ici entre l’usage et l’abus : car je vous répliquerais que d’un principe mystique et surnaturel, d’un principe qui embrasse tout, qui explique tout, qui justifie tout, comme l’idée de Dieu, toutes les conséquences sont légitimes, et que le zèle du croyant est seul juge de l’à-propos.

« J’ai cru autrefois, dit Rousseau, que l’on pouvait être honnête homme et se passer de Dieu : mais je suis revenu de cette erreur. » Même raisonnement au fond que celui de Voltaire, même justification de l’intolérance : L’homme fait le bien et ne s’abstient du mal que par la considération d’une Providence qui le surveille : anathème à ceux qui la nient ! Et, pour comble de déraison, le même homme qui réclame ainsi pour notre vertu la sanction d’une Divinité rémunératrice et vengeresse, est aussi celui qui enseigne comme dogme de foi la bonté native de l’homme.

Et moi je dis : le premier devoir de l’homme intelligent et libre est de chasser incessamment l’idée de Dieu de son esprit et de sa conscience. Car Dieu, s’il existe, est essentiellement hostile à notre nature, et nous ne relevons aucunement de son autorité. Nous arrivons à la science malgré lui, au bien-être malgré lui, à la société malgré lui : chacun de nos progrès est une victoire dans laquelle nous écrasons la Divinité.

Qu’on ne dise plus : les voies de Dieu sont impénétrables ! Nous les avons pénétrées ces voies, et nous y avons lu en caractère de sang les preuves de l’impuissance, si ce n’est du mauvais vouloir de Dieu. Ma raison, longtemps humiliée, s’élève peu à peu au niveau de l’infini ; avec le temps elle découvrira tout ce que son inexpérience lui dérobe ; avec le temps je serai de moins en moins artisan de malheur, et par les lumières que j’aurai acquises, par le perfectionnement de ma liberté, je me purifierai, j’idéaliserai mon être, et je deviendrai le chef de la création, l’égal de Dieu. Un seul instant de désordre, que le Tout-puissant aurait pu empêcher et qu’il n’a pas empêché, accuse sa providence et met en défaut sa sagesse : le moindre progrès que l’homme, ignorant, délaissé et trahi, accomplit vers le bien, l’honore sans mesure. De quel droit Dieu me dirait-il encore : Sois saint, parce que je suis saint ? Esprit menteur, lui répondrai-je, Dieu imbécile, ton règne est fini ; cherche parmi les bêtes d’autres victimes. Je sais que je ne suis ni ne puis jamais devenir saint ; et comment le serais-tu, toi, si je te ressemble ? Père éternel, Jupiter ou Jéhovah, nous avons appris à te connaître : tu es, tu fus, tu seras à jamais le jaloux d’Adam, le tyran de Prométhée.

Ainsi, je ne tombe point dans le sophisme réfuté par saint Paul, lorsqu’il défend au vase de dire au potier : Pourquoi m’as-tu fabriqué ainsi ? Je ne reproche point à l’auteur des choses d’avoir fait de moi une créature inharmonique, un incohérent assemblage ; je ne pouvais exister qu’à cette condition. Je me contente de lui crier : Pourquoi me trompes-tu ? Pourquoi, par ton silence, as-tu déchaîné en moi l’égoïsme ? Pourquoi m’as-tu soumis à la torture du doute universel, par l’illusion amère des idées antagonistes que tu avais mises en mon entendement ? Doute de la vérité, doute de la justice, doute de ma conscience et de ma liberté, doute de toi-même, ô Dieu ! et comme conséquence de ce doute, nécessité de la guerre avec toi-même et avec mon prochain ! Voilà, Père suprême, ce que tu as fait pour notre bonheur et pour ta gloire ; voilà quels furent, dès le principe, ta volonté et ton gouvernement ; voilà le pain, pétri de sang et de larmes, dont tu nous as nourris. Les fautes dont nous te demandons la remise, c’est toi qui nous les fais commettre ; les piéges dont nous te conjurons de nous délivrer, c’est toi qui les as tendus ; et le satan qui nous assiége, ce satan, c’est toi.

Tu triomphais, et personne n’osait te contredire, quand, après avoir tourmenté en son corps et en son âme le juste Job, figure de notre humanité, tu insultais à sa piété candide, à son ignorance discrète et respectueuse. Nous étions comme des néants devant ta majesté invisible, à qui nous donnions le ciel pour dais, et la terre pour escabeau. Et maintenant te voilà détrôné et brisé. Ton nom, si longtemps le dernier mot du savant, la sanction du juge, la force du prince, l’espoir du pauvre, le refuge du coupable repentant, eh bien ! ce nom incommunicable, désormais voué au mépris et à l’anathème, sera sifflé parmi les hommes. Car Dieu, c’est sottise et lâcheté ; Dieu, c’est hypocrisie et mensonge ; Dieu, c’est tyrannie et misère ; Dieu, c’est le mal. Tant que l’humanité s’inclinera devant un autel, l’humanité, esclave des rois et des prêtres, sera réprouvée ; tant qu’un homme, au nom de Dieu, recevra le serment d’un autre homme, la société sera fondée sur le parjure, la paix et l’amour seront bannis d’entre les mortels. Dieu, retire-toi ! car dès aujourd’hui, guéri de ta crainte et devenu sage, je jure, la main étendue vers le ciel, que tu n’es que le bourreau de ma raison, le spectre de ma conscience.

Je nie donc la suprématie de Dieu sur l’humanité ; je rejette son gouvernement providentiel, dont la non-existence est suffisamment établie par les hallucinations méthaphysiques et économiques de l’humanité, en un mot par le martyre de notre espèce ; je décline la juridiction de l’Être suprême sur l’homme ; je lui ôte ses titres de père, de roi, de juge, bon, clément, miséricordieux, secourable, rémunérateur et vengeur. Tous ces attributs, dont se compose l’idée de Providence, ne sont qu’une caricature de l’humanité, inconciliable avec l’autonomie de la civilisation, et démentie d’ailleurs par l’histoire de ses aberrations et de ses catastrophes. S’ensuit-il, parce que Dieu ne peut plus être conçu comme Providence, parce que nous lui enlevons cet attribut si important pour l’homme, qu’il n’a pas hésité à en faire le synonyme de Dieu, que Dieu n’existe pas, et que la fausseté du dogme théologique soit, quant à la réalité de son contenu, dès à présent démontrée ?

Hélas ! non. Un préjugé relatif à l’essence divine a été détruit ; du même coup l’indépendance de l’homme est constatée : voilà tout. La réalité de l’être divin est demeurée hors d’atteinte, et notre hypothèse subsiste toujours. En démontrant, à l’occasion de la Providence, ce qu’il était impossible que Dieu fût, nous avons fait, dans la détermination de l’idée de Dieu, un premier pas : il s’agit maintenant de savoir si cette première donnée s’accorde avec ce qui reste de l’hypothèse, par conséquent de déterminer, au même point de l’intelligence, ce que Dieu est, s’il est.

Car, de même qu’après avoir constaté la culpabilité de l’homme sous l’influence des contradictions économiques, nous avons dû rendre raison de cette culpabilité, sous peine de laisser l’homme mutilé, et de n’avoir fait de lui qu’une méprisable satire ; de même, après avoir reconnu la chimère d’une providence en Dieu, nous devons chercher comment ce défaut de providence se concilie avec l’idée d’une intelligence et d’une liberté souveraines, sous peine de manquer à l’hypothèse proposée, et que rien encore ne prouve être fausse.

J’affirme donc que Dieu, s’il est un Dieu, ne ressemble point aux effigies que les philosophes et les prêtres en ont faites ; qu’il ne pense ni n’agit selon la loi d’analyse, de prévoyance et de progrès, qui est le trait distinctif de l’homme ; qu’au contraire, il semble plutôt suivre une marche inverse et rétrograde ; que l’intelligence, la liberté, la personnalité en Dieu sont constituées autrement qu’en nous ; et que cette originalité de nature, parfaitement motivée, fait de Dieu un être essentiellement anti-civilisateur, anti-libéral, anti-humain.

Je prouve ma proposition en allant du négatif au positif, c’est-à-dire en déduisant la vérité de ma thèse du progrès des objections.

1o Dieu, disent les croyants, ne peut être conçu que comme infiniment bon, infiniment sage, infiniment puissant, etc. : toute la litanie des infinis. Or, l’infinie perfection ne se peut concilier avec la donnée d’une volonté indifférente ou même réactionnaire au progrès : donc, ou Dieu n’existe pas, ou l’objection tirée du développement des antinomies ne prouve que l’ignorance où nous sommes des mystères de l’infini.

Je réponds à ces raisonneurs, que si, pour légitimer une opinion tout à fait arbitraire, il suffit de se rejeter sur l’insondabilité des mystères, j’aime autant le mystère d’un Dieu sans providence, que celui d’une Providence sans efficace. Mais, en présence des faits, il n’y a pas lieu d’invoquer un pareil probabilisme ; il faut s’en tenir à la déclaration positive de l’expérience. Or, l’expérience et les faits prouvent que l’humanité, dans son développement, obéit à une nécessité inflexible, dont les lois se dégagent et dont le système se réalise à mesure que la raison collective le découvre, sans que rien, dans la société, témoigne d’une instigation extérieure, ni d’un commandement providentiel, ni d’aucune pensée surhumaine. Ce qui a fait croire à la Providence, c’est cette nécessité même, qui est comme le fonds et l’essence de l’humanité collective. Mais cette nécessité, toute systématique et progressive qu’elle apparaisse, ne constitue pas pour cela, ni dans l’humanité ni en Dieu, une providence ; il suffit, pour s’en convaincre, de se rappeler les oscillations sans fin, et les tâtonnements douloureux par lesquels l’ordre social se manifeste.

2o D’autres argumentateurs viennent à la traverse, et s’écrient : À quoi bon ces recherches abstruses ? Il n’y a pas plus d’intelligence infinie que de Providence ; il n’y a ni moi ni volonté dans l’univers, hormis l’homme. Tout ce qui arrive, en mal comme en bien, arrive nécessairement. Un ensemble irrésistible de causes et d’effets embrasse l’homme et la nature dans la même fatalité ; et ce que nous appelons en nous-mêmes conscience, volonté, jugement, etc., ne sont que des accidents particuliers du tout éternel, immuable et fatal.

Cet argument est l’inverse du précédent. Il consiste à substituer à l’idée d’un auteur tout puissant et tout sage celle d’une coordination nécessaire et éternelle, mais inconsciente et aveugle. Cette opposition nous fait déjà pressentir que la dialectique des matérialistes n’est pas plus solide que celle des croyants.

Qui dit nécessité ou fatalité, dit ordre absolu et inviolable ; qui dit au contraire perturbation et désordre, affirme tout ce qu’il y a de plus répugnant à la fatalité. Or, il y a du désordre dans le monde, désordre produit par l’essor de forces spontanées qu’aucune puissance n’enchaîne : comment cela peut-il être, si tout est fatal ?

Mais qui ne voit que cette vieille querelle du théisme et du matérialisme procède d’une fausse notion de la liberté et de la fatalité, deux termes qu’on a considérés comme contradictoires, tandis qu’ils ne le sont réellement pas ! Si l’homme est libre, ont dit les uns, Dieu, à plus forte raison, est libre aussi, et la fatalité n’est qu’un mot ; — si tout est enchaîné dans la nature, ont repris les autres, il n’y a ni liberté, ni Providence : et chacun d’argumenter à perte de vue dans la direction qu’il avait prise, sans pouvoir jamais comprendre que cette prétendue opposition de la liberté et de la fatalité n’était que la distinction naturelle, mais non pas antithétique, des faits de l’activité d’avec ceux de l’intelligence.

La fatalité est l’ordre absolu, la loi, le code, fatum, de la constitution de l’univers. Mais bien loin que ce code exclue par lui-même l’idée d’un législateur souverain, il la suppose si naturellement, que toute l’antiquité n’a point hésité à l’admettre : et toute la question consiste aujourd’hui à savoir si, comme l’ont cru les fondateurs de religions, dans l’univers le législateur a précédé la loi, c’est-à-dire si l’intelligence est antérieure à la fatalité, ou si, comme le veulent les modernes, c’est la loi qui a précédé le législateur, en d’autres termes, si l’esprit naît de la nature. Avant ou après, cette alternative résume toute la philosophie. Qu’on dispute sur la postériorité ou l’antériorité de l’esprit, à la bonne heure : mais qu’on le nie au nom de la fatalité, c’est une exclusion que rien ne justifie. Il suffit, pour la réfuter, de rappeler le fait même sur lequel elle se fonde, l’existence du mal.

Étant données la matière et l’attraction, le système du monde en est le produit : voilà qui est fatal. Étant données deux idées corrélatives et contradictoires, une composition doit suivre : voilà qui est encore fatal. Ce qui répugne à la fatalité n’est pas la liberté, dont la destination tout au contraire est de procurer, dans une certaine sphère, l’accomplissement de la fatalité : c’est le désordre, c’est tout ce qui entrave l’exécution de la loi. Existe-t-il, oui ou non, du désordre dans le monde ? Les fatalistes ne le nient pas, puisque, par la plus étrange bévue, c’est la présence du mal qui les a rendus fatalistes. Or, je dis que la présence du mal, loin d’attester la fatalité, rompt la fatalité, fait violence au destin, et suppose une cause dont l’essor erroné, mais volontaire, est en discordance avec la loi. Cette cause, je la nomme liberté ; et j’ai prouvé (ch. IV) que la liberté, de même que la raison qui dans l’homme lui sert de flambeau, est d’autant plus grande et plus parfaite qu’elle s’harmonise mieux avec l’ordre de la nature, qui est la fatalité.

Donc, opposer la fatalité au témoignage de la conscience qui se sent libre, et vice versâ, c’est prouver qu’on prend les idées à rebours, et qu’on n’a pas la moindre intelligence de la question. Le progrès de l’humanité peut être défini l’éducation de la raison et de la liberté humaine par la fatalité : il est absurde de regarder ces trois termes comme exclusifs l’un de l’autre et inconciliables, lorsque dans la réalité il se soutiennent, la fatalité servant de base, la raison venant après, et la liberté couronnant l’édifice. C’est à connaître et à pénétrer la fatalité que tend la raison humaine ; c’est à s’y conformer que la liberté aspire : et la critique, à laquelle nous nous livrons en ce moment, du développement spontané et des croyances instinctives du genre humain, n’est au fond qu’une étude de la fatalité. Expliquons cela.

L’homme, doué d’activité et d’intelligence, a le pouvoir de troubler l’ordre du monde, dont il fait partie. Mais tous ses écarts ont été prévus, et s’accomplissent dans certaines limites qui, après un certain nombre d’allées et de venues, ramènent l’homme à l’ordre. C’est d’après ces oscillations de la liberté que l’on peut déterminer le rôle de l’humanité dans le monde ; et puisque la destinée de l’homme est liée à celle des créatures, il est possible de remonter de lui à la loi suprême des choses, et jusqu’aux sources de l’être.

Ainsi je ne demanderai plus : Comment l’homme a-t-il le pouvoir de violer l’ordre providentiel, et comment la Providence le laisse-t-elle faire ? Je pose la question en d’autres termes : Comment l’homme, partie intégrante de l’univers, produit de la fatalité, a-t-il le pouvoir de rompre la fatalité ? comment une organisation fatale, l’organisation de l’humanité, est-elle adventice, antilogique, pleine de tumulte et de catastrophes ? La fatalité ne tient pas à une heure, à un siècle, à mille ans : pourquoi la science et la liberté, s’il est fatal qu’elles nous arrivent, ne nous viennent-elles pas plus tôt ? Car, du moment que nous souffrons de l’attente, la fatalité est en contradiction avec elle-même ; avec le mal, il n’y a pas plus de fatalité que de Providence.

Qu’est-ce, en un mot, qu’une fatalité démentie à chaque instant par les faits qui se passent dans son sein ? Voilà ce que les fatalistes sont tenus d’expliquer, tout aussi bien que les théistes sont tenus d’expliquer ce que peut être une intelligence infinie, qui ne sait ni prévoir ni prévenir la misère de ses créatures.

Mais ce n’est pas tout. Liberté, intelligence, fatalité, sont au fond trois expressions adéquates, servant à désigner trois faces différentes de l’être. Dans l’homme, la raison n’est qu’une liberté déterminée, qui sent sa limite. Mais cette liberté est encore, dans le cercle de ses déterminations, fatalité, une fatalité vivante et personnelle. Lors donc que la conscience du genre humain proclame que la fatalité de l’univers, c’est-à-dire la plus haute, la suprême fatalité, est adéquate à une raison ainsi qu’à une liberté infinie, elle ne fait qu’émettre une hypothèse de toute façon légitime, et dont la vérification s’impose à tous les partis.

3o Actuellement les humanistes, les nouveaux alliés, se présentent et disent :

L’humanité dans son ensemble est la réalité poursuivie par le génie social sous le nom mystique de Dieu. Ce phénomène de la raison collective, espèce de mirage dans lequel l’humanité, se contemplant elle-même, se prend pour un être extérieur et transcendant qui la regarde et préside à ses destinées ; cette illusion de la conscience, disons-nous, a été analysée et expliquée ; et c’est désormais reculer dans la science que de reproduire l’hypothèse théologique. Il faut s’attacher uniquement à la société, à l’homme. Dieu en religion, l’état en politique, la propriété en économie, telle est la triple forme sous laquelle l’humanité, devenue étrangère à elle-même, n’a cessé de se déchirer de ses propres mains, et qu’elle doit aujourd’hui rejeter.

J’admets que toute affirmation ou hypothèse de la Divinité procède d’un anthropomorphisme, et que Dieu n’est d’abord que l’idéal, ou, pour mieux dire, le spectre de l’homme. J’admets de plus que l’idée de Dieu est le type et le fondement du principe d’autorité et d’arbitraire que notre tâche est de détruire ou du moins de subordonner partout où il se manifeste, dans la science, le travail, la cité. Aussi je ne contredis pas l’humanisme, je le continue. M’emparant de sa critique de l’être divin, et l’appliquant à l’homme, j’observe :

Que l’homme, en s’adorant comme Dieu, a posé de lui-même un idéal contraire à sa propre essence, et s’est déclaré antagoniste de l’être réputé souverainement parfait, en un mot, de l’infini ;

Que l’homme n’est en conséquence, à son propre jugement, qu’une fausse divinité, puisqu’en posant Dieu il se nie lui-même ; et que l’humanisme est une religion aussi détestable que tous les théismes d’antique origine ;

Que ce phénomène de l’humanité qui se prend pour Dieu ne s’explique pas aux termes de l’humanisme, et réclame une interprétation ultérieure.

Dieu, d’après la conception théologique, n’est pas seulement l’arbitre souverain de l’univers, le roi infaillible et irresponsable des créatures, le type intelligible de l’homme ; il est l’être éternel, immuable, présent partout, infiniment sage, infiniment libre. Or, je dis que ces attributs de Dieu contiennent plus qu’un idéal, plus qu’une élévation, à telle puissance qu’on voudra, des attributs correspondants de l’humanité ; je dis qu’ils en sont la contradiction. Dieu est contradictoire à l’homme, de même que la charité est contradictoire à la justice ; la sainteté, idéal de la perfection, contradictoire à la perfectibilité ; la royauté, idéal de la puissance législative, contradictoire à la loi, etc. En sorte que l’hypothèse divine va renaître de sa résolution dans la réalité humaine, et que le problème d’une existence complète, harmonique et absolue, toujours écarté, revient toujours.

Pour démontrer cette radicale antinomie, il suffit de mettre les faits en regard des définitions.

De tous les faits le plus certain, le plus constant, le plus indubitable, c’est assurément que dans l’homme la connaissance est progressive, méthodique, réfléchie, en un mot expérimentale ; à telle enseigne que toute théorie privée de la sanction de l’expérience, c’est-à-dire de constance et d’enchaînement dans ses représentations, manque par cela même du caractère scientifique. On ne saurait, à cet égard, élever le moindre doute. Les mathématiques même, qualifiées pures, mais assujéties à l’enchaînement des propositions, relèvent par cela même de l’expérience, et reconnaissent sa loi.

La science de l’homme, partant de l’observation acquise, progresse donc et s’avance dans une sphère sans limites. Le terme elle vise, l’idéal qu’elle tend à réaliser, mais sans jamais y pouvoir atteindre, et tout au contraire en le reculant sans cesse, est l’infini, l’absolu.

Or, que serait une science infinie, une science absolue, déterminant une liberté également infinie, comme la spéculation le suppose en Dieu ? Ce serait une connaissance non pas seulement universelle, mais intuitive, spontanée, pure de toute hésitation comme de toute objectivité, bien qu’elle embrassât à la fois le réel et le possible ; une science sûre, mais non pas démonstrative ; complète, non suivie ; une science enfin qui, étant éternelle dans sa formation, serait dépouillée de tout caractère de progrès dans le rapport de ses parties.

La psychologie a recueilli de nombreux exemples de ce mode de connaître, dans les facultés instinctives et divinatoires des animaux ; dans le talent spontané de certains hommes nés calculateurs et artistes, indépendamment de toute éducation ; enfin dans la plupart des institutions humaines et des monuments primitifs, produits d’un génie inconsciencieux et indépendant des théories. Et les mouvements si réguliers, si compliqués des corps célestes ; les combinaisons merveilleuses de la matière : ne dirait-on pas encore que tout cela est l’effet d’un instinct particulier, inhérent aux éléments ?…

Si donc Dieu existe, quelque chose de lui nous apparaît dans l’univers et dans nous-mêmes : mais ce quelque chose est en opposition flagrante avec nos tendances les plus authentiques, avec notre destinée la plus certaine ; ce quelque chose s’efface continuellement de notre âme par l’éducation, et tout notre soin est de le faire disparaître. Dieu et l’homme sont deux natures qui se fuient, dès qu’elles se connaissent : comment, à moins d’une transformation de l’une ou de l’autre, ou de toutes deux, se réconcilieraient-elles jamais ? Comment, si le progrès de la raison est de nous éloigner toujours de la Divinité, Dieu et l’homme, par la raison, seraient-ils identiques ? Comment, en conséquence, l’humanité par l’éducation pourrait-elle devenir Dieu ?

Prenons un autre exemple.

Le caractère essentiel de la religion est le sentiment. Donc, par la religion, l’homme attribue à Dieu le sentiment, comme il lui attribue la raison ; de plus il affirme, suivant la marche ordinaire de ses idées, que le sentiment en Dieu, de même que la science, est infini.

Or, cela seul suffit pour changer en Dieu la qualité du sentiment, et en faire un attribut totalement distinct de celui de l’homme. Dans l’homme, le sentiment coule, pour ainsi dire, de mille sources diverses : il se contredit, il se trouble, il se déchire lui-même ; sans cela il ne se sentirait pas. En Dieu, au contraire, le sentiment est infini, c’est-à-dire un, plein, fixe, limpide, au-dessous des orages, et n’ayant aucun besoin de s’irriter par le contraste pour arriver au bonheur. Nous faisons nous-mêmes l’expérience de ce mode divin de sentir, lorsqu’un sentiment unique ravissant toutes nos facultés, comme dans l’extase, impose momentanément silence aux autres affections. Mais ce ravissement n’existe toujours qu’à l’aide du contraste et par une sorte de provocation venue d’ailleurs : il n’est jamais parfait, ou s’il arrive à la plénitude, c’est comme l’astre qui atteint son apogée, en un instant indivisible.

Ainsi, nous ne vivons, ne sentons, ne pensons, que par une série d’oppositions et de chocs, par une guerre intestine ; notre idéal n’est donc pas un infini, c’est un équilibre ; l’infini exprime autre chose que nous.

On dit : Dieu n’a pas d’attributs qui lui soient propres ; ses attributs sont ceux de l’homme ; donc l’homme et Dieu, c’est une seule et même chose.

Tout au contraire, les attributs de l’homme étant infinis en Dieu, sont par là même propres et spécifiques : c’est le caractère de l’infini de devenir spécialité, essence, par cela que le fini existe. Qu’on nie donc la réalité de Dieu, comme on nie la réalité d’une idée contradictoire ; qu’on repousse de la science et de la morale ce fantôme insaisissable et sanglant qui, plus il s’éloigne, plus il semble nous poursuivre ; cela peut jusqu’à certain point se justifier, et dans tous les cas ne peut nuire. Mais qu’on ne fasse pas de Dieu l’humanité, parce que ce serait calomnier l’un et l’autre.

Dira-t-on que l’opposition entre l’homme et l’être divin est illusoire, et qu’elle provient de l’opposition qui existe entre l’homme individuel et l’essence de l’humanité tout entière ? Alors il faut soutenir que l’humanité, puisque c’est l’humanité qu’on divinise, n’est ni progressive, ni contrastée dans la raison et le sentiment ; en un mot, qu’elle est infinie en tout, ce qui est démenti non-seulement par l’histoire, mais par la psychologie.

Ce n’est pas ainsi qu’il faut l’entendre, s’écrient les humanistes. Pour avoir l’idéal de l’humanité, il faut la considérer non plus dans son développement historique, mais dans l’ensemble de ses manifestations, comme si toutes les générations humaines, réunies dans un même instant, formaient un seul homme, un homme infini et immortel.

C’est-à-dire qu’on abandonne la réalité pour saisir une projection ; que l’homme vrai n’est pas l’homme réel ; que pour trouver le véritable homme, l’idéal humain, il faut sortir du temps et entrer dans l’éternel, que dis-je ? déserter le fini pour l’infini, l’homme pour Dieu ! L’humanité, telle que nous la connaissons, telle qu’elle se développe, telle en un mot qu’elle peut exister, est droite ; on nous en montre l’image renversée, comme dans une glace, et puis on nous dit : Voilà l’homme ! Et moi je réponds : Ce n’est plus là l’homme, c’est Dieu. L’humanisme est du théisme le plus parfait.

Quelle est donc cette providence, que supposent en Dieu les théistes ? Une faculté essentiellement humaine, un attribut anthropomorphique, par lequel Dieu est censé regarder dans l’avenir selon le progrès des événements, de la manière que nous autres hommes nous regardons dans le passé, suivant la perspective de la chronologie et de l’histoire.

Or, il est manifeste qu’autant l’infini, c’est-à-dire l’intuition spontanée et universelle dans la science répugne à l’humanité, autant la providence répugne à l’hypothèse d’un être divin. Dieu, pour qui toutes les idées sont égales et simultanées ; Dieu dont la raison ne sépare pas la synthèse de l’antinomie ; Dieu, à qui l’éternité rend toutes choses présentes et contemporaines, n’a pu, en nous créant, nous révéler le mystère de nos contradictions ; et cela précisément parce qu’il est Dieu, parce qu’il ne voit pas la contradiction, parce que son intelligence ne tombe pas sous la catégorie du temps et la loi du progrès, que sa raison est intuitive, et sa science infinie. La providence en Dieu est une contradiction dans une autre contradiction ; c’est par la providence que Dieu a été véritablement fait à l’image de l’homme ; ôtez cette providence, Dieu cesse d’être homme, et l’homme à son tour doit abandonner toute prétention à la divinité.

On demandera peut-être à quoi sert à Dieu d’avoir la science infinie, s’il ignore ce qui se passe dans l’humanité.

Distinguons. Dieu a la perception de l’ordre, le sentiment du bien. Mais cet ordre, ce bien, il le voit comme éternel et absolu, il ne le voit pas dans ce qu’il offre de successif et d’imparfait ; il n’en saisit pas les défauts. Nous seuls sommes capables de voir, de sentir et d’apprécier le mal, comme de mesurer la durée ; parce que nous seuls sommes capables de produire le mal, et que notre vie est temporaire. Dieu ne voit, ne sent que l’ordre ; Dieu ne saisit pas ce qui arrive, parce que ce qui arrive est au-dessous de lui, au-dessous de son horizon. Nous, au contraire, nous voyons à la fois le bien et le mal, le temporel et l’éternel, l’ordre et le désordre, le fini et l’infini ; nous voyons en nous et hors de nous ; et notre raison, parce qu’elle est finie, dépasse notre horizon.

Ainsi, par la création de l’homme et le développement de la société, une raison finie et providentielle, la nôtre, a été posée contradictoirement à la raison intuitive et infinie, Dieu ; en sorte que Dieu, sans rien perdre de son infinité en tout sens, semble, par le seul fait de l’existence de l’humanité, amoindri. La raison progressive résultant de la projection des idées éternelles sur le plan mobile et incliné du temps, l’homme peut entendre la langue de Dieu, parce qu’il vient de Dieu, et que sa raison est au début semblable à celle de Dieu ; mais Dieu ne peut nous entendre, ni venir jusqu’à nous, parce qu’il est infini, et qu’il ne peut revêtir les attributs du fini, sans cesser d’être Dieu, sans se détruire. Le dogme de la providence en Dieu est démontré faux, en fait et en droit.

Il est facile à présent de voir comment la même argumentation se retourne contre le système de la déification de l’homme.

L’homme posant fatalement Dieu comme absolu et infini dans ses attributs, tandis qu’il se développe lui-même en sens inverse de cet idéal, il y a désaccord entre le progrès de l’homme et ce que l’homme conçoit comme Dieu, D’un côté, il appert que l’homme, par le syncrétisme de sa constitution et par la perfectibilité de sa nature, n’est point Dieu, ni ne saurait devenir Dieu ; de l’autre, il est sensible que Dieu, l’Être suprême, est l’antipode de l’humanité, le sommet ontologique dont elle s’écarte indéfiniment. Dieu et l’homme, s’étant pour ainsi dire distribué les facultés antagonistes de l’être, semblent jouer une partie dont le commandement de l’univers est le prix : à l’un la spontanéité, l’immédiateté, l’infaillibilité, l’éternité ; à l’autre l’imprévoyance, la déduction, la mobilité, le temps. Dieu et l’homme se tiennent en échec perpétuel et se fuient sans cesse l’un l’autre ; tandis que celui-ci marche sans se reposer jamais dans la réflexion et la théorie, le premier, par son incapacité providentielle, semble reculer dans la spontanéité de sa nature. Il y a donc contradiction entre l’humanité et son idéal, opposition entre l’homme et Dieu, opposition que la théologie chrétienne avait allégorisée et personnifiée sous le nom de Diable ou Satan, c’est-à-dire contradicteur, ennemi de Dieu et de l’homme.

Telle est l’antimonie fondamentale dont je trouve que les modernes critiques n’ont pas tenu compte, et qui, si on la néglige, devant tôt ou tard aboutir à le négation de l’homme-dieu, par conséquent à la négation de toute cette exégèse philosophique, rouvre la porte à la religion et au fanatisme.

Dieu, selon les humanistes, n’est autre que l’humanité même, le moi collectif auquel s’asservit comme à un maître invisible le moi individuel. Mais pourquoi cette vision singulière, si le portrait est fidèlement calqué sur l’original ? Pourquoi l’homme, qui dès sa naissance connaît directement et sans télescope son corps, son âme, son chef, son prêtre, sa patrie, son état, a-t-il dû se voir comme dans un miroir, et sans se connaître, sous l’image fantastique de Dieu ? Où est la nécessité de cette hallucination ? Qu’est-ce que cette conscience trouble et louche qui, après un certain temps, s’épure, se rectifie, et au lieu de se prendre pour autre, se saisit définitivement comme telle ? Pourquoi de la part de l’homme cette confession transcendentale de la société, lorsque la société elle-même était là, présente, visible, palpable, voulante et agissante ; lorsqu’enfin elle était connue comme société, et nommée ?

Non, dit-on, la société n’existait pas ; les hommes étaient agglomérés, mais point associés : la constitution arbitraire de la propriété et de l’état, ainsi que le dogmatisme intolérant de la religion, le prouvent.

Rhétorique pure : la société existe du jour où les individus, communiquant par le travail et la parole, ont consenti des obligations réciproques, et donné naissance à des lois et à des coutumes. Sans doute la société se perfectionne à mesure des progrès de la science et de l’économie : mais à aucune époque de la civilisation le progrès n’implique une métamorphose comme celles qu’ont rêvée les faiseurs d’utopie ; et si excellente que doive être la condition future de l’humanité, elle n’en sera pas moins la continuation naturelle, la conséquence nécessaire de ses positions antérieures.

Du reste, aucun système d’association n’excluant par lui-même, ainsi que je l’ai fait voir, la fraternité et la justice, l’idéal politique n’a jamais pu être confondu avec Dieu, et l’on voit en effet que chez tous les peuples la société s’est distinguée de la religion. La première était prise pour but, la seconde regardée seulement comme moyen ; le prince fut le ministre de la volonté collective, pendant que Dieu régnait sur les consciences, attendant au delà du tombeau les coupables échappés à la justice des hommes. L’idée même de progrès et de réforme n’a fait défaut nulle part ; rien enfin de ce qui constitue la vie sociale n’a été chez aucune nation religieuse, entièrement ignoré ou méconnu. Pourquoi donc encore une fois cette tautologie de Société-Divinité, s’il est vrai, comme on le prétend, que l’hypothèse théologique ne contienne pas autre chose que l’idéal de la société humaine, le type préconçu de l’humanité transfigurée par l’égalité, la solidarité, le travail et l’amour ?

Certes, s’il est un préjugé, un mysticisme dont la déception me semble aujourd’hui redoutable, ce n’est plus le catholicisme qui s’en va, ce serait bien plutôt cette philosophie humanitaire, faisant de l’homme, sur la foi d’une spéculation trop savante pour n’être pas mêlée d’arbitraire, un être saint et sacré ; le proclamant Dieu, c’est-à-dire essentiellement bon et ordonné dans toutes ses puissances, malgré les témoignages désespérants qu’il ne cesse de donner de sa moralité douteuse ; attribuant ses vices à la contrainte où il a vécu, et se promettant de lui, par une liberté complète, les actes du plus pur dévouement, parce que dans les mythes où l’humanité, suivant cette philosophie, s’est peinte elle-même, se trouvent décrits et opposés l’un à l’autre, sous les noms d’enfer et de paradis, un temps de contrainte et de peine, et une ère de bonheur et d’indépendance ! Avec une pareille doctrine, il suffira, chose d’ailleurs inévitable, que l’homme reconnaisse qu’il n’est ni Dieu ni bon, ni saint, ni sage, pour qu’il se rejette aussitôt dans les bras de la religion : si bien qu’en dernière analyse tout ce que le monde aura gagné à la négation de Dieu, sera la résurrection de Dieu.

Tel n’est pas, selon moi, le sens des fables religieuses. L’humanité, en reconnaissant Dieu comme son auteur, son maître, son alter ego, n’a fait que déterminer par une antithèse sa propre essence : essence éclectique et pleine de contrastes, émanée de l’infini et contradictoire à l’infini, développée dans le temps et aspirant à l’éternité, par toutes ces raisons faillible, bien que guidée par le sentiment du beau et de l’ordre. L’humanité est fille de Dieu, comme toute opposition est fille d’une position antérieure : c’est pour cela que l’humanité a découvert Dieu semblable à elle, qu’elle lui a prêté ses propres attributs, mais toujours en leur donnant un caractère spécifique, c’est-à-dire en définissant Dieu contradictoirement à elle-même. L’humanité est un spectre pour Dieu, de même qu’il est un spectre pour elle ; chacun des deux est pour l’autre cause, raison et fin d’existence.

Ce n’était donc point assez d’avoir démontré, par la critique des idées religieuses, que la conception du moi divin se ramène à l’aperception du moi homme ; il fallait encore contrôler cette déduction par une critique de l’humanité même, et voir si cette humanité satisfaisait aux conditions que supposait son apparente déité. Or, tel est le travail que nous avons solennellement inauguré, lorsque, partant à la fois de la réalité humaine et de l’hypothèse divine, nous avons commencé de dérouler l’histoire de la société dans ses établissements économiques et dans ses pensées spéculatives.

Nous avons constaté, d’une part, que l’homme, bien que provoqué par l’antagonisme de ses idées, bien que jusqu’à certain point excusable, accomplit le mal gratuitement et par l’essor bestial de ses passions, ce qui répugne au caractère d’un être libre, intelligent et saint. Nous avons fait voir, d’un autre côté, que la nature de l’homme n’est point harmoniquement et synthétiquement constituée, mais formée par agglomération des virtualités spécialisées en chaque créature, circonstance qui, en nous révélant le principe des désordres commis par la liberté humaine, a achevé de nous démontrer la non divinité de notre espèce. Enfin, après avoir prouvé qu’en Dieu la providence non-seulement n’existe pas, mais qu’elle est impossible ; après avoir, en d’autres termes, séparé dans l’Être infini les attributs divins des attributs anthropomorphiques, nous avons conclu, contrairement aux affirmations de la vieille théodicée, que relativement à la destinée de l’homme, destinée essentiellement progressive, l’intelligence et la liberté en Dieu souffraient un contraste, une sorte de limitation et d’amoindrissement, résultant de son caractère d’éternité, d’immutabilité et d’infinité ; de telle sorte que l’homme, au lieu d’adorer en Dieu son souverain et son guide, ne pouvait et ne devait voir en lui que son antagoniste. Et cette dernière considération suffira pour nous faire rejeter aussi l’humanisme, comme tendant invinciblement, par la déification de l’humanité, à une restauration religieuse. Le vrai remède au fanatisme, selon nous, n’est pas d’identifier l’humanité avec Dieu, ce qui revient à affirmer, en économie sociale la communauté, en philosophie le mysticisme et le statu quo ; c’est de prouver à l’humanité que Dieu, au cas qu’il y ait un Dieu, est son ennemi.

Quelle solution sortira plus tard de ces données ? Dieu à la fin se trouvera-t-il être quelque chose ?…

J’ignore si je le saurai jamais. S’il est vrai, d’un côté, que je n’aie aujourd’hui pas plus de raison d’affirmer la réalité de l’homme, être illogique et contradictoire, que la réalité de Dieu, être inconcevable et immanifesté, je sais du moins, par l’opposition radicale de ces deux natures, que je n’ai rien à espérer ni à craindre de l’auteur mystérieux que ma conscience involontairement suppose ; je sais que mes tendances les plus authentiques m’éloignent chaque jour de la contemplation de cette idée ; que l’athéisme pratique doit être désormais la loi de mon cœur et de ma raison ; que c’est de la fatalité observable que je dois incessamment apprendre la règle de ma conduite ; que tout commandement mystique, tout droit divin qui me serait proposé, doit être par moi repoussé et combattu ; que le retour à Dieu par la religion, la paresse, l’ignorance ou la soumission, est un attentat contre moi-même ; et que si un jour je dois me réconcilier avec Dieu, cette réconciliation, impossible tant que je vis, et dans laquelle j’aurais tout à gagner, rien à perdre, ne se peut accomplir que par ma destruction.

Concluons donc, et inscrivons sur la colonne qui doit servir à nos recherches ultérieures de point de repère :

Le législateur se méfie de l’homme, abrégé de la nature, et syncrétisme de tous les êtres, — Il ne compte pas sur la Providence, faculté inadmissible dans l’esprit infini.

Mais, attentif à la succession des phénomènes, docile aux leçons du destin, il cherche dans la fatalité la loi de l’humanité, la prophétie perpétuelle de son avenir.

Il se souvient aussi, parfois, que si le sentiment de la Divinité faiblit parmi les hommes ; si l’inspiration d’en-haut se retire progressivement pour faire place aux déductions de l’expérience ; s’il y a scission de plus en plus flagrante entre l’homme et Dieu ; si ce progrès, forme et condition de notre vie, échappe aux perceptions d’une intelligence infinie et par conséquent an-historique ; si, pour tout dire, le rappel à la Providence de la part d’un gouvernement est tout à la fois une lâche hypocrisie et une menace à la liberté ; cependant le consentement universel des peuples, manifesté par l’établissement de tant de cultes divers, et la contradiction à jamais insoluble qui atteint l’humanité dans ses idées, ses manifestations et ses tendances, indiquent un rapport secret de notre âme, et par elle de la nature entière, avec l’infini, rapport dont la détermination exprimerait du même coup le sens de l’univers, et la raison de notre existence.


fin du premier volume.


TABLE DES MATIÈRES.


  • CHAPITRE I. — De la science économique. 39
    • § I. — Opposition du fait et du droit dans l’économie des sociétés. ib.
    • § II. — Insuffisance des théories et des critiques. 47
  • CHAPITRE II. — De la valeur. 65
    • § I. — Opposition de la valeur d’utilité et de la valeur d’échange. ib.
    • § II. — Constitution de la valeur : définition de la richesse. 80
    • § III. — Application de la loi de proportionnalité des valeurs. 94
  • CHAPITRE III. — Évolutions économiques. — première époque. — La division du travail. 113
    • § I. — Effets antagonistes du principe de division 115
    • § II. — Impuissance des palliatifs.— MM. Blanqui, Chevalier, Dunoyer, Rossi et Passy. 126
  • CHAPITRE IV. — Deuxième époque. — Les machines. 146
    • § I. — Du rôle des machines, dans leurs rapports avec la liberté. 148
    • § II. — Contradiction des machines. — Origine du capital et du salariat. 160
    • § III. — Des préservatifs contre l’influence désastreuse des machines. 176
  • CHAPITRE V. — Troisième époque. — La concurrence. 187
    • § I. — Nécessité de la concurrence. ib.
    • § II. — Effets subversifs de la concurrence, et destruction par elle de la liberté. 205
    • § III. — Remèdes proposés contre la concurrence. 222
  • CHAPITRE VI. — Quatrième époque. — Le monopole. 234
    • § I. — Nécécessité du monopole. 235
    • § II. — Désastres dans le travail et perversion dans les idées causés par le monopole. 252
  • CHAPITRE VII. — Cinquième époque. — La police ou l’impôt. 274
    • § I. — Idée synthétique de l’impôt. — Point de départ et développement de cette idée. 275
    • § II. — Antinomie de l’impôt. 285
    • § III. — Conséquences désastreuses et inévitables de l’impôt. Subsistances, lois somptuaires, police rurale et industrielle, brevets d'invention, marques de fabrique, etc.) 298
  • CHAPITRE VIII. — De la responsabilité de l’homme et de Dieu, sous la loi de contradiction, ou solution du problème de la providence. 344
    • § I. — Culpabilité de l’homme. — Exposition du mythe de la chute. 349
    • § II. — Exposition du mythe de la Providence. — Rétrogradation de Dieu. 374
FIN DE LA TABLE.

  1. Ie-hovah, et en composition Iah, l'être; Iao, iou-piter, même signif‍ication; ha-iah, héb. il fut; ei, gr. il est, ei-nai, être; an-i, héb. et en conjugaison th i, moi; e-go , io, ich, i, m-î, m-e. t-ibi, te. et tous les pronoms personnels dans lesquels la voyelle i, e, ei, oï, figure la personnalité en général, et les consonnes m ou n, s ou t, servent à indiquer le numéro d’ordre des personnes. Au reste, qu’on dispute sur ces analogies, je ne m’y oppose pas : à cette profondeur, la science du philologue n’est plus que nuage et mystère. Ce qui importe et que je remarque, c’est que le rapport phonétique des noms semble traduire le rapport métaphysique des idées.
  2. Les Chinois ont conservé dans leurs traditions le souvenir d’une religion qui aurait cessé d’exister parmi eux des le cinquième ou le sixième siècle avant notre ère. (Voir Pauthier, Chine, Paris, Didot.) Une chose plus surprenante encore, c’est que ce peuple singulier. en perdant son culte primitif, parait avoir compris que la divinité n’est autre que le moi collectif du genre humain ; en sorte que depuis plus de deux mille ans la Chine, dans sa croyance vulgaire, serait parvenue aux derniers résultats de la philosophie de l’Occident. « Ce que le ciel voit et entend, est-il dit dans le Chou-King, n’est que ce que le peuple voit et entend. Ce que le peuple juge digne de récompense et de punition, est ce que le Ciel veut punir et récompenser. Il y a une communication intime outre le ciel et le peuple : que ceux qui gouvernent le peuple soient donc attentifs et réservés. » Confucius avait exprimé la même pensée d’une autre manière : « Obtiens l’affection du peuple et tu obtiendras l’empire ; — Perds l’affection du peuple et tu perdras l’empire. » Voilà la raison générale, l’opinion prise pour reine du monde, comme ailleurs ç’a été la révélation. Le Tao-te-King est encore plus décisif. Dans cet ouvrage, qui n’est qu’une critique ébauchée de la raison pure, le philosophe Lao-Tseu identifie perpétuellement sous le nom de Tao, la raison universelle et l’être infini ; et c’est même, à mon avis, cette identification constante de principes que nos habitudes religieuses et métaphysiques ont si profondément différenciés, qui ont fait toute l’obscurité du livre de Lao-Tseu.
  3. Voir, entre autres, Auguste Comte, Cours de philosophie positive, et P.-J. Proudhon, de la Création de l’ordre dans l’humanité.
  4. Je n’entends point affirmer ici d’une manière positive la transmutabilité des corps ni la désigner comme but aux investigations ; bien moins encore ai-je la prétention de dire quelle doit être sur ce point l’opinion des savants. Je veux seulement signaler l’espèce de scepticisme que font naître dans tout %prit non prévenu les conclusions les plus générales de la philosophie chimique, ou pour mieux dire, les inconciliables hypothèses qui servent de support à ses théories. La chimie est vraiment le désespoir de la raison : de toutes parts, elle touche au fantastique ; et plus l’expérience nous la fait connaître, plus elle s’entoure d’impénétrables mystères. C’est la réflexion que me suggérait naguère la lecture des Lettres sur la chimie de M. Liebig (Paris, Masgana, 1843, trad. de Bertet-Dupiney et Dubreuii-Hélion).
      Ainsi M. Liebig, après avoir banni de la science les causes hypothétiques et toutes les entités admises par les anciens, comme la force créatrice de la ma » lière, l’horreur du vide, l’esprit recteur, etc. (p. 22), admet aussitôt, comme condition d’intelligibilité des phénomènes chimiques, une série d’entités non moins obscures, la force vitale, la force chimique, la force électrique, la force d’attraction, etc. (p. 146, 149). On dirait une réalisation des propriétés des corps, à rinstar de la réalisation que les psychologues ont faite des facultés de l’âme, sous les noms de liberté, imagination, mémoire, etc. Pourquoi ne pas s’en tenir aux éléments ? Pourquoi, si les atomes pèsent par eux-mêmes, comme parait le croire M. Liebig, ne seraient-ils pas aussi par eux-mêmes électriques et vivants ? Chose curieuse ! les phénomènes de la matière, comme ceux de l’esprit, ne deviennent intelligibles qu’en les supposant produits par des forces inintelligibles et gouvernés par des lois contradictoires : c’est ce qui ressort à chaque page du livre de M. Liebig.
      La matière, selon M. Liebig, est essentiellement inerte et dépourvue de toute activité spontanée (p. 148) ; comment alors les atomes sont-ils pesants ? La pesanteur inhérente aux atomes n’est-elle pas le mouvement propre, éternel et spontané de la matière ? et ce qu’il nous arrive de prendre pour repos, ne serait-ce pas plutôt un équilibre ? Pourquoi donc supposer tantôt une inertie que les définitions démentent, tantôt une virtualité extérieure que rien n’atteste ?
      De ce que les atomes sont pesants, M. Liebig conclut qu’ils sont indivisibles (p. 58). Quel raisonnement ! La pesanteur n’est que la force, c’est-à-dire une chose qui ne peut tomber sous le sens, et qui ne laisse apercevoir d’elle que ses phénomènes ; une chose par conséquent à laquelle le concept de division et indivision est inapplicable ; et de la présence de cette force, de l’hypothèse d’une entité indéterminée et immatérielle, on conclut à une matérialité indivisible !
      Au reste, M. Liebig avoue qu’il est impossible à notre intelligence de se figurer des particules absolument indivisibles ; il reconnaît de plus que le fait de cette indivisibilité n’est pas prouvé ; mais il ajoute que la science ne peut se passer de cette hypothèse : en sorte que, de l’aveu des maîtres, la chimie a pour point de départ une fiction qui répugne à l’esprit autant quelle est étrangère à l’expérience. Quelle ironie !
      Les poids des atomes, dit M. Liebig, sont inégaux, parce que leurs volumes sont inégaux : toutefois, il est impossible de démontrer que les équivalents chimiques expriment le poids relatif des atomes, ou, en d’autres termes, que ce que nous regardons, d’après le calcul des équivalences atomiques, comme atome, n’est pas composé de plusieurs atomes. Tout cela revient à dire que plus de matière pèse davantage que moins de matière ; et puisque la pesanteur est l’essence de la matérialité, on en conclura rigoureusement, que la pesanteur étant partout identique à elle-même, il y a aussi identité dans la matière ; que la différence des corps simples provient uniquement, soit des différents modes des associations des atomes, soit des divers degrés de condensation moléculaire, et qu’au fond les atomes sont transmutables, ce que M. Liebig n’admet pas.
      « Nous n’avons, dit-il, aucun motif de croire qu’un élément se convertisse en un autre élément (p. 135). » Qu’en savez-vous ? Les motifs de croire à cette conversion peuvent très-bien exister sans que vous les aperceviez ; et il n’est pas sûr que votre intelligence soit à cet égard au niveau de votre expérience. Mais admettons l’argument négatif de M. Liebig, que s’ensuit-il ? Qu’à cinquante-six exceptions près, demeurées jusqu’à présent irréductibles, toute la matière est en métamorphose perpétuelle. Or, c’est une loi de notre raison de supposer dans la nature unité de substance aussi bien qu’unité de force et unité de système ; d’ailleurs, la série des composés chimiques et des corps simples eux-mêmes nous y porte invinciblement. Comment donc refuser de suivre jusqu’au bout la route ouverte par la science, et d’admettre une hypothèse qui est la conclusion fatale de l’expérience même ?
      De même que M. Liebig nie la transmutabilité des éléments, il repousse la formation spontanée des germes. Or, si l’on rejette la formation spontanée des germes, force est d’admettre leur éternité ; et comme, d’un autre côté, il est prouvé par la géologie que le globe n’est point habité de toute éternité, on est contraint d’admettre encore que, à un moment donné, les germes éternels des animaux et des plantes sont éclos, sans père ni mère, sur la surface du globe. Ainsi, la négation des générations spontanées ramène l’hypothèse de cette spontanéité : qu’est-ce que la métaphysique, tant honnie, offre de plus contradictoire ?
      Qu’on ne croie pas pour cela que je nie la valeur et la certitude des théories chimiques, ni que l’atomisme me semble chose absurde, ni que je partage l’opinion des épicuriens sur les générations spontanées. Tout ce que je veux faire remarquer, encore une fois, c’est qu’au point de vue des principes, la chimie a besoin d’une extrême tolérance, puisqu’elle n’est possible qu’à la condition d’un certain nombre de fictions qui répugnent à la raison et à l’expérience, et qui s’entre-détruisent.
  5. Les chimistes distinguent le mélange de la composition, de même que les logiciens distinguent l’association des idoles de leur synthèse. Il est vrai cependant que, d’après les chimistes, la composition ne serait encore qu’un mélange, ou plutôt une aggrégation, non plus fortuite, mais systématique des atomes, lesquels ne produiraient des composés divers que par la diversité de leur arrangement. Mais ce n’est encore là qu’une hypothèse tout à fait gratuite, une hypothèse qui n’explique rien, et n’a pas même le mérite d’être logique. Comment une différence purement numérique ou géométrique dans la composition et la forme de l’atome. engendre-t-elle des propriétés physiologiques si différentes ? Comment, si les atomes sont indivisibles et impénétrables, leur association, bornée à des effets mécaniques, ne les laisse-t-elle pas, quant à leur essence, inaltérables ? Où est ici le rapport entre la cause supposée et l’effet obtenu ?
      Délions-nous de notre optique intellectuelle : il en est des théories chimiques comme des systèmes de psychologie. L’entendement, pour se rendre compte des phénomènes, opère sur les atomes qu’il ne voit ni ne verra jamais, comme sur le moi qu’il n’aperçoit pas davantage z il applique à tout ses catégories ; c’est-à-dire qu’il distingue, individualise, concrète, dénombre, oppose ce qui, matériel ou immatériel, est profondément identique et indiscernable. La matière, aussi bien que l’esprit, joue à nos yeux toutes sortes de rôles ; et comme ses métamorphoses n’ont rien d’arbitraire, nous en prenons texte pour bâtir ces théories psychologiques et atomiques, vraies en tant que sous un langage de convention, elles nous représentent fidèlement la série des phénomènes ; mais radicalement fausses, dès qu’elles prétendent réaliser leurs abstractions, et conclure au pied de la lettre.
  6. « Le principe qui préside à la vie des nations, ce n’est pas la science pure : ce sont les données complexes qui ressortent de l’état des lumières, des besoins et des intérêts. » Ainsi s’exprimait, en décembre 1844, un des esprits les plus lucides qui soient en France, M. Léon Faucher. Qu’on explique, si l’on peut, comment un homme de cette trempe a été amené, par ses convictions économiques, à déclarer que les données complexes de la société sont opposées à la science pure.
  7. Un philosophe subtil, M. Paul Ackermann, a fait voir, par l’exemple du français, que chaque mot d’une langue ayant son contraire, ou comme dit l’auteur son antonyme, le vocabulaire entier pouvait être disposé par couples et former un vaste système dualiste. (Voy. Dictionnaire des Antonymes, par Paul Ackermann. Paris, Brockhaus et Avenarius, 1842.)
  8. Séance de l’Académie des sciences morales et politiques, septembre 1846.
  9. Journal des Économistes, avril 1843.
  10. Malgré les autorités les plus recommandables, je ne puis me faire à l’idée que serf, en latin servus, ait été dit de servare, conserver, parce que l’esclave était un prisonnier de guerre que l’on conservait pour le travail. La servitude, ou tout au moins la domesticité, est certainement antérieure à la guerre, bien qu’elle en ait reçu un notable accroissement. Pourquoi d’ailleurs, si telle était l’origine de l’idée comme de la chose, au lieu de serv-us n’aurait-on pas dit, conformément à la déduction grammaticale, serv-atus ? Pour moi, la véritable étymologie se découvre dans l’opposition de serv-are et serv-ire, dont le thème primitif est ser-o, in-ser-o, joindre, serrer, d’où ser-ies, jointure, continuité ser-a, fr. serrure ; ser-tir, enchâsser, etc. Tons ces mots impliquent l’idée d’une chose principale, à laquelle vient se joindre un accessoire, comme un objet d’utilité particulière. De là serv-ire, être un objet d’utilité, une chose secondaire à une autre ; serv-are, comme nous disons, serrer, mettre de côté, assigner à une chose son utilité ; serv-us, homme à la main, une utilité, un meuble, enfin, un homme de service. L’opposé de servus est dominus (dom-us, dom-anium et dom-are) ; c’est-à-dire le chef du ménage, le maître de la maison, celui qui met à son usage les hommes servat, les animaux, domat, et les choses, possidet. Que par la suite les prisonniers de guerre aient été réservés pour l’esclavage, servati ad servilium ou plutôt serti ad glebam, cela se conçoit à merveille : leur destination étant connue, ils n’ont fait qu’en prendre le nom.
  11. Grâce au ciel, le ministre a tranché la question, et je lui en fais mon compliment bien sincère. D’après le tarif proposé, le port des lettres serait réduit à 10 c. pour les distances de 1 à 20 kilomètres ; — 20 c. de 20 à 40 kil. ; — 30 c. de 40 à 120 kil. ; — 40 c. de 120 à 360 kil. ; — 50 c. pour les distances supérieures.
  12. La nouvelle loi sur les livrets a resserré dans des limites plus étroites l’indépendance des ouvriers. La presse démocratique a fait éclater de nouveau à ce sujet son indignation contre les hommes du pouvoir, comme s’ils eussent fait autre chose qu’appliquer les principes d’autorité et de propriété, qui sont ceux de la démocratie. Ce qu’ont fait les chambres à l’égard des livrets était inévitable, et l’on devait s’y attendre. Il est aussi impossible à une société fondée sur le principe propriétaire de ne pas aboutir à la distinction des castes, qu’à une démocratie de ne pas arriver au despotisme, à une religion d’être raisonnable, au fanatisme de se montrer tolérant. C’est la loi de contradiction : combien nous faudra-t-il de temps pour l’entendre ?
  13. Voir plus loin, tome II, chap. ix.
  14. Ibid. chap. x.
  15. Ibid. chap. xi.