Système national d’économie politique/Livre 3/01

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CHAPITRE PREMIER.

Les économistes italiens.


L’Italie a devancé toutes les nations modernes dans la théorie comme dans la pratique de l’économie. Le comte Pecchio a publié une histoire consciencieuse de cette branche de la littérature italienne ; le seul défaut de son livre est d’être trop servilement fidèle à la théorie régnante et de ne pas faire convenablement ressortir les causes principales de la chute de l’industrie en Italie, savoir, le manque d’unité nationale au milieu des grandes nationalités formées à l’aide de la monarchie héréditaire, puis la domination théocratique et la destruction des libertés dans les républiques et dans les villes. S’il eût mieux étudié ces causes, la véritable tendance du Prince de Machiavel lui eût difficilement échappé ; il ne se fût pas borné à mentionner en passant cet écrivain.

C’est la remarque de Pecchio, que, dans une lettre à son ami Guichardin en 1525, Machiavel avait proposé une association de toutes les puissances italiennes contre l’étranger, et que cette lettre communiquée au pape Clément VII avait puissamment concouru à la formation de la sainte Ligue en 1526 ; c’est cette remarque qui nous a conduit à imaginer que la même pensée avait inspiré le Prince. Ayant lu nous-mêmes cet ouvrage, nous y avons trouvé tout d’abord la vérification de cette conjecture. Il est évident que le Prince, composé en 1513, avait pour but de pénétrer les Médicis de cette idée, que leur maison était appelée à réunir l’Italie entière sous une seule main, et de leur indiquer les moyens d’atteindre ce but[1].

Le titre et la forme du livre, qui semble traiter du pouvoir absolu en général, ont été choisis visiblement par des motifs de prudence. Il n’y est question qu’en passant des princes héréditaires et de leur gouvernement. L’auteur n’a autre chose en vue qu’un usurpateur italien. Il faut que des principautés soient subjuguées, des dynasties renversées, la noblesse féodale abattue, la liberté des républiques anéantie. Vertus du ciel et ruses de l’enfer, prudence et audace, bravoure et perfidie, bonheur et hasard, l’usurpateur doit tout employer, tout mettre en œuvre, tout tenter pour fonder un empire italien. Puis on lui communique un secret dont la puissance a été suffisamment éprouvée dans les trois siècles suivants ; c’est de créer une armée nationale, à laquelle une nouvelle discipline, de nouvelles armes et une nouvelle tactique assurent la victoire[2].

Si la généralité de l’argumentation laissait subsister encore quelques doutes sur le but de l’auteur, le dernier chapitre les dissiperait. Il y déclare sans détour : que les invasions étrangères et le morcellement intérieur sont les causes principales de tous les maux de l’Italie, que la maison de Médicis, entre les mains de laquelle se trouvaient la Toscane et l’État de l’Église, a reçu de la Providence mission d’accomplir le grand œuvre ; que le moment est favorable pour innover, qu’un nouveau Moïse doit surgir pour délivrer son peuple de la servitude d’Égypte ; enfin que rien ne procure à un prince plus d’autorité et de gloire que de grandes entreprises[3].

Ce qui montre que, dans les autres chapitres, la pensée de l’ouvrage doit être comprise à demi-mot, c’est le langage tenu par l’auteur dans le neuvième touchant l’État de l’Église. C’est ironiquement qu’il dit que les ecclésiastiques ont des terres et qu’ils ne les gouvernent pas, des seigneuries et qu’ils ne les défendent pas ; que leurs terres, les plus heureuses de toutes, sont directement protégées par la divine Providence, qu’il serait téméraire de porter à leur sujet un jugement. Il est clair qu’il a voulu ainsi, sans se compromettre, donner à entendre qu’un conquérant hardi, surtout un Médicis, dont le pape était le parent, ne rencontrerait pas sur ce terrain de grands obstacles.

Mais comment, avec les sentiments républicains de Machiavel, expliquer les conseils qu’il donne à son usurpateur concernant les républiques ? Si ce républicain zélé, ce grand penseur et ce grand écrivain, ce patriote martyr conseille à l’usurpateur futur de détruire jusque dans ses racines la liberté des républiques, ne doit-on voir chez lui que le désir de gagner les bonnes grâces du prince auquel son livre est dédié et de poursuivre des avantages personnels ?

On ne peut nier que Machiavel, à l’époque où il écrivait le Prince, était dans le besoin, qu’il était inquiet de son avenir, qu’il désirait ardemment et qu’il espérait un emploi et un secours des Médicis. Une lettre du 10 octobre 1515, qu’il adressa de sa pauvre retraite champêtre à son ami Vettori à Florence, met ce fait hors de doute.

Toutefois on a de sérieuses raisons de penser que, par cet écrit, il ne recherchait pas seulement la faveur des Médicis, qu’il ne poursuivait pas un but purement personnel, mais qu’il avait en vue l’exécution d’un plan d’usurpation, d’un plan qui n’était nullement en contradiction avec ses sentiments républicains et patriotiques, bien que la moralité de notre époque doive le réprouver comme impie. Ses ouvrages et sa correspondance diplomatique montrent qu’il connaissait à fond l’histoire de tous les États. Un regard qui plongeait si profondément dans le passé, et qui dans le présent avait tant de clairvoyance, dut aussi voir loin dans l’avenir. Une intelligence, qui, dès le commencement du seizième siècle, comprenait l’importance d’une armée nationale, dut aussi reconnaître que le temps des petites républiques était passé, que la période des grandes monarchies était venue, que la nationalité, dans l’état de choses existant alors, ne pouvait être réalisée que par l’usurpation et conservée que par le despotisme, que les oligarchies aux mains desquelles étaient les républiques italiennes, étaient le plus grand obstacle à l’unité nationale, qu’il fallait par conséquent les détruire, et que la liberté du pays renaîtrait ensuite de son unité. Évidemment, Machiavel livrait au despotisme, comme une proie, la liberté usée de quelques villes, dans l’espoir d’obtenir à l’aide de celui-ci l’unité nationale, et d’assurer par là aux générations futures la liberté sous une forme plus grande et plus imposante.

Le premier ouvrage spécial sur l’économie politique qui ait été écrit en Italie est celui d’Antonio Serra, de Naples, Sur les moyens de faire affluer l’or et l’argent dans les royaumes.

Say et Mac Culloch ne paraissent avoir lu de ce livre que le titre ; l’un et l’autre l’écartent dédaigneusement en faisant la remarque qu’il n’y est question que de la monnaie et que l’auteur a commis l’erreur de ne voir la richesse que dans les métaux précieux. S’ils en avaient lu davantage et s’ils l’avaient étudié, peut-être y auraient-ils puisé d’utiles leçons. Antonio Serra, bien que coupable du péché de considérer l’abondance de l’or et de l’argent comme des signes de richesse, a cependant des idées assez nettes sur l’origine de la richesse. Il met en première ligne, il est vrai, les mines comme les sources directes des métaux précieux, mais il rend toute justice aux moyens indirects par lesquels on les obtient. L’agriculture, l’industrie manufacturière et le commerce sont pour lui les sources principales de la richesse nationale. La fertilité du sol est une source certaine de prospérité, mais les manufactures en sont une autre beaucoup plus abondante, par divers motifs, mais principalement à cause du vaste commerce auquel elles servent de base. La fécondité de ces sources dépend des qualités que les habitants possèdent, du point de savoir, par exemple, s’ils sont laborieux, actifs, entreprenants, économes, et des circonstances naturelles et locales, par exemple, de la situation favorable d’une ville pour le commerce maritime. Au-dessus de toutes ces causes, Serra place la forme du gouvernement, l’ordre public, la liberté civile, les garanties politiques, la stabilité des lois. « Un pays ne peut prospérer, dit-il, si chaque nouveau prince peut y établir de nouvelles lois ; c’est peut-être pour cela que les États du Saint-Père sont moins florissants que d’autres dont le gouvernement et la législation sont plus stables. Voyez comme à Venise la durée du même régime depuis des siècles influe sur la prospérité publique. » Telle est la substance d’un système d’économie politique, qui, tout en ne paraissant avoir d’autre objet que l’acquisition des métaux précieux, se distingue, dans l’ensemble, par le naturel et par le bon sens. Évidemment l’ouvrage de J.-B. Say, qui développe d’ailleurs des notions économiques dont Antonio Serra n’avait aucune idée, est très-inférieur à celui de Serra dans les points principaux et notamment dans l’exacte appréciation du régime politique relativement à la richesse des nations. Si Say avait étudié Serra au lieu de le mettre de côté, il n’aurait sans doute pas soutenu, dans la première page de son Traité d’économie politique[4], que l’économie politique n’a point à se préoccuper de la constitution des États ; qu’on a vu sous toutes les formes de gouvernement des nations s’enrichir et se ruiner ; qu’il importe seulement pour un pays d’être bien administré.

Nous sommes loin de vouloir soutenir la supériorité absolue d’une forme de gouvernement sur toutes les autres. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les États de l’Amérique du Sud pour se convaincre que le régime démocratique, chez des peuples qui ne sont pas encore mûrs à cet égard, peut les faire rétrograder notablement dans leur prospérité. Il suffit de jeter un coup d’œil sur la Russie, pour reconnaître que des peuples qui se trouvent encore à un degré inférieur de culture peuvent accomplir sous la monarchie absolue les progrès matériels les plus signalés. Mais cela ne prouve nullement qu’on ait vu, sous toutes les formes de gouvernement, des nations s’enrichir, c’est-à-dire atteindre le plus haut degré de prospérité. Bien au contraire, l’histoire enseigne que ce degré de prospérité publique, marqué par des manufactures et un commerce florissant, ne peut être atteint que dans les pays dont la constitution politique, qu’elle s’appelle république démocratique, république aristocratique ou monarchie limitée, garantit pleinement aux citoyens la liberté personnelle et la sûreté des biens, à l’administration l’activité et l’énergie dans la poursuite des intérêts sociaux avec la persévérance dans ces efforts. Car, dans un état avancé de civilisation, il s’agit moins d’être bien administré pendant quelque temps, que de l’être constamment et uniformément, de manière qu’une administration nouvelle ne détruise pas le bien que sa devancière a fait, que trente années d’une administration comme celle de Colbert ne soient pas suivies de la révocation de l’édit de Nantes, que, durant des siècles, on persévère dans un seul et même système, et qu’on poursuive un seul et même but. Ce sont les constitutions dans lesquelles les intérêts du pays sont représentés, et non le gouvernement absolu sous lequel l’administration change avec la personne du monarque, qui assurent, ainsi qu’Antonio Serra le remarque avec raison, cette stabilité administrative. Il existe, d’ailleurs, des degrés de culture où le gouvernement absolu peut être beaucoup plus favorable et l’est généralement, en effet, aux progrès matériels et moraux du pays, que ne le serait le gouvernement constitutionnel. Ce sont les périodes de l’esclavage et du servage, de la barbarie et de la superstition, du morcellement national et des privilèges de caste. Car alors la constitution garantit la durée, non pas seulement aux intérêts nationaux, mais encore aux abus dominants, tandis qu’il est dans l’intérêt du gouvernement absolu et dans sa nature d’extirper ces abus, et qu’il peut faire arriver au pouvoir un monarque de grande énergie et de grandes lumières, qui fasse avancer la nation de plusieurs siècles et lui ouvre une ère indéfinie d’indépendance et de progrès.

Ainsi, c’est à l’aide d’un lieu commun, qui ne renferme qu’une vérité relative, que J.-B. Say a voulu séparer sa doctrine de la politique[5]. Sans doute il s’agit avant tout pour un pays d’être bien administré ; mais la bonté de l’administration dépend de la forme du gouvernement, et la forme du gouvernement la meilleure est évidemment celle qui répond le mieux à la situation morale et matérielle du pays, aux intérêts de son avenir. On a vu les nations avancer sous toutes les formes de gouvernement, mais on ne les a vues atteindre un haut degré de développement économique, que là où la forme du gouvernement garantissait un haut degré de liberté et de puissance, la stabilité dans les lois et dans la politique et de bonnes institutions.

Antonio Serra voit la nature des choses telle qu’elle est, et non à travers les lunettes d’un système préconçu ou d’un principe unique qu’il veut justifier et établir. Il compare la situation des différents États de l’Italie, et trouve la plus grande richesse là où existe le commerce le plus actif, là où existe une industrie manufacturière avancée, et celle-ci là où existe la liberté civile.

Le jugement de Beccaria est déjà influencé par les fausses maximes des physiocrates. Cet écrivain, il est vrai, a découvert, soit avant Adam Smith, soit en même temps que lui, le principe de la division du travail, ou bien il l’a trouvé dans Aristote[6] ; il le pousse même plus loin qu’Adam Smith, puisqu’il ne se borne pas, comme lui, au partage des tâches dans une seule fabrique, mais qu’il montre comment la distribution des membres de la société en différentes industries enfante la prospérité publique. Néanmoins, il n’hésite pas, avec les physiocrates, à soutenir que les manufacturiers ne sont pas productifs.

Rien de plus étroit que les vues du grand publiciste Filangieri. Imbu d’un faux cosmopolitisme, il croit que l’Angleterre, par ses restrictions commerciales, n’a fait que donner une prime à la contrebande et diminuer son commerce.

Verri, qui était administrateur, ne pouvait pas se tromper à ce point ; il admet qu’il est nécessaire de protéger l’industrie indigène contre la concurrence étrangère, mais il ne voit pas ou il n’a pas osé voir que cette politique suppose la grandeur et l’unité du pays.

  1. Dans un voyage en Allemagne, entrepris pendant l’impression du présent ouvrage, l’auteur a appris que les docteurs Ranke et Gervinus avaient porté sur le Prince le même jugement, (Note de l’auteur.)
      — À ces témoignages, on peut ajouter l’autorité de l’historien anglais Macaulay, qui, dans un travail récent, explique Machiavel par son époque ; nous disons explique, car il y a de ces choses qui ne se justifieront jamais. (H. R.)
  2. Tout ce que Machiavel a écrit avant et après le Prince, montre qu’il agitait de tels plans dans son esprit. Comment expliquerait-on sans cela que lui, savant, ambassadeur, fonctionnaire public, qui n’avait jamais exercé le métier des armes, se soit occupé de l’art de la guerre, à ce point que l’ouvrage qu’il a composé sur cette matière a excité l’admiration des premiers capitaines de son temps ?
  3. Frédéric le Grand, dans son Anti-Machiavel, ne considère le Prince que comme un traité purement théorique sur les droits et sur les devoirs des princes en général. Il est à remarquer qu’après avoir réfuté Machiavel chapitre par chapitre, il ne mentionne même pas le vingt-sixième et dernier, qui a pour titre : Appel pour délivrer l’Italie des étrangers, et qu’il intercale un chapitre complètement étranger à l’ouvrage de Machiavel, intitulé : Des différents modes de négociation et des motifs légitimes de déclarer la guerre.
  4. Discours préliminaire
  5. Bien que la recherche de la meilleure forme de gouvernement rentre dans le domaine de la science politique, il appartient cependant à la science économique d’expliquer en quoi la forme de gouvernement influe sur la production et sur la distribution de la richesse. C’est probablement par réaction contre les physiocrates ses prédécesseurs que J.-B. Say s’est abstenu à cet égard ; il aura voulu séparer nettement deux études qu’ils avaient à tort confondues. (H. R.)
  6. C’est dans Xénophon ou dans Platon qu’il fallait dire (H. R.)