Tableau de Paris/048

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CHAPITRE XLVIII.

Fiacres.


Les misérables rosses qui traînent ces voitures délabrées, sortent des écuries royales, & ont appartenu à des princes du sang, enorgueillis de les posséder.

Ces chevaux réformés avant leur vieillesse, passent sous le fouet des plus impitoyables oppresseurs. Ci-devant nobles quadrupedes, impatiens du frein, traînant l’équipage superbe comme un fardeau léger ; maintenant malheureux animaux, tirant le nerf, humides de pluie, dégouttans d’une sueur sale, fatigués, tourmentés pendant dix-huit heures par jour, sous le poids des courses que le public leur impose.

Ces voitures hideuses, dont la marche obscure est si traînante, servent quelquefois d’asyle à la jeune fille échappée un instant à la vigilance de ses argus, & qui montant d’un pied agile & non apperçu, veut converser avec son amant sans être vue ni remarquée.

Rien ne révolte l’étranger qui a vu les carrosses de Londres, d’Amsterdam, de Bruxelles, comme ces fiacres & leurs chevaux agonisans.

Quand les fiacres sont à jeûn, ils sont assez dociles ; vers le midi ils sont plus difficiles ; le soir ils sont intraitables ; les rixes fréquentes qui s’élèvent sont jugées chez les commissaires ; ils inclinent toujours en faveur du cocher. Plus les cochers sont ivres, plus ils fouettent leurs chevaux ; & vous n’êtes jamais mieux messe que quand ils ont perdu la tête.

Il s’agissoit de je ne fais quelle réforme, il y a quelques années : les fiacres s’aviserent d’aller tous, au nombre de presque dix-huit cents, voitures, chevaux & gens, à Choisy, où étoit alors le roi, pour lui présenter une requête, La cour fut fort surprise de voir dix-huit cents fiacres vuides qui couvroient au loin la plaine, & qui venoient apporter leurs humbles remontrances au pied du trône : cela donna une sorte d’inquiétude. On les congédia comme ils étoient venus : les quatre représentans de l’ordre furent mis en prison, & l’on envoya l’orateur à Bicêtre avec son papier & sa harangue.

Rien de si commun que la soudaine rupture des soupentes ou des roues : vous avez le nez cassé ou une contusion au bras ; mais vous êtes dispensé de payer la course.

Les fiacres ne peuvent aller jusqu’à Versailles, ni sur les routes où il y a des bureaux de voitures, qu’en payant une permission particuliere. Dès qu’ils sont hors des barrieres, ils vous font la loi malgré les tarifs : les uns sont d’une complaisance extrême, les autres sont emportés, insolens ; il est plus tôt fait de les appaiser avec quelques sols de plus, que d’aller demander justice, ou de se la faire soi-même ; & c’est le parti que prennent tous les honnêtes gens.

Si vous oubliez quelque chose dans la voiture, comme elle est numérotée, vous allez à un bureau en faire la réclamation, & l’objet vous est ordinairement rendu.

La commodité & la sûreté publique exigeroient que les fiacres fussent moins sales, plus solides, mieux montés ; mais la rareté, la cherté des fourrages, & l’impôt considérable de vingt sols par jour, pour rouler sur le pavé, empêchent les réformes les plus desirables.