Tableau de Paris/567

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CHAPITRE DLXVII.

Bois à brûler.


Ô combien ces innombrables cheminées exigent & consomment de bois ! On le brûle à Paris comme on y dissipe la vie, sans y faire trop d’attention.

La cuisine, l’anti-chambre, le sallon, vingt chambres particulieres dans la même maison dévorent le bois. On oublie tout ce qu’il en coûte pour le faire venir. Qu’importe à un homme qui a cent mille livres de rentes de brûler deux cents voies de bois inutilement ? Sait-il qu’être prodigue de ce côté-là, c’est tout comme s’il achetoit & anéantissoit l’air qu’on respire ? Il faut alors qu’un grand nombre de petits ménages se contentent de deux voies de bois ; le riche a brûlé leur portion nécessaire.

Le bois a manqué tout-à-coup à Paris le premier mars 1783. On n’en avoit plus pour de l’argent. Il fallut mettre un commissaire dans les chantiers, pour empêcher les marchands de faire la loi. Les charretiers eux-mêmes exigeoient six livres pour la voiture, qu’on ne leur payoit que vingt sols la veille.

Pourquoi les chantiers se sont-ils trouvés dégarnis ? L’un dit : c’est parce que le prévôt des marchands a voulu faire payer d’avance aux marchands de bois le droit d’entrée, qu’ils ne payoient qu’au bout de l’année ; ils se sont entendus pour ne faire venir que très-peu de bois, sûrs que la disette rendroit plus traitables ceux qui reçoivent l’impôt. D’autres disent : les grosses eaux ont empêché la provision d’arriver. Pendant ce tems-là, la marmite qui doit bouillir pour l’accouchée & pour le vieillard malade n’a plus été échauffée ; & les Parisiens qui estiment que le pain, le vin & le bois descendent dans la capitale à peu près comme les rayons du soleil, ont été fort étonnés de ne plus voir ces hautes piles de bûches, géométriquement rangées, tandis que l’astre du jour n’avoit pas manqué de les éclairer. On a songé en ce moment à le moins prodiguer ; & les cuisiniers qui brûloient les grosses bûches comme des alumettes, ont reçu ordre pour la premiere fois de le ménager.

Quand on voit arriver ces longues masses de bois appellées trains, qui ont jusqu’à deux cents cinquante pieds de longueur, que conduisent seulement quatre hommes, & qu’on admire avec effroi leur adresse & leur intrépidité à l’approche des ponts, dont ils enfilent les arches, on ne songe point assez à l’inventeur ingénieux & hardi du bois flotté, à ce Jean Rouvet, qui imagina en 1549 le projet d’abandonner des bois coupés au courant des eaux. On le traita d’insensé avant le succès, puis on le tracassa lorsqu’il eut réussi.

Ainsi le bois qui fait la soupe parisienne vient de quarante lieues sans voitures ni bateaux. Jeté dans des ruisseaux, il descend ainsi jusqu’aux rivieres ; & la main industrieuse compose alors ces masses longues & flottantes, dont toutes les pieces sont parfaitement liées ensemble.

Il faut un nouveau travail pour déchirer ces trains. Des hommes, Tritons bourbeux, vivant dans l’eau jusqu’à mi-corps, & tous dégouttans d’une eau sale, portent piece à piece sur leur dos tout ce bois humide qui doit être brûlé l’hiver suivant.

Ce que le chauffage de la capitale coûte de peines, de soins & d’industrie, ne sauroit être compris que par ceux qui ont suivi ces travaux ; & personne ne réfléchit sur les détails immenses qui préparent cette consommation prodigieuse.

Cette disette imprévue fera songer sans doute aux moyens de trouver un chauffage moins exposé aux revers. Le charbon de terre, malgré la perfection qu’on lui a donnée depuis peu, n’est encore adopté que par les ouvriers de forge.

Au reste, il n’est rien de tel qu’un accident dans une partie de l’administration, pour lui rendre aujourd’hui sa vigilance & son ressort.

Sully, dans ses Économies royales, a prédit que toutes les denrées nécessaires à la vie hausseroient constamment de prix, & que la rareté progressive du bois à brûler en seroit la cause.