Système national d’économie politique/Livre 4/01

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CHAPITRE PREMIER

la suprématie insulaire et les puissances continentales, l’amérique du nord et la france.


Dans tous les temps il y a eu des villes ou des pays qui ont surpassé les autres dans les manufactures, dans le commerce et dans la navigation ; mais le monde n’a point encore vu de suprématie comparable à celle de ce temps-ci. Dans tous les temps des États ont aspiré à la domination, mais aucun n’a encore construit sur une si large base l’édifice de sa puissance. Que l’ambition de ceux qui ont voulu fonder leur domination universelle uniquement sur la force des armes nous paraît misérable au prix de cette grande tentative de l’Angleterre de transformer son territoire tout entier en une immense ville manufacturière et commerçante, en un immense port, et de devenir ainsi parmi les autres contrées ce qu’une vaste cité est par rapport à la campagne, le foyer des arts et des connaissances, le centre du grand commerce et de l’opulence, de la navigation marchande et de la puissance militaire, une place cosmopolite approvisionnant tous les peuples de produits fabriqués et demandant en retour à chaque pays ses matières brutes et ses denrées, l’arsenal des grands capitaux, le banquier universel, disposant des moyens de circulation du monde entier, et se rendant tous les peuples tributaires par le prêt et par la perception des intérêts !

Soyons juste, du reste, envers cette puissance et envers son ambition. Loin d’avoir été arrêté dans ses progrès par l’Angleterre, le monde a reçu d’elle une forte impulsion. Elle a servi de modèle à tous les peuples, dans la politique intérieure et extérieure, dans les grandes inventions et dans les grandes entreprises de toute espèce, dans le perfectionnement des arts utiles et des voies de communication, dans la découverte et dans le défrichement des terres incultes, particulièrement dans l’exploitation des richesses naturelles de la zone torride et dans la civilisation des tribus restées ou retombées à l’état barbare. Qui sait jusqu’à quel point le monde ne serait point attardé, s’il n’y avait point eu d’Angleterre ? Et si L’Angleterre cessait d’exister, qui peut dire jusqu’où le genre humain ne reculerait pas ? Nous nous félicitons, par conséquent, des progrès rapides de cette nation, et nous faisons des vœux pour sa prospérité à tout jamais. Mais devons-nous souhaiter qu’elle fonde sur les débris des autres nationalités un empire universel ? Un cosmopolitisme chimérique ou un étroit esprit mercantile pourrait seul répondre oui à cette question. Nous avons dans les chapitres précédents retracé les conséquences d’une telle dénationalisation et montré que la civilisation du genre humain ne peut résulter que de l’élévation de divers peuples au même degré de culture, de richesse et de puissance ; que la même voie par laquelle l’Angleterre est parvenue d’un état de barbarie à sa grandeur actuelle est ouverte aux autres nations, et que plus d’une aujourd’hui est appelée à marcher sur ces traces.

Les maximes d’État à l’aide desquelles l’Angleterre est devenue ce qu’elle est aujourd’hui, peuvent être réduites aux formules suivantes :

Préférer constamment l’importation des forces productives à celle des marchandises[1] ;

Entretenir et protéger soigneusement le développement de la force productive ;

Ne recevoir que des matières brutes et des produits agricoles, et n’exporter que des objets manufacturés ;

Employer à fonder des colonies et à soumettre des peuples barbares le trop-plein de la force productive ;

Réserver exclusivement à la métropole l’approvisionnement en objets fabriqués des colonies et des territoires soumis : en revanche, recevoir de préférence leurs matières brutes et, en particulier, leurs denrées tropicales ;

Se réserver le cabotage et la navigation entre la métropole et les colonies, encourager les pêches maritimes à l’aide de primes, et conquérir la part plus large possible dans la navigation internationale ;

Devenir ainsi la première puissance navale, au moyen de cette suprématie étendre son commerce extérieur et agrandir incessamment ses établissements coloniaux ;

N’accorder de facilités dans le commerce colonial et dans la navigation qu’autant qu’elles procuraient plus de gain que de perte ; ne stipuler de réciprocité en matière de taxes de navigation qu’autant que l’avantage était du côté de l’Angleterre, et que c’était un moyen d’empêcher les puissances étrangères d’établir des restrictions maritimes à leur profit ;

Ne faire aux nations indépendantes de concessions qu’en ce qui touche l’importation des produits agricoles, et à condition de concessions analogues relativement à l’exportation des produits manufacturés ;

Là où de pareilles concessions ne pouvaient être obtenues par voie de traité, atteindre le même but au moyen de la contrebande ;

Entreprendre des guerres ou conclure des alliances dans l’intérêt exclusif des manufactures et du commerce, de la navigation et des colonies ; réaliser par là des profits sur les amis comme sur les ennemis ; sur ceux-ci en interrompant leur commerce, sur ceux-là en ruinant leurs manufactures par des subsides payés sous la forme de produits manufacturés.

Jadis ces maximes étaient ouvertement proclamées par tous les ministres et par tous les membres du Parlement. Les ministres de Georges Ier, en 1721, déclarèrent franchement, à propos de la prohibition d’entrée sur les produits fabriqués de l’Inde, qu’une nation ne pouvait devenir riche et puissante, qu’en important des matières brutes et en exportant des objets manufacturés. Encore du temps de lord Chatham et de lord North on ne craignit pas de soutenir en plein Parlement qu’il ne fallait pas permettre à l’Amérique du Nord de fabriquer un fer de cheval.

Depuis Adam Smith une nouvelle maxime été ajoutée à celles qu’on vient d’énumérer, à savoir dissimuler la vraie politique de l’Angleterre à l’aide des expressions et des arguments cosmopolites imaginés par Adam Smith, de manière à empêcher les nations étrangères de l’imiter.

C’est une règle de prudence vulgaire, lorsqu’on est parvenu au faîte de la grandeur, de rejeter l’échelle avec laquelle on l’a atteint, afin d’ôter aux autres le moyen d’y monter après nous. Là est le secret de la doctrine cosmopolite d’Adam Smith et des tendances cosmopolites de son illustre contemporain William Pitt, ainsi que de tous ses successeurs dans le gouvernement de la Grande-Bretagne. Une nation qui, par des droits protecteurs et par des restrictions maritimes, a perfectionné son industrie manufacturière et sa marine marchande au point de ne craindre la concurrence d’aucune autre, n’a pas de plus sage parti à prendre que de repousser loin d’elle ces moyens de son élévation, de prêcher aux autres peuples les avantages de la liberté du commerce et d’exprimer tout haut son repentir d’avoir marché jusqu’ici dans les voies de l’erreur et de n’être arrivée que tardivement à la connaissance de la vérité.

William Pitt fut le premier homme d’État anglais qui comprit l’usage qu’on pouvait faire de la théorie cosmopolite d’Adam Smith, et ce n’était pas en vain qu’il avait constamment avec lui un exemplaire de la Richesse des nations. Son discours de 1786, prononcé à l’adresse, non du Parlement ou de son pays, mais évidemment des hommes d’État inexpérimentés et inhabiles de la France, et calculé uniquement pour les gagner au traité d’Éden, est un chef-d’œuvre de dialectique à la Smith. La France, à l’entendre, était naturellement appelée à l’agriculture et à la production du vin, comme l’Angleterre aux manufactures ; ces deux nations étaient l’une vis-à-vis de l’autre comme deux grands négociants, travaillant dans des branches différentes, qui s’enrichissent l’un l’autre en échangeant leurs marchandises[2]. Pas un mot de l’ancienne maxime de l’Angleterre, que, dans le commerce extérieur, une nation ne peut parvenir au plus haut degré de richesse et de puissance que par l’échange de ses produits manufacturés contre des produits agricoles et des matières brutes. Cette maxime est restée depuis lors un secret d’État de l’Angleterre ; elle cessa d’être publiquement proclamée, mais elle ne fut que plus strictement suivie.

Du reste, si, depuis William Pitt, l’Angleterre avait effectivement renoncé au système protecteur comme à une béquille inutile, elle serait aujourd’hui beaucoup plus grande qu’elle ne l’est ; elle serait beaucoup plus près du but qu’elle poursuit, ou du monopole de l’industrie manufacturière dans le monde. Évidemment le moment le plus favorable pour atteindre ce but était l’époque du rétablissement de la paix générale. La haine qu’avait excitée le système continental, avait donné accès à la théorie cosmopolite chez toutes les nations du continent. La Russie, tout le nord de l’Europe, l’Allemagne, la Péninsule espagnole, les États-Unis, toutes ces contrées se seraient estimées heureuses d’échanger leurs produits agricoles et leurs matières brutes contre les objets manufacturés de l’Angleterre. La France elle-même, peut-être, aurait pu, au moyen de concessions importantes en faveur de ses vins et de ses soieries, être amenée à abandonner ses prohibitions. Le temps était venu où, ainsi que Priestley l’a dit de l’acte de navigation, il eût été aussi habile de la part de l’Angleterre d’abolir son système de protection qu’il l’avait été autrefois de l’établir.

Avec une telle politique, tout le superflu des deux continents en matières brutes et en produits agricoles aurait afflué en Angleterre, et le monde entier se serait vêtu de tissus anglais ; tout aurait concouru à accroître la richesse et la puissance de l’Angleterre. L’idée fût difficilement venue, dans le cours du siècle actuel, aux Américains et aux Russes d’adopter un système de protection, aux Allemands de former une association de douanes. On ne se serait pas décidé aisément à sacrifier les avantages du présent aux espérances d’un avenir éloigné.

Mais il n’a pas été donné aux arbres de s’élever jusqu’au ciel. Lord Castlereagh livra la politique commerciale de l’Angleterre à l’aristocratie territoriale, et celle-ci tua la poule aux œufs d’or. Si elle avait souffert que les manufacturiers anglais régnassent sur tous les marchés, et que la Grande-Bretagne jouât vis-à-vis du reste du monde le rôle d’une ville manufacturière vis-à-vis de la campagne, tout le sol de l’île eût été, ou couvert de maisons et de fabriques, ou employé en parcs de plaisance, en jardins potagers, en vergers, ou affecté, soit à la production du lait et de la viande, soit à celle des plantes industrielles, à ces cultures, enfin, qui ne peuvent être pratiquées que dans le voisinage des grandes cités. Ces cultures seraient devenues pour l’agriculture anglaise infiniment plus lucratives que celle des céréales, et dès lors elles auraient, avec le temps, augmenté les revenus de l’aristocratie bien plus que ne pouvait le faire la prohibition des blés étrangers. Mais cette aristocratie, uniquement touchée de son intérêt du moment, préféra, à l’aide des lois sur les céréales, maintenir ses fermages aux taux élevés auxquels les avait portés l’exclusion, forcément opérée par la guerre, des produits bruts et des blés de l’étranger, et elle contraignit ainsi les nations du continent à chercher leur prospérité dans d’autres voies que celles du libre échange de leurs produits agricoles contre les produits fabriqués de l’Angleterre, c’est-à-dire dans l’établissement de manufactures. Les lois prohibitives de l’Angleterre opérèrent ainsi exactement comme le système continental de Napoléon, seulement avec un peu plus de lenteur.

Lorsque Canning et Huskisson arrivèrent au pouvoir, l’aristocratie territoriale avait déjà trop goûté du fruit défendu pour pouvoir se laisser persuader de renoncer à ses avantages. Ces hommes d’État, de même que les ministres anglais d’aujourd’hui, avaient à résoudre un problème insoluble. Il leur fallait convaincre les nations du continent des avantages de la liberté du commerce, et en même temps maintenir intactes au profit de l’aristocratie les restrictions contre les produits agricoles de l’étranger. Ils étaient, par conséquent, dans l’impossibilité de répondre aux espérances des partisans de la liberté commerciale dans les deux continents. Au milieu de ce déluge de phrases philanthropiques et cosmopolites qui se débitaient dans les discussions générales sur les systèmes commerciaux, ils ne voyaient pas d’inconséquence, chaque fois qu’il était question de modifier quelques taxes du tarif anglais, à appuyer leur argumentation sur le système protecteur.

Huskisson dégreva beaucoup d’articles, mais il ne manqua jamais de démontrer que, même avec un tarif plus faible, les fabriques du pays étaient encore suffisamment protégées. En cela il suivait à peu près les maximes de l’administration des digues en Hollande ; là où les eaux atteignent une grande hauteur, cette sage administration construit des digues élevées ; elle en fait de basses là où les eaux ne s’élèvent que faiblement. De la sorte la réforme, si pompeusement annoncée, du système commercial de l’Angleterre s’est réduite aux proportions d’une jonglerie économique. On a allégué la diminution du droit sur les soieries comme une preuve de la libéralité de l’Angleterre, sans réfléchir que l’Angleterre voulait purement et simplement, dans l’intérêt de ses finances et sans dommage pour ses fabriques de soie, arrêter la contrebande qui s’exerçait sur cet article, et ce but, elle l’a complètement atteint. Mais, si un droit protecteur de 50 à 70 pour cent (c’est ce que paient encore aujourd’hui, y compris le droit additionnel, les soieries étrangères en Angleterre) doit être cité comme une preuve de libéralité, la plupart des nations seraient, sous ce rapport, en avant plutôt qu’à la suite de l’Angleterre[3].

Les démonstrations de Canning et de Huskisson ayant été principalement destinées à faire impression en France et dans l’Amérique du Nord, il ne sera pas sans intérêt de rappeler comment elles ont échoué dans l’un et dans l’autre pays.

De même qu’en 1786, les Anglais avaient encore en France à cette époque un parti nombreux parmi les théoriciens et parmi les libéraux. Séduit par la grande idée de la liberté du commerce et par les arguments superficiels de Say, en lutte contre un gouvernement détesté, soutenu enfin par les places maritimes, par les producteurs de vin et par les fabricants de soieries, le parti libéral réclamait avec emportement, de même qu’en 1786, l’extension du commerce avec l’Angleterre, comme le vrai et unique moyen de développer la prospérité du pays.

Quelques reproches qu’on puisse adresser à la Restauration, elle rendit du moins à la France un service qu’on ne peut méconnaître et que la postérité ne lui contestera pas ; elle ne se laissa entraîner ni par les menées de l’Angleterre, ni par les clameurs des libéraux en matière de politique commerciale. Canning avait cette affaire tellement à cœur, que lui-même se rendit à Paris pour convaincre M. de Villèle de l’excellence de ses mesures et pour le déterminer à les imiter. Mais M. de Villèle était trop pratique pour ne pas pénétrer le stratagème ; et l’on assure qu’il répondit à Canning : « Si l’Angleterre, dans l’état d’avancement de son industrie, admet la concurrence étrangère dans une plus large mesure qu’auparavant, cette politique est conforme à son intérêt bien entendu ; mais actuellement il est dans l’intérêt bien entendu de la France d’accorder à ses fabriques, dont le développement est encore imparfait, la protection qui leur est indispensable. Quand le moment sera venu où la concurrence étrangère sera utile à l’industrie française, lui, Villèle, ne manquera pas de faire son profit des exemples de M. Canning. »

Irrité de ce refus, Canning, à son retour, se vanta en plein Parlement d’avoir attaché une pierre au cou du gouvernement français avec l’intervention en Espagne ; ce qui prouve que l’esprit cosmopolite et le libéralisme européen de Canning n’étaient pas aussi sérieux que les honnêtes libéraux du continent voulaient bien le croire ; car, si la cause du libéralisme sur le continent l’avait intéressé le moins du monde, comment Canning eût-il pu abandonner la constitution libérale de l’Espagne à l’intervention française, dans le but unique d’attacher une pierre au cou du gouvernement français ? La vérité est que Canning était un Anglais dans toute la force du terme, et qu’il n’admettait les idées philanthropiques et cosmopolites qu’autant qu’elles pouvaient lui servir à affermir et à étendre la suprématie industrielle et commerciale de l’Angleterre ou à fasciner les nations rivales.

Du reste M. de Villèle n’avait pas besoin d’une grande pénétration pour s’apercevoir du piège que lui tendait Canning. L’expérience d’un pays voisin, l’Allemagne, qui, depuis l’abolition du système continental, n’avait cessé de rétrograder dans son industrie, lui fournissait une preuve éloquente de la valeur réelle du principe de la liberté commerciale tel qu’on l’entendait en Angleterre. De plus, la France se trouvait trop bien alors du système qu’elle avait adopté depuis 1815, pour se laisser tenter, comme le chien de la fable, de quitter la proie pour l’ombre. Les hommes les plus éclairés en matière d’industrie, tels que Chaptal et Charles Dupin, s’étaient exprimés de la manière la moins équivoque sur les résultats de ce système.

L’ouvrage de Chaptal sur l’industrie française n’est pas autre chose qu’une défense de la politique commerciale de la France et un tableau de ses résultats dans l’ensemble et dans les détails. La tendance de cet ouvrage ressort du passage suivant que nous lui empruntons[4] :

« Ainsi, au lieu de nous perdre dans le labyrinthe des abstractions métaphysiques, conservons ce qui est établi, et tâchons de le perfectionner.

« Une bonne législation de douane est la vraie sauvegarde de l’industrie agricole et manufacturière ; elle élève ou diminue les droits aux frontières, selon les circonstances et les besoins ; elle compense le désavantage que notre fabrication peut trouver dans le prix comparé de la main-d’œuvre ou du combustible ; elle protège les arts naissants par les prohibitions, pour ne les livrer à la concurrence avec les étrangers que lorsqu’ils ont pu réunir tous les degrés de perfection ; elle tend à assurer l’indépendance industrielle de la France, et elle l’enrichit de la main-d’œuvre, qui, comme je l’ai dit plusieurs fois, est la principale source des richesses. »

Charles Dupin, dans son livre sur les forces productives de la France et sur les progrès de l’industrie française de 1814 à 1827, avait si bien retracé les effets de la politique commerciale suivie par la France depuis la Restauration, qu’un ministre français n’eût pu s’aviser de sacrifier une création d’un demi-siècle, si chèrement achetée, si riche en résultats et si pleine d’espérances, pour prix des merveilles d’un nouveau traité de Méthuen.

Le tarif américain de 1828 était une conséquence naturelle et nécessaire du système commercial de l’Angleterre, système qui repoussait les bois, les blés, les farines et les autres produits bruts des États-Unis, et n’admettait que leurs cotons en échange des articles manufacturés anglais.

Le commerce avec l’Angleterre ne profitait ainsi qu’au travail agricole des esclaves américains ; les États de l’Union les plus libres, les plus éclairés et les plus puissants se voyaient arrêtés dans leurs progrès matériels, et réduits à envoyer dans les solitudes de l’Ouest leur surcroît annuel de population et de capital. Huskisson connaissait parfaitement cet état de choses ; on savait que le ministre anglais à Washington l’avait plus d’une fois averti des conséquences que devait entraîner la politique de l’Angleterre. Si Huskisson avait été, en effet, tel qu’on l’a dépeint à l’étranger, il eût saisi cette occasion heureuse de la promulgation du tarif américain, pour faire comprendre à l’aristocratie anglaise l’absurdité de ses lois sur les céréales et la nécessité de leur abolition. Or, que fit Huskisson ? Il s’emporta contre les Américains ou du moins il affecta la colère, et, dans son émotion, il se permit des assertions dont l’inexactitude était connue de tous les planteurs américains, des menaces qui le rendirent ridicule. Huskisson soutint que les envois de l’Angleterre aux États-Unis formaient à peine le sixième de son exportation totale, tandis que ceux des États-Unis à l’Angleterre composaient la moitié de la leur. Il voulait prouver par là que les États-Unis dépendaient de l’Angleterre plus que l’Angleterre ne dépendait des États-Unis, et que l’Angleterre avait beaucoup moins à craindre d’une interruption de commerce par suite de guerre, de non-intercourse, etc. Si l’on s’arrête au chiffre des valeurs importées et exportées, le raisonnement de Huskisson paraît plausible ; mais si l’on considère la nature des envois respectifs, on ne comprend pas comment Huskisson a pu employer un argument qui prouve le contraire de ce qu’il voulait établir. Les envois des États-Unis à l’Angleterre se composent, en totalité ou en majeure partie, de matières premières dont celle-ci décuple la valeur, dont elle ne peut se passer, et qu’elle ne peut tirer aujourd’hui d’autres contrées, du moins en quantité suffisante, tandis que toutes leurs importations d’Angleterre consistent en objets qu’ils pourraient ou fabriquer eux-mêmes ou acheter à d’autres pays. Si donc on envisage les suites d’une interruption de commerce entre les deux pays au point de vue de la théorie des valeurs, elles paraissent devoir être tout à fait désavantageuses pour les États-Unis, tandis que, appréciées au moyen de la théorie des forces productives, elles entraînent pour l’Angleterre un préjudice énorme. Chez celle-ci, en effet, les deux tiers des fabriques de coton s’arrêteraient et seraient ruinées, l’Angleterre perdrait, comme par un coup de baguette, une industrie dont le produit annuel surpasse de beaucoup la valeur collective de ses exportations ; les conséquences d’une pareille perte pour la tranquillité, pour la richesse, pour le crédit, pour le commerce et pour la puissance de l’Angleterre, sont incalculables. Quels seraient au contraire, les effets de l’interruption du commerce pour les États-Unis ? Obligés de fabriquer eux-mêmes les articles qu’ils tiraient jusque-là d’Angleterre, ils gagneraient en peu d’années ce que l’Angleterre aurait perdu. Nul doute que, comme autrefois entre l’Angleterre et la Hollande après l’acte de navigation, il ne s’ensuivît une lutte à mort ; et cette lutte aurait peut-être le même résultat que celle dont la Manche fut autrefois le théâtre. Ce n’est pas le moment de retracer tout au long les conséquences d’une rivalité qui, tôt ou tard, ce nous semble, éclatera par la force des choses. Ce qui précède suffit pour mettre en évidence le peu de solidité et le danger du raisonnement de Huskisson, pour montrer combien l’Angleterre était imprudente de contraindre par ses lois sur les céréales les États-Unis à devenir manufacturiers, et combien Huskisson eût été habile si, au lieu de jouer avec des arguments frivoles et périlleux, il se fût appliqué à écarter les causes qui avaient provoqué le tarif américain de 1828.

Afin de prouver aux États-Unis les avantages de leur commerce avec l’Angleterre, Huskisson signalait l’accroissement extraordinaire de leurs exportations de coton ; mais les Américains savaient à quoi s’en tenir sur la valeur de ce nouvel argument. Depuis plus de dix ans, en effet, la production de l’Amérique du Nord en coton avait, d’année en année, tellement dépassé la consommation, que les prix avaient diminué à peu près dans la même proportion que l’exportation avait augmenté, à ce point qu’après avoir, en 1816, retiré 24 millions de dollars (125 millions 400 mille francs) de 80 millions de livres (36 millions de kilog.) de coton, les Américains n’avaient obtenu en 1826 que 2.5 millions de dollars (1 millions 750 mille francs), pour 204 millions de livres (92 millions et demi de kilogrammes).

Enfin, Huskisson menaçait les Américains de l’organisation sur une vaste échelle de la contrebande par le Canada. Il est vrai que, dans l’état actuel des choses, ce moyen est la plus grande entrave que puisse rencontrer le système protecteur aux États-Unis. Mais que suit-il de là ? Que les Américains doivent mettre leur tarif aux pieds du gouvernement britannique, et attendre humblement les décisions qu’il plaira à celui-ci de prendre chaque année au sujet de leur industrie ? Quelle folie ! Il s’ensuit seulement que les Américains prendront et s’incorporeront le Canada, ou, du moins, qu’ils l’aideront à se rendre indépendant, dès que la contrebande canadienne leur sera devenue intolérable. Mais n’est-ce pas le comble de la démence pour une nation parvenue à la suprématie industrielle et commerciale, de contraindre un peuple agriculteur qui lui est étroitement uni par les liens du sang, du langage et des intérêts, à devenir manufacturier, puis, en voulant l’empêcher de suivre une impulsion forcée, de l’obliger à aider ses colonies à elle à s’affranchir ?

Après la mort de Huskisson, M. Poulett Thompson prit la direction des affaires commerciales de l’Angleterre. Il continua la politique de son illustre prédécesseur. Toutefois, en ce qui touche l’Amérique du Nord, il lui resta peu à faire ; car, dans cette contrée, sans l’intervention des Anglais, l’influence des planteurs de coton et des importateurs et les intrigues du parti démocratique avaient déjà provoqué en 1832 ce qu’on a appelé Pacte de compromis, acte qui, tout en corrigeant les exagérations et les vices du tarif précédent, et en laissant encore à la fabrication des tissus de coton et de laine communs une protection passable, fit aux Anglais toutes les concessions qu’ils pouvaient souhaiter, sans équivalents de la part de ceux-ci. Depuis, les envois de l’Angleterre aux États-Unis se sont si prodigieusement accrus et ont tellement dépassé ses importations de cette contrée, qu’il est à chaque instant au pouvoir de l’Angleterre d’attirer à elle la quantité qu’il lui plaît des métaux précieux qui circulent aux États-Unis, et d’y occasionner ainsi des crises commerciales chaque fois qu’elle éprouve elle-même un embarras d’argent. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que l’acte de compromis a eu pour auteur le défenseur le plus considérable et le plus éclairé des intérêts manufacturiers américains, Henri Clay. La prospérité des fabricants à la suite du tarif de 1828 avait si fort excité la jalousie des planteurs de coton, que les États du Sud menaçaient d’une rupture de l’Union dans le cas où le tarif de 1828 n’eût pas été modifié. Le gouvernement fédéral, dévoué à l’opinion démocratique, s’était mis par des motifs de parti et par des considérations électorales du côté des planteurs du Sud, et avait su rallier les agriculteurs démocrates des États du Centre et de l’Ouest. Chez ces derniers, la hausse des prix, en grande partie produite par la prospérité des fabriques du pays et par la construction d’une multitude de canaux et de chemins de fer, avait refroidi l’ancienne sympathie pour l’intérêt manufacturier ; ils pouvaient craindre, d’ailleurs, de voir les États du Midi pousser leur opposition jusqu’à une dissolution effective de l’Union et jusqu’à la guerre civile. Il convenait aussi aux démocrates du Centre et de l’Est de ménager les sympathies des démocrates du Sud. Par toutes ces causes, l’opinion publique était si favorablement disposée pour la liberté du commerce avec l’Angleterre, qu’un abandon complet des intérêts manufacturiers du pays à la concurrence anglaise était à redouter. Dans de telles circonstances, le bill de compromis de Henry Clay parut le seul moyen de sauver, au moins en partie, le système protecteur. Une partie de l’industrie américaine, la fabrication des articles élégants et chers, fut sacrifiée à la concurrence étrangère, pour sauver une autre partie, la fabrication des articles communs et de peu de prix.

Tout indique néanmoins que, dans le cours des prochaines années, le système protecteur relèvera la tête aux États-Unis, et, qu’il y fera même de nouveaux progrès. Quels qu’aient été les efforts des Anglais pour diminuer ou pour adoucir les crises commerciales aux États-Unis, quelques capitaux considérables qu’ils y fassent passer sous la forme d’achats de fonds publics et de prêts ou au moyen de l’émigration, le défaut d’équilibre toujours subsistant et ne cessant de s’accroître entre la valeur des exportations et celle des importations ne peut pas à la longue être rétablie de cette manière ; des crises redoutables et de plus en plus graves ne peuvent manquer d’éclater, et les Américains finiront par découvrir les causes du mal et par adopter les moyens propres à l’arrêter.

Il est donc dans la nature des choses que le nombre des partisans de la protection augmente et, que celui des partisans de la liberté du commerce diminue.

Jusqu’à présent la demande croissante des denrées alimentaires, causée par l’ancienne prospérité des manufactures, par l’exécution de grands travaux publics et par l’augmentation considérable de la production du coton, et en partie de mauvaises récoltes, ont maintenu à un taux excessif les prix des denrées agricoles ; mais on peut prévoir avec certitude que, dans le cours des années qui vont suivre, ces prix tomberont au-dessous de la moyenne autant qu’ils l’ont jusqu’ici dépassée. Depuis l’acte de compromis, le surcroît des capitaux américains s’est porté en grande partie vers l’agriculture et commence actuellement à donner des résultats. Ainsi, tandis que la production des denrées agricoles s’est énormément accrue, la demande a d’autre part énormément diminué ; premièrement, parce que les travaux publics ne sont plus exécutés sur la même échelle qu’auparavant ; en second lieu, parce que la concurrence étrangère arrête le développement de la population des fabriques ; troisièmement enfin, parce que la production du coton en a tellement excédé la consommation, que les planteurs ont été obligés de produire eux-mêmes les denrées alimentaires qu’ils tiraient auparavant des États du Centre et de l’Ouest. Si, en outre, il survient de riches moissons, les États du Centre et de l’Ouest se verront encombrés de denrées, tout comme ils l’étaient avant le tarif de 1828. Les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets, les agriculteurs du Centre et de l’Est viendront de nouveau à comprendre que l’accroissement de la population manufacturière du pays peut seul augmenter la demande des produits agricoles, et qu’il ne peut résulter que d’un développement du système protecteur. En même temps que le parti protectionniste gagnera ainsi chaque jour en nombre et en influence, le parti opposé diminuera dans la même proportion, par la raison que les planteurs de coton, dans une situation différente, ne pourront manquer de reconnaître qu’il est dans leur intérêt bien entendu de voir la population manufacturière du pays s’accroître ainsi que la demande des denrées agricoles et des matières brutes.

Les planteurs de coton et les démocrates des États-Unis, comme nous venons de le montrer, ayant travaillé eux-mêmes avec le plus beau zèle en faveur des intérêts commerciaux de l’Angleterre, M. Poulett Thompson n’eut de ce côté aucune occasion de révéler son habileté diplomatique.

En France, les choses se passaient autrement. L’on y persistait dans le système prohibitif. Il est vrai que beaucoup de fonctionnaires et de députés théoriciens étaient favorables à l’extension des relations commerciales entre l’Angleterre et la France ; l’alliance qui existait entre les deux pays avait donné à cette opinion quelque popularité ; mais on ne s’entendait guère sur les moyens d’atteindre le but, et personne n’avait d’idée nette à cet égard. Il paraissait évident et incontestable que l’élévation des droits sur les denrées alimentaires et sur les matières brutes, ainsi que l’exclusion des charbons et des fers anglais, portait un grave préjudice à l’industrie française, et qu’une plus forte exportation de vins, d’eaux-de-vie et de tissus de soie serait extrêmement avantageuse au pays.

Du reste, on se bornait à de vagues déclamations sur les inconvénients du système prohibitif. Mais on ne pensait pas qu’il fût prudent d’y toucher, du moins immédiatement, le gouvernement de Juillet trouvant ses appuis principaux dans la riche bourgeoisie, en majeure partie intéressée dans les grandes entreprises industrielles.

Ce fut alors que M. Poulett Thompson conçut un plan de campagne qui fait honneur à sa finesse et à sa dextérité comme diplomate. Il envoya en France un savant très au courant du commerce, de l’industrie et de la politique commerciale de ce pays et très-connu par la libéralité de ses opinions, le docteur Bowring. Celui-ci parcourut toute la contrée, puis la Suisse, afin de recueillir sur les lieux des matériaux qui servissent d’arguments contre le système prohibitif et en faveur de la liberté du commerce. Il s’acquitta de cette mission avec l’habileté et la souplesse qui le caractérisent. Il mit principalement en lumière les avantages de relations plus faciles entre les deux pays pour les houilles et pour le fer, pour les vins et pour les eaux-de-vie. Dans le rapport qu’il a publié, son argumentation ne porte guère que sur ces articles ; quant aux autres branches d’industrie, il se borne à des statistiques, sans essayer d’établir comment le libre commerce avec l’Angleterre pourrait les développer et sans faire à leur sujet de propositions.

En cela le docteur Bowring se conforma à ses instructions, que M. Poulett Thompson avait rédigées avec une rare habileté, et qui ont été imprimées en tête de son rapport. M. Thompson y affiche les maximes les plus libérales, et témoigne beaucoup de ménagement pour les intérêts manufacturiers de la France ; il regarde comme invraisemblable qu’on puisse, sous ce rapport, attendre de grands résultats des négociations projetées. Ces instructions étaient bien faites pour rassurer sur les intentions de l’Angleterre les intérêts, devenus si puissants, des industries françaises du coton et de la laine. D’après M. Thompson, il serait insensé de réclamer de leur part de fortes concessions. En revanche il insinue qu’il y aurait plus de chance de succès à l’égard des articles de moindre importance. Ces articles de moindre importance ne sont pas désignés dans les instructions, mais l’expérience de la France a suffisamment révélé ce que ce terme signifiait. Il s’agissait à cette époque d’ouvrir le marché français aux fils et aux tissus de lin de l’Angleterre.

Le gouvernement français, touché des observations du cabinet anglais et de ses agents, et désireux d’accorder à l’Angleterre une faveur peu importante et en dernière analyse avantageuse à la France elle-même, diminua les droits sur les fils et sur les tissus de lin, au point qu’en présence des progrès remarquables accomplis par les Anglais dans ces fabrications, ils cessèrent de protéger l’industrie française. Aussi les envois de ces articles que fit l’Angleterre en France dans les années suivantes s’accrurent-ils prodigieusement, jusqu’à 38 millions de francs en 1838 ; et la France, sur laquelle l’Angleterre avait ici pris l’avance, courut le risque de perdre entièrement, au grand préjudice de son agriculture et de toute sa population rurale, une industrie dont la production s’élevait à une valeur de plusieurs centaines de millions, à moins que, par une élévation de droits, elle n’opposât une digue à la concurrence anglaise.

Il est manifeste que la France fut dupée par M. Poulett Thompson. Évidemment ce dernier avait prévu, dès 1834, l’essor que la fabrication du lin en Angleterre allait prendre dans les années suivantes par l’emploi des nouveaux procédés ; et, dans cette négociation, il avait compté sur l’ignorance où était le gouvernement français de ces procédés et de leurs conséquences nécessaires. Aujourd’hui les auteurs de ce dégrèvement veulent faire croire qu’il ne s’agissait que d’une concession à la fabrication belge. Mais justifient-ils ainsi leur ignorance des progrès de l’Angleterre et leur défaut de prévoyance ?

Quoi qu’il en soit, il n’est pas douteux, du moins, que la France, sous peine de sacrifier à l’Angleterre la plus grande partie de sa fabrication de toiles, doit la protéger de nouveau, et que le premier essai de notre époque pour étendre la liberté du commerce entre l’Angleterre et la France a fourni un témoignage ineffaçable de l’habileté britannique et de l’inexpérience française ; c’est comme un nouveau traité de Méthuen, et comme un second traité d’Éden[5].

Que fit M. Poulett Thompson quand il entendit les plaintes des fabricants de toiles en France et qu’il vit le gouvernement français disposé à réparer la faute qu’il avait commise ? Il fit ce que Huskisson avait fait avant lui, il menaça de prohiber les vins et les soieries de la France. Voilà le cosmopolitisme de l’Angleterre ! Il fallait que la France laissât périr une industrie qui datait d’un millier d’années, une industrie étroitement liée à toute l’existence des classes populaires et particulièrement à l’agriculture, dont les produits sont au nombre des objets de première nécessité pour toutes les classes, et peuvent être estimés à une valeur totale de trois à quatre cents millions, et cela pour acheter le privilège de vendre des vins et des soieries à l’Angleterre pour quelques millions de plus qu’auparavant. Indépendamment de cette disproportion dans les valeurs, on n’a qu’à se demander où en serait la France, dans le cas où les relations commerciales entre les deux pays seraient interrompues par la guerre, si, par exemple, elle venait à ne pouvoir plus écouler en Angleterre son excédant en tissus de soie et en vins, et en même temps à manquer d’un objet indispensable tel que la toile.

On reconnaîtra, en y réfléchissant, que la question des toiles n’est pas seulement une question de prospérité matérielle, que c’est surtout, comme toutes celles qui se rattachent aux manufactures du pays, une question d’indépendance et de puissance nationales.

On dirait que l’esprit d’invention, dans le perfectionnement de l’industrie des toiles, s’est donne la mission de faire comprendre aux nations la nature de l’industrie manufacturière, ses rapports avec l’agriculture, son influence sur l’indépendance et sur la puissance des États, et de mettre en évidence les erreurs de la théorie. L’école, on le sait, soutient que chaque nation possède dans les diverses branches de travail, des avantages particuliers, dons de la nature ou résultats de l’éducation, qui s’égalisent sous la liberté du commerce. Nous avons prouvé, dans un chapitre précédent, que cette maxime n’est vraie que de l’agriculture, où la production dépend en grande partie du climat et de la fertilité du sol, mais qu’elle ne l’est pas de l’industrie manufacturière pour laquelle tous les peuples de la zone tempérée ont une égale vocation, pourvu qu’ils possèdent les conditions matérielles, intellectuelles, politiques et sociales requises à cet effet. L’Angleterre présente aujourd’hui un exemple éclatant à l’appui de notre doctrine. Si, par leur expérience, par leurs efforts persévérants et par les ressources de leur sol, des peuples ont été particulièrement appelés à la fabrication de la toile, ce sont assurément les Allemands, les Belges, les Hollandais et les habitants du nord de la France. Elle est depuis un millier d’années entre leurs mains. Les Anglais, au contraire, jusqu’au milieu du dernier siècle, y étaient si peu avancés, qu’ils importaient de l’étranger une grande partie des toiles qu’ils employaient. Jamais, sans les droits protecteurs qu’à cette époque ils lui accordèrent, l’industrie du pays n’eût pu réussir à approvisionner le marché de l’Angleterre et celui des colonies britanniques, et l’on sait que les lords Castlereagh et Liverpool établirent dans le Parlement que, sans protection, la fabrication anglaise ne pourrait pas soutenir la concurrence des toiles de l’Allemagne. Or, aujourd’hui nous voyons les Anglais, qui, de tout temps, avaient été les plus mauvais fabricants de toiles de l’Europe, tendre, grâce à leurs inventions, à exercer en Europe le monopole de l’industrie linière, de même que, depuis cinquante ans, ils ont envahi l’Inde avec leurs tissus de coton, eux qui durant des siècles n’avaient pas même été capables de soutenir sur leur propre marché la concurrence des tissus de lin.

En ce moment on discute en France la question de savoir comment il se fait que, dans ces derniers temps, l’Angleterre ait accompli de si rapides progrès dans la fabrication de la toile, bien que Napoléon, le premier, ait provoqué, par un prix considérable, l’invention d’une machine à filer le lin, et que les mécaniciens et les industriels français se soient occupés de cet objet avant leurs rivaux d’outre-manche. On se demande lesquels, des Anglais ou des Français, ont le plus de dispositions pour la mécanique. On donne toutes les explications, excepté la véritable. Il est déraisonnable d’attribuer aux Anglais plus de dispositions pour la mécanique, et une plus grande aptitude pour l’industrie en général qu’aux Allemands ou aux Français. Avant Edouard III, les Anglais étaient les plus grands fainéants, les plus grands vauriens de l’Europe ; alors l’idée ne leur fût pas venue de se comparer, pour le génie de la mécanique et pour l’aptitude industrielle, aux italiens, aux Belges ou aux Allemands. Depuis, leur gouvernement a fait leur éducation, et ils sont arrivés peu à peu à pouvoir contester à leurs maîtres la capacité industrielle. Si, dans le cours des vingt dernières années, les Anglais ont su, mieux que d’autres peuples et en particulier que les Français, construire les machines nécessaires à l’industrie du lin[6], c’est 1° qu’ils étaient plus avancés dans la mécanique en général ; 2° qu’ils étaient aussi plus avancés dans le filage et dans le tissage du coton, lesquels ont tant de rapports avec le filage et le tissage du lin ; 3° que leur politique commerciale leur avait procuré plus de capitaux que n’en possédaient les Français ; 4° que cette même politique avait ouvert à leurs produits liniers un marché intérieur beaucoup plus étendu ; 5° enfin, que leurs droits protecteurs, dans de pareilles circonstances, offraient au génie mécanique du pays une plus grande excitation à poursuivre le perfectionnement de cette industrie et de plus grands moyens de s’y appliquer.

Nous avons expliqué ailleurs que, dans l’industrie manufacturière, toutes les branches particulières sont étroitement solidaires, que le perfectionnement de l’une prépare et encourage le perfectionnement de toutes les autres, qu’aucune ne peut être négligée sans que toutes les autres ne s’en ressentent, qu’en un mot l’industrie manufacturière d’une nation constitue un tout indivisible ; les récents progrès de l’Angleterre dans l’industrie des toiles confirment ces maximes.

  1. La production même de la laine en Angleterre est due en partie à l’application de cette maxime. Édouard IV importa, par une faveur spéciale, 3.000 moutons d’Espagne, pays où l’exportation des moutons était interdite, et les répartit entre les paroisses avec ordre de n’en tuer ni d’en aucun durant sept années. (Essai sur le commerce d’Angleterre, tom. Ier. p. 379.) Après que le but de cette mesure eut été atteint, l’Angleterre répondit à la libéralité du gouvernement espagnol, en prohibant l’importation de la laine d’Espagne. L’effet de cette prohibition, quelque illégitime qu’elle fût, n’est pas plus contestable que celui de la prohibition des laines sous Charles II, en 1672 et 1674.
  2. « La France, disait Pitt, a sur l’Angleterre l’avantage du climat et d’autres dons de la nature, elle la surpasse sous le rapport des produits bruts ; mais l’Angleterre l’emporte sur la France par ses produits fabriqués. Les vins, les eaux-de-vie, les huiles et les vinaigres de France, les deux premiers articles surtout, présentent tant d’importance et tant de valeur, que nos richesses naturelles ne sauraient leur être comparées ; d’un autre côté, il n’est pas moins reconnu que l’Angleterre a le monopole de certaines branches de fabrication, et que dans d’autres elle possède assez d’avantage pour braver toute rivalité de la part de la France. C’est la condition et la base naturelle de relations avantageuses entre les deux pays. Chacun ayant de grands articles qui lui sont propres et possédant ce qui manque à l’autre, ils sont vis-à-vis l’un de l’autre comme deux grands négociants, travaillant dans des branches différentes, qui se rendent mutuellement service en échangeant leurs marchandises. »
  3. Les droits que les soieries payaient alors à l’importation en Angleterre avaient été calculés pour ressortir à 30 pour cent de la valeur ; mais en fait, surtout par suite de la diminution des prix, ils dépassaient de beaucoup ce taux ; ils atteignaient même, de l’aveu de sir Robert Peel, des taux bien supérieurs à ceux que l’auteur indique ici ; en 1846, ils ont été réduits à 16 pour cent ; ils n’ont pas encore perdu, par conséquent, le caractère de droits protecteurs. (H. R.)
  4. De l’industrie française, tom. II, p. 417.
  5. Sans rechercher ici si l’allégation de List sur le machiavélisme supposé de l’Angleterre et sur la prétendue duperie de la France est exacte, je ferai remarquer que l’exhaussement du tarif français sur les fils et tissus de lin et de chanvre en 1842 n’a pas tardé à vérifier ses prévisions. (H. R.)
  6. L’auteur paraît ignorer que c’est un Français, Philippe de Girard, qui a inventé la machine à filer le lin. (H. R.)