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Têtes et figures/Le jour de l’an

La bibliothèque libre.
La Compagnie de Publication de "Le Soleil" (p. 5-13).

Le Jour de l’An


L’année agonise… Bientôt elle aura râlé son dernier soupir…

Madame se meurt ! Madame est morte !

Mais, aux petites heures de la nouvelle, rumeurs dans tous les logis où il y a des enfants, de mouvements discrets, de pas à demi-étouffés, de pantoufles qui glissent, de pétulants petits pieds nus. Toute la maisonnée est debout, dans l’attente fébrile de surprises prévues, mais échappant à toute précision.

Seules la mère, l’aïeule et Julie, la cuisinière, la fille engagée, comme on dit au Canada, ont devancé ce réveil matinal du logis. Obligation imprescriptible, du reste. Ne faut-il pas mettre de l’ordre dans la grande chambre, où déjà le père Noël a passé en déposant discrètement derrière les rideaux un tas de choses merveilleuses, en rehausser la physionomie, la rendre digne enfin, à l’aube du nouvel an, du premier acte d’un chef de famille, la bénédiction paternelle, tradition qui malheureusement s’en va ?

La cuisinière Julie est à surveiller la cuisson, et il se répand dans la maison un parfum de rôti qui aiguillonne tous les appétits.

Le père est à faire sa toilette des grands jours.

La marmaille est bientôt prête. Tous endimanchés, les petits descendent de leur chambre, guidés par la mère qui leur donne ses instructions et les conduit à la grande chambre. Tous, sous l’impression qu’il va se passer quelque chose d’inusité, restent silencieux, et ne se dérangent que pour interroger tout bas aux oreilles l’aïeule et la mère, qui les rassurent en leur disant : soyez tranquilles, les enfants !

Enfin, tout ce petit monde se tient sur une réserve parfaite.

On attend le père.

Celui-ci vient de terminer sa toilette. Se donnant un dernier coup d’œil dans la grande glace de la chambre nuptiale, et rajustant le nœud de sa cravate, quelque peu ému, il se dirige vers la grande pièce de la maison. Au salon, léger tressaillement chez les vieux et les jeunes ; on a entendu ses pas. Attention maintenant, les petits, fait la mère, voici votre père qui vient !

La porte du salon s’ouvre. Le père fait gravement son entrée.

Aussitôt, les deux aînés se levant, se présentent devant lui et, au nom de la famille, lui demandent sa bénédiction. Petits et grands tombent à genoux.

Le père, de plus en plus ému, jette un regard sur toutes ces têtes inclinées, articule quelques paroles de bons souhaits que l’émotion gêne visiblement et, se redressant de toute sa taille :

— Soyez tous bénis, fait-il, et que la nouvelle année vous soit heureuse !

En même temps, il trace solennellement dans l’espace, au-dessus de tout son monde, l’auguste symbole de la Rédemption.

Çà et là, on éprouve une certaine émotion. La mère et l’aïeule essuient furtivement une larme. Julie, qui s’est glissée dans un coin de la pièce, derrière l’aïeule, se cache la tête dans son tablier. La pauvre fille pense aussi de son côté au père et à la mère dont elle se trouve séparée.

Tout pécheur, par suite de son infériorité native, que soit l’homme qui est appelé à donner cette bénédiction, l’Esprit saint descend dans ce noble geste qui symbolise le sublime sacrifice du Golgotha, l’acte de la rédemption universelle, le purifie et l’imprègne de toute vertu. Inspiration du Dieu d’éternel amour, il ne peut qu’avoir bienfaisante influence, radieuse réverbération sur tous ceux qui en sont l’objet, même ensoleiller leur existence, en autant qu’ils restent dignes de l’acte qui sanctifie la première minute du nouvel an.

Après avoir ainsi invoqué pour tous les siens, la miséricorde, les faveurs et la bénédiction divines après avoir répondu avec effusion aux témoignages d’affection de sa famille, et cédé sa place au bonhomme Noël, le père se retire, l’âme rassérénée comme celle d’un pénitent qui vient de recevoir l’absolution, et, dans son for intérieur, se sent plus grand et meilleur.

« Le Jour de l’an, » malgré le vague, l’imprécision de l’expression, n’en est pas moins devenu, avec l’usage, depuis un temps immémorial, un terme concret. Il est la désignation universellement reçue du premier jour de l’année… Mais ce terme concret a une portée plus étendue, plus qu’ordinaire, au double point de vue social et moral, portée qui dépasse de beaucoup le cercle familial.

Les petiots, fillettes et garçonnets, ont bien reçu force étrennes, mais l’ancienne tradition des cadeaux à cette époque fleurit toujours entre gens de tout âge, jeunes et vieux. Les uns en donnent, d’autres en reçoivent ; rares sont ceux qui n’en reçoivent et n’en donnent pas. Ce sont là des témoignages de bon vouloir, de sympathie, de gratitude ou d’affection. Les cadeaux sont de précieux agents du pacifisme dans la société.

Le jour de l’an met l’humanité entière en présence d’un sphynx, cet animal mystérieux de la mythologie grecque. La nouvelle année peut se métamorphoser en une boîte de Pandore d’où peuvent sortir tous les maux. Au 1er de l’an de 1914, l’humanité était loin de pouvoir prévoir l’assassinat de Sarajevo et l’affreux cataclysme qui s’en est suivi.

Se sentant à la merci des aléas d’une future période de trois cent soixante-cinq jours, les hommes se rapprochent et fraternisent. Entre gens depuis longtemps ou depuis la veille en froid, on n’a pas le courage de se refuser bon accueil, et que de brouilles, de colères, d’animosités et même de haines ne s’apaisent-elles pas dans une chaleureuse accolade accompagnée d’un bon souhait pour toute l’année. Les mains, et aussi bien des lèvres se joignent.

Au fond, on est sincère ; la meilleure partie de l’âme prend le dessus ; car, il n’est pas dans la nature de l’homme d’endurer indéfiniment l’état morbide de la mésintelligence avec ses semblables. N’éprouve-t-il pas dans sa conscience une satisfaction profonde de se sentir, d’esprit et d’action, en harmonie avec tous ceux qui l’entourent ; c’est déjà un petit coin de bonheur, d’un bonheur dont le secret gît dans la paix avec tous et avec sa conscience.

Autrefois, il y a bien aujourd’hui un bon demi-siècle, cette démonstration annuelle de fraternité générale, à Québec du moins, prenait, depuis le jour de l’an jusqu’aux Rois inclusivement, la forme de visites chez les parents, amis et connaissances de fréquentation régulière durant l’année. Ces visites revêtaient un certain cachet de solennité qui n’excluait pas la cordialité. Le mari et sa légitime, emmitouflés de leurs vêtements des dimanches et de leurs plus belles fourrures, partaient bras dessus bras dessous pour aller s’acquitter de ce devoir, et faisaient une ronde de visites qu’ils distribuaient sur chacun des premiers six jours de l’année. Chaque visite avait une durée qui indiquait qu’elle n’était pas simple affaire de forme.

La coutume se modifia peu à peu. Seuls les hommes finirent par faire des visites. Leurs carnets allaient se grossissant d’année en année, et la marge de six jours demeurait impitoyablement la même. Il leur en fallait égrener des chapelets de quarante, cinquante, soixante, jusqu’à quatre-vingts en une seule journée. Les visites des trois premiers jours produisaient chez les dames l’effet d’un compliment flatteur, mais, aux deux ou trois derniers jours, leur prestige se faisait pâlot comme certains couchers de soleil durant l’hiver. On vous trouvait bien en retard au salon de mainte élégante mondaine. Quelques mijaurées même poussaient la susceptibilité jusqu’à se froisser de visites vers la fin de la période convenue.

Pendant plusieurs années, le mouvement des visites du nouvel an affecta une désinvolture furibonde, mais moins flatteuse. Le prétexte apparent était l’ancien, mais le motif était tout autre ; on multipliait les visites dans le but de se faire inviter seul ou avec sa famille à quelque soirée, quelque grand bal en perspective et dont l’on chuchottait depuis bien des jours. C’était une randonnée, une chevauchée en règle de par les rues et à toutes les deux portes ; on entrait, le casque à la main — aujourd’hui, c’est la casquette démocratique fourrée ou non fourrée — on s’annonçait, s’il n’y avait pas de garçon de service, on saluait en esquissant une révérence selon la flexibilité des articulations, et en balbutiant un cliché vieux comme Noé : — Madame ou Mademoiselle, je vous la souhaite bonne et ureuse.

On s’asseyait du bout des lèvres, et l’on ergotait sur la température et ses pronostics. Arrivait un autre visiteur. La consigne étant de décamper, on décampait pour aller en faire autant à la maison voisine ou celle d’en face.

Tout lasse, tout casse, tout passe ! Cette mode devint une corvée aussi encombrante qu’exténuante. D’année en année, il s’opéra une baisse notable et constante dans le nombre de visites de la nouvelle année ; ce fut tant et si bien qu’aujourd’hui, en dehors des visites officielles, on en est revenu à l’ancienne coutume des visites aux parents et aux très intimes.

Maintenant les visites se font en forte partie par l’intermédiaire du facteur de la poste, et l’ancienne urbanité s’est enfuie. On s’américanise.

Tout de même, le petit carré de carton que l’on distribue aux quatre points cardinaux, a une signification sympathique. D’abord, il est pour le moins aussi flatteur, sinon plus, que la mode de faire visite d’il y a quelques années passées. Du reste, on peut justement se livrer à certaines réflexions au reçu d’une carte. On a pensé à vous ; on a cueilli une carte ; on l’a mise dans une enveloppe ; on a cherché votre adresse exacte, on l’a grossoyée et on est allé déposer le tout au bureau de poste ou dans une boîte postale. Ces six mouvements commandent bien une certaine considération pour la carte de visite.

Les visites dans une juste mesure, comme autrefois, ont certes, au point de vue social, un caractère de fraternité et de bonne compagnie, non seulement au nouvel an, mais aussi au cours de l’année, pour les raisons morales que j’ai déjà décrites.

Pour ressusciter un état de choses bien désirable et qui donne un poli notable à une société, les femmes ne devraient-elles pas se faire un devoir d’ouvrir largement et de cultiver hautement le salon, d’abord durant la première quinzaine et non la première huitaine de l’an, et ensuite, à loisir durant l’année, y recevoir le soir. L’art de la conversation y aurait chance de progresser et de se propager. Les jeunes gens bénéficieraient de la société des femmes, au lieu d’aller sempiternellement s’enfermer dans un club ou une salle de billard. Au salon, bien des qualités individuelles, des facultés, des talents, auraient chance de dépouiller l’incognito et de se faire valoir.

Je soumets, en toute humilité, la proposition à nos charmantes Québécoises, à tous ceux de notre monde qui désirent voir notre société franco-anglaise se donner le relief le plus radieux qui soit, le cachet de la plus haute distinction, dans tous les rangs dont elle se compose.

Pour peu que l’exemple parte de quelque part, caractérisé par cette aisance et cette simplicité qui sont l’apanage de toute véritable distinction, il se fera contagieux.