Tableau de Paris/543

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CHAPITRE DXLIII.

Nouvelles à la main.


Les grands & les riches, après avoir parcouru les gazettes, lisent plus attentivement les Nouvelles à la main. Il y en a de plusieurs sortes : les anecdotes courantes y sont consignées ; elles circulent chez un très-petit nombre de personnes, leur entrée dans la capitale ne pouvant se faire que par un très-long circuit.

L’auteur anonyme saisit la premiere leçon qui court, & souvent il ne s’y trouve qu’un filet de vérité. Le style ensuite qui vise à la méchanceté, dénature toujours un peu les faits. Les copies s’alterent sous la main des scribes, & leur erreur enfante d’étranges & singulieres bévues.

Il s’y trouve aussi des narrations hardies. Elles ne ménagent pas sur-tout les particuliers ; la vengeance sourde s’est glissée dans ces canaux presqu’invisibles, qui voiturent par-tout le fiel de la malignité. Le ministere livre cet appât à des personnes choisies & qu’il connoît. Ces Nouvelles à la main, moins dangereuses à mesure qu’elles s’éloignent du centre, sont plus communes en province qu’à Paris.

Si les gazettes distribuées dans la capitale sont toutes d’accord ; si aucunes ne se contredisent ; si elles marchent en tutele ; si elles récitent également bien leur leçon, les Nouvelles à la main ont leur caractere propre & particulier. Elles narrent différemment les mêmes faits. Moins asservies au protocole des idées ministerielles accoutumées, le point de vue qu’elles indiquent offrent les objets sous une face nouvelle.

Mais si l’on veut se convaincre combien on est sujet, lorsqu’on prophétise en politique, à être trompé par maints événemens imprévus, qu’on relise de suite les anciennes Nouvelles à main ; leur fausseté ou leur erreur deviendra palpable.

Nous vîmes en 1757 le roi de Prusse à deux doigts de sa perte. L’impératrice de Russie mourut : tout changea de face. Frédéric eut des succès brillans, & fit une paix glorieuse. Qui l’eût dit ?

Allez moins avant, prenez toutes ces Nouvelles à la main, & voyez si une seule a su prévoir dans le tems le partage de la Pologne, la révolution de l’Amérique, le parti que prit le roi d’Angleterre, les négociations ultérieures de Francklin, leur succès, le résultat enfin de la guerre qui vient de finir. Voyez seulement si l’on a entrevu l’issue des affaires de Geneve, dont personne ne devine encore aujourd’hui la péripétie. Ces nouvellistes pressés & confians ont tous la tête dans un sac.

Ils se trompent moins quand ils frappent de leur plume maligne quelque littérateur, qui ignore souvent le mal qu’on a dit de lui ; mais ils se trompent encore, & c’est à ces Nouvelles à la main qu’on pourvoit appliquer le dicton : il ne faut croire que la moitié de ce que l’on dit.

Il paroît que c’est des débris de ces différentes gazettes que l’on a composé les Mémoires secrets de la littérature, devenus si fameux. Si leurs auteurs approchent quelquefois de la vérité, plus souvent ils s’en éloignent par la pente insurmontable qu’ils ont à vouloir flatter le goût malin du public par le ton immodéré de la satyre ; mais il ne suffit pas d’être mordant pour être véridique.

Dans les cours étrangeres, on a pour les nouvelles politiques & littéraires des correspondans qui demeurent à Paris. Ils voient avec leur lunette dont le verre est trouble ou coloré. Paris donne à toutes les idées une précipitation singuliere ; l’opinion régnante est un vrai coup de vent.

Les nouvelles politiques ont une physionomie publique & caractérisée ; on ne se trompe que pour l’avenir. Mais les nouvelles littéraires ont des nuances fines, qui varient au gré des métamorphoses des différens partis. Elles sont donc encore plus fautives. Le point précis de la vérité échappe ; il est difficile à saisir. Au reste, l’erreur en ces sortes de matieres est d’une très-petite conséquence.

Un Russe ayant chargé un auteur de lui envoyer des détails littéraires, il se trouva au bout de cinq années que le poëte n’avoit loué que ses propres ouvrages, & par grace quelques productions de ses protégés. Il avoit voulu faire adopter à son lointain correspondant toutes les petites passions qui l’agitoient dans son petit cercle ; & l’habitant de la Newa ne se lassoit pas d’admirer toute la fougue de ces transports littéraires, qui tendoient à dénigrer quelques futiles brochures.