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TITRE OEUVRE/L’Amour à passions/09

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Jean Fort (p. 155-167).

IX

La Fin d’un Joueur


L’histoire suivante fit, il y a quelques mois, un bruit énorme dans le monde des tripots parisiens.

B… (Baumbest), tenancier d’un tripot de la rue du Havre, s’était-il suicidé ? avait-il été assassiné ? On l’avait trouvé, un matin, mort Avenue des Champs-Élysées. Toutes sortes de bruits avaient circulé, l’affaire fut étouffée, l’on ne connut jamais la vérité.

Or, la voici, telle qu’elle nous fut contée par les héros du drame eux-mêmes :

Baumbest avait une maîtresse, demi-mondaine très quelconque, Margot.

Il dépensait pour elle des sommes considérables, et ne savait pas toujours où les trouver — encore qu’il tînt un des cercles mixtes les mieux achalandés de Paris.

Le cercle mixte est un ramassis de détraqués et détraquées.

Les cercles mixtes ! Ah ! les cartes préparées, les discussions, les jetons remboursés à coups de gueule et de poing, des étrangers ou des mineurs plumés, comme clients des repris de justice, des proxénètes, des filles publiques couchant avec les croupiers, le changeur, l’huissier et les domestiques dans l’espérance d’être mises dans « la combinaison », mendiant une thune ou un louis pour jouer, le comité composé d’anciens valets de chambre ou chauffeurs… Des vieilles dont les gigolos attendent patiemment au vestiaire, en compagnie des chiens, la fin de la partie… Des malheureuses allant du tripot au cabaret et du cabaret au tripot, perdant ici le louis péniblement gagné là…

Toujours la même chose : des gens sans famille, sans amis, seuls dans la vie, préférant la nuit, craignant le jour.

Certains ont-ils vraiment eu de l’argent, sont-ce vraiment des décavés et des dévoyés abandonnés après trop de dettes et d’histoires louches par leurs parents et leurs relations ? ont-ils vraiment été en Amérique, aux Indes, ont-ils vraiment tenu des bancos de mille louis ? Ne sont-ce pas, plutôt, des aventuriers, des chevaliers d’industrie qui n’ont jamais eu le sou et qui cherchent la poire ? Il y a peut-être des deux. Mais, c’est inquiétant, on se demande d’où vient l’argent : ils n’exercent aucun métier, et ils sortent toujours des louis de leur poche.

Et ces femmes ! voyez le vice ! Le jeu, l’alcool, l’éther, la morphine, l’amour, tout ça est gravé sur leur physionomie. Les initiés connaissent chaque stigmate : la pupille rétrécie, le teint jaune, morphine ; la peau vallonnée, éther ; l’œil hagard, alcool ; le front barré d’une grande ride, jeu. Il y a des maisons de santé pour les alcooliques, les éthéromanes, pourquoi n’y en a-t-il pas pour les joueurs ? On interdit les fumeries d’opium, et l’on tolère les casinos ; pourquoi ? Les joueurs sont de pauvres êtres auxquels il suffit de redonner un peu d’énergie, un peu de volonté pour qu’ils retrouvent une autre mentalité, pour qu’ils redeviennent des hommes capables de comprendre qu’on peut gagner de l’argent en travaillant.

Regardez donc, là, qui dîne, derrière ce bouquet de fleurs, cette vieille femme : a-t-elle, quelque part, des enfants ? a-t-elle eu un mari, un amant ? quel âge a-t-elle sous le fard, sous la poudre de riz ? soixante-cinq ans, environ. Elle porte une perruque. Elle arbore un chapeau de jeune femme. Ses doigts sont couverts de bagues. Elle réfléchit, insensible au bruit de vaisselle, au bruit des conversations, elle mange machinalement. Elle a dû perdre hier, et elle prépare le coup savant : donnera-t-elle le coup de trois, jouera-t-elle la passe à la ponte ?

Et dire que ce pourrait être une grand-mère… Et ce n’est qu’une pauvre vieille isolée, une joueuse ! Après tout, peut-être vient-elle demander au jeu l’oubli d’amours déçues, de drames intimes, de désespérances anciennes, d’enfants perdus…

… Ce soir-là, Baumbest avait lâché son propre tripot, et était allé se « refaire » dans un autre. Il était acculé.

Il prit la banque.

En trois coups il sauta.

Il la remit.

Maintenant, il jouait machinalement, sans calculs, tirant au hasard, ne prenant pas garde aux différents points du tableau, ne cherchant pas à deviner à l’air des pontes quelles cartes il venait de donner, il ne pensait même plus que les jetons représentaient de l’argent, il ne voyait plus la figure anxieuse des gens assis autour de la table ni les gestes secs du croupier.

Il pensait à Margot, il voyait ses cheveux, sa taille, il entendait sa voix.

Il sauta encore, annonçant :

— La banque est remise.

Tous les membres du cercle s’étaient approchés, tous allaient jouer, le banquier avait la déveine noire, ils allaient pouvoir se refaire !

Baumbest, par instants, était secoué d’une rage folle : il se figurait Margot dans une maison de passes…

Les joueurs se rapprochaient, se pressaient plus étroitement autour de la table. Ils avaient, d’abord, flairé la poire ; maintenant, ils la tenaient ! Ils pouvaient y aller à coup sûr ! Le silence se faisait moins solennel : instinctivement tous ces gens laissaient percer leur gaieté, ils se poussaient du coude, s’associant dans la curée. Quelques-uns, qui ne jouaient jamais, les « chemineaux de tripots », venant seulement pour manger et se faisant supporter grâce à la promesse d’amener un richissime joueur, accouraient du salon de lecture, jetaient des jetons sur le tapis. La poire ! la poire tenait la banque, qu’ils suceraient jusqu’au dernier sou ! C’étaient pour chacun quelques jours d’assurés ! Les larbins, aussi, jouaient, passant discrètement l’argent aux membres qui ne leur donnaient point de pourboire.

Cela devenait navrant : d’un côté les pontes gouailleurs, de l’autre Baumbest ne se défendant plus, donnant des cartes au hasard, absolument indifférent, d’ailleurs. Ah ! Tous ces hommes sont sans famille, sans le sou. Et l’argent est là, étalé sous leurs yeux, l’argent qui chante : Je te permettrai de payer ta blanchisseuse, ton propriétaire, tes dettes, je te permettrai de t’offrir cette femme que tu as croisée hier, tu sais celle qui se retroussait si délicieusement, montrant des escarpins vernis à hauts talons et des bas de soie noire à jours, je te permettrai de la caresser et de la posséder, je te permettrait d’oublier les soucis, les ennuis !

Baumbest perdit tout.

Alors, il se leva, quitta la salle de bac, serrant quelques mains au passage, allumant une cigarette.

La partie reprenait, le croupier annonçait :

— La banque est aux enchères !

— Deux cents louis !

— Deux cent cinquante !


lorsqu’on entendit une détonation.

Des joueurs se précipitèrent vers le lavabo d’où le bruit s’était échappé, cependant que quelques-uns profitaient de l’émotion pour retirer leur enjeu perdu sur les cartes déjà parties.

Mais, le tenancier du tripot barrait le chemin.

— Je vous en prie, Messieurs, ce n’est rien ! la partie continue ! Un pneu de mon auto qui a éclaté dans la cour ! La partie continue ! Banco ! je fais le banco ! La banque va sauter, elle sera sûrement remise !

L’on rentra dans la salle de jeu, la partie continua.

Le tenancier, rassuré pour la recette, appela furieusement un valet de pied.

— Vite ! Allez chercher discrètement le Président !

Il ouvrit la porte du lavabo.

Baumbest gisait, le front ensanglanté, le corps plié, dans un coin, un revolver dans une main crispée, deux enveloppes cachetées dans l’autre. Les yeux étaient fermés, la bouche souriait dans un effroyable rictus, une grimace de dégoût, de mépris, de désespérance.

— Ah ! l’animal ! grogna le tenancier au Président qui arrivait. Il ne pouvait pas aller faire ça autre part, il ne manque pas de chalets de nécessité à Paris ! Il ne faut pas que l’on dise qu’il s’est suicidé ici ! Ce serait gentil ! Nous aurions, demain, la visite de Soulières, et, les jours suivants, tous les juges d’instruction sur le dos ! Autant fermer la boîte de suite.

— Pauvre bougre ! Encore une histoire de femme…

— Ah ! fichez-moi la paix !

— Mais, que voulez-vous en faire ?

— Ah ça… Ah ! le cochon ! le cochon ! Tenez, prenez ces deux lettres, fourrez-les dans votre poche.

— Adressées à « Margot », à « Ma mère ». Pauvre bougre… Est-il bien mort ?

— Je vous crois, regardez-moi cette tête. Nom de Dieu ! nom de Dieu ! si c’est permis !

— Enfin, il faut se décider. Allons-nous prévenir le Commissaire de police ?

— Jamais ! jamais ! il ne doit pas être mort ici. Allez me chercher son manteau et son chapeau, et dites à mon chauffeur de se tenir prêt.

Ils soulevèrent le cadavre dont les membres se balançaient comme ceux d’un polichinelle détraqué, lui enfilèrent avec une peine infinie son pardessus dont ils relevèrent le collet, enfoncèrent le chapeau sur les yeux, et, tirant le corps, le cognant aux murs, le prirent chacun sous un bras, l’emmenèrent par les corridors, le descendirent, le hissèrent et l’engouffrèrent à grands coups de poing dans l’auto, disant très haut :

— Ah ! le cochon ! si c’est permis de se saouler comme ça ! Quelle cuite, mes enfants ! quelle cuite ! Chauffeur, aux Champs-Élysées ! il faut lui faire prendre un peu l’air !

L’auto démarra, fila, silencieuse, les deux hommes maintenant le mort.

Le tenancier la fit arrêter près de l’avenue Marigny.

Il regarda à droite, à gauche, fit quelques pas.

Personne. Au reste, la nuit était suffisamment obscure.

— Oust ! fit-il, on va le plaquer là.

Ce fut une autre affaire : pas moyen de sortir le cadavre qui commençait à se raidir. Un moment, il tomba le nez contre la portière. Enfin, ils purent l’extraire, et, le saisissant sous les bras, cependant que ses pieds traînaient par terre, l’amener jusque sur un banc où ils l’assirent, le calant tant bien que mal.

Ils se reculèrent pour juger de l’effet.

— Là ! ça va, baissons un peu le chapeau sur ses yeux, et caletons !

Et, ayant lancé, en guise d’oraison : « Bougre d’imbécile ! », ils remontèrent dans l’auto et regagnèrent le tripot.

 

Vers quatre heures du matin, une bande d’idiots sortait de chez Maxim’s : Margot, deux ou trois autres grues en robe décolletée, des hommes en habit.

Le jour se levait, la rue Royale se teintait de rose, des voitures de laitiers passaient au galop, des boueux arrosaient la chaussée. La journée s’annonçait belle.

— On va se pagnoter ? demanda Margot.

— Si on allait au Pré-Catelan ? Ça va être épatant de voir le soleil paraître et d’entendre les oiseaux chanter !

— Oh ! Chochote, tu as du vague à l’âme ce matin ? Mais, zut pour le Pré-Catelan ! c’est trop loin !

— Allons aux Halles !

— Ah non ! pour recevoir des trognons sur la gueule et des tomates sur la robe !

— Rentrons à pied, nous passerons par les Champs-Élysées. Comme ça, nous profiterons du beau temps.

— C’est ça, ça colle ! rentrons à pied !

Ils partirent, elles retroussant haut jupes et jupons, exhibant des bas noirs à jours, insultant aux arroseurs, aux balayeurs, eux le chapeau en arrière, la bouche de bois, disant des idioties, entonnant des refrains ineptes.

Dans les Champs-Élysées, ils s’accrochèrent par les bras, tous sur un seul rang, essayant de danser, titubant, levant la jambe.

… Pourtant, ils s’arrêtaient de temps en temps, inquiets — ou charmés — par le gazouillis des moineaux s’éveillant dans les arbres d’un vert frais, jeune, d’un vert de printemps. La bande, si avinée qu’elle fût, se laissait impressionner par cette pureté naturelle, par l’innocence de ce jour levant.

Ils avancèrent ainsi, cependant que deux sergents de ville en faction se contentaient de hausser les épaules à la vue de l’inanité de ces gens.

Soudain, Margot s’écria :

— Ah ! pigez le type, là-bas, sur le banc ! Vous parlez d’une muffée ! Chiche que je lui fais tomber son chapeau !

— Chiche ! Une bouteille de champagne !

— Chiche !

Elle les lâcha, marchant doucement, sur la pointe des pieds, faisant des pitreries. Elle hésita une seconde, et, d’une chiquenaude, fit sauter le chapeau.

Alors, le corps balança, et s’abattit bêtement.

Les femmes prirent peur, disant :

— Il est ivre-mort, laissez-le, cet idiot ! quand un des hommes hurla :

— Du sang ! un coup de revolver ! foutons le camp !

Margot approcha, regarda.

— Ah ! zut ! c’est Baumbest ! Le voilà crevé !

— Tais-toi ! tais-toi, nom de Dieu ! s’exclamèrent les autres. Foutons le camp ! Foutons le camp !